Les micro, petites et moyennes entreprises (PME), entrepreneurs et indépendants jouent un rôle fondamental dans les économies de la région MENA. Ils constituent la majorité des entreprises et une part importante des emplois. Les indépendants (formels et informels) et les microentreprises (entre 2 et 9 personnes employées) représentent près de 70% de l’emploi total, juste derrière l’Asie du Sud et l’Afrique subsaharienne (80% dans les deux cas). Tous les pays MENA ont pris des initiatives (à des degrés variables) pour encourager et soutenir l’entrepreneuriat, considéré comme un facteur essentiel de la création d’emplois de qualité et du développement d’une économie plus dynamique et productive49.
La crise sanitaire et économique actuelle a mis en évidence et confirmé l’importance des PME, entrepreneurs et travailleurs en compte propre (c’est-à-dire qui n’emploient aucune autre personne qu’eux-mêmes), qui ont été très touchés par l’activité économique perturbée, des perspectives de reprise incertaines et les mesures de confinement prises par les gouvernements. Bien que les données soient rares et que les enquêtes soient rarement représentatives de la population des entrepreneurs, certains faits mettent en évidence l’impact de la crise sur l’écosystème du secteur privé.
Une enquête auprès de 42 grandes entreprises et 61 petites entreprises affiliées à la Chambre américaine de commerce d’Égypte, réalisée en avril 2020, indique que 85% des entreprises sondées anticipent des baisses de revenus en 2020, de plus de 20% pour 50% d’entre elles. L’impact est particulièrement fort pour les petites entreprises, qui toutes indiquent des pertes de revenus et 68% une diminution d’au moins 20% de leurs bénéfices habituels. Les secteurs les plus affectés incluent le secteur hôtelier et touristique, la construction et l’immobilier, le secteur manufacturier, le pétrole et le gaz ainsi que le marketing. En outre, 50% des petites entreprises et 45% des moyennes entreprises ont déjà fait état d’un impact financier50.
En Jordanie, un sondage auprès de 290 PME de différents secteurs montre que 98% des entreprises indique une diminution des bénéfices, 91% d’entre elles connaissant une perte complète de revenus lors du confinement. 85% des entreprises sondées voient en outre la crise actuelle comme une forte menace pour leur fonctionnement, en particulier celles du sud du pays et celles opérant dans le secteur du tourisme et de l’hébergement51. En Tunisie, une enquête auprès de 600 PME de différents secteurs met en évidence que 67% des entrepreneurs disent avoir été confrontés à des difficultés financières au cours du précédent mois. Une majorité des microentreprises (57%) et petites entreprises (79%) sondées prévoient en outre une diminution des revenus au cours des trois prochains mois, avec une baisse moyenne attendue de 24%52. Une autre enquête auprès de 467 PME tunisiennes montre que 81% des entreprises ont subi une chute de leurs revenus du fait de la crise, dont 58% faisant état d’un déclin de plus de 50%53.
La baisse des prix du pétrole et la pandémie pourraient ensemble accélérer la consolidation dans les secteurs où opèrent de nombreuses entreprises familiales. Les entreprises les moins capitalisées ont parfois été contraintes de vendre des parts minoritaires voire la société tout entière. Les entreprises confrontées à une perte durable de revenus et à des difficultés de liquidités courent le risque de devenir insolvables voire d’interrompre leurs activités, mais peu d’enquêtes sont jusqu’à aujourd’hui rendu compte du problème de solvabilité et de faillite des entreprises.
Dans le cadre de sa réaction à la crise du coronavirus, l’OCDE a évalué le risque d’une large crise des liquidités en utilisant un échantillon multisectoriel de près d’un million d’entreprises européennes54. Le rapport établit que sans appui gouvernemental (report de paiement des taxes, appui financier pour le paiement des échéances d’emprunts ou soutien temporaire pour le paiement des salaires), 20% des entreprises auraient épuisé leurs liquidités après un mois, 30% au bout de deux mois et 38% au bout de trois mois. Dans un scénario où le confinement et la distanciation sociale auraient été imposés pendant sept mois, plus de 50% des entreprises auraient eu des liquidités insuffisantes. Il est donc important pour les gouvernements de mettre en place des dispositifs d’appui permettant aux entreprises et entrepreneurs viables mais vulnérables de faire face aux difficultés et d’éviter la perte d’activités imputable aux problèmes de trésorerie nés de la crise.
