Ce chapitre examine le rôle des villes et des zones urbaines dans l’évolution de la violence en Afrique du Nord et de l’Ouest depuis 2000. À partir de données désagrégées sur les populations et les conflits, il met en évidence le caractère principalement rural des violences dans la région. Cependant, si la plupart des événements violents se produisent en zone rurale, leur nombre diminue à mesure que l’on s’éloigne des villes. Ce constat souligne l’importance de la proximité des villes pour les groupes armés et leurs adversaires. En effet, près de la moitié des événements violents recensés depuis 2000 ont eu lieu dans un rayon de 10 km d’une zone urbaine. Ce chapitre illustre également les fluctuations de violences entre zones urbaines et rurales, notamment au gré des variations d’intensité des conflits. Il souligne enfin le rôle central des organisations djihadistes dans la ruralisation actuelle de la violence, notamment dans le Sahel, où les groupes extrémistes exploitent les ressources des territoires ruraux.
Urbanisation et conflits en Afrique du Nord et de l'Ouest
1. Quel rôle jouent les villes dans les dynamiques de conflit en Afrique du Nord et de l’Ouest ?
Abstract
Message clès
Les violences fluctuent entre zones urbaines et rurales.
Elles sont aujourd’hui principalement rurales en Afrique du Nord et de l’Ouest.
Même lorsque les violences sont rurales, leur nombre diminue à mesure que l’on s’éloigne des villes.
Les groupes djihadistes contribuent à la ruralisation des conflits, notamment dans le Sahel.
Les décideurs publics s’intéressent de plus en plus au rôle des villes et des zones urbaines en Afrique du Nord et de l’Ouest. En effet, le pouvoir de l’État et la force militaire y sont très visibles, ainsi que l’influence des dynamiques sociales, politiques et économiques sur le quotidien. S’y concentre une jeunesse très instruite et politiquement insatisfaite, susceptible de se tourner vers la violence. Ainsi, en juillet 2009, les forces de sécurité nigérianes interpellent un groupe de motocyclistes affiliés à la secte Boko Haram pour leur demander de porter des casques, conformément à la loi. Ceux-ci refusent d’obtempérer. Les affrontements qui suivent font 800 victimes dans la seule ville de Maiduguri, dont Mohamed Yusuf, le fondateur de Boko Haram. De plus en plus violente, la secte déplace ses activités des zones urbaines en périphérie de Maiduguri vers les zones rurales, où les forces de sécurité sont moins en mesure de les entraver.
L’insurrection de Boko Haram illustre une dynamique plus globale de fluctuation opportuniste des organisations extrémistes violentes entre zones urbaines et rurales au gré des capacités des forces gouvernementales à les contrer. L’expansion de ces groupes armés s’opère dans une région qui combine une urbanisation rapide, un déplacement des populations des zones rurales vers les zones urbaines et une forte croissance in situ des villes (OCDE/CSAO, 2020[1]), Carte 1.1. Les conséquences de ces processus sur la répartition spatiale des conflits armés en Afrique du Nord et de l’Ouest restent toutefois peu étudiées (Chapitre 2). Alors que villes et zones urbaines ont toujours été le théâtre de conflits en raison de leur importance politique et économique, de nombreux mouvements séparatistes, insurrections et rébellions restent souvent associés à l’hinterland. Il est donc difficile de savoir si l’urbanisation croissante en Afrique du Nord et de l’Ouest entraîne une augmentation concomitante des événements violents dans les zones urbaines ou si la violence politique reste essentiellement rurale par nature.
La combinaison de données sur les populations et les conflits permet d’étudier l’évolution spatiale des violences sur plus de 20 ans, et d’introduire la notion de « cycle de vie spatial » des conflits, susceptible d’éclairer les politiques de sécurité en Afrique du Nord et de l’Ouest. Dans une région où la localisation des violences se révèle extrêmement fluctuante, comprendre où les violences apparaissent, se propagent et prennent fin est essentiel pour concevoir et mettre en œuvre des politiques plus territorialisées à même de mieux appréhender les racines des conflits.
