Rose Caldwell
Plan International UK
Danny Sriskandarajah
Oxfam GB
Rose Caldwell
Plan International UK
Danny Sriskandarajah
Oxfam GB
Le système de l’aide internationale fonctionne depuis longtemps selon un modèle hiérarchique dominé par les pays du Nord. Une réforme est requise de toute urgence pour mettre fin au paternalisme et au racisme inhérents à ce modèle, construire des partenariats équitables et œuvrer à des changements porteurs de transformations. Les organisations non gouvernementales internationales doivent elles aussi changer, comme l’ont reconnu les signataires du Pacte pour le changement (Pledge for Change). Plan International, Oxfam GB et d’autres organisations des pays du Nord ont travaillé avec Adeso, le Centre for Humanitarian Leadership et d’autres acteurs de la société civile des pays du Sud pour amorcer le transfert du pouvoir, des prises de décisions et des fonds vers les populations et les territoires touchés par la crise et la pauvreté. Si des progrès ont d’ores et déjà été accomplis, d’autres acteurs présents dans la hiérarchie traditionnelle de l’aide doivent participer pour permettre un changement à plus grande échelle et avancer sur les promesses non tenues du Grand Bargain au sujet de l’ancrage local.
Les organisations non gouvernementales internationales qui signent le Pacte pour le changement (Pledge for Change) s’engagent à prendre des mesures pour transférer davantage de pouvoir, de prise de décisions et de fonds aux populations et aux territoires qui reçoivent de l’aide. Les signataires ont commencé à transformer cet engagement en actions concrètes.
Les fournisseurs de coopération pour le développement peuvent contribuer à la réalisation des objectifs du Pacte en alignant leur soutien et leurs actions sur ce projet, en encourageant d’autres acteurs à faire de même, et en s’engageant à aider les signataires à tenir leurs promesses.
La nécessité d’« ancrer dans le contexte local » et de « décoloniser » le travail des acteurs du développement est une idée qui a pris de plus en plus d’ampleur au cours des dix dernières années. Or, les évolutions systémiques et changements dans les comportements ont été, au mieux, lents et inégaux. À ce jour, un petit nombre d’organisations non gouvernementales internationales (ONGI) se sont engagées à aller au-delà de la rhétorique en adhérant à un Pacte pour le changement (Pledge for Change), c’est-à-dire un ensemble d’engagements visant à transférer davantage de pouvoir, de prise de décisions et de fonds aux territoires les plus touchés par la crise et la pauvreté (Pledge for Change, 2022[1]).
Le Pacte pour le changement, lancé en octobre 2022, est un important pas en avant vers la réforme du système de l’aide internationale, qui a longtemps fonctionné sur un modèle hiérarchique dominé par les pays du Nord – un système qui, de l’avis d’un grand nombre, a maintenu et perpétué les mécanismes du pouvoir injustes et inégaux qui sont issus d’un passé colonialiste et patriarcal, et qui ont donné naissance au racisme (Barnett, 2022[2] ; Peace Direct et al., 2021[3] ; Robillard, Atim et Maxwell, 2021[4]). Outre le fait qu’il a trop souvent encouragé la redevabilité vis-à-vis du Nord aux dépens de la redevabilité vis-à-vis des bénéficiaires de l’aide, ce système a largement empêché les acteurs locaux d’accéder à des financements directs et de diriger les opérations, et a permis à une certaine élite du domaine de l’aide humanitaire de dominer le discours à partir duquel est défini le programme d’action. C’est un système qui ne reflète ni notre humanité commune ni la solidarité en laquelle nous croyons, en tant que dirigeants de deux grandes ONGI. Il y a six ans, plusieurs dizaines d’organisations et de donneurs se sont mis d’accord sur une série d’engagements autour de la question de l’ancrage local, dans le cadre du Grand Bargain (pacte relatif au financement de l’action humanitaire) (Comité permanent interorganisations, 2022[5]). Mais depuis, bien que le concept de transfert du pouvoir soit résolument entré dans le vocabulaire du développement, aucun changement significatif du système, ni en fait aucune augmentation des ressources susceptible d’aider les petites organisations locales à se développer, n’a encore été constaté. Le rapport Global Humanitarian Assistance Report 2020 indiquait que 0.5 % seulement des financements ayant fait l’objet d’un suivi en 2019 avait bénéficié directement à des ONG locales et nationales, ce qui est très loin des 25 % que le Grand Bargain avait fixés comme objectif pour 2020 (Development Initiatives, 2020[6]).
