Ce chapitre examine le cadre d’intégrité français du point de vue des interactions entre les responsables et agents publics et les représentants d’intérêts. Il formule tout d’abord des recommandations sur le renforcement du cadre d’intégrité applicable aux responsables et agents publics dans le cadre d’un dispositif sur l’encadrement de l’influence étrangère d’une part, et aux personnes agissant pour le compte d’intérêts étatiques étrangers d’autre part. Le chapitre fournit également des pistes de réflexion pour mieux adapter le contrôle de la mobilité public / privé aux risques liés à l'influence étrangère.
Renforcer la transparence et l’intégrité des activités d’influence étrangère en France
4. Renforcer les standards d’intégrité applicables aux activités d’influence étrangère en France
Abstract
4.1. Introduction
Au-delà d’un dispositif de transparence de l’influence étrangère, lutter contre le risque d’ingérence étrangère requiert de prendre en compte ce risque dans les politiques relatives à l’intégrité des responsables publics. Promouvoir une culture d’intégrité dans les interactions entre les responsables publics et les personnes menant des activités d’influence étrangère constitue également un élément complémentaire important de la réponse à ce risque. En effet, les lois et réglementations sur la transparence n’arriveront jamais à couvrir toutes les zones grises et pratiques d’influence. Les interactions entre représentants d’intérêts étrangers et responsables publics doivent ainsi aussi être abordées sous l’angle de l’éthique et de l’intégrité aussi bien du côté des représentants que des responsables publics.
À cet égard, la HATVP joue un rôle essentiel dans la diffusion d’une culture de l’intégrité dans le secteur public, notamment concernant les interactions entre les responsables et agents publics et les représentants d’intérêts et dans les mobilités entre secteurs public et privé des responsables et agents publics.
En premier lieu, la Haute Autorité contrôle l’application des obligations déontologiques applicables aux représentants d’intérêts et prévues à l’article 18-5 de la loi du 11 octobre 2013.
En deuxième lieu, la HATVP contrôle depuis sa création la mobilité professionnelle des anciens ministres, Présidents d’exécutifs locaux et membres des autorités administratives indépendantes de l’État (article 23 de la loi n° 2013-907 relative à la transparence de la vie publique). La loi de transformation de la fonction publique du 6 août 2019 lui a également confié de nouvelles missions en matière de contrôle de la mobilité de certains agents publics (loi n° 83-634 portant droits et obligations des fonctionnaires). Si le contrôle déontologique de la très grande majorité des agents publics relève de l’administration elle-même, certains cas peuvent nécessiter l’intervention de la Haute Autorité, selon un principe de subsidiarité, sauf pour certains agents, pour lesquels la saisine de la Haute Autorité est obligatoire. Cela concerne plus de 15 000 personnes occupant les plus hautes fonctions des trois fonctions publiques, par exemple les membres des cabinets ministériels et les directeurs d’administration centrale.
Toutefois, s’agissant des risques liés à l’influence étrangère, ce dispositif présente plusieurs limites. En effet, aucune règle spécifique ne vient limiter ou interdire une activité dans une structure étrangère ou représentant des intérêts étrangers après un emploi public, sauf si la HATVP estime qu’il existe un risque pénal ou déontologique (HATVP, 2023[1]). Par ailleurs, l’adoption d’un dispositif sur la transparence de l’influence étrangère pourrait aussi inclure des obligations déontologiques spécifiques à la fois pour les représentants d’intérêts comme pour les responsables publics.
4.2. Renforcer les obligations déontologiques applicables aux responsables publics et aux représentants d’intérêts en matière d’influence étrangère
4.2.1. Le dispositif sur l’encadrement de l’influence étrangère pourrait clarifier la responsabilité des responsables et agents publics à faire appliquer le cadre légal
Le cadre actuel sur l’encadrement de la représentation d’intérêts ne confie pas de responsabilités particulières aux responsables et agents publics à l’égard des activités de représentation d’intérêts. Le cadre légal ne prévoit en effet pas que ceux-ci doivent s’assurer de l’inscription on non au répertoire de ceux qui cherchent à les influencer.
