Anabel Cruz
Directrice de l’Institut de la communication et du développement (ICD)
Brian Tomlinson
AidWatch Canada
Nikhil Dutta
International Centre for Not-for-Profit Law
Anabel Cruz
Directrice de l’Institut de la communication et du développement (ICD)
Brian Tomlinson
AidWatch Canada
Nikhil Dutta
International Centre for Not-for-Profit Law
Les organisations de la société civile des pays du Sud œuvrent depuis longtemps pour que les politiques et les pratiques des donneurs mettent à profit leurs vastes connaissances et leur grande expérience organisationnelle, reconnaissent leur besoin de prévisibilité en matière de financement et de soutien, et mènent un dialogue régulier officiel. La Recommandation du CAD sur le renforcement de la société civile en matière de coopération pour le développement et d'aide humanitaire, adoptée en 2021, est le premier instrument juridique international sur le sujet. Elle prend acte de ces questions en appelant les donneurs à renforcer le rôle de chef de file et l’efficacité de la société civile dans les pays partenaires. La récente prise de contact auprès des organisations des pays du Sud opérée par un groupe de travail de l’OCDE au titre de la Recommandation a abouti à la formulation de recommandations particulières sur l'utilisation de mécanismes alternatifs de financement, de collaboration et de soutien destinés à aider les donneurs à nouer un nouveau type de relation – plus fructueuse – avec les acteurs de la société civile locale, sur la base d'une confiance et d'un respect mutuels.
Les donneurs devraient mettre en œuvre auprès des organisations locales et nationales de la société civile des pays du Sud des modalités de financement fondées sur la confiance et le respect, telles que des contributions aux budgets ordinaires et/ou un soutien aux initiatives de développement pilotées au niveau local.
Les organisations de la société civile des pays du Sud cherchent des pistes pour accroître leur rôle dans le domaine du développement en collaborant directement avec les donneurs à la définition d’objectifs communs pour les communautés locales, et en exerçant leur pouvoir décisionnel sur l’ensemble des aspects des programmes et l’affectation des financements.
En juillet 2021, les membres du Comité d'aide au développement de l’OCDE (CAD) ont adopté à l'unanimité la Recommandation sur le renforcement de la société civile en matière de coopération pour le développement et d'aide humanitaire (OCDE, 2021[1]), le premier instrument juridique international consacré à cette question. Ce texte énonce 28 mesures clés pour : respecter, protéger et promouvoir l’espace civique ; soutenir la société civile et collaborer avec elle ; et promouvoir l’efficacité, la transparence et la redevabilité des organisations de la société civile (OSC). Toutes ces mesures permettront de garantir aux OSC locales et nationales des pays partenaires un développement plus efficace et piloté localement.
La Recommandation du CAD représente le niveau de redevabilité des donneurs le plus élevé de l’OCDE, et sa mise en œuvre est cruciale pour promouvoir les conditions qui permettront aux OSC de devenir des acteurs à part entière du développement. La Communauté de pratique sur la société civile du CAD pilote cette mise en œuvre au moyen de plusieurs boîtes à outils. La première vise à instaurer des relations qui promeuvent le rôle de chef de file des acteurs de la société civile dans les pays partenaires en investissant dans ce rôle, conformément à la recommandation faite aux donneurs d’accroître « la disponibilité et l’accessibilité de formes de soutien financier direct, souple et prévisible, y compris le soutien aux budgets ordinaires et/ou le soutien programmatique, afin de renforcer leur indépendance financière, leur viabilité et l’appropriation locale ».
Le groupe de travail chargé de la Recommandation a recueilli les points de vue et les propositions des OSC des pays du Sud pour élaborer cette première boîte à outils. La présente étude de cas examine quelques-unes des réflexions et des idées émises pour transformer les relations entre les donneurs et les OSC1.
Les relations entre, d'une part, les acteurs locaux et nationaux des pays du Sud et les donneurs et, d’autre part, les intermédiaires de la société civile internationale – situés pour la plupart dans les pays du Nord – ont toujours été complexes et à plusieurs niveaux. Elles sont toutefois également vécues par les OSC du Sud comme de véritables rapports de forces déséquilibrés, dans la mesure où ces organisations doivent surmonter des obstacles et des exigences de conformité de taille pour accéder aux financements des donneurs. Ces relations ont souvent pour effet de priver les OSC partenaires de toute prérogative en les cantonnant à la mise en œuvre, dans leur propre pays, de programmes conçus à l’étranger pour lesquels elles doivent produire des résultats.
