Ce chapitre propose un aperçu de la vision de l’espace civique portée par la Tunisie, fortement influencée par le processus de transition démocratique entamé par le pays. Il propose un aperçu des enjeux, défis et opportunités pour la protection et la promotion de l’espace civique qui seront présentés dans la suite de ce scan.
Scan de l’espace civique en Tunisie
1. Introduction à l’espace civique en Tunisie
Abstract
1.1. La vision nationale de l’espace civique
Dix ans après la révolution dite du Jasmin, qui a mis fin au régime autoritaire du président Zine El-Abidine Ben Ali, et sept ans après l’adoption de la Constitution de 2014, la Tunisie a accompli des avancées incontestables pour la consécration des droits et libertés publics, de la presse, de l’accès à l’information et du principe de participation citoyenne.1 Elle demeure cependant un pays en transition, dans lequel les nombreux progrès en matière d’espace civique – défini comme un ensemble de conditions juridiques, politiques, institutionnelles et pratiques nécessaires aux acteurs non gouvernementaux pour accéder à l’information, s’exprimer, s’associer, s’organiser et participer à la vie publique – sont en partie remis en cause par un contexte politique instable, une situation économique difficile et exacerbée par la pandémie de COVID-19, et une résistance au changement dans certains secteurs clés de l’État.
L’espace civique, tel que défini par l’OCDE, est protégé par une série de cadre légaux et politiques publiques articulés autour de ses quatre dimensions (voir chapitre 2). En Tunisie on peut identifier une vision nationale de l’espace civique fondée sur la Constitution de 2014 et sur un certain nombre de textes légaux et stratégiques.
La Constitution de 2014, dans son Préambule, affiche l’ambition d’« édifier un régime républicain démocratique et participatif » et énonce, parmi ses principes généraux du premier chapitre, que la Tunisie « est un État civil, fondé sur la citoyenneté, la volonté du peuple et la primauté du droit » (article 2) (République tunisienne, 2014[1]). Le chapitre II de la Constitution est ensuite consacré aux droits et libertés, et garantit l’égalité devant la loi sans discrimination, ainsi qu’une longue liste de droits individuels et collectifs, notamment le droit à la vie, à la dignité et à la vie privée, le droit d’accéder à l’information, d’élire, de voter et de se porter candidat, ainsi que le droit de grève. La Constitution garantit également les libertés fondamentales, dont la liberté de circulation, d’opinion, de pensée, d’expression, d’information et de publication, de constitution des partis politiques, des syndicats et des associations, de réunion et de manifestation pacifique. Le texte fixe des principes importants pour l’espace civique, tels que le procès équitable et l’égalité des chances entre l’homme et la femme (y compris la parité dans les assemblées élues).
La loi suprême délimite de manière assez claire le périmètre des restrictions aux droits et libertés, qui « ne peuvent être établies que pour répondre aux exigences d’un État civil et démocratique, et en vue de sauvegarder les droits d’autrui ou les impératifs de la sûreté publique, de la défense nationale, de la santé publique ou de la moralité publique tout en respectant la proportionnalité entre ces restrictions et leurs justifications », comme le stipule l’article 49 du Chapitre II. Certaines formulations, comme « la moralité publique », peuvent cependant donner lieu à des interprétations, susceptibles de limiter certains droits et libertés en cas d’abus. Ce point sera analysé tout au long de ce scan. Le même chapitre de la Constitution de 2014 charge les instances juridictionnelles d’assurer « la protection des droits et libertés contre toute atteinte ».
D’autres dispositions confirment le caractère démocratique et ouvert de la Constitution de 2014, telles que la création d’instances constitutionnelles indépendantes qui « œuvrent au renforcement de la démocratie » et la mention explicite de la nécessité d’adopter les « mécanismes de la démocratie participative et les principes de la gouvernance ouverte, afin de garantir une plus large participation des citoyens et de la société civile », bien que ce point concerne exclusivement les collectivités locales (article 139). Il est cependant à noter que la Tunisie a adopté une nouvelle constitution en 2022 (voir Encadré 1.1).
Encadré 1.1. La nouvelle Constitution de 2022 et l’espace civique
Le 30 juin 2022, le président de la République a publié au Journal officiel un projet de nouvelle constitution qui a été soumis à référendum le 25 juillet 2022. Le référendum ayant vu la victoire du « oui » à 94.6%, et en l’absence de taux de participation minimal pour la validation du résultat du référendum (30.5% des électeurs ont voté), la nouvelle Constitution est entrée en vigueur après sa publication au Journal officiel le 18 août 2022.