Bien que le concept de transfert du pouvoir soit résolument entré dans le vocabulaire du développement, aucun changement significatif du système, ni en fait aucune augmentation des ressources susceptible d’aider les petites organisations locales à se développer, n’a encore été constaté.
Le processus du Pacte pour le changement diffère des initiatives de changement antérieures entreprises dans le domaine sur plusieurs points clés. La première différence tient au fait que les ONGI que nous sommes assument la responsabilité du rôle qu’elles peuvent jouer, depuis les récits qu’elles livrent jusqu’à la façon dont elles peuvent faire en sorte que les ressources affluent plus directement vers leurs partenaires du Sud et en contribuant à leur autonomisation. Il est également important de noter que nos ONGI se sont réunies à l’initiative d’Adeso, une organisation humanitaire et de développement d’Afrique de l’Est, et que nous avons tenté de rallier d’autres organisations des pays du Sud tout au long du processus.
Deuxièmement, la phase initiale de mise en place du projet – qui a duré deux ans – a délibérément associé un petit groupe de dirigeants d’organisations qui sont tous engagés personnellement dans la décolonisation. Ces responsables ont ainsi pu bénéficier d’un espace pour imaginer le changement aux côtés de leurs pairs, travailler conjointement et coordonner leur action, de telle sorte que tous les participants ont réellement contribué à l’élaboration du produit final.
Troisièmement, ces dirigeants s’engagent non seulement à assurer le suivi des progrès accomplis par leurs propres organisations au cours des huit prochaines années et à les rendre publics, mais aussi à exercer une pression pour que le changement gagne l’ensemble du secteur. En agissant sur trois axes essentiels – partenariats équitables, récits authentiques et influencer un changement plus large –, le Pacte pour le changement représente un projet historique, mené par les pays du Sud, visant à partager en toute transparence les progrès et les apprentissages, avec des objectifs et des indicateurs clairs pour orienter le changement d’ici 2030.
Les sept ONGI représentant le premier groupe de signataires ont affirmé leur conviction qu’en étant pilotées au niveau local et reliées au monde, elles auront plus d’impact sur la vie des populations car, en permettant aux communautés de développer une résilience, elles réduiront leur dépendance vis-à-vis de l’aide. Ces ONGI ont pris l’engagement de faire en sorte que leur implication renforce – et non affaiblisse – la société civile locale grâce à l’allocation de plus de ressources pour aider les organisations locales et nationales à prendre en main les opérations. Elles ont accepté que leurs récits – tout en relatant les dures réalités de la pauvreté, des conflits ou des catastrophes – évitent de présenter les bénéficiaires de l’aide comme des victimes impuissantes car cela renforce les stéréotypes, qui ont des effets néfastes. Certains des récits et des images diffusés par les acteurs du secteur du développement ont déformé la réalité, omis de rendre compte de la contribution des partenaires locaux et parlé à la place des bénéficiaires de l’aide plutôt que de leur servir de porte-voix. Les signataires du Pacte pour le changement sont convaincus que le fait de placer la majorité mondiale au cœur du processus décisionnel n’est pas seulement une obligation morale mais une étape indispensable pour relever un grand nombre des défis auxquels le monde est aujourd’hui confronté. Ce projet correspond à la volonté de construire un écosystème de l’aide plus solide, qui s’appuie sur les principes de solidarité, d’humilité, d’autodétermination et d’égalité.
Le parcours ayant permis d’arriver à ce résultat n’a vraiment pas été facile. Nous espérons, en en présentant les raisons, offrir un éclairage important aux autres acteurs du secteur qui aimeraient engager des changements porteurs de transformations.