Urbanisation ou ruralisation des conflits ?
L’importance stratégique des villes en Afrique du Nord et de l’Ouest appelle des approches plus spatialisées, cartographiant l’évolution à long terme de la violence dans la région, tout en appréhendant les facteurs locaux qui sous-tendent la concentration des conflits dans les zones urbaines ou rurales (Chapitre 3). La conjugaison d’une approche régionale des conflits et de l’analyse de plusieurs villes permet d’étudier la relation entre densités de population et violences politiques dans 21 pays d’Afrique du Nord et de l’Ouest, et 10 études de cas (Carte 1.2).
Quatre questions se posent autour du caractère urbain ou non des violences : i) les conflits touchent-ils l’hinterland rural ou les zones urbaines ? ii) observe-t-on une concentration croissante des conflits dans les zones urbaines au fil du temps ? ; iii) les grands centres urbains sont-ils plus sujets aux violences que les villes petites ou intermédiaires ? ; iv) dans quelles zones et pays les violences sont-elles principalement rurales ou urbaines ? Ces questions permettent de comprendre comment les groupes violents exploitent les avantages des villes et de leurs hinterland pour propager les conflits. L’analyse spatiale contribue en outre à la conception de réponses politiques plus adaptées aux différentes formes de violence selon leur contexte local, tant rural qu’urbain.
Les violences tendent à se concentrer à proximité des zones urbaines
Le rapport examine si les violences politiques sont principalement rurales ou urbaines (Chapitre 5). L’analyse des données désagrégées du projet Armed Conflict Location & Event Data (ACLED, 2022[2]) sur les conflits et des données démographiques de WorldPop (2022[3]) révèle que, bien que les événements violents se produisent en grande partie dans des zones à faible densité, ils sont spatialement liés aux zones urbaines car ils surviennent généralement près des villes. En effet, depuis 2000, près de 50 % des événements violents se sont produits dans un rayon de 10 km d’une zone urbaine et 69 % dans un rayon de 40 km. Par ailleurs, la relation entre populations urbaines et violences suit une dynamique de diminution avec la distance : plus on s’éloigne d’une zone urbaine, moins on observe d’événements violents (Graphique 1.1). Ce lien étroit entre populations urbaines et violences n’est guère surprenant, au vu du rôle clé des villes d’Afrique du Nord et de l’Ouest, qui sont des lieux d’autorité de l’État, de pouvoir économique, d’éducation religieuse, de contrôle et de contestation politiques.
Les conflits se ruralisent en Afrique du Nord et de l’Ouest
Le rapport analyse dans un second temps l’évolution de la répartition spatiale des conflits entre zones rurales et urbaines depuis 2000. Il souligne la grande variabilité de la relation entre zones urbaines et violences : les violences urbaines ne prédominent que durant la moitié des années à l’étude, avec deux pics en 2004 et 2012, et malgré l’accélération de l’urbanisation, les violences se ruralisent (Graphique 1.2). Moins de 20 % des événements violents recensés en Afrique de l’Ouest en 2022 sont survenus dans des zones urbaines, contre 70 % il y a dix ans. Une tendance similaire s’observe en Afrique du Nord, où les violences urbaines représentent 40 % des événements violents, contre près de 80 % au début des années 2000. Cette ruralisation des violences constatée depuis le début des années 2010 va donc à l’encontre de l’hypothèse d’une « urbanisation des conflits », selon laquelle la croissance des villes d’Afrique devrait entraîner à la fois un recul des guerres civiles dans les zones rurales et une augmentation des conflits violents dans les villes.