Selon son préambule, la nouvelle constitution vise notamment à instaurer la justice, la liberté et la dignité. Elle vise également à établir un système constitutionnel qui repose sur l'État de droit et la société de droit, ainsi qu’à mettre en place un système politique fondé sur la séparation des fonctions législatives, exécutives et judiciaires, et à créer un véritable équilibre entre elles.
Les changements apportés par la nouvelle constitution au régime politique tunisien et à l’équilibre entre les pouvoirs de l’État, ainsi que le processus d’élaboration du texte, dépassent le périmètre de ce scan et ne seront donc pas abordés.
La plupart des constats proposés tout au long de ce scan, réalisé avant la publication, l’adoption et l’entrée en vigueur de la nouvelle constitution, restent valable à la lumière du nouveau texte constitutionnel, ce rapport analysant les tendances à long-terme depuis 2011 qui ne sont pas liées uniquement à la Constitution de 2014. En outre, le nouveau texte préserve la plupart des mesures concernant les droits et libertés publics contenues dans le Chapitre 2 du texte de 2014.
En effet, la nouvelle constitution garantit notamment la protection de la vie privée et des données personnelles (article 30) ainsi que les libertés d’opinion, de pensée, d’expression, d’information, et de publication (article 37). L’article 38 dispose aussi que « l'État garantit le droit à l’information et le droit d’accès à l’information, et œuvre en vue de garantir le droit d’accès aux réseaux de communication » (République tunisienne, 2022[2]). La liberté de constituer des partis politiques, des syndicats et des associations est également garantie (article 40), ainsi que la liberté de réunion et de manifestation pacifiques (article 42). L’article 55 de la nouvelle constitution renforce les garanties prévues par l’article 49 de la Constitution de 2014 en éliminant la mention de moralité publique contenue dans ce dernier.
La nouvelle constitution a mis en place certaines garanties à l’indépendance de la justice. L’article 117 prévoit que les magistrats « ne sont soumis dans leurs fonctions qu’à l’autorité de la loi » (République tunisienne, 2022[2]). L’article 119 ajoute que la magistrature est composée de la justice judiciaire, administrative et financière ; et chacune des catégories est supervisée par un conseil supérieur. L’article 121 prévoit notamment que « le magistrat ne peut être muté sans son accord. Il ne peut être révoqué ni suspendu ou démis de ses fonctions ni subir une sanction que dans les cas fixés par la loi. Le magistrat bénéficie de l’immunité pénale et ne peut être poursuivi ou arrêté tant que cette immunité n’a pas été levée » (République tunisienne, 2022[2]). Dans le même temps, le texte indique que les juges sont nommés par le président de la République par décret sur base d’une recommandation du Conseil Supérieur de la Magistrature (article 120) et qu’ils ne disposent pas du droit de grève, au même titre que l’armée et les forces de sécurité dans la Constitution de 2014.
Par ailleurs, la nouvelle constitution ne reprend pas le langage de l’article 109 de la Constitution de 2014 selon lequel « toute ingérence dans le fonctionnement de la justice est proscrite » (République tunisienne, 2014[1]). De même, le nouveau texte n’a pas reconduit l’article 110 qui interdisait « la création de tribunaux d’exception ou l’édiction de procédures dérogatoires susceptibles d’affecter les principes du procès équitable » et précisait que « les tribunaux militaires sont compétents pour connaître des infractions à caractère militaire » (République tunisienne, 2014[1]).
La Constitution de 2022 a prévu également la création d’une cour constitutionnelle (de 9 membres) composée des plus anciens présidents de chambres à la Cour de cassation (premier tiers), des plus anciens présidents de chambres au Tribunal administratif (deuxième tiers) et des plus anciens membres de la Cour des comptes (troisième tiers).
La nouvelle constitution modifie également les procédures de déclaration de l’état d’exception, analysé dans le chapitre 3 de ce scan. Alors que l’article 80 de la Constitution de 2014 prévoyait que le Parlement soit en session permanente en cas d’état d’exception et permettait la saisie par l’Assemblée des Représentants du Peuple (ARP) de la Cour constitutionnelle pour statuer sur le maintien de l’état d’exception, l’article 96 prévoit une consultation préalable du chef du gouvernement, du président de l’ARP et du Président du Conseil national des régions et districts, avant la déclaration de l’état d’exception.
Par ailleurs, des cinq instances constitutionnelles indépendantes prévues par la Constitution de 2014, dont plusieurs n’ont pas encore été mises en place, le nouveau texte en garde seulement une, l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE), à laquelle s’ajoute un Haut Conseil de l’Éducation et de l’Enseignement (article 135).
