Les possibilités de télétravail n’étant pas les mêmes partout, le confinement et certaines autres mesures de distanciation sociale ne produiront pas les mêmes effets en termes de perspectives d’emploi et de situation économique dans tous les territoires. On trouvera dans la présente note une évaluation des capacités régionales de 27 pays de l’Union européenne, des États-Unis, de la Suisse et de la Turquie sur le plan de la transition vers le télétravail en cas de confinement. On y constatera aussi qu’en général, les grandes villes abritent une plus forte proportion de professions pouvant être exercées à distance. Ce facteur pourra, dans une certaine mesure, compenser l’impact économique plus important subi par les villes en conséquence des mesures liées au COVID-19.
Les capacités en termes de télétravail peuvent entraîner des coûts de confinement différents selon les territoires
Abstract
Les capacités de télétravail peuvent influer différemment sur les coûts de confinement selon les territoires
Les conséquences sanitaires et économiques de la crise liée au COVID-19 ne sont pas les mêmes selon les territoires. Certains d’entre eux — et notamment les villes et les lieux très peuplés — peuvent subir une propagation plus rapide du virus en raison de leur plus forte densité de population (Stier, Berman and Bettencourt, 2020[1]). De plus, une proportion plus élevée de leurs emplois peut être menacée, sous l’effet de leur plus grande spécialisation dans des secteurs particulièrement affectés par les mesures de confinement (OCDE, 2020[2]). Dans le même temps, d’autres facteurs peuvent aider ces lieux à s’adapter plus facilement à de telles mesures, ce qui permet d’atténuer leurs coûts économiques et sociaux directs.
La possibilité d’exercer les emplois à distance fait partie des principaux déterminants des coûts liés au confinement. Cette possibilité dépend elle-même étroitement de la nature des tâches accomplies, lesquelles peuvent varier nettement, y compris au service d’un même employeur. Au sein d’une université, par exemple, un chercheur peut souvent continuer de travailler en période de confinement ou malgré l’application de mesures de distanciation sociale, tandis qu’un membre du personnel du restaurant universitaire pourra être contraint de cesser ou de réduire fortement ses activités.
Dans la présente note, on évalue la capacité des territoires à s’adapter au télétravail pendant les périodes de confinement (la méthodologie employée est expliquée dans l’encadré ci-dessous). Cette note vient donc compléter les travaux d’analyse qui ont déjà été menés pour estimer l’impact potentiel des mesures de confinement au sein des pays en fonction de la structure sectorielle des économies locales.
Évaluer la proportion régionale de professions pouvant être exercées à distance
Cette évaluation de la capacité d’une région à s’adapter au télétravail se fonde sur la nature des tâches accomplies dans les différents types de professions. Elle comporte deux étapes.
La première consiste à classer chaque profession en fonction des tâches à accomplir et de la possibilité de réaliser ces tâches à distance. On considère ainsi que, dans les professions impliquant une présence à l’extérieur (la livraison de repas, par exemple) ou l’utilisation d’équipements lourds (un véhicule, par exemple), les possibilités de télétravail sont faibles. À l’inverse, dans les professions ne nécessitant qu’un ordinateur et une connexion à internet (par ex. : la comptabilité, les métiers de la finance, etc.), les possibilités de télétravail sont grandes. La classification opérée lors de cette première étape s’appuie sur une étude récente de Dingel et Newman (Dingel and Neiman, 2020[3]) qui se fonde sur les enquêtes américaines O*NET. Ces enquêtes comportent des questions ciblées qui permettent d’évaluer de façon systématique les possibilités de télétravail offertes par les professions.1
La deuxième étape du processus fait appel à des données tirées des enquêtes sur la population active. Elle consiste à évaluer la répartition géographique des différents types de professions, puis à établir des liens entre les professions présentes sur un territoire et la classification opérée à la première étape. Combiner les deux séries de données permet de déterminer quelle est, au sein de chaque région, la proportion de travailleurs pouvant exercer leur profession à distance.
1. Alors que d’autres auteurs se sont basés sur la classification américaine SOC (Standard Occupational Classification System), la présente note se fonde sur la Classification internationale type des professions (CITP). Il a donc fallu procéder à des rapprochements entre ces deux classifications pour associer à chaque profession un potentiel d’exercice en télétravail dans les autres pays. Il convient de noter que, pour ce travail, on part du principe que la teneur des tâches liées à une profession ne varie pas d’un pays à l’autre, comme dans les travaux de Saltiel (2020[4]) ou de Gottlieb, Grobovsek et Poschke (2020[5]). D’autres études consacrées à des pays spécifiques ont évalué les possibilités de télétravail offertes par les professions à la lumière de l’avis subjectif d’experts. Tel a été le cas de l’OFCE (2020[6]) pour la France et du Centre for Cities (2020[7]) pour le Royaume-Uni.
Dans les villes, la proportion d’individus en mesure de télétravailler est plus élevée
Le potentiel de télétravail est très variable selon les pays et au sein même des pays. Ainsi, 50 % des emplois peuvent potentiellement être exercés depuis le domicile au Luxembourg, mais ce pourcentage n’est que de 21 % en Turquie (Graphique 1). L’analyse de la situation des différentes régions des pays révèle que, dans la plupart des cas, c’est la région de la capitale qui présente le plus fort potentiel de télétravail, avec un score qui dépasse de 9 points de pourcentage la moyenne nationale.