S’il n’est pas de la responsabilité des responsables et agents de contrôler l’application du cadre légal sur la représentation d’intérêts en général, et ce à juste titre, il semble cependant envisageable d’exiger une diligence raisonnable de vérification de leur part, notamment dans le cadre d’un dispositif spécifique sur l’encadrement de l’influence étrangère. Il pourrait leur être demandé qu’ils s’assurent que les personnes les contactant soient effectivement enregistrées comme représentants d’intérêts - ou soient visés par des exemptions - y compris pour un dispositif encadrant l’influence étrangère. Par exemple, les commissaires de l’Union européenne et les membres de leurs cabinets doivent refuser de rencontrer des lobbyistes non-inscrits au registre européen du lobbying. Cette vérification de la part des responsables publics pourrait être spécifiée dans les normes de conduite attendues au sein d’un dispositif sur l’influence étrangère. L’application effective de telles normes de conduite requerrait un travail dédié de sensibilisation, de formation et d’orientation pour les agents publics.
Il serait dans tous les cas utile que les obligations déontologiques applicables aux responsables publics incluent des lignes directrices relatives au risque d’influence indue et d’ingérence étrangère. Il s’agit par exemple de rappeler aux agents publics le besoin de vigilance vis-à-vis des communications d’influence, et tout particulièrement lorsque celles-ci émanent d’un représentant d’intérêts étranger par des actions de sensibilisation dédiées, tel qu’instruit par la circulaire du premier ministre du 11 octobre 2021 relative au renforcement de la transparence des actions d’influence étrangère conduites auprès des agents publics de l’État.
4.2.2. Les règles déontologiques applicables aux représentants d’intérêts pourraient être élargies aux acteurs couverts par un dispositif sur l’encadrement de l’influence étrangère
L’article 18-5 de la loi du 11 octobre 2013 prévoit que « les représentants d’intérêts exercent leur activité avec probité et intégrité » et liste les obligations déontologiques auxquelles ils sont tenus, concernant, entre autres, la déclaration de leur identité et des intérêts qu’ils représentent, de s’abstenir de remettre des rémunérations, cadeaux ou avantages, de ne pas utiliser de moyens frauduleux ou de ne pas monétiser les informations obtenues de responsables publics.
Lorsque la Haute Autorité constate, de sa propre initiative ou à la suite d’un signalement, un manquement aux règles déontologiques, elle adresse au représentant d’intérêts concerné une mise en demeure, qu’elle peut rendre publique, de respecter les obligations auxquelles il est assujetti, après l’avoir mis en état de présenter ses observations. Après une mise en demeure, et pendant les trois années suivantes, le fait de méconnaitre à nouveau ses obligations déontologiques est puni d’un an d’emprisonnement et 15 000 EUR d’amende. Ces dispositions ne s’appliquent toutefois pas pour les relations des représentants d’intérêts avec les parlementaires.
Pour assurer la cohérence globale du système d’encadrement des activités de représentation d’intérêts, ces mêmes règles déontologiques pourraient être appliquées aux représentants d’intérêts étrangers, et ce, quel que soit le scénario envisagé.
4.3. Renforcer le contrôle sur les carrières professionnelles d’anciens responsables publics au sein d’entités étrangères
4.3.1. La HATVP pourrait se voir confier un pouvoir de contrôle renforcé sur les nouvelles carrières professionnelles d’anciens responsables et agents publics au sein d’entités liées à des puissances étrangères
Une autre question particulièrement importante à considérer dans le contexte de l’influence étrangère est celle de la « porte tournante » entre les secteurs public et privé. Comme le relève le rapport de la commission du Parlement européen INGE du 9 mars 2022 (Parlement européen, 2023[2]), ainsi que celui de la Commission d’enquête de l’Assemblée nationale (Assemblée nationale, 2023[3]), l’embauche d’anciens responsables et agents publics dans des entreprises contrôlées directement ou indirectement par des États étrangers peut entrainer un risque d’ingérence. Les connaissances qu’ils ont pu acquérir au cours de leurs mandats ou fonctions publics, leur réseau d’influence au sein de l’administration ou parmi les élus, ou plus largement dans la société peuvent constituer de précieuses sources d’influence pour une puissance étrangère menant des activités d’ingérence. Ce risque apparait aujourd’hui peu encadré au sein de l’Union européenne et de ses États membres.