Le manque de confiance et de respect qui découle d’une idéologie coloniale et d’un racisme persistants dans le domaine de la coopération pour le développement est un problème fondamental. Le postulat est, semble-t-il, que les organisations du Sud ont en quelque sorte des déficiences et qu’elles doivent faire l’objet d'une microgestion et/ou d'un accompagnement étroit pour produire les résultats recherchés par les donneurs. Ce manque de confiance transparaît dans tous les aspects des relations entre les deux parties, à savoir depuis la conception, l’exécution et l’évaluation des programmes jusqu’aux cadres permettant aux donneurs de déterminer le degré de réussite. Les relations fondamentales qu’entretiennent les OSC locales avec les communautés et les autres acteurs sociaux – testées et améliorées directement par le biais de l’expérience – sont théoriquement reconnues par les donneurs, mais sont dans les faits dévalorisées et décrédibilisées.
Très dépendantes à l’égard des financements extérieurs des donneurs dans les pays pauvres et les contextes fragiles, les OSC locales doivent souvent faire des entorses à leurs missions pour répondre aux priorités sans cesse changeantes des donneurs, lesquelles ôtent toute raison d’être aux plans de durabilité fréquemment exigés par ces derniers.
Les relations fondamentales qu’entretiennent les OSC locales avec les communautés et les autres acteurs sociaux – testées et améliorées directement par le biais de l’expérience – sont en théorie reconnues par les donneurs, mais sont dans les faits dévalorisées et décrédibilisées.
Les modalités de financement définies par les donneurs (en particulier les appels à propositions) encouragent une concurrence dysfonctionnelle et accentuent la mise à l'écart des OSC locales alors qu'une collaboration créative serait nécessaire pour optimiser les compétences, les connaissances et la solidarité au niveau local. Les appels à propositions favorisent clairement les grandes organisations (internationales).
Le manque de confiance se retrouve également dans les méthodes couramment utilisées pour financer les OSC des pays du Sud : dons pour des projets de courte durée ; versements de petites sommes ; blocages des fonds ; prise en charge limitée ou nulle des frais généraux. Toutes ces pratiques nuisent au bon déroulement des programmes et obligent souvent les OSC à contracter des crédits impossibles à rembourser ou des prêts à court terme. Les organisations doivent gérer plusieurs projets, parfois en faisant preuve d’une certaine créativité sur le plan comptable, juste pour pouvoir préserver leur infrastructure de base et leur gouvernance.
L’activité militante des OSC, qui occupe une place centrale dans l’influence qu’exercent les organisations des pays du Sud, est souvent considérée comme problématique par les donneurs. Cette activité cruciale reçoit moins de financements et est inhibée par des accords et des indicateurs de performances rigides, qui sont inappropriés pour mener un travail de longue haleine touchant à l’action publique et à la défense des intérêts.
Pour gérer leurs relations avec les OSC locales, les donneurs publics recourent massivement à des contrats de sous-traitance auprès d’organisations non gouvernementales internationales (ONGI). Le rôle des ONGI est de gérer les financements pour le compte du donneur, souvent en faisant respecter les conditions fixées par ce dernier (critères d'éligibilité, audits, etc.) auprès des OSC partenaires locales. Cette pratique de sous-traitance nuit à l’indépendance, à l’autonomie, à l'appropriation et à l’influence de la société civile dans les pays partenaires.
Si l'administration fiduciaire est indispensable, les conditions fixées par les donneurs sont si lourdes que les ONG locales ont du mal à les remplir et sont donc souvent obligées de s’associer avec une ONGI, ce qui crée une dépendance au bon vouloir de cette dernière. Ce mode d'administration rigide et hiérarchisé – du haut vers le bas – imposé par les bailleurs de fonds ne permet pas aux OSC des pays du Sud d’être pleinement redevables à l’égard des populations et des communautés avec lesquelles elles travaillent et qu’elles cherchent à aider.
[...] les conditions fixées par les donneurs sont si lourdes que les ONG locales ont du mal à les remplir et sont souvent obligées de s’associer avec une ONGI, ce qui crée une dépendance au bon vouloir de cette dernière.
Les OSC des pays du Sud aspirent depuis longtemps à ce que les donneurs se départent, dans leurs politiques et leurs pratiques, de leur fonctionnement hiérarchique de type néocolonial pour opérer un réel transfert du pouvoir au profit de la société civile du Sud. Elles proposent une réforme en profondeur des dispositifs de financement, au profit notamment de mécanismes qui reposent sur les vastes connaissances et la grande expérience organisationnelle des pays du Sud, dont ces derniers favorisent le développement ; qui reconnaissent les mécanismes d'autodiscipline et d'assurance qualité mis en place par les pays du Sud et qui fixent des normes exigeantes pour les OSC en tant qu’acteurs du développement ; et qui garantissent la durabilité organisationnelle à long terme et la souplesse nécessaires pour assurer l’efficacité des interventions dans le domaine humanitaire et celui de l’aide au développement.