Globalement, les disparités régionales sont très marquées sur le plan des possibilités de télétravail (Graphique 1). En moyenne, on constate au niveau national un écart de 15 points de pourcentage entre la région la mieux classée en la matière et la région la moins bien classée. Cet écart dépasse les 20 points de pourcentage aux États-Unis, en France, en Hongrie et en République tchèque, dont les capitales présentent des potentiels de télétravail comparativement élevés.
Les possibilités théoriques de télétravail sont plus élevées dans les zones densément peuplées. En utilisant le critère du « degré d’urbanisation »1 pour distinguer les différents types de territoires au sein des pays européens, on constate que la proportion d’emplois se prêtant au télétravail est plus élevée de 13 points de pourcentage dans la catégorie des « villes » (de plus de 50 000 habitants) que dans les zones rurales (Graphique 3). Cet écart entre les villes et les zones rurales est particulièrement marqué en Croatie, en Finlande, en Hongrie et au Luxembourg, où la différence est supérieure à 17 points de pourcentage. Il est intéressant de noter que, pour la catégorie des « villes moins peuplées et zones semi-denses », les possibilités de télétravail paraissent plus proches de celles des zones rurales que de celles des grandes villes.
Dans ce contexte, il est important de souligner que l’analyse présentée part du principe que les travailleurs de toutes les régions et de tous les pays ont accès à une connexion internet efficace, ce qui est nécessaire pour le télétravail. De fait, le nombre de travailleurs réellement en mesure de télétravailler dépend de l’étendue et de la qualité de la couverture haut débit de la région. En ce sens, le potentiel de télétravail ici présenté doit être considéré comme le scénario le plus optimiste pour les régions moins bien dotées en infrastructures numériques que la moyenne nationale, et notamment pour de nombreuses zones rurales (OCDE, 2019[8]). Par conséquent, tant que les infrastructures rurales en matière de haut débit n’auront pas été suffisamment mises à niveau, la fracture entre zones rurales et zones urbaines risque d’être encore plus nette sur le plan des capacités effectives de télétravail qu’au niveau des potentiels de télétravail déjà très disparates évoqués dans le présent document.
Le potentiel de télétravail d’une région reflète le niveau de qualification de sa population active
La possibilité de télétravailler est étroitement corrélée au niveau de qualification requis pour la profession considérée2. Par conséquent, le potentiel de télétravail de chaque région reflète le niveau de qualification de la population locale. Le Graphique 4 illustre cette relation pour toutes les régions en faisant apparaître à la fois le potentiel de télétravail des régions (axe vertical) et la proportion de leur population active diplômée du supérieur (axe horizontal). La ligne de tendance montre qu’à mesure que la proportion de diplômés du supérieur augmente, la proportion d’emplois pouvant être exercés à distance croît elle aussi, à un rythme plus ou moins similaire3.
Toutefois, les disparités régionales en termes de potentiel de télétravail ne tiennent pas uniquement aux compétences. Sur le graphique, on constate par exemple que les régions espagnoles (losanges gris foncé) ou turques (triangles jaunes) se situent nettement en dessous de la ligne de tendance. Cela signifie que la proportion d’emplois pouvant être exercés en télétravail y est plus faible qu’on pourrait s’y attendre au vu du niveau éducatif de leur population. À l’inverse, les régions allemandes (cercles verts) se situent au-dessus de la ligne de tendance. Cela signifie que la proportion d’emplois pouvant être exercés en télétravail y est plus élevée qu’on pourrait s’y attendre au vu du niveau éducatif de leur population. Ces disparités mériteraient d’être analysées de plus près, mais la composition sectorielle des économies régionales pourrait jouer un rôle à cet égard.
Leurs capacités de télétravail sont, pour les territoires, une source de résilience face aux mesures de confinement
L’évaluation des incidences économiques potentielles des mesures de confinement adoptées pour ralentir la propagation du COVID-19 soulève des questions fondamentales en lien avec la géographie des professions. La circulation du virus étant plus rapide dans les villes, des mesures de confinement plus strictes devront peut-être être imposées en milieu urbain. Toutefois, les villes présentent aussi un plus fort potentiel de télétravail, ce qui pourrait contrebalancer en partie le surcroît de difficultés économiques immédiates lié à l’application de mesures de confinement plus strictes qu’ailleurs.4 Par ailleurs, le confinement peut entraîner des conséquences plus graves dans les villes, qui abritent une proportion plus importante d’emplois dans le secteur des services. La possibilité de mener une activité économique à distance est une source spécifique de résilience, qui a tendance à être plus affirmée dans les villes que dans les zones moins densément peuplées.