Actuellement en France, la HATVP est responsable du contrôle de la reconversion professionnelle des anciens ministres, présidents d’exécutifs locaux et des membres des autorités indépendantes (article 23 de la loi n° 2013-907 relative à la transparence de la vie publique). Pendant une durée de trois ans, toute personne qui a occupé l’une de ces fonctions doit saisir la Haute Autorité afin qu’elle examine si les nouvelles activités privées qu’elle envisage d’exercer sont compatibles avec ses anciennes fonctions. La HATVP contrôle également, à titre obligatoire, la reconversion d’un certain nombre d’agents publics dont la liste est fixée par les textes, et peut être saisie à titre subsidiaire de tout cas pour lequel l’administration a un doute sérieux (loi n° 83-634 portant droits et obligations des fonctionnaires). Mais ce contrôle s’effectue essentiellement sous le prisme du conflit d’intérêt potentiel, si le responsable en question risque de faire bénéficier l’entité qu’il compte rejoindre de ses connaissances, décisions antérieures, ou réseaux.
La Haute Autorité vérifie ainsi si l’activité envisagée par le responsable ou agent public quittant ses fonctions pose des difficultés : (i) de nature pénale et/ou (ii) de nature déontologique. Sont concernées les activités libérales ou les activités privées rémunérées au sein d’une entreprise publique ou privée ainsi que celles exercées au sein d’un établissement public à caractère industriel et commercial ou au sein d’un groupement d’intérêt public à caractère industriel et commercial. Lorsqu’elle identifie de telles difficultés, elle peut rendre un avis d’incompatibilité, qui empêche la personne d’exercer l’activité envisagée, ou de compatibilité avec réserves, dans lequel elle impose des mesures de précaution de nature à prévenir le risque pénal ou déontologique.
Pour compléter ce dispositif, le rapport de la Commission d’enquête de l’Assemblée nationale de 2022 recommandait des « contrôles plus spécifiques sur les nouvelles carrières professionnelles d’anciens hauts fonctionnaires, de responsables politiques de haut niveau et de certaines catégories de militaires, qui viserait éventuellement certaines puissances ne faisant pas partie des mêmes alliances que la France, ou qui s’adonnent à des formes d’ingérence dans notre pays » (Assemblée nationale, 2023[3]).
Si depuis, de nouveaux dispositifs ont permis de renforcer les obligations en ce qui concerne les anciens militaires, ce n’est pas encore le cas pour les autres responsables et agents publics. En effet, la loi de programmation militaire 2024-2030 ainsi que le Décret n° 2023-1171 du 13 décembre 2023 relatif à l'exercice par un militaire ou un agent civil de l'État et de ses établissements publics d'une activité au bénéfice d'un État étranger, d'une collectivité territoriale étrangère ou d'une entreprise ou d'une organisation ayant son siège en dehors du territoire national ou sous contrôle étranger sont venus renforcer les règles concernant les militaires : une déclaration est nécessaire auprès du Ministère des Armées qui dispose du pouvoir d’empêcher cette reconversion pour les militaires ayant exercé des fonctions dans des domaines stratégiques.
