Theo Sowa
Conseillère indépendante spécialisée dans les questions de genre, d'équité et de justice en matière de ressources (ancienne Directrice générale du Fonds de développement des femmes africaines, AWDF)
Theo Sowa
Conseillère indépendante spécialisée dans les questions de genre, d'équité et de justice en matière de ressources (ancienne Directrice générale du Fonds de développement des femmes africaines, AWDF)
En 2014, Margot Wallström, alors ministre suédoise des Affaires étrangères, annonçait la première politique étrangère féministe au monde. Il a fallu attendre trois autres années pour qu’un autre pays, le Canada en l’occurrence, annonce sa propre Politique d’aide internationale féministe. En 2022, on comptait au total 13 pays à revenu élevé, intermédiaire ou faible qui avaient lancé ou élaboraient une politique étrangère féministe1.
Par la suite, Wallström a déclaré que son annonce avait au départ suscité beaucoup de « ricanements » (Silverman, 2016[1]). Au cours des huit ans écoulés depuis l’annonce de cette politique publique inédite, même si les rires se sont largement estompés, de nombreuses questions demeurent, ainsi qu’une bonne dose de scepticisme. En quoi consiste précisément une politique étrangère féministe ? Comment se distingue-t-elle ? S’agit-il d’une simple posture face aux inégalités de genre persistantes ? Récemment, la Suède a laissé entendre qu’elle abandonnerait sa politique étrangère féministe, ce qui soulève une autre question, celle de la pérennité de ce type de politique.
Les définitions (et priorités) des États en matière de politique étrangère féministe varient. Après avoir étudié nombre d’entre elles et consulté plusieurs féministes qui travaillent dans les domaines de la politique étrangère et du développement, le Centre international de recherche sur les femmes (ICRW) a arrêté la définition suivante :
La politique étrangère féministe est la politique d’un État qui définit ses interactions avec les autres États, ainsi qu’avec les mouvements et les autres acteurs non étatiques, d’une manière qui privilégie la paix, l’égalité des genres et l’intégrité environnementale, consacre, promeut et protège les droits humains de tous, cherche à perturber les structures de pouvoir coloniales, racistes, patriarcales et dominées par les hommes et alloue des ressources importantes, y compris sous forme de travaux de recherche, pour réaliser cette vision. La politique étrangère féministe est cohérente dans son approche à travers tous ses leviers d’influence, est ancrée dans l’exercice de ces valeurs au niveau local et établie en collaboration avec des militants, groupes et mouvements féministes, au niveau national et à l’étranger. (Thompson, Ahmed et Khokhar, 2021[2])
Cette définition apporte une réponse aux questions de savoir ce qu’est une politique étrangère féministe et en quoi elle diffère des autres politiques étrangères. Mais s’agit-il d’une simple posture ? De mon point de vue, tout dépend de la façon dont la politique est structurée et de la cohérence avec laquelle elle est mise en œuvre. À bien des égards, la tendance traduit la reconnaissance accrue du fait que l’égalité des genres, les droits des femmes et la justice en matière de genre constituent des éléments importants des politiques et pratiques intérieures, étrangères et de développement. Pourtant, au-delà du discours, un décalage subsiste entre la parole et les actes. Si plusieurs pays de l’OCDE ont adopté une politique étrangère féministe, la part des apports d’aide publique au développement (APD) affectés spécifiquement à l’égalité des genres comme objectif principal continuait de s’établir à seulement 5 % en 20202.
À mon avis, une politique étrangère féministe devient une politique de façade dès lors qu’elle reste axée uniquement sur la promotion d’activités qui incluent les femmes et les filles, au lieu d’intégrer des analyses et des approches féministes qui visent à combattre des discriminations diverses et intersectionnelles, notamment, mais pas exclusivement, les injustices économiques, politiques, raciales, et liées au genre ou au handicap.
Une politique étrangère féministe se résume à une simple posture si les ressources continuent d’être insuffisantes pour financer des initiatives destinées à promouvoir et à faire progresser l’égalité et la justice. Il s’agit d’une simple posture si les mesures prises ne visent pas à réorienter systématiquement des rapports de force inégaux au niveau de l’ensemble des principes, des pratiques et de la mise en œuvre des différents aspects de la politique étrangère – y compris par l’analyse et le redressement de ses propres déséquilibres internes en matière de genre et de ses propres processus décisionnels et décideurs. Il s’agit d’une simple posture si un État qui poursuit officiellement une politique étrangère féministe finance des mesures d’égalité des genres tout en soutenant en parallèle des activités commerciales qui favorisent l’exploitation, bafouent les droits des populations et ancrent les injustices.