La proportion d’emplois pouvant être exercés à distance joue un rôle essentiel dans l’aptitude d’une région à fonctionner dans un contexte de confinement ou de distanciation sociale. Toutefois, d’autres éléments sont aussi à considérer. La possibilité théorique d’exercer telle ou telle profession depuis son domicile ne tient pas compte des contraintes auxquelles les travailleurs et les entreprises doivent faire face pour concrétiser le télétravail. Par exemple, l’aptitude d’un individu à télétravailler peut être limitée par des considérations d’ordre technologique ou matériel (équipement informatique insuffisant, absence de connexion à haut débit, etc.), par des motifs familiaux (garde de jeunes enfants ou prise en charge de parents âgés) ou par des contraintes physiques (espace insuffisant pour travailler à domicile). De plus, le télétravail n’est possible que si l’activité du secteur concerné se poursuit. Si, dans ce secteur, la demande s’effondre complètement, tous les employés en souffriront et pourront être contraints de cesser le travail, que celui-ci puisse être exercé à distance ou non. La présente note semble montrer que certains territoires pourraient s’adapter plus facilement que d’autres. Pour surmonter les défis soulevés par la pandémie mondiale de COVID-19, il faut territorialiser aussi bien l’analyse que les solutions (OCDE, 2019).
À l’avenir, les régions et les villes pourraient s’adapter à une vitesse différente à l’économie de la « distanciation sociale », ce qui pourrait conduire à une plus grande acceptation du télétravail, au-delà de la crise sanitaire actuelle. Cette acceptation plus large pourrait ouvrir de nouvelles perspectives pour les territoires qui, à l'image des villes de taille intermédiaire, combinent des infrastructures numériques de qualité et une proportion relativement élevée de professions qualifiées.
Bibliographie
[7] Centre for Cities (2020), How will Coronavirus affect jobs in different parts of the country ?, https://www.centreforcities.org/blog/how-will-coronavirus-affect-jobs-in-different-parts-of-the-country/.
[3] Dingel, J. and B. Neiman (2020), “How Many Jobs Can be Done at Home?”, Becker Friedman Institute White Paper mars, https://bfi.uchicago.edu/working-paper/how-many-jobs-can-be-done-at-home/.
[5] Gottlieb, C., J. Grobovsek and M. Poschke (2020), “Working from home across countries”, Covid Economics: Vetted and Real-Time Papers, Vol. 8, https://cepr.org/content/covid-economics-vetted-and-real-time-papers-0.
[2] OCDE (2020), COVID-19: Protecting people and societies, OCDE, Paris, http://www.oecd.org/coronavirus/policy-responses/covid-19-protecting-people-and-societies-e5c9de1a/.
[8] OCDE (2019), OECD Regional Outlook 2019: Leveraging Megatrends for Cities and Rural Areas, Éditions OCDE, Paris, https://dx.doi.org/10.1787/9789264312838-en.
[10] OECD (2018), Good Jobs for All in a Changing World of Work: The OECD Jobs Strategy, OECD Publishing, Paris, https://dx.doi.org/10.1787/9789264308817-en.
[11] OECD (2014), “The crisis and its aftermath: A stress test for societies and for social policies”, in Society at a Glance 2014: OECD Social Indicators, OECD Publishing, Paris, https://dx.doi.org/10.1787/soc_glance-2014-5-en.
[9] OECD (2010), OECD Employment Outlook 2010: Moving beyond the Jobs Crisis, OECD Publishing, Paris, https://dx.doi.org/10.1787/empl_outlook-2010-en.
[6] OFCE (2020), “L’impact économique de la pandémie de COVID-19 et des mesures de confinement en France”, OFCE Policy Brief, Vol. 66, pp. 1-22, https://www.ofce.sciences-po.fr/pdf/pbrief/2020/OFCEpbrief66.pdf.
[4] Saltiel, F. (2020), “Home working in developing countries”, Covid Economics: Vetted and Real-Time Papers, Vol. 6, https://cepr.org/sites/default/files/news/CovidEconomics6.pdf.
[1] Stier, A., M. Berman and L. Bettencourt (2020), “COVID-19 attack rate increases with city size”, pp. 1-23, http://arxiv.org/abs/2003.10376.
Contact
Cem ÖZGÜZEL (✉ cem.ozguzel@oecd.org)
Paolo VENERI (✉ paolo.veneri@oecd.org)
Rudiger AHREND (✉ rudiger.ahrend@oecd.org)
Notes
← 1. Le degré d’urbanisation est une méthode permettant de distinguer les « villes », les « villes moins peuplées et zones semi-denses » et les « zones rurales » à des fins de comparaisons internationales. Cette méthode axée sur ces trois grandes catégories de zones permet de refléter le continuum qui existe entre le monde urbain et le monde rural, en dépassant la dichotomie traditionnelle entre les zones urbaines et les zones rurales.
← 2. Ainsi, près de 70 % des emplois de direction (catégories 11 à 14 de la CITP-08) peuvent être exercés à distance, alors que c’est le cas de moins de 10 % des emplois correspondant aux « professions élémentaires » (catégories 91 à 96 de la CITP-08).
← 3. Cette relation positive est statistiquement significative [coefficient de corrélation de Pearson (r) = 0.75].
← 4. Le télétravail permet aussi d’éviter les déplacements pendulaires, ce qui compense en partie les risques de contagion accrus que connaissent les villes.