Cette variabilité temporelle est liée aux fluctuations spatiales des violences dans la région. Les guerres civiles libyennes correspondent au pic le plus récent de violences urbaines, car le pays est déjà fortement urbanisé au début du conflit. Maintenant que les violences y reculent et qu’en revanche elles se développent dans le Sahel central encore largement rural, la dynamique spatiale des violences se déplace des zones urbaines vers les zones rurales. Les villes et les zones urbaines conservent toutefois une place importante dans les conflits actuels. En effet, même dans les États faiblement urbanisés, comme ceux du Sahel, les conflits ont une forte propension à se concentrer près des villes de petite taille ou périphériques.
Les violences touchent principalement les petites villes
L’intensité des violences diminue à mesure que la taille des villes augmente. Les petites villes sont le type de zone urbaine le plus touché dans la région (Graphique 1.3). La proximité géographique des centres urbains de moins de 100 000 habitants avec les zones de conflit rurales explique qu’ils totalisent en 2015 près de 65 % des victimes et 40 % des événements violents recensés en Afrique du Nord et de l’Ouest. L’intensité des violences observée y est largement supérieure à leur poids démographique (32 %). Les villes intermédiaires (de 100 000 à 1 million d’habitants) enregistrent une proportion importante d’événements violents (38 %), mais seulement 20 % des victimes. Enfin, les grands centres urbains restent largement épargnés par les violences, notamment les capitales comme Bamako, Niamey, N’Djamena et Ouagadougou, mais sont de plus en plus entourés de zones de conflit.
Les violences rurales prédominent dans le Sahel
Le rapport examine enfin si l’utilisation que font les belligérants des territoires ruraux et urbains varie à travers l’Afrique du Nord et de l’Ouest. Il souligne la variation de la relation entre densités de population et violences entre et au sein des États. Tandis qu’à l’échelle régionale, l’intensité des violences diminue à mesure que l’on s’éloigne des zones urbaines, dans certains États, la ruralisation des conflits est bien plus forte que dans d’autres. Les conflits civils en Libye, au Nigéria et en Sierra Leone ont toujours été très urbanisés, avec de nombreux événements violents dans ou près des zones urbaines, alors que les récents conflits dans le Sahel le sont bien moins (Graphique 1.4). Au Burkina Faso, au Mali et au Niger, en particulier, la plupart des événements violents se produisent loin des zones urbaines, dans les territoires arides du Sahara, mais aussi dans les régions périphériques où les villes sont peu nombreuses et éloignées les unes des autres, comme dans la plaine du Séno, à l’est du Mali. Ainsi, plus de 80 % des événements violents recensés en 2022 y sont survenus dans les zones rurales. La similarité des dynamiques dans ces États tient au fait qu’ils sont tous trois confrontés à des insurrections djihadistes majeures.
Cette dynamique de ruralisation tient au fait que ces dernières années, les violences touchant le Burkina Faso, le Mali et le Niger se sont déplacées du Sahara vers le Sahel et ses périphéries méridionales (OCDE/CSAO, 2022[4]), rendant ainsi le contrôle des villes moins important que durant les premières années d’insurrection. En 2012, Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), Ansar Dine et le Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA) progressent très rapidement à travers le nord du Mali pour s’emparer de Tombouctou et Gao, deux pôles commerciaux et religieux. À cette époque, la plupart des événements violents se produisent ainsi au sein ou à proximité des zones urbaines, les organisations violentes combattant pour le contrôle des villes et des routes les reliant. Depuis lors, on observe une diminution progressive de la proportion d’événements violents urbains impliquant des organisations djihadistes, qui représente aujourd’hui moins de 10 % du total observé il y a dix ans. À compter de 2014, les événements violents ruraux sont à l’inverse le type d’incident le plus fréquemment associé à ces organisations, avec une proportion atteignant 80 % en 2021 (Graphique 1.5).