L’une des raisons pour lesquelles le transfert du pouvoir et des ressources est long à se mettre réellement en place est peut-être que les progrès en la matière dépendent en grande partie de ceux qui ont le plus intérêt à ce que les hiérarchies du système humanitaire ne changent pas. En tant que grandes ONGI bien établies, notre penchant à l’autopréservation – autrement dit l’instinct qui nous pousse à protéger les privilèges, les ressources et l’influence que nous confère notre position dominante – peut souvent aller véritablement à l’encontre de notre désir de changement radical. En fait, c’est l’action de terrain et partant de la base qui a été à l’origine de la plupart des grandes avancées réalisées jusqu’ici en matière d’ancrage local. Il n’en demeure pas moins que l’adhésion des entités du Nord est indispensable si l’on veut rééquilibrer les rapports de pouvoir dans le domaine de l’aide humanitaire et au développement.
L’adhésion des entités du Nord est indispensable si l’on veut rééquilibrer les rapports de pouvoir dans le domaine de l’aide humanitaire et au développement.
S’il a été relativement aisé pour les participants au processus de s’unir autour de leur volonté commune de changer le système, il s’est avéré plus difficile de trouver un équilibre entre ce qu’ils jugeaient bon sur le plan moral et éthique, et ce qui était réalisable concrètement dans le délai imparti ; autrement dit, entre ce qui était et ce qui n’était pas de leur ressort. Dans le domaine de l’aide, par exemple, de nombreux dispositifs impliquent de lourdes obligations de mise en conformité et de notification qui sont extrêmement contraignantes pour de nombreuses organisations de la société civile, en particulier celles de petite taille ayant un rayon d’action national ou local. D’autre part, il est souvent difficile pour les organisations de déterminer ce qu’elles doivent faire pour recevoir des fonds ou comment se renseigner, et celles qui ne possèdent pas de personnel s’occupant spécifiquement des relations avec les donneurs se retrouvent pénalisées. C’est la raison pour laquelle, de l’avis des signataires, le troisième volet du projet – influencer un changement plus large – est si important : son but est d’intervenir sur les éléments du système qui seront essentiels au changement mais qui ne sont pas sous le contrôle direct des ONGI.
Le processus a démarré il y a plus de deux ans, chaque organisation devant adhérer au projet en interne et un dialogue devant être engagé avec les acteurs du Sud pour que le changement qui en résulte soit pertinent et significatif dans l’ensemble du secteur. Des consultations poussées ainsi que des échanges approfondis et souvent difficiles – rassemblant une multiplicité de domaines d’expertise et de points de vue – ont été nécessaires pour mettre au jour les obstacles et les surmonter et pour parvenir à une compréhension mutuelle de l’objectif que les participants essaient collectivement d’atteindre. Les changements proposés par le projet s’attaquent au cœur même du modèle opérationnel des ONGI, et il n’a pas toujours été facile de se mettre d’accord. Toutes les organisations ayant participé à la mise sur pied du projet travaillent aujourd’hui avec des experts du « RINGO Project: Re-Imagining the INGO »1 en vue de définir un ensemble d’indicateurs qui seront utilisés par l’ensemble des participants pour partager régulièrement et en toute transparence des rapports de référence annuels et évaluer les progrès par rapport à une série d’objectifs de changement clairement définis pour 2030.
Oxfam, Plan International et d’autres organisations ont déjà commencé à introduire des changements pratiques dans leurs modèles opérationnels afin de permettre une gestion plus locale des opérations. Au cours de ces deux dernières années, Oxfam GB a choisi d’intervenir directement dans un moins grand nombre de pays mais d’y investir davantage, en particulier par la fourniture d’un appui essentiel aux partenaires et alliés présents localement. Elle espère que cela permettra de construire une société civile locale plus résiliente, de produire collectivement plus d’impact et de rééquilibrer le rapport de force pour créer des partenariats porteurs de transformations radicales. Oxfam GB vient également de commencer à partager des ressources pour la prise en charge des coûts indirects – c’est-à-dire les fonds permettant de financer les frais généraux d’une organisation – avec ses partenaires locaux, et aide les acteurs de terrain à négocier le recouvrement de ces coûts par des dons provenant d’autres organisations. L’organisation a également augmenté les fonds non restrictifs versés aux antennes locales.