Les OSC des pays du Sud qui évaluent leurs partenariats avec les donneurs et les ONGI leur posent trois grandes questions :
Avons-nous notre mot à dire au sujet du projet que vous [le donneur] avez établi pour nos communautés et l’élaboration des objectifs communs peut-elle passer par le dialogue plutôt que par la fixation de conditions définies au préalable par vos soins ?
Disposons-nous d'un véritable pouvoir décisionnel concernant la façon dont l’ensemble des aspects du programme sont conçus et menés à bien ?
Avons-nous un réel mot à dire concernant l'établissement et la répartition du budget, non seulement pour les programmes mais aussi pour des domaines tels que les frais généraux ?
Pour que ces questions soient suivies d'une réponse positive, les politiques et les pratiques des donneurs doivent évoluer dans le sens d'un renforcement du pouvoir et de la durabilité des OSC dans les pays partenaires, et de la mise en œuvre d'approches systémiques, détaillées et holistiques. Voici quelques exemples et idées pour faire évoluer les modèles de financement et les pratiques des donneurs :
Adoption d'approches fondées sur des valeurs (solidarité, appropriation locale, alliances horizontales) : dans leur démarche de financement, les donneurs devraient traiter les OSC des pays partenaires comme des alliées au service de la démocratie et éviter de les instrumentaliser en tant que sous-traitants obéissant aux lois du marché pour mettre en œuvre leurs propres priorités.
L’intégration de principes féministes dans les politiques et les pratiques de financement des donneurs devrait être considérée comme le moyen de favoriser une évolution culturelle au sein des organisations2.
L’institutionnalisation du dialogue et de la consultation entre les donneurs et les OSC au niveau des pays peut améliorer la compréhension mutuelle. Une communication régulière entre les donneurs (individuellement ou en groupe) et les OSC de chaque pays (par l’intermédiaire de leurs plateformes nationales) peut aider à lutter contre les idées fausses qu’entretient chacune des parties à l’égard de l’autre, mais aussi permettre aux donneurs de s'informer du contexte dans lequel évolue la société civile locale, et de prendre la mesure des actions menées par les OSC aux côtés des bénévoles locaux et de la façon dont elles utilisent leurs connaissances du terrain pour concevoir leurs programmes.
La définition conjointe des priorités des pays donneurs, en consultation étroite avec la société civile locale, permettrait de s’assurer que les programmes des donneurs tiennent compte des besoins exprimés par la société civile et des connaissances et des atouts spécifiques de chaque pays, de manière à ce que les programmes et les projets soient adaptés aux communautés locales et que les celles-ci puissent en bénéficier.
Une transparence totale devrait être de mise lorsque des ONGI interviennent aux côtés des ONG locales en tant qu’intermédiaires des donneurs, y compris en ce qui concerne l’accès en temps voulu aux informations relatives aux fonds alloués par les donneurs. Cela inciterait les ONGI à être redevables à l’égard des partenaires locaux. Des critères d'éligibilité devraient également être définis afin d'équilibrer les relations de pouvoir au sein des chaînes de financement.
La conclusion d’accords-cadres entre les donneurs et les OSC des pays du Sud peut être le point de départ d’une relation à long terme fondée sur la confiance ainsi que sur les connaissances et les atouts des OSC. Un aspect clé de la confiance est la notification d'informations des OSC aux donneurs et vice-versa, autrement dit la redevabilité mutuelle au sein d'un accord-cadre.
L’acceptation de l’échec dans les partenariats avec les donneurs. L'idée que l’échec est impossible est à la fois irréaliste et contreproductive, en particulier lorsqu'une organisation est à l’origine de nouvelles idées, d'innovations ou de transformations dans les relations économiques et sociales.
Le financement des programmes pluriannuels des OSC du Sud au moyen de contributions à leur budget de base est primordial. Sans ces contributions, de nombreuses ONG locales ne peuvent fonctionner sur le long terme, qui est la durée nécessaire pour opérer des changements. Les contributions au budget de base sont indispensables pour fidéliser du personnel spécialisé compétent.
Les plateformes nationales d’OSC qui préconisent l’autoréglementation, le respect de normes d'assurance qualité et des mécanismes de mise en conformité aident les donneurs à faire preuve d’une diligence raisonnable dans l’évaluation des risques. À l’opposé, les outils d'évaluation provenant des donneurs sont souvent inappropriés et ne conviennent pas aux pays du Sud.
