En janvier 2023, la Commission européenne et les pays membres de l’Union européenne ont commencé à mettre en œuvre la nouvelle Politique agricole commune (PAC) 2023-27. Cette nouvelle PAC instaure un nouveau modèle de mise en œuvre dans lequel les États membres jouent un rôle crucial en établissant et en appliquant leurs propres plans stratégiques relevant de la PAC. Cette dernière édition de la PAC devrait également permettre d’atteindre des objectifs plus généraux des systèmes alimentaires tels que la sécurité alimentaire à long terme, la lutte contre le changement climatique et la durabilité des ressources naturelles. À cet égard, des leçons utiles peuvent être tirées de la précédente PAC (2014-22) ainsi que des expérimentations et innovations qui auront lieu pendant la période 2023-27. L’évaluation qui suit porte sur les règlements, les programmes et les mesures mis en œuvre jusqu’en 2022. Tout en sachant que la PAC 2023-27 inclut de nombreux changements susceptibles de remédier aux lacunes constatées lors des précédents cycles de cette politique, il est utile, compte tenu de l’ampleur des défis, de se concentrer à la fois sur les enseignements qui peuvent être tirés des expériences menées jusqu’ici, et sur les nouvelles actions qui doivent être engagées pour s’assurer que la PAC pourra générer à l’avenir un secteur agricole plus innovant, plus productif et plus durable.
De nouvelles exigences de durabilité environnementale font leur apparition sous l’effet de l’élargissement de l’approche des systèmes alimentaires…
La PAC représente environ un tiers du budget de l’UE et devrait permettre aux systèmes alimentaires d’atteindre des objectifs plus généraux dépassant la seule portée du secteur agricole. Le secteur agroalimentaire de l’UE assure la sécurité alimentaire de la population européenne, tout en contribuant à celle de la population mondiale. Parallèlement, le secteur occupe une place stratégique au regard de l’objectif de transition verte de l’UE en raison de son impact sur l’environnement et de son incidence sur les ressources. L’opinion publique attend des systèmes alimentaires de l’UE qu’ils relèvent le triple défi consistant à fournir une nourriture saine, sûre et nutritive, à assurer la subsistance des producteurs et autres acteurs de la chaîne alimentaire, et à améliorer la durabilité environnementale (en préservant les sols, l’eau et la biodiversité, ainsi qu’en réduisant les émissions de gaz à effet de serre).
Avec son élargissement, l’Union européenne est devenue un groupe de pays hétérogènes présentant des niveaux de développement économique, des types d’affectation des terres et des modes de production agricole différents. L’UE a également renforcé sa position de leader du commerce mondial de produits agroalimentaires, se hissant au premier rang des exportateurs et devenant l’un des plus gros importateurs de la planète, les produits précités représentant 9.3 % du total de ses exportations et 6.8 % du total de ses importations.
La compétitivité de l’Union européenne sur les marchés alimentaires mondiaux tient dans une large mesure à la croissance de la productivité de l’agriculture. Pendant longtemps, les gains de productivité ont été obtenus grâce à l’intensification des activités agricoles, ce qui a eu des effets très néfastes sur l’environnement tels que l’augmentation des émissions de GES, l’appauvrissement de la biodiversité sur les terres agricoles ainsi que la dégradation de la qualité de l’air et de l’eau. La stratégie « De la ferme à la table » et celle en faveur de la biodiversité font partie du pacte vert pour l’Europe, qui propose une approche visant à réduire l’impact de l’agriculture sur l’environnement et à favoriser la transition vers des systèmes alimentaires plus sains, plus équitables et plus durables.
...tandis que les incertitudes systémiques appellent à l’adaptabilité et à la résilience aux différentes crises
Lorsque le pacte vert pour l’Europe a été lancé en décembre 2019, personne n’imaginait que la pandémie de COVID-19 ou la guerre d’agression menée par la Russie contre l’Ukraine en février 2022 surviendrait. Ces deux crises ont remis le thème de la sécurité alimentaire au premier rang de l’agenda politique de l’UE et du reste du monde, tandis que la hausse des prix de l’alimentation et de l’énergie remettait en question la vision d’une ambitieuse transition verte du système agroalimentaire européen. Hormis les difficultés qu’elle entraîne, cette situation, ajoutée au prix actuellement élevé des énergies fossiles et des engrais chimiques, pourrait aussi représenter une opportunité de transformer le système agroalimentaire de l’Europe, grâce également aux possibilités offertes par l’économie numérique.
Si le système agroalimentaire de l’UE a apporté la preuve de sa résilience pendant la pandémie de COVID-19 et, aujourd’hui, la guerre d’agression de la Russie contre l’Ukraine, l’Union européenne aborde les problèmes actuels de sécurité alimentaire mondiale en assouplissant ou supprimant temporairement certaines restrictions environnementales dans le but d’accroître la production. Dans la mesure où la crise récente se caractérise davantage par une baisse du pouvoir d’achat que par une diminution de la disponibilité de nourriture, cette résilience risque de ne pas être durable si le secteur n’améliore pas sa durabilité environnementale.