Pour les autres responsables et agents publics, il pourrait être envisagée que la HATVP voit ses missions étendues, au-delà du risque pénal et déontologique, au risque d’ingérence étrangère. La commission d’enquête de l’Assemblée nationale recommandait en effet de « prévoir un cadre qui exclut certaines zones géographiques ou pays, réservant les éventuelles évolutions professionnelles des hauts responsables publics à des pays membres, par exemple, de l’Espace économique européen ou d’alliances dont la France est également membre ». Une réflexion sur le périmètre exact d’une telle liste d’exclusion devrait toutefois prendre en compte les alliances de la France au-delà du cadre européen. Il convient en effet également de considérer les questions d’attractivité de la haute fonction publique dans un marché de l’emploi mondialisé, ainsi que celle des compétences nécessaires au bon fonctionnement de l’État dans une économie globalisée. Ainsi, il pourrait être utile de préciser par décret une liste de puissances étrangères pour lesquelles un contrôle plus poussé s’avérerait nécessaire, et dans certains cas une interdiction. Ceci fait écho au régime de déclaration différencié en vigueur au Royaume-Uni pour une liste établie par décret de mandants étrangers / puissances étrangères dont les activités ont été déterminées comme portant un risque aux intérêts de la Nation.
4.3.2. Le contrôle sur les nouvelles carrières professionnelles d’anciens responsables publics pourrait être étendu au-delà de trois ans pour les activités de représentation au sein d’entités liées à des puissances étrangères
Concernant la reconversion d’anciens responsables publics au sein d’entités étrangères, le dispositif français ne permet pas aujourd’hui d’encadrer leurs mobilités au-delà de trois ans et n’inclut pas de disposition particulière sur la représentation d’intérêts. La HATVP a pu souligner, lors des échanges organisés dans le cadre de ce rapport, que l’introduction de périodes de carence généralisées, qui s’appliqueraient aux activités d’influence et de représentation d’intérêts effectuées pour le compte d’intérêts étrangers, serait contraire à la logique du dispositif actuel. Ce dispositif repose sur l’examen au cas par cas des projets d’activités professionnelles envisagées par les responsables et agents publics.
Compte tenu des risques spécifiques liées aux activités de représentation d’intérêts, ou plus largement d’influence, effectuées pour le compte d’intérêts étrangers, une autre option pourrait être d’étendre la durée du contrôle au-delà de trois ans s’agissant d’une reconversion professionnelle au sein d’une entité étrangère, notamment pour certains responsables publics spécifiques, par exemple les anciens membres du Gouvernement.
Propositions d’action
Afin de de renforcer les standards d’intégrité applicables aux activités d’influence étrangère, l’OCDE recommande à la France de considérer les propositions suivantes :
Renforcer les obligations déontologiques applicables aux responsables et agents publics et aux représentants d’intérêts en matière d’influence étrangère
Le dispositif sur l’encadrement de l’influence étrangère pourrait clarifier la responsabilité des responsables et agents publics à faire appliquer les dispositions du cadre légal.
Les règles déontologiques applicables aux représentants d’intérêts pourraient être élargies aux acteurs couverts par un dispositif sur l’encadrement de l’influence étrangère.
Renforcer le contrôle sur les carrières professionnelles d’anciens responsables et agents publics au sein d’entités étrangères
La HATVP pourrait se voir confier un pouvoir de contrôle renforcé sur les nouvelles carrières professionnelles d’anciens responsables et agents publics au sein d’entités liées à des puissances étrangères.
Le contrôle sur les nouvelles carrières professionnelles d’anciens responsables publics pourrait être étendu au-delà de trois ans pour les activités de représentation au sein d’entités liées à des puissances étrangères
Références
[3] Assemblée nationale (2023), Rapport fait au nom de la Commission d’enquête relative aux ingérences politiques, économiques et financières de puissances étrangères visant à influencer ou corrompre des relais d’opinion, des dirigeants ou des partis politiques français, https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/rapports/ceingeren/l16b1311-t1_rapport-enquete.
[1] HATVP (2023), Rapport d’activités 2022, https://www.hatvp.fr/wordpress/wp-content/uploads/2023/05/HATVP-RA2022-pages-1.pdf.
[2] Parlement européen (2023), Résolution du Parlement européen du 9 mars 2022 sur l’ingérence étrangère dans l’ensemble des processus démocratiques de l’Union européenne, y compris la désinformation (2020/2268(INI)), https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:52022IP0064.