Une analyse de l’impact que la mise en œuvre de ces nouvelles dispositions pourrait avoir sur l’espace civique tunisien serait nécessaire dans les années à venir.
En plus de la Constitution de 2014, et découlant en partie de celle-ci, la Tunisie s’est dotée d’un arsenal juridique et stratégique qui promeut de nombreux aspects de l’espace civique. À titre d’exemple, les décrets-lois de 2011 régissant les associations, la presse et le secteur audiovisuel, ainsi que la loi sur l’accès à l’information de 2016 sont des cadres légaux que les acteurs entendus pour cette étude considèrent comme très avancés, et qui seront analysés plus en détail dans les chapitres qui suivent.2 Le Code des collectivités locales de 2018, qui inclut une section sur « la démocratie participative et la gouvernance ouverte », et la loi de la même année relative à l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale constituent d’autres bons exemples de l’effort législatif entrepris en Tunisie au cours des dernières années (République tunisienne, 2018[3] ; République tunisienne, 2018[4]).
Bien que le pays ne dispose pas de stratégie de promotion des droits humains, à même de protéger l’espace civique, la stratégie Smart Gov 2020 et la stratégie nationale de lutte contre la corruption 2016-20 contiennent certaines mesures à même de favoriser l’espace civique (Unité de l'administration électronique, 2016[5] ; INLUCC, 2016[6]). Parmi ses orientations stratégiques, Smart Gov 2020 prévoit ainsi de « mettre en place un cadre de participation citoyenne favorisant la démocratie participative » et identifie comme vision stratégique de l’e-participation « des citoyens mieux informés, plus actifs dans la vie publique, et qui communiquent plus facilement avec leurs administrations ». La stratégie anticorruption, quant à elle, énonce parmi ses buts stratégiques le fait de « renforcer et développer la participation citoyenne active dans les efforts de l’État en faveur de la promotion de la bonne gouvernance et de la lutte contre la corruption » et de « renforcer les mécanismes de l’imputabilité/responsabilité pour assurer le respect de la loi de la part de tous et garantir l’égalité de tous les citoyens devant la loi sans discrimination » (INLUCC, 2016[6]).
L’adhésion de la Tunisie au Partenariat pour un Gouvernement Ouvert (PGO) en 2014, ainsi que les quatre Plans d’action nationaux (PAN) élaborés dans ce cadre ont également contribué à l’approfondissement de l’espace civique. C’est notamment dans ce contexte que la Tunisie a pris et mis en œuvre, bien que parfois de manière partielle, des engagements relatifs à l’accès à l’information, l’ouverture des données, la participation et la redevabilité. Ils ont par exemple permis la mise en place de l’Instance nationale d’accès à l’information (INAI) ou encore celle de la plateforme de redevabilité E-people (Présidence du gouvernement, s.d.[7]).
D’un point de vue institutionnel, plusieurs initiatives témoignent de la vision nationale et des avancées que la Tunisie a réalisées en matière de promotion et protection de l’espace civique. À cet égard, les instances indépendantes constituent une caractéristique assez originale du pays. Il s’agit d’organes autonomes, qui promeuvent et défendent un droit ou un principe. La Constitution de 2014 prévoit ainsi cinq instances, et des lois en prévoient d’autres.3 Bien que quatre des cinq nouvelles instances constitutionnelles n’aient pas encore vu le jour, en partie à cause des tensions politiques qui empêchent l’élection de leurs membres, les instances en place, parfois transitoires – telles que la Haute Autorité indépendante de la communication audiovisuelle (HAICA) – et dotées de moyens plus ou moins limités, opèrent un travail déterminant dans leur domaine et sont généralement appréciées par la société civile.
En outre, bien que créés bien avant la révolution, il est important de citer aussi les Bureaux des relations avec le citoyen (BRC), prévus par le décret n° 93-1549 du 25 juillet 1993, présents dans les ministères, gouvernorats et entreprises publiques (avec des niveaux d’engagement et de capacité variables), et coordonnés par le Bureau central des relations avec le citoyen (BCRC) (République tunisienne, 1993[8]). Quant à la loi organique sur l’accès à l’information, elle prévoit la nomination de chargés d’accès à l’information dans toutes les structures publiques, ce qui représente un autre progrès favorisant l’engagement des citoyens. Dans la pratique, cette disposition de la loi n’est cependant pas encore entièrement mise en œuvre, en particulier au niveau local (République tunisienne, 2016[9]). Les « cellules de gouvernance », créées par le décret n° 2016-1158 qui en préconise l’instauration dans les différents organismes publics, ont aussi le potentiel de contribuer à la promotion de l’espace civique. Elles ont notamment pour mission de renforcer les relations de l’administration avec la société civile dans le cadre de la consécration de l’approche participative (Présidence du gouvernement, 2020[10]).