Aujourd’hui, les groupes djihadistes n’ont plus besoin de s’emparer physiquement des villes pour exercer leur contrôle sur les civils et accéder aux ressources naturelles, minérales et agricoles. Dans le delta intérieur du Niger, ils imposent par exemple des embargos aux communautés rurales qui refusent de les laisser gouverner ou sont protégées par l’armée, et menacent de tuer les commerçants, responsables politiques et leaders de la société civile qui vivent en ville mais possèdent des biens dans les campagnes. C’est par les stratégies d’intimidation que des groupes comme la Katiba Macina sont parvenus à prendre le contrôle de zones rurales, à imposer des taxes locales sur le commerce et à pratiquer le vol de bétail à grande échelle, contribuant ainsi à faire du Sahel central la zone où les violences sont à majorité rurales. Des dynamiques similaires s’observent dans la région du lac Tchad, qui totalise le plus grand nombre d’événements violents et de victimes en Afrique de l’Ouest depuis la fin des années 2000. Dans le nord du Nigéria, en particulier, Boko Haram et son groupe dissident, l’État islamique en Afrique de l’Ouest (Islamic State West Africa Province [ISWAP]), exploitent les ressources humaines, financières et agricoles des zones urbaines et rurales, s’adaptant aux réponses des quatre pays bordant le lac.
Les dynamiques de ces 20 dernières années montrent une tendance des violences à fluctuer entre zones urbaines et rurales en fonction de deux forces antagonistes : d’un côté, les stratégies locales des acteurs non étatiques ; de l’autre, les réponses militaires des forces gouvernementales et de leurs alliés. Ce rapport de force détermine le cycle de vie d’un conflit armé, de son apparition à sa résolution. Les acteurs étatiques ou non étatiques sont susceptibles d’exploiter les caractéristiques spatiales, telles que la distance, les frontières et les villes, pour accéder à certaines ressources localisées, contrôler les populations civiles et vaincre leurs adversaires. Ces deux forces ne peuvent pas être appréhendées isolément, comme l’illustrent les deux cas suivants : au Nigéria, la décision de l’armée de rassembler ses troupes dans des villes de garnison comme Bama ou Monguno conduit Boko Haram et l’ISWAP à combler le vide laissé dans les campagnes par les forces gouvernementales ; et au Mali, les violences contre les civils augmentent depuis le remplacement des troupes occidentales par des mercenaires russes en décembre 2021, en particulier dans les zones rurales du Delta intérieur et du Pays Dogon.
Une approche spatiale des conflits et des villes
Cette analyse spatiale poursuit les travaux déjà entrepris par le CSAO/OCDE pour documenter l’évolution de la géographie et de la dynamique des conflits en Afrique du Nord et de l’Ouest depuis la fin des années 1990 (OCDE/CSAO, 2020[5] ; 2021[6] ; 2022[4]). Deux approches complémentaires sont adoptées pour comprendre quel rôle jouent les villes dans les dynamiques de conflit de la région, si les violences deviennent plus urbaines, si les villes sont plus ou moins violentes en fonction de leur taille, et quelles régions sont les plus touchées par les événements violents (Chapitre 3).
Le rapport s’appuie sur l’indicateur des dynamiques spatiales des conflits (Spatial Conflict Dynamics indicator [SCDi]) pour cartographier les dernières évolutions de l’intensité et de la répartition des violences en Afrique du Nord et de l’Ouest. Conçu par l’OCDE/CSAO (2021[6]), cet outil permet d’appréhender les évolutions rapides de la géographie des zones en conflit (Graphique 1.6). À l’aide d’une grille de 6 540 zones infranationales ou « cellules » de 50 km sur 50 km de Dakar à N’Djamena et d’Alger à Yaoundé, il détermine si les violences politiques tendent à s’intensifier, diminuer, s’étendre ou se déplacer vers des régions voisines (Walther et al., 2021[7]). Constatant la progression constante de la violence politique dans la région depuis le milieu des années 2010, le rapport met ainsi en évidence la concentration d’événements violents de forte intensité dans de vastes zones transnationales (Chapitre 4).
