Duncan Cass-Beggs
Alanna Markle
Dexter Docherty
Amelia Smith
Unité de prospective stratégique de l’OCDE
Duncan Cass-Beggs
Alanna Markle
Dexter Docherty
Amelia Smith
Unité de prospective stratégique de l’OCDE
La prospective stratégique est une méthode permettant d’étudier de façon structurée quelles pourront être les évolutions à venir et quelles en sont les implications aujourd'hui sur le plan décisionnel. Elle consiste à scruter l’horizon en vue d'y détecter des événements futurs et des nouvelles tendances, à élaborer des scénarios alternatifs sur les changements qui pourraient survenir, et à concevoir des stratégies d'avenir pour déployer des valeurs et des objectifs dans toutes sortes de circonstances possibles. La prospective est un moyen d'éviter de prendre de mauvaises décisions en partant d’hypothèses sur l’avenir jugées sûres. Elle permet de repérer à l'avance les nouveaux défis afin de ne pas être surpris, et d’entrevoir un plus large éventail d'éventualités positives.
Ce rapport examine trois scénarios possibles pour le monde de 2035, à savoir : Monde à voies multiples, Mondes virtuels et Monde vulnérable. Bien que pertinents pour toutes sortes d’organisations et de domaines d'actions, ces scénarios ont été conçus pour stimuler la réflexion et le dialogue concernant l’avenir de la collaboration mondiale et du rôle de l'OCDE en particulier. Ils ne représentent toutefois qu'une fraction des éventualités infinies pouvant se présenter d’ici 2035, mais offrent la possibilité de s’exercer ou de s’entraîner en montrant comment une organisation comme l’OCDE peut s'adapter à des événements imprévus – comme la crise actuelle du COVID-19 et ses répercussions – auxquels ses dirigeants et ses pays membres seront peut-être contraints de faire face. Le fait de mener une réflexion approfondie et d’examiner des scénarios variés (parfois désagréables) et leurs possibles implications permet de se libérer des hypothèses réductrices et de déterminer comment l’OCDE peut s’adapter et réagir plus efficacement face aux défis futurs.
L’OCDE a été une pionnière dans l’utilisation de la prospective stratégique pour élaborer et améliorer les politiques publiques. Dès les années 60 et 70, des travaux importants ont été menés pour explorer des scénarios alternatifs dans les domaines de l’économie et l’environnement, des changements sociétaux, du développement et de la collaboration internationale. Ces travaux ont servi de base à la mise sur pied en 1990 du Programme de l’OCDE sur l’avenir, dont le but était d'aider les décideurs de l’administration et du secteur privé à évaluer les tendances économiques, sociales et technologiques qui modèleront l’avenir. Des études prospectives décisives ont ainsi été réalisées sur des sujets intéressant toute la communauté internationale, et des domaines de travail importants pour l’Organisation ont fait leur apparition.
Ces dix dernières années, l’OCDE a étendu ses pratiques prospectives à un grand nombre de ses domaines de travail. D'importantes initiatives prospectives et tournées vers l’avenir ont alimenté les travaux d'un certain nombre de directions et de comités, notamment dans les domaines suivants : développement et co‑opération pour le développement, éducation, emploi, environnement, migrations, villes et zones rurales, innovation en matière de gouvernance, sciences et technologies, fiscalité, tourisme, transports, etc. Le recours plus systématique à des pratiques prospectives comme l'analyse des perspectives et l’élaboration de scénarios peut en outre être bénéfique à tous les domaines d'analyse et de conseil pour l'action publique. Cela sera particulièrement important pour garantir la viabilité des plans de reprise et des investissements liés à la crise du COVID‑19.
L'Unité de prospective stratégique de l'OCDE favorise l’adoption d'approches de ce type dans l’ensemble de l’Organisation et la prise en compte de l’avenir dans le dialogue mondial sur les grandes questions de politique publique. Cette Unité collabore avec les directions et comités de l’OCDE pour repérer les évolutions et bouleversements qui pourraient survenir à l’avenir et en étudier les implications potentielles dans leurs domaines d'action et leurs programmes de travail. Utilisant toutes sortes de méthodologies de prospective stratégique et de réflexion sur l’avenir, cette Unité a pour mission de permettre l’élaboration de politiques publiques plus solides, évolutives et clairvoyantes. Elle dirige des processus collaboratifs en matière de prospective sur des questions transversales concernant plusieurs domaines d’action, et élabore des produits de prospective communs pour aider à la fois l’OCDE et les administrations des pays membres dans leurs activités.
L'intérêt des pouvoirs publics pour la prospective ne cesse de s'accroître à l’échelle mondiale, et le sujet a été au cœur de la réunion des hauts responsables des centres de gouvernement qui a eu lieu en 2019. Placée sous la direction de l’Unité de prospective stratégique, la Communauté de prospective publique de l’OCDE est une initiative mondiale qui rassemble d'éminents experts de la prospective provenant d’administrations et d'organisations internationales du monde entier ; elle fournit l’occasion d'échanger des expériences et des pratiques optimales, d’accroître la sensibilisation à l'importance de la prospective pour l’action publique, et de renforcer les bonnes pratiques en la matière.
Un certain nombre de forces modifient le monde de manière imprévisible, avec le risque de le transformer radicalement au cours des prochaines décennies. C’est ce que l'on peut observer dans les tendances confirmées que sont les changements démographiques et la transformation numérique, ainsi que dans les premiers signes d'évolutions et de mutations qui pourraient s’amplifier au fil du temps. Certains changements et tendances qui pourraient avoir un impact important sur l'avenir de la collaboration mondiale et sur les organisations internationales dont l’OCDE sont exposés ci-après.
La pandémie de COVID-19 a fait ressurgir les questions du rôle des États et celui des marchés dans l’orientation de l'économie et de la société. S'agissant de l’avenir, il est difficile de savoir quel équilibre entre l’État et le marché sera le plus efficace pour obtenir des résultats comme l’innovation et le progrès technologique, le bien‑être et la résilience de la société aux chocs. Il existe une même incertitude quant à la question de savoir quels régimes, démocratiques ou autoritaires, seront plus appropriés pour surmonter efficacement les défis sociétaux et répondre aux urgences. À une époque où la désinformation et les théories du complot se développent de toutes parts, quelles mutations progressives ou subites pourraient bouleverser les idéologies et les systèmes politiques, et quel nouveau cadre idéologique pourrait en