1.2. Les défis et les opportunités pour protéger et promouvoir l’espace civique
Ce scan se propose d’analyser les cadres légaux et institutionnels ainsi que la manière dont la vision décrite précédemment se traduit dans la pratique, en identifiant les défis et les opportunités pour une meilleure protection et promotion de l’espace civique. L’objectif est de soutenir la Tunisie dans son programme de gouvernement ouvert, en déterminant quelles sont les possibles pistes pour des réformes ambitieuses qui permettraient de renforcer l’espace civique en tant que condition préalable au gouvernement ouvert.
Depuis 2012, l’OCDE soutient la Tunisie dans la mise en œuvre de réformes du gouvernement ouvert, qui visent à favoriser les relations entre le gouvernement et les citoyens, et à renforcer la confiance dans le gouvernement. L’espace civique – défini comme un ensemble de conditions juridiques, politiques, institutionnelles et pratiques nécessaires aux acteurs non gouvernementaux pour accéder à l’information, s’exprimer, s’associer, s’organiser et participer à la vie publique – constitue un prérequis et un catalyseur des réformes du gouvernement ouvert, l’exercice des droits et libertés publics étant une base essentielle à l’interaction sur un pied d’égalité entre le gouvernement et les citoyens. L’espace civique est nécessaire aux différents acteurs non publics – les citoyens, les organisations de société civile, les journalistes, les milieux académiques, le secteur privé – pour qu’ils puissent développer leur plein potentiel, s’exprimer, participer et collaborer de manière constructive et efficace avec le gouvernement, ce qui est au cœur des politiques de gouvernement ouvert. En ce sens, ce scan se place dans la continuité du soutien de l’OCDE aux efforts entrepris par la Tunisie pour la mise en œuvre de politiques et initiatives du gouvernement ouvert, à travers une analyse poussée de son espace civique et des recommandations sur la manière de renforcer sa protection et sa promotion.
Plusieurs indices internationaux montrent et confirment les progrès de la Tunisie depuis la révolution de 2011. En 2021, le rapport annuel sur la démocratie du V-Dem Institute identifie la Tunisie comme le pays du monde ayant enregistré la plus forte progression en termes de démocratisation au cours de la décennie 2010-20, soulignant que la Tunisie représente le cas le plus remarquable de transition démocratique réussie dans la période examinée (V-Dem Institute, 2021[11]). À titre d’illustration, le Graphique 1.1 présente l’évolution de la Tunisie sur cette période dans trois indicateurs clés du V-Dem Institute relatifs à l’espace civique, notamment la liberté de réunion pacifique, la répression des OSC et la liberté d’expression, alors que le Graphique 1.2 montre son évolution dans l’indice composite du V-Dem Institute relatif à la démocratie participative. De manière similaire, l’indice sur la liberté de la presse dans le monde de Reporters sans frontières (RSF) classe la Tunisie au 72e rang parmi 180 pays en 2020, alors qu’elle occupait la 164e position en 2010 et la 138e en 2013 (Reporters sans frontières, 2021[12]). Quant à Freedom House, il classe la Tunisie parmi les pays « libres », seul pays arabe dans ce cas, avec un score de 71/100 en 2021 (Freedom House, 2021[13]). L’indice de la Fondation Mo Ibrahim sur la gouvernance en Afrique est particulièrement révélateur : si le pays enregistre une amélioration globale de 8.2 points sur 100 sur dix ans (2010-19), les avancées les plus remarquables sont au niveau des indicateurs « redevabilité et transparence » (+30.8 points), « participation » (+30.6) et « droits » (+27.1), c’est-à-dire des aspects clés de l’espace civique (Mo Ibrahim Foundation, 2021[14]).
Les progrès enregistrés par la Tunisie et les bonnes pratiques mises en place seront analysés tout au long de ce scan. En guise d’introduction, il est pertinent de citer ici au moins deux « acquis de la révolution » concernant l’espace civique, qui représentent les avancées les plus significatives observées au cours des dix dernières années. Il s’agit de la liberté d’expression et de l’environnement favorable à la société civile, désormais profondément enracinés dans le contexte politico-institutionnel, mais aussi dans la vie quotidienne des Tunisiens et Tunisiennes d’aujourd’hui. Ces derniers profitent ainsi au jour le jour de la possibilité de s’exprimer librement en ligne et en personne, de critiquer leurs dirigeants et de joindre des associations. La société civile, les syndicats, les médias et les mouvements sociaux, malgré leurs quelques contradictions et leur faible coordination, restent en bonne mesure variés, diversifiés, dynamiques et parfois militants, constituant un pilier solide de la jeune démocratie tunisienne.