Grâce à la combinaison de données sur les populations et les conflits, le rapport examine ensuite les tendances à long terme des violences urbaines de janvier 2000 à juin 2022. Cette approche s’inscrit dans le prolongement de précédents travaux sur la géographie de la violence dans la région (OCDE/CSAO, 2014[8]), qui voient dans les « rives » nord et sud du Sahara deux théâtres de conflits interdépendants pour les États et les organisations non étatiques. Elle englobe deux des principales concentrations d’agglomérations urbaines du continent : l’une en Afrique du Nord, s’étendant le long des côtes atlantique et méditerranéenne ; l’autre en Afrique de l’Ouest, le long du golfe de Guinée (OCDE/CSAO, 2020[5]).
Pour son étude des liens entre villes et violences politiques, le rapport s’appuie sur WorldPop (2022[3]), un ensemble de données démographiques maillées mondiales rendant compte des densités de population depuis 2000 (Chapitre 5). Les densités de population ainsi fournies sont classées selon les catégories de « degré d’urbanisation » récemment établies par les Nations Unies (ONU, 2020[9]) : zones urbaines, semi-urbaines et rurales. Ces données démographiques sont ensuite combinées avec les données désagrégées d’ACLED (2022[2]) sur les conflits afin d’étudier l’évolution spatiale et temporelle des violences en Afrique du Nord et de l’Ouest. L’analyse se concentre sur trois types d’événements violents représentatifs des conflits armés de la région : les combats entre groupes armés et/ou forces étatiques ; les explosions et les violences perpétrées à distance ; et les violences contre les civils. Les données obtenues concernent près de 51 000 événements violents et 193 000 victimes recensés entre janvier 1997 et juin 2022.
Cette approche quantitative est complétée par une analyse historique d’une sélection de dix villes et régions particulièrement touchées par les conflits et le terrorisme. De Bamako à Maiduguri, de Kidal à Tripoli, ces études de cas mettent en lumière les facteurs sous-tendant l’émergence de violences politiques dans certaines villes, la mobilisation des populations urbaines par les insurgés pour atteindre leurs objectifs politiques, et la réponse des forces étatiques face à la progression des organisations extrémistes violentes dans les zones urbaines et rurales.
Perspectives
Les deux dernières décennies se caractérisent par une intensification et une propagation sans précédent de la violence politique en Afrique du Nord et de l’Ouest. Tandis qu’elles ont diminué au nord du Sahara depuis la fin de la deuxième guerre civile libyenne, on assiste désormais au fusionnement géographique de plusieurs foyers de violence dans le Sahel et ses périphéries méridionales, situation quasi sans équivalent dans l’histoire récente. Une proportion croissante des activités violentes recensées ces 20 dernières années s’observe ainsi près des frontières (OCDE/CSAO, 2022[4]) et dans les zones rurales, les villes de moins de 100 000 habitants et à la périphérie des grandes villes. Le rapport souligne l’ancrage des processus sous-tendant ces dynamiques de violence dans les efforts déployés par les États pour exercer leur souveraineté au sein de leurs propres frontières, et dans les actions de divers groupes cherchant à défier, supplanter ou reconfigurer le pouvoir étatique.
L’intensification et la propagation des violences dans les zones rurales isolent les grandes villes de leur hinterland. Depuis le milieu des années 2010, de grands centres urbains comme Niamey, Ouagadougou ou Bamako se retrouvent entourés de zones de conflit en constante progression. Jusqu’ici largement épargnés par les violences politiques, ils forment un archipel de plus en plus réduit au sein duquel la communication et les déplacements entre zones sécurisées deviennent difficiles. La fragmentation des territoires nationaux résultant de cette évolution creuse le fossé entre les plus grandes villes, qui concentrent la majeure partie des institutions politiques et de l’activité économique, et le reste du pays. Au Mali, par exemple, la diffusion du conflit à de vastes pans des campagnes coupe une part croissante de la population rurale de la région du Grand Bamako, où plus de 90 % des entreprises du secteur formel étaient déjà implantées avant la crise (OCDE/CSAO, 2019[10]).