Le soutien à la défense des intérêts des OSC des pays du Sud devrait faire partie intégrante des priorités de financement et des programmes des donneurs, afin de renforcer les capacités de la société civile de ces pays à prendre le contrôle des opérations.
Les donneurs devraient s’efforcer d’encourager la formation de groupements d’OSC au sein d’un même pays et de collaborer avec eux afin d’optimiser leurs compétences, leur rayonnement au sein des communautés et leurs connaissances, ainsi que leurs capacités à travailler avec les donneurs.
La réévaluation du rôle des donneurs et des OSC des pays du Nord dans les pays partenaires est cruciale pour permettre aux OSC du Sud d’exercer une plus grande influence dans les interventions de développement. Les donneurs devraient reconnaître l’existence de tout l’éventail des OSC des pays du Sud bénéficiant d’un lien de proximité et d’une expérience avec les communautés locales, et dotées des connaissances et de la sensibilité nécessaires pour mener des programmes efficaces et obtenir des résultats, et collaborer avec elles. Un financement direct devrait être mis à la disposition des OSC du Sud au niveau de chaque pays.
Des modèles de financement comme la mise en commun de fonds gérés par les OSC devraient être envisagés pour renforcer les groupements d’OSC dirigés à l’échelon local dans les pays partenaires. Des mécanismes novateurs déjà en cours d’expérimentation dans certains pays pourraient permettre à plusieurs organisations de petite taille de se regrouper pour bénéficier de financements en vue de déployer des actions conjointes et globales autour d'une vision partagée, en mettant en commun les compétences multiples qu’elles tirent des connaissances et des données d’observation recueillies localement. De telles initiatives peuvent accroître la capacité des OSC participantes à remplir toutes les exigences de conformité fixées par les donneurs en répartissant le risque d’inefficacité, mais également permettre de tirer profit de la redevabilité mutuelle, qui est un facteur d’amélioration de la durabilité des actions menées auprès des communautés.
Les plateformes dirigées par des OSC des pays du Sud servant d’intermédiaires aux donneurs reçoivent des financements appropriés de la part des donneurs et sont bien placées pour mettre en œuvre des initiatives en partenariat avec les OSC des pays du Sud. Elles fournissent un cadre de gouvernance et d'élaboration des programmes favorisant une transparence totale, un établissement participatif du budget, ainsi qu'un partage et une planification des travaux.
Aider les organisations à rechercher d'autres modes de financement est un gage de durabilité. Il peut s’agir d’un soutien à la constitution de réserves ou d’immobilisations (comme des bâtiments de bureaux), à la création d’entreprises sociales ou au développement de la philanthropie à l’échelon local. Un tel soutien permet aux organisations et aux donneurs d’opérer une transition dans les relations de financement qui les unissent, sans pour autant mettre en danger la durabilité des OSC.
La Recommandation sur le renforcement de la société civile en matière de coopération pour le développement et d'aide humanitaire (OCDE, 2021[1]) donne aux donneurs membres du CAD et aux OSC une occasion unique d'examiner les pratiques actuelles des donneurs en matière de financement pour ce qui est de leur impact sur les OSC des pays du Sud. Elle ouvre la voie à des partenariats plus équitables et porteurs de transformations grâce à l’adoption de nouvelles approches du développement fondées sur un pilotage au niveau local. Les OSC ont un grand intérêt à faire en sorte que les ambitions et les engagements énoncés dans la Recommandation se réalisent pleinement au travers du dialogue avec la Communauté de pratique sur la société civile et avec l’ensemble des donneurs des membres du CAD intervenant dans leurs pays.
[1] OCDE (2021), Recommandation du CAD sur le renforcement de la société civile en matière de coopération pour le développement et d’aide humanitaire, OECD/LEGAL/5021, OCDE, Paris, https://legalinstruments.oecd.org/fr/instruments/OECD-LEGAL-5021 (consulté le 18 août 2022).
← 1. Les discussions avec les membres des OSC des pays du Sud ont été animées par Anabel Cruz, avec l’aide de Brian Tomlinson et Nikhil Dutta. Le rapport est disponible dans son intégralité à l’adresse suivante : https://21a29bf8-528b-4043-b9dc-caa23e5a1907.usrfiles.com/ugd/21a29b_7cf05364b3564a73b39ca79b42c84e4b.pdf.
← 2. Voir par exemple la publication « Principles for Feminist Funding » de la Fondation canadienne des femmes, accessible à l’adresse suivante : https://canadianwomen.org/wp-content/uploads/2020/05/Feminist-Philanthropy.pdf.