Néanmoins, malgré ces avancées indéniables et reconnues, d’autres indicateurs montrent que les progrès du pays ont ralenti, voire qu’un certain recul n’est pas à exclure. Par exemple, pour l’indice sur l’État de droit du World Justice Project, la Tunisie a obtenu un score de 0.54 en 2020, se plaçant ainsi au 56e rang parmi 128 pays, et n’a enregistré aucune amélioration depuis 2015 (World Justice Project, 2020[16]). L’indice de Freedom House relatif aux droits politiques et libertés publiques a donné à la Tunisie un score plus élevé de 7 points en 2017 (Freedom House, 2017[17] ; Freedom House, 2021[13]). De même, si la Tunisie a connu un progrès fulgurant pour l’indice de la liberté d’expression établi par Article 19, passant d’un score de 6 en 2010 à 68 en 2011 et 76 en 2012, elle a cependant stagné voire régressé depuis, et a obtenu en 2020 un score de 71 (Article 19, 2021[18]). Les indicateurs relatifs à la liberté de réunion pacifique, à la répression des OSC et à la liberté d’expression établis le V-Dem Institute et présenté dans le Graphique 1.1 confirment ce mouvement de progrès rapides puis de ralentissement voire de stagnation. Quant à l’indice Mo Ibrahim, il affirme que l’amélioration globale de la Tunisie « a ralenti » depuis 2015, indiquant même une légère diminution pour les sous-indicateurs sur les droits (-0.1) et sur l’inclusion et l’égalité (-0.2), également depuis 2015 (Mo Ibrahim Foundation, 2021[14]).
Bien qu’il existe des spécificités pour chaque pilier de l’espace civique, comme détaillé dans les chapitres qui suivent, il est possible d’identifier un certain nombre de « catégories » de défis qui représentent autant d’opportunités de réforme. En premier lieu, le cadre légal, s’il est globalement favorable à l’espace civique, présente encore quelques lacunes. En particulier, la mise en conformité de toutes les lois avec la Constitution n’a pas encore été achevée : il reste des textes légaux – par exemple, le Code pénal ou encore les lois relatives à l’état d’urgence ou aux manifestations –, adoptés bien avant 2011 et qui n’ont pas encore été réformés à l’aune des principes démocratiques de la Constitution de 2014. Ces textes, en plus d’avoir été conçus à une autre époque et dans un tout autre contexte politique, contiennent parfois des termes vagues ouvrant la porte à des interprétations qui ne sont pas en ligne avec la Constitution et les normes internationales.
Le second élément de réflexion a trait à l’application du cadre légal. Ainsi, dans certains cas, des lois sont, ou sont longtemps restées, sans décrets d’application, alors que, dans d’autres cas, les décrets nécessaires ont été promulgués, mais l’application sur le terrain fait défaut. Ces situations ont été imputées par certaines organisations de la société civile et experts des droits de l’homme interrogés dans le cadre de ce scan à la culture administrative et juridique, voire parfois un manque de neutralité ou d’impartialité d’une partie des fonctionnaires publics, des agents des forces de sécurité et des juges dans l’application ou l’interprétation des textes de loi. Certaines OSC ont indiqué qu’un agent public peut provoquer le refus ou le retard dans l’enregistrement d’une association religieuse ou de défense des minorités sexuelles pour des raisons relatives à leurs convictions personnelles plutôt que sur les textes légaux (voir Chapitre 5, section 5.4). L’application systématique et cohérente de la loi est un élément crucial pour la protection de l’espace civique.
D’un point de vue institutionnel, les institutions de contrôle et les mécanismes de plainte sont parfois faibles ou ont un pouvoir limité (voir Chapitre 3, section 3.3). Sept ans après l’adoption de la Constitution de 2014 qui en ordonne la création, la Cour constitutionnelle n’est pas encore en place, alors même qu’une loi relative à son organisation a été votée en 2015. En outre, plusieurs instances indépendantes fournissent un excellent travail, sans pour autant disposer de budget, des ressources humaines et des compétences adéquates, alors que certaines sont même temporaires ou ont épuisé leur mandat.
La Tunisie présente des bonnes pratiques de protection et de promotion de l’espace civique dans chacun de ces piliers. Cependant, si de nombreuses bonnes pratiques existent, elles pourraient être davantage institutionnalisées et coordonnées. C’est par exemple le cas des initiatives de participation citoyenne promues par nombre d’institutions publiques et par des organisations de la société civile. Dans ce contexte, les communautés et les groupes historiquement marginalisés, tels que les minorités religieuses, de race et d’identité de genre, mais aussi les femmes (malgré leur condition très avancée dans le contexte de la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord, MENA), font face à des obstacles pour participer à la vie publique et faire entendre leurs voix (voir Chapitre 7). En plus d’être peu coordonnées, ces bonnes pratiques ne font que rarement l’objet d’évaluation détaillée ; il est donc difficile de les corriger ou de tirer des leçons pour les initiatives futures.
Enfin, il convient de souligner que les ministères, les institutions publiques et les collectivités locales mettent en avant la faiblesse de leurs ressources budgétaires et humaines, malgré l’importante masse salariale de l’administration (Chapitre 6, section 6.6.3). Bien qu’il ne s’agisse pas de la seule raison, force est de constater que la faiblesse des moyens et des capacités ne permet que difficilement de mener à bien des campagnes de sensibilisation, des initiatives d’information ou encore la maintenance des portails en ligne.
L’instabilité politique et les tensions entre acteurs politiques et institutionnels représentent également un défi. Si ce phénomène semble devenir systémique dans la Tunisie postrévolutionnaire, avec dix Chefs du gouvernement au cours des dix années qui ont suivi 2011 et d’innombrables remaniements gouvernementaux, il a pris plus d’ampleur récemment. De nombreux acteurs interrogés dans le cadre de ce scan ont ainsi cité les élections présidentielles et législatives de 2019 comme un véritable tournant. Elles ont conduit à une mise en avant de certains discours populistes, exacerbant les tensions politiques (dans les médias comme au Parlement), s’attaquant entre autres à la liberté d’expression et d’association, et mettant en veille certaines initiatives de participation, comme présenté dans les chapitres suivants. La profonde crise politique et institutionnelle de 2021, latente depuis le remaniement gouvernemental de janvier jamais mis en œuvre en raison de l’opposition du président de la République et explicite depuis l’annonce de mesures exceptionnelles le 25 juillet et la publication du décret n° 2021-117 du 22 septembre 2021, a perpétué ce contexte d’instabilité et d’incertitude (Présidence de la République, 2021[19]).
En plus du contexte politique, il faut également citer, parmi les défis, la crise économique que connaissait le pays avant même la révolution et qui a été aggravée suite aux attaques terroristes de 2015, puis à la crise du COVID-19. Cette crise économique contribue en effet à miner la confiance des citoyens dans la transition démocratique en cours, selon plusieurs OSC rencontrées dans le cadre de ce scan. La Tunisie ayant enregistré à un certain moment le pire taux de décès par habitant en Afrique, les mesures de confinement prises pour faire face à la crise sanitaire ont empiré la situation économique et déclenché des revendications sociales, des protestations et des manifestations dans la capitale et dans tout le pays (Speakman Cordall, 2021[20]).
Enfin, un dernier élément réside dans une certaine résistance au changement, ou pour le moins une méfiance, constatée par les associations interrogées dans quelques poches de l’État, notamment au sein des secteurs sécuritaires et judiciaires. Celles-ci ont été identifiées par plusieurs organisations de la société civile interrogées pour cette étude parmi les responsables du ralentissement des avancées en matière de droits et libertés publics. Cela n’est pas surprenant dans un pays qui demeure en transition et ne devrait cependant pas faire oublier le grand nombre d’agents publics qui ont adopté avec enthousiasme et conviction le nouveau chemin que le pays a entrepris de suivre après 2011.
Face à ces constats, un nombre croissant d’acteurs de la société civile tunisienne craint un recul et un retour à certaines pratiques répressives du passé prérévolutionnaire. Cette préoccupation s’explique en partie par la réponse, perçue souvent comme disproportionnée, aux manifestations et mouvements sociaux qui ont marqué le dixième anniversaire de la révolution et qui se sont étendus tout au long de 2021 (voir Chapitre 3, section 3.4.2). Selon la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH), 1 700 personnes ont été arrêtées en moins d’un mois, dont 500 mineurs (Inkyfada, 2021[21]). Les chiffres officiels font état de 968 arrestations pour les manifestations qui ont eu lieu au début de l’année (Inkyfada, 2021[21]). En outre, des images et des vidéos de violences policières lors de manifestations, d’activistes arrêtés à leur domicile pendant la nuit et d’autres abus commis par les forces de l’ordre ont marqué 2021, et ont été partagées massivement sur les réseaux sociaux. Des épisodes d’interférence politique dans les médias et de violence contre les journalistes contribuent à expliquer cette préoccupation grandissante de retour en arrière, compte tenu du fait que ces pratiques avaient quasiment disparu en Tunisie au cours des dernières années (voir Chapitre 4, sections 4.4.1 et 4.4.2) (Le Monde, 2021[22] ; Nawaat, 2021[23]).4
Afin de continuer à soutenir la Tunisie dans la promotion et la protection de son espace civique, ainsi que dans le renforcement de ses efforts de réformes pour un gouvernement ouvert, les chapitres qui suivent examineront en profondeur tous ces aspects et analyseront les piliers de l’espace civique tunisien, en ligne avec le cadre analytique de l’OCDE (voir le Chapitre 2 sur la méthodologie). Ils permettront d’étudier les cadres et les pratiques, et mettront en exergue tant les progrès majeurs et indéniables que le pays a réalisés en une décennie, que les opportunités restantes pour aborder les défis et aller plus loin sur le chemin des réformes.
Références
[18] Article 19 (2021), The Global Expression Report 2021: The state of freedom of expression around the world, https://www.article19.org/wp-content/uploads/2021/07/A19-GxR-2021-FINAL.pdf.
[13] Freedom House (2021), Freedom in the World 2021 - Tunisia, Freedom House, Washington DC, https://freedomhouse.org/country/tunisia/freedom-world/2021.
[17] Freedom House (2017), Freedom in the World 2017 - Tunisia, Freedom House, Washington DC, https://freedomhouse.org/country/tunisia/freedom-world/2017.
[21] Inkyfada (2021), « En chiffres. Arrestations arbitraires, violences... Un mois de manifestations réprimées », Inkyfada, https://inkyfada.com/fr/2021/03/03/arrestations-violences-manifestations-tunisie/ (consulté le 9 septembre 2021).
[6] INLUCC (2016), Stratégie nationale de bonne gouvernance et de lutte contre la corruption, https://inlucc.tn/wp-content/uploads/2020/12/Strategie-Nationale-de-Bonne-Gouvernance-et-de-Lutte-Contre-la-Corruption-Decembre-2016.pdf.
[22] Le Monde (2021), « En Tunisie, la nomination du nouveau patron de l’agence de presse officielle crée l’inquiétude », Le Monde, https://www.lemonde.fr/afrique/article/2021/04/16/en-tunisie-la-nomination-du-nouveau-patron-de-l-agence-de-presse-officielle-cree-l-inquietude_6076999_3212.html (consulté le 9 septembre 2021).
[14] Mo Ibrahim Foundation (2021), 2020 Ibrahim Index of African Governance - Index Report, https://mo.ibrahim.foundation/iiag.
[23] Nawaat (2021), « Tunisia: Control and resistance in the media », Nawaat, https://nawaat.org/2021/05/19/tunisia-control-and-resistance-in-the-media/ (consulté le 9 septembre 2021).
[19] Présidence de la République (2021), « Décret Présidentiel n° 2021-117 du 22 septembre 2021, relatif aux mesures exceptionnelles », Journal Officiel de la République Tunisienne 86, pp. 2196 - 2198, https://legislation-securite.tn/fr/law/105067.
[10] Présidence du gouvernement (2020), Guide pratique des cellules de gouvernance, https://www.oecd.org/mena/governance/Guide-pratique-des-cellules-de-gouvernance-Tunisie-2020.pdf.
[7] Présidence du gouvernement (s.d.), Open Government Partnership Tunisia - Plans d’action nationaux, http://www.ogptunisie.gov.tn/fr/index.php/category/plans-daction-nationaux/.
[12] Reporters sans frontières (2021), Classement mondial de la liberté de la presse 2021, https://rsf.org/fr/classement (consulté le 12 mai 2021).
[2] République tunisienne (2022), « Constitution de la République tunisienne », Journal officiel de la République tunisienne, vol. Numéro spécial, pp. 2474 - 2491.
[3] République tunisienne (2018), « Loi organique n° 2018-29 du 9 mai 2018, relative au code des collectivités locales », Journal officiel de la République tunisienne, vol. 39, pp. 1653-1716, http://www.iort.gov.tn/WD120AWP/WD120Awp.exe/CTX_4288-91-nuxwiEofgx/RechercheTexte/SYNC_125290595.
[4] République tunisienne (2018), « Loi organique n° 2018-50 relative à l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale », Journal officiel de la République tunisienne, vol. 86, pp. 3582-3583, http://www.iort.gov.tn/WD120AWP/WD120Awp.exe/CTX_4288-91-nuxwiEofgx/RechercheTexte/SYNC_125355236.
[9] République tunisienne (2016), « Loi organique n° 2016-22 du 24 mars 2016 relative au droit d’accès à l’information », Journal Officiel de la République Tunisienne, vol. 26, pp. 949-956, http://www.iort.gov.tn/WD120AWP/WD120Awp.exe/CTX_5892-39-kVhwGxUYwU/RechercheTexte/SYNC_126161095.
[1] République tunisienne (2014), Constitution de la République tunisienne, http://www.iort.gov.tn/WD120AWP/WD120Awp.exe/CTX_2324-3-cBRtvRAzNZ/Principal/SYNC_124844376.
[8] République tunisienne (1993), « Décret-loi n° 93-1549 du 26 juillet 1993, portant création des bureaux des relations », Journal officiel de la République tunisienne, vol. 57, https://legislation-securite.tn/fr/law/41049.
[24] SNJT (2021), Rapport annuel sur la réalité de la liberté de la presse en Tunisie 1 mai 2020 - 30 avril 2021, http://snjt.org/2021/05/03/%d8%a7%d9%84%d8%aa%d9%82%d8%b1%d9%8a%d8%b1-%d8%a7%d9%84%d8%b3%d9%86%d9%88%d9%8a-%d9%84%d9%84%d8%ad%d8%b1%d9%8a%d8%a7%d8%aa-%d9%88%d9%82%d8%a7%d8%a6%d9%85%d8%a9-%d8%a7%d9%84%d8%ac%d9%87%d8%a7%d8%aa/.
[20] Speakman Cordall, S. (2021), « Tunisia lockdown ends, despite Africa’s worst Covid death rate », The Guardian, https://www.theguardian.com/global-development/2021/may/19/tunisia-lockdown-ends-despite-africas-worst-covid-death-rate (consulté le 9 septembre 2021).
[5] Unité de l’administration électronique (2016), Projet d’Appui à la mise en œuvre de l’e-Government et de l’Open Government en Tunisie - Présentation de la stratégie et de la feuille de route du programme « Smart Gov 2020 ».
[11] V-Dem Institute (2021), Autocratization Turns Viral: Democracy Report 2021, V-Dem Institute, University of Gothenburg, Gothenburg, https://www.v-dem.net/en/publications/democracy-reports.
[15] V-Dem Institute (2020), Variable Graph, https://www.v-dem.net/data_analysis/VariableGraph/ (consulté le 12 janvier 2022).
[16] World Justice Project (2020), Rule of Law Index 2020, World Justice Project, Washington, DC, https://worldjusticeproject.org/sites/default/files/documents/WJP-ROLI-2020-Online_0.pdf.
Notes
← 1. Ce Scan de l’espace civique en Tunisie a été élaboré et rédigé au cours de l’année 2021 et remis au gouvernement tunisien pour commentaires en février 2022. La Tunisie a connu des évolutions importantes entre la remise du rapport et sa publication, en particulier l’adoption et l’entrée en vigueur d’une nouvelle constitution en août 2022. L’analyse proposée dans ce scan part donc d’un contexte constitutionnel différent, celui de la Constitution de 2014, du contexte au moment de la publication, et son analyse des dernières évolutions juridiques survenues après février 2022 est donc limitée à un encadré sur la nouvelle constitution. Une analyse plus approfondie de l’impact de la nouvelle constitution sur l’espace civique est prévue dans les prochaine années. Ce scan reflète les tendances, évolutions et défis de l’espace civique tunisien à dix ans de la révolution et propose une analyse et des recommandations de long-terme sur les cadres juridiques, institutionnels et pratiques relatifs à l’espace civique en Tunisie.
← 2. Tables rondes avec des organisations de la société civile tunisienne, 26 février, 29 avril et 26 mai 2021 ; entretien avec une organisation syndicale de journalistes, 2 juillet 2021.
← 3. Instance de la bonne gouvernance et de la lutte contre la corruption (IBOGOLUCC), Instance de régulation de la communication audiovisuelle (ICA), Instance des droits de l'homme (IDH), Instance du développement durable et des droits des générations futures (IDDDGF) et Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE).
← 4. Selon le rapport annuel sur l’état de la liberté de la presse en Tunisie du Syndicat national des journalistes tunisiens, entre le 1er mai 2020 et le 30 avril 2021, ont été recensées 204 atteintes à la liberté de la presse et aux journalistes, le plus lourd bilan enregistré au cours des trois dernières années (SNJT, 2021[24]).