Le fait que les forces gouvernementales ne parviennent à assurer la sécurité que de quelques grandes zones urbaines nuit non seulement à la cohésion nationale, mais menace aussi la survie de l’État en cas de conquête de la capitale par les rebelles ou les groupes djihadistes. Jusqu’à présent, les tentatives militaires de rompre l’encerclement des principales villes et de rétablir la continuité de la présence de l’État n’ont toutefois rencontré que peu de succès. Dans le nord du Burkina Faso et au Nigéria, les forces gouvernementales ne sont par exemple pas parvenues à maintenir les voies de communication essentielles entre les zones urbaines, et encore moins à assurer la sécurité dans les zones rurales. Les convois organisés pour ravitailler les villes assiégées sont ainsi régulièrement attaqués par les groupes djihadistes, dont la mobilité dans les zones rurales est largement supérieure à celle des forces gouvernementales. En septembre 2022, des militants du JNIM prennent par exemple en embuscade un convoi civil escorté par l’armée burkinabé se rendant à Djibo, tuant 27 soldats et 10 civils, et détruisant 95 camions.
La ruralisation des violences dans le Sahel ne signe pas pour autant la fin de l’importance stratégique des grandes villes : elles demeureront, à terme, des lieux et des objectifs clés pour les forces étatiques, les rebelles et les autres acteurs non étatiques. La concentration croissante des violences dans les zones rurales correspond à l’une des nombreuses phases que connaît tout conflit au long de son cycle de vie, le rôle des espaces ruraux ou urbains aux yeux des belligérants fluctuant en fonction du stade (initial, intermédiaire, final) du conflit. À long terme, les zones urbaines resteront donc des points névralgiques des activités violentes.
L’analyse historique (Chapitre 5) montre à cet égard que les villes représentent un terrain d’affrontement tant pour l’État que pour ses adversaires dans leur lutte pour redéfinir les sociétés autour de fondements séculaires ou religieux. Pour l’État et ses élites, les villes (et les capitales en particulier) sont des lieux de la plus haute importance, où siège le pouvoir politique et d’où peut s’exercer leur souveraineté sur la scène internationale. À l’instar des régions frontalières, les grandes villes sont en outre des pôles économiques vitaux où l’économie formelle peut être taxée et les profits de l’économie informelle accumulés.
Pour les groupes djihadistes, les villes occupent une place de premier plan pour des raisons similaires, tout en représentant aussi une source de recrutement de masse et d’opportunités de financement, mais également de corruption morale. Dans le Sahel central et la région du lac Tchad, les mouvements réformistes entretiennent ainsi une relation ambivalente avec les villes, y voyant à la fois des laboratoires leur permettant de diffuser de nouvelles normes sociales, interdictions et codes vestimentaires, et une menace en raison de leur ouverture à des valeurs comme la démocratisation, l’émancipation des femmes ou l’éducation « occidentale », susceptibles de mettre à mal leurs objectifs politiques.
Le rapport montre que l’urbanisation de la région n’a pas entraîné d’augmentation systématique des violences urbaines et que les villes ne sont pas nécessairement devenues les principaux théâtres d’affrontement entre les forces étatiques et leurs adversaires. Les cas du Nigéria et du Sahel central semblent plutôt signaler une dynamique d’encerclement des centres urbains et de leurs périphéries par les violences, faisant des zones rurales limitrophes des villes des zones de profonde insécurité.
Compte tenu des trajectoires identifiées et des publications antérieures (OCDE/CSAO, 2020[5] ; 2021[6] ; 2022[4]), il semble peu probable que les conflits de la région s’apaisent dans un avenir proche. Il apparaît plus vraisemblable que les grandes agglomérations urbaines demeurent des îlots de pouvoir étatique, tandis que les zones rurales et les villes de plus petite taille devront supporter le plus gros de l’insécurité et des violences. À court et moyen terme, les grandes villes et zones urbaines resteront donc a priori massivement fortifiées et sécurisées par les États et leurs partenaires, tandis que les zones rurales seront, pour la plupart, laissées aux mains des forces adverses. Cependant, à plus long terme, ces villes resteront des cibles évidentes pour tous ceux souhaitant défier l’autorité de l’État, et leur statut d’enclaves jusqu’ici relativement épargnées par les violences pourrait donc évoluer rapidement.