La transition verte des systèmes alimentaires de l’UE appelle à une transformation dans laquelle l’innovation sera primordiale pour assurer la croissance durable de la productivité. Cette transformation doit passer par la transition vers des régimes alimentaires plus équilibrés et variés, mais également par une participation plus large des autres acteurs du secteur agroalimentaire, avec la mise en place d’une organisation différente des activités de transformation et de vente au détail, de nouveaux modèles économiques ainsi que de nouvelles configurations spatiales des chaînes d’approvisionnement, où les producteurs devront anticiper et peut-être même diriger les opérations.
La productivité augmente, mais plus lentement que dans d’autres pays, et a récemment ralenti dans l’ensemble de l’UE sauf les nouveaux États membres
Une croissance durable de la productivité est essentielle pour atteindre les objectifs de la stratégie « De la ferme à la table » et de celle en faveur de la biodiversité. Contrairement à l’utilisation plus intensive d’intrants – qui peut avoir un impact dommageable sur l’environnement –, la croissance durable de la productivité peut permettre de concilier les injonctions apparemment contradictoires que sont l’augmentation de la production alimentaire et la durabilité environnementale. L’amélioration de la technologie, des pratiques et de l’efficience de l’utilisation des intrants, ou encore l’augmentation de la productivité totale des facteurs (PTF), permettrait d’accroître la production en utilisant moins d’intrants.
Au cours des 60 dernières années, l’UE a vu son agriculture passer d’un modèle de croissance basé sur l’intensification (en utilisant plus d’intrants) à un autre reposant sur la croissance de la productivité, rendue possible par les progrès technologiques et les gains d’efficience. Le résultat a été une augmentation du volume de la production. Sur le long terme, cependant, la hausse de la production a été plus faible dans l’Union européenne que dans d’autres pays de l’OCDE et que la moyenne mondiale, avec une progression modérée de la PTF. La plupart des gains de la PTF enregistrés dans l’UE étaient dus à la diminution de la main-d’œuvre agricole résultant de la hausse de la productivité du travail ; les dépenses d’investissement ont en revanche joué un moins grand rôle dans l’augmentation de la production que dans d’autres pays comme les États-Unis. De manière générale, l’Union européenne n’a pas réussi à dissocier la hausse de la production de l’utilisation d’intrants variables, ce qui est pourtant primordial pour atteindre l’objectif de réduction du niveau absolu d’utilisation d’intrants qui est prévu dans la stratégie « De la ferme à la table ».
Des modifications structurelles diverses et la mise en œuvre de politiques différentes ont donné lieu à d’importants écarts du niveau de productivité entre les pays qui sont devenus membres de l’UE avant 2000 (UE14) et ceux qui y ont adhéré après (UE13). Jusqu’en 2010, la croissance de la productivité de l’UE14 a été bien supérieure à celle de l’UE13, mais cette tendance s’est inversée au cours de la dernière décennie, les derniers pays membres obtenant des gains de productivité plus élevés. Si la diminution de la main-d’œuvre agricole n’a pas cessé depuis plus de 60 ans dans l’UE14, le processus n’a été amorcé dans l’UE13 qu’il y a deux décennies, lorsque les nouveaux États membres ont enregistré une hausse importante et rapide de leurs dépenses d’investissement.
La hausse de la productivité n’a pas toujours coïncidé avec une amélioration de la durabilité
Les politiques agricoles de l’Union européenne visent de plus en plus à améliorer la gestion durable des ressources naturelles et à contribuer à l’action climatique dans le but d’assurer la durabilité à long terme et de permettre aux systèmes agroalimentaires de l’UE de donner tout leur potentiel. Cela dit, la croissance de la productivité n’a pas toujours été associée à une amélioration de la durabilité, en particulier pour ce qui est de l’inversion de l’appauvrissement de la biodiversité et de la réduction des émissions de GES.
Plusieurs facteurs ont contribué à un recul de la biodiversité. Selon les données probantes disponibles, la qualité et l’état des paysages agricoles de l’UE ainsi que la biodiversité des terres agricoles sont en train de se dégrader. L’extension des zones urbaines et les autres besoins concurrents en matière d’occupation des sols ont entraîné une diminution des terres agricoles. Les pâturages sont moins nombreux et les terrains agricoles sont devenus plus homogènes, généralement en étant exploités de façon plus intensive.