Les enquêtes auprès des entreprises de la région MENA donnent aussi une idée de l’une des conséquences les plus redoutables de la crise, c’est-à-dire la parte des emplois, des heures de travail et des salaires des employés de nombreuses petites entreprises (sachant que, comme on l’a dit, certaines de ces enquêtes ne portent que sur une faible part de la totalité des entreprises, il faut interpréter prudemment leurs résultats). En Égypte, l’enquête sur les entreprises affiliées à la Chambre américaine de commerce indique que si plus de 60% des entreprises ont fait état de conséquences négatives sur l’efficacité des employés, plus de 80% prévoyaient de garder leurs équipes. Toutefois, les secteurs les plus affectés par la crise, comme le secteur hôtelier et le tourisme, la construction et l’immobilier, et le pétrole et le gaz, ont indiqué que de nombreux licenciements étaient possibles.
L’enquête en Jordanie indique que la deuxième grande inquiétude des entreprises sondées est le paiement des salaires (47% d’entre elles), juste après le paiement d’un loyer (70%), et avant l’incapacité de travailler à distance (43%). L’enquête relève aussi que 14% des PME ont déjà réduit les salaires et que 16% prévoyaient de faire de même. En Tunisie, l’enquête auprès de 600 entreprises (dont 92,7% micro- et 5,6% petites entreprises) menée en avril par IACE constate que 42% des entreprises anticipaient une réduction du nombre de leurs employés au cours des trois prochains mois, et que 46% des micro- entreprises et 37% des petites et moyennes entreprises sont dans cette situation. Pour les entreprises complètement fermées lors du sondage, ce chiffre atteint 57%, avec une diminution moyenne attendue des effectifs de 35%. En outre, 27% des entreprises sondées indiquaient ne pas pouvoir payer leurs salariés en avril, et 19% ne pouvoir le faire qu’en partie. Pour les entreprises complètement fermées lors du sondage, seulement 34% indiquaient qu’elles seraient en mesure de payer intégralement leurs salariés en avril.
Une perte importante d’empois formels dans les PME aurait des conséquences très négatives dans la région MENA, caractérisée par un fort taux de chômage structurel (10% en moyenne), particulièrement parmi les jeunes (plus de 25% en moyenne). Ce serait aussi une source d’inquiétude étant donné le rôle joué par les PME dans l’emploi formel du secteur privé en Égypte (environ 33%), en Irak (près de 90%), en Jordanie (environ 43%), au Liban (55%), au Maroc (presque 30%), en Cisjordanie et à Gaza (plus de 90%) et Tunisie (près de 40%)55. De fait, même s’ils sont importants, les niveaux d’emploi formel dans les PME dans la région MENA sont faibles en regard de la situation dans les pays de l’OCDE et d’autres économies émergentes. Au cours des deux dernières décennies, la politique en matière de PME d’entrepreneuriat a été un outil pour répondre aux grands problèmes économiques et de développement tels que la réduction du chômage, l’essor de l’innovation et de la productivité, et la diversification de l’économie en regard du rôle prédominant de l’État, voire parfois une dépendance forte aux hydrocarbures. Une destruction des emplois dans les PME représenterait par conséquent un pas en arrière et aurait des conséquences négatives sur la population, comme l’accroissement de l’économie informelle, un chômage encore plus important, des taux accrus de pauvreté et, tous effets mêlés, une régression par rapport aux efforts de développement.
Enfin, en déployant diverses stratégies en réaction au COVID-19, le secteur privé peut capitaliser sur un environnement économique en mutation. Un sondage sur les perceptions réalisé auprès des associations d’entrepreneurs et des chambres de commerce de la région de l’OCDE durant l’été 2020 a montré que 77% des répondants envisagent ou entreprennent d’accélérer leur transformation numérique et leur automatisation. Près de 93% des répondants ont déclaré procéder à des changements en regard de leurs chaînes logistiques mondiales, en développant des chaînes locales ou régionales afin de créer des réseaux numériques fondés sur les données, ce en réaction à la crise et pour favoriser des réformes.