De son côté, Plan International mène une réflexion approfondie et franche sur l’équilibre des pouvoirs qui existe en son sein et dans le cadre de ses partenariats avec des organisations locales et nationales. Reconnaissant que des changements sont nécessaires à l’échelle des individus mais aussi de l’organisation si elle veut opérer un changement radical, elle organise une formation et une réflexion sur le pouvoir, le privilège et les distorsions, à laquelle participe son personnel ; le résultat se manifeste déjà par une modification des questions qui se posent à chacun et des décisions qui sont prises chaque jour. L’organisation affine actuellement la façon dont elle envisage de créer des partenariats plus équitables, qui soient en accord avec ses principes d’émancipation des femmes et qui permettent un meilleur transfert des ressources et du pouvoir aux organisations locales et nationales pour produire plus d’impact. C’est là une première étape avant d’augmenter la proportion de ses partenariats dans lesquels toutes les parties jouiront du même droit de parole et du même pouvoir décisionnel, et où la responsabilité sera partagée, ce qui passera par la suppression progressive des obstacles internes à la mise en place de partenariats équitables. Plan International a également mis au point un ensemble de principes de communication antiracistes qui sont à appliquer dans ses récits et dans le choix des images qui les illustrent, et qui contribuent à construire une culture de la lutte contre le racisme, de la réflexion et de l’apprentissage.
Tels sont quelques-uns des premiers pas d’un long parcours qui a été amorcé et qui est primordial pour mener à bien cette mission commune de l’éradication de la pauvreté et de la lutte contre les inégalités et l’injustice. Toutefois, c’est un parcours que les ONGI ne peuvent effectuer seules. D’autres acteurs devront les rejoindre, parmi lesquels les donneurs, les acteurs de la société civile des pays du Sud, les organisations philanthropiques, les groupes et réseaux de coordination et les instituts universitaires. Les ONGI peuvent devenir des signataires à part entière du Pacte pour le changement et les autres acteurs peuvent apporter leur soutien en s’engageant à les aider à atteindre les objectifs du projet et en les obligeant à rendre des comptes au fur et à mesure.
C’est un parcours que les ONGI ne peuvent effectuer seules. D’autres acteurs devront les rejoindre, parmi lesquels les donneurs, les acteurs de la société civile des pays du Sud, les organisations philanthropiques, les groupes et réseaux de coordination et les instituts universitaires.
Nous espérons que les donneurs accéléreront rapidement la mise en œuvre des engagements qu’ils ont pris dans le cadre du Grand Bargain et qu’ils augmenteront la proportion des fonds versés directement aux organisations de la société civile locales et nationales. Les besoins de financement ne doivent pas empêcher, mais au contraire favoriser, la participation engagée et le leadership des communautés qui perçoivent de l’aide dans les décisions qui sont prises concernant la répartition et les modalités d’utilisation de cette aide. Une action continue et concertée menée au plus haut niveau de chaque institution (administrations publiques, agences des Nations Unies et autres organisations) ainsi que des ONGI est nécessaire pour comprendre et transformer les déséquilibres systémiques du pouvoir dans tous les secteurs du système de l’aide. En tant qu’ONGI, nous sommes résolues à poursuivre la collaboration et à continuer à nous remettre en question – et à remettre en question les autres – à mesure que nous avançons ensemble sur ce chemin.
[2] Barnett, M. (2022), « La ligne de couleur mondiale humanitaire », ALNAP blog, https://www.alnap.org/blogs/the-humanitarian-global-colour-line (consulté le 14 novembre 2022).
[5] Comité permanent interorganisations (2022), About the Grand Bargain, page web, https://interagencystandingcommittee.org/about-the-grand-bargain (consulté le 9 août 2022).
[6] Development Initiatives (2020), Global Humanitarian Assistance Report 2020, Development Initiatives, https://devinit.org/resources/global-humanitarian-assistance-report-2020.
[3] Peace Direct et al. (2021), Time to Decolonise Aid: Insights and Lessons from a Global Consultation, Peace Direct, https://www.peacedirect.org/wp-content/uploads/2021/05/PD-Decolonising-Aid-Report.pdf.
[1] Pledge for Change (2022), site web Pledge for Change 2030, https://pledgeforchange2030.org (consulté le 14 novembre 2022).
[4] Robillard, S., T. Atim et D. Maxwell (2021), Localization: A « Landscape » Report, Feinstein International Center Publication, Tufts University, Boston, MA, https://fic.tufts.edu/wp-content/uploads/Localization-FINAL-12.30.21.pdf.