Depuis 10 ans, les émissions de GES provenant directement de l’agriculture sont restées stables. Si, pendant la première décennie du XXIe siècle, la réduction de la taille des cheptels et une utilisation plus efficiente des engrais ont permis une baisse régulière de ces émissions au sein de l’UE, les données plus récentes font plutôt état de leur stagnation. Cela dit, les émissions de GES ont progressé plus lentement que la valeur de la production totale, ce qui montre que l’Union européenne a réduit l’intensité de ses émissions et réussi un découplage partiel entre lesdites émissions et la production.
Dans certaines parties de l’UE, d’autres problèmes liés à l’environnement et aux ressources naturelles sont en train de s’aggraver, en particulier pour ce qui est de l’eau. Le secteur agricole demeure un gros consommateur d’eau ainsi qu’une source de pollution dans de nombreuses régions de l’Union européenne, contribuant à la détérioration de l’état de nombreuses masses d’eau eu égard aux objectifs de la Directive-cadre sur l’eau de l’UE. Parallèlement, le changement climatique a une incidence sur la productivité de l’agriculture, la modification des conditions météorologiques entraînant dans de nombreux pays la baisse de la quantité d’eau disponible pour le secteur. De surcroît, les phénomènes météorologiques extrêmes ainsi que les maladies des plantes et des animaux ont des effets de plus en plus néfastes dans la plupart des pays, et cela devrait se poursuivre à l’avenir.
Au niveau de l’UE, plusieurs tendances agro-environnementales se confirment. Alors que l’excédent d’éléments nutritifs demeure problématique dans de nombreuses régions, l’Union européenne a au cours des 20 dernières années réduit le bilan correspondant à l’hectare tandis que la production agricole totale augmentait, ce qui a conduit à un découplage absolu entre le bilan des éléments nutritifs et la production.
Le secteur agricole de l’UE fait l’objet d’une mutation structurelle mais doit trouver des solutions concernant le renouvellement des générations, les préjugés sexistes et les problèmes de main-d’œuvre
La capacité future du secteur agroalimentaire de l’UE à combiner productivité, durabilité et résilience dépendra des changements structurels récents et en cours. Si le nombre d’exploitations agricoles ne cesse de diminuer au fil du temps, leur taille – à la fois physique et économique – augmente. Cette évolution pourrait être un élément important pour atteindre les objectifs de productivité, mais aussi pour adopter les solutions technologiques et innovantes visant à améliorer la résilience et la durabilité des exploitations. En 2020, l’Union européenne comptait environ 5.1 millions d’exploitations de moins qu’en 2005 – soit une baisse de 36 % –, alors que la superficie agricole n’a diminué que de 6.3 % au cours de la même période. La diminution du nombre d’exploitations a concerné majoritairement celles de moins de 5 hectares alors que le nombre de celles de plus de 100 hectares a augmenté. La main-d’œuvre agricole et la part de la population active de l’UE travaillant dans l’agriculture ont toutes deux diminué, mais le revenu moyen d’un travailleur agricole à temps plein s’est accru. Moins de 10 % des exploitations agricoles de l’UE gèrent plus de la moitié des terres et jouent donc un rôle clé dans les performances environnementales globales du secteur.
Sans un renouvellement des générations, la réalisation des objectifs sociaux, économiques et environnementaux qui sont au cœur des politiques agricoles actuelles de l’UE risque de ne pas être possible. Les jeunes sont indispensables pour la viabilité, la productivité et l’innovation de l’agriculture, or leur proportion ne cesse de diminuer au fil du temps. Le problème du renouvellement des générations ne touche pas uniquement le secteur agricole et pourrait avoir des effets néfastes à long terme, par exemple en termes de déprise agricole et de viabilité des zones rurales. L’accès aux terres – et le droit aux paiements correspondants – et l’accès au crédit sont les principaux obstacles à l’installation dans le secteur agricole.
Les femmes sont sous-représentées dans le secteur agricole de l’UE. Les préjugés sexistes sont une caractéristique structurelle du secteur dans la quasi-totalité des pays membres de l’UE. La PAC présente peu de leviers d’action pour changer la donne, et les efforts accomplis par certains pays membres (par exemple la loi espagnole sur la propriété partagée) n’ont pas produit de changement majeur. Le traitement des questions de genre dans l’agriculture mérite l’attention des décideurs publics car la diversité a montré qu’elle permettait d’améliorer la résilience et l’adaptabilité.
Les travailleurs migrants jouent un rôle de plus en plus important dans le secteur agricole de l’UE. Le départ de la main-d’œuvre locale a été partiellement compensé par l’arrivée d’une main-d’œuvre étrangère, y compris des travailleurs sans papier dont le nombre est difficile à évaluer. Ces travailleurs sont souvent mal traités, et nombre d’entre eux sont soumis à des conditions de vie et de travail déplorables. La prise en compte des conditions socio‑économiques et la garantie du respect des droits sociaux – en particulier pour les travailleurs migrants – sont donc primordiales pour la durabilité de l’agriculture au sein de l’UE.