Cette situation s’explique en grande partie par la profonde fragilité de nombreux États de la région, dont la capacité militaire n’est qu’une illustration. Comme le montrent de précédents rapports, les solutions militaires déployées face aux adversaires des États de la région ont échoué à maintes reprises (OCDE/CSAO, 2020[5] ; 2021[6]). Les forces gouvernementales nationales, les puissances étrangères, les interventions multinationales et les missions internationales de maintien de la paix se sont ainsi toutes révélées insuffisantes pour venir à bout des violences. En résumé, la situation actuelle de la région découle de différentes crises politiques et de la difficulté des États à mener à bien le processus de développement des capacités institutionnelles qui leur permettraient de relever ces défis. Seules des solutions politiques pourraient faire évoluer les choses, et tant que ce processus ne sera pas amorcé, la région restera probablement le principal exemple d’instabilité transnationale dans le monde.
En attendant, il convient de soutenir et de protéger les villes de la région et leurs habitants dans la mesure du possible, compte tenu des circonstances. Et ce, à la fois parce que leur population est susceptible de se radicaliser, mais aussi parce qu’elles sont des lieux d’innovation, de dynamisme, d’échanges avec le monde extérieur et d’engagement politique. Si la volonté collective d’apporter des solutions politiques aux défis politiques de la région doit advenir, elle pourrait bien provenir des villes.
Références
[2] ACLED (2022), Armed Conflict Location & Event Data Project (base de données), https://acleddata.com.
[4] OCDE/CSAO (2022), Frontières et conflits en Afrique du Nord et de l’Ouest, Cahiers de l’Afrique de l’Ouest, Éditions OCDE, Paris, https://doi.org/10.1787/325c4747-fr.
[6] OCDE/CSAO (2021), Réseaux de conflit en Afrique du Nord et de l’Ouest, Cahiers de l’Afrique de l’Ouest, Éditions OCDE, Paris, https://doi.org/10.1787/80c03df7-fr.
[1] OCDE/CSAO (2020), Dynamiques de l’urbanisation africaine 2020 : Africapolis, une nouvelle géographie urbaine, Cahiers de l’Afrique de l’Ouest, Éditions OCDE, Paris, https://doi.org/10.1787/b6bccb81-en.
[5] OCDE/CSAO (2020), Géographie des conflits en Afrique du Nord et de l’Ouest, Cahiers de l’Afrique de l’Ouest, Éditions OCDE, Paris, https://doi.org/10.1787/4b0abf5e-fr.
[10] OCDE/CSAO (2019), « Entreprises et santé dans les villes frontalières », Notes ouest-africaines, n° 22, https://doi.org/10.1787/b41a6277-fr.
[8] OCDE/CSAO (2014), Un atlas du Sahara-Sahel: Géographie, économie et insécurité, Cahiers de l’Afrique de l’Ouest, Éditions OCDE, Paris, https://doi.org/10.1787/9789264222335-fr.
[9] ONU (2020), Exécution du Programme mondial de recensements de la population et des logements de 2020 et méthode de délimitation des villes et des zones urbaines et rurales à des fins de comparaison internationale : Rapport du Secrétaire général, Commission de statistique des Nations Unies, New York.
[7] Walther, O. et al. (2021), « Introducing the Spatial Conflict Dynamics indicator of political violence », Terrorism and Political Violence, pp. 1–20, http://doi.org/10.1080/09546553.2021.1957846.
[3] WorldPop (2022), WorldPop (base des données), University of Southampton, https://www.worldpop.org.