Une politique étrangère féministe devient une politique de façade dès lors qu’elle reste axée uniquement sur la promotion d’activités qui incluent les femmes et les filles, au lieu d’intégrer des analyses et des approches féministes qui visent à combattre des discriminations diverses et intersectionnelles, notamment, mais pas exclusivement, les injustices économiques, politiques, raciales, et liées au genre ou au handicap.
Soyons clairs. Ces risques ne concernent pas seulement des politiques étrangères féministes qui seraient inadéquates : ils existent dès lors que le discours l’emporte sur l’action, comme l’ont montré de nombreux volets des politiques nationales et internationales menées par divers acteurs.
Je reste toutefois convaincue que les pays, de plus en plus nombreux, qui adoptent une politique étrangère féministe se lancent dans une voie prometteuse vers le changement. Une politique qui s’étend, entre autres domaines, à la diplomatie, à l’aide au développement et aux échanges, et prend systématiquement en compte les points de vue et les approches féministes dans l’ensemble de ses volets, offre un potentiel phénoménal pour promouvoir l’égalité dans tous ses aspects et démanteler systématiquement les systèmes de discrimination. À titre d’illustration, la part de l’APD bilatérale ventilable du Canada axée sur l’égalité des genres à titre d’objectif principal est passée de 2.7 % en 2015-216 à 21 % en 2019-20 (OCDE, 2022[3]). Une évaluation à paraître de l’impact de la Politique d’aide internationale féministe de ce même pays révèle une tendance similaire3. Par ailleurs, la part des dépenses d’APD classées comme dépourvues d’une composante de genre a reculé, passant de 40 % de l’APD bilatérale ventilable en 2013-14 à 12 % en 2019-20.
Parallèlement, l’APD canadienne destinée aux organisations de défense des droits des femmes est passée de 0 % de l’APD bilatérale ventilable en 2015-16 à 3.1 % en 2017-18, pour atteindre 7.1 % en 2019-20. Un tel soutien à des organisations locales de défense des droits des femmes s’est avéré particulièrement important pour bouleverser des rapports de force inégaux et les normes sociales et progresser vers un changement durable et vers l’égalité des genres. Néanmoins, bien que le Canada soit la preuve qu’une politique peut augmenter considérablement le financement destiné à ces organisations, le fait que ces modestes 7.1 % lui vaillent sa position de chef de file mondial soulève des préoccupations majeures quant aux inégalités observées à la fois dans les dépenses d’APD et dans leur orientation et leur affectation principale. L’essor des politiques étrangères féministes doit se traduire par un plus grand soutien global aux organisations locales de défense des droits des femmes.
Au cours de la période 2019-20, 45 % des apports totaux d’APD bilatérale de l’ensemble des membres du CAD de l’OCDE avaient l’égalité des genres comme objectif principal ou significatif (OCDE, 2022[4]). Parmi les six pays qui consacrent le plus fort pourcentage de leur APD à l’égalité des genres, trois d’entre eux ont adopté ou élaborent actuellement une politique étrangère féministe. Malgré tout, l’égalité des genres demeure un objectif principal d’une part relativement faible de l’APD : en 2020, elle ne constituait toujours pas une priorité pour 55 % des apports d’APD et représentait un objectif principal pour seulement 5 % de ces apports.
Un pays n’a pas forcément besoin de se doter officiellement d’une politique étrangère féministe pour que sa politique étrangère s’accompagne d’analyses, d’approches et de processus féministes. Cela fait ainsi de nombreuses années qu’aux Pays-Bas, l’action du ministère des Affaires étrangères repose sur de solides principes féministes. Sa volonté et sa capacité d’écouter les militantes féministes, de reconnaître les erreurs et de planifier les interventions en concertation avec les parties prenantes concernées plutôt que d’imposer des vues de l’extérieur l’ont amené à mettre en place des initiatives telles que le programme Voice4, le fonds pour la réalisation de l’ODD 5 et le partenariat Leading from the South. Or ce n’est que maintenant que les Pays-Bas ont entrepris d’élaborer une politique étrangère féministe officielle5, qui pourrait être une première étape utile pour élaborer des approches plus cohérentes en vue du démantèlement des inégalités dans tout l’éventail (bien plus large) de ses activités de politique étrangère.
Premier pays de l’hémisphère sud à annoncer l’adoption d’une politique étrangère féministe, le Mexique illustre l’impact que ce type de politique a bien au-delà de l’APD et du financement. Le pays s’est attaché à mettre sa politique au profit de partenariats de plaidoyer et d’action internationale afin de lutter contre les injustices intersectionnelles, notamment lors de la récente Conférence des Parties à la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (COP27).
Tous les pays qui ont annoncé l’adoption d’une politique étrangère féministe ont encore du chemin à parcourir pour intégrer pleinement des approches féministes dans l’ensemble des volets de leur action, notamment pour appliquer ces approches et ces principes dans leur prise de décisions, au sein de leurs propres institutions, et mettre en œuvre une réorientation des pouvoirs plus prononcée et plus cohérente au niveau de leurs processus et relations internes et externes. Néanmoins, mieux vaut, selon moi, avoir encore du chemin à parcourir sur une voie qui a au moins le mérite d’avoir été entamée, plutôt que de s’abstenir de relever les défis liés au changement, voire d’éviter tout bonnement de s’engager sur une telle voie. Le renforcement et l’essor des politiques étrangères féministes offrent matière à tirer des enseignements mutuels, à trouver des sources d’encouragement et à multiplier l’impact. Comme l’a si bien dit Lyric Thompson, Directrice générale de l’organisation Feminist Foreign Policy Collaborative, dans un récent courriel qu’elle m’a adressé :
C’est maintenant que les politiques étrangères féministes doivent démontrer toute leur utilité. En cette époque de conflits et de pandémie, de catastrophe climatique imminente et de taux record des inégalités, un nombre croissant de pays, du Luxembourg au Libéria, choisissent d’adopter un cadre qui reconceptualise les biens publics mondiaux comme relevant de l’intérêt national. Les pays de l’OCDE élèvent leurs ambitions en matière de financement de l’égalité des genres et conçoivent de nouveaux modèles en faveur d’un multilatéralisme fondé sur des principes, s’efforçant de bouleverser les normes racistes, patriarcales et coloniales en plaçant l’humain, la paix et la planète au centre de leurs objectifs de politique étrangère. Tout cela donne des raisons d’espérer en un avenir meilleur6.
[3] OCDE (2022), Activités d’aide visant l’égalité des sexes et l’autonomisation des femmes (SNPC) (base de données), https://stats.oecd.org/Index.aspx?DataSetCode=DV_DCD_GENDER (consulté le 20 décembre 2022).
[4] OCDE (2022), Le financement du développement pour l’autonomisation des femmes et l’égalité des genres : un aperçu, Éditions OCDE, Paris, https://www.oecd.org/fr/cad/apercu-egalite-genres-apd-2022.pdf.
[1] Silverman, A. (2016), « Sweden’s foreign minister has no time for giggles (podcast) », Foreign Policy, https://foreignpolicy.com/2016/04/06/swedens-foreign-minister-has-no-time-for-giggles (consulté le 31 January 2019).
[2] Thompson, L., S. Ahmed et T. Khokhar (2021), Defining Feminist Foreign Policy: A 2021 Update, International Center for Research on Women, Washington, D.C., https://www.icrw.org/wp-content/uploads/2021/09/Defining-Feminist-Foreign-Policy-2021-Update.pdf.
← 1. Le ministre suédois des Affaires étrangères a annoncé en octobre 2022 que le pays ne qualifierait plus sa politique étrangère de féministe. Douze autres pays ont adopté ou sont en train d’élaborer une politique étrangère féministe, à savoir l’Allemagne, le Canada, le Chili, la Colombie, l’Écosse, l’Espagne, la France, le Libéria, la Libye, le Luxembourg, le Mexique et les Pays-Bas.
← 2. L’OCDE a publié les dernières données (2021) relatives à l’APD en faveur de l’égalité des genres et de l’autonomisation des femmes fin janvier 2023, alors que ce rapport était en cours d’impression. Les chiffres clés de l’APD montrent une réduction inquiétante des niveaux d’aide bilatérale totale ayant l’égalité des genres comme objectif principal ainsi que des montants des financements octroyés directement aux organisations de défense des droits des femmes. Il sera essentiel d’analyser ces données récentes et de suivre leur évolution au regard des tendances générales de l’APD et notamment des promesses faites par les pays dotés de politiques étrangères féministes.
← 3. Projet du rapport d’évaluation intitulé Canadian Gender Equality Investments: A Quantitative Assessment of Canadian ODA, dont la publication est prévue en 2022 par le Fonds Égalité et la University of Newfoundland and Labrador.
← 4. Pour en savoir plus, voir : https://voice.global/first-global-call-for-proposals.
← 5. Pour en savoir plus, voir : https://www.government.nl/latest/news/2022/11/18/feminist-foreign-policy-netherlands.
← 6. Lyric Thompson, dans un courriel adressé à l’auteure le 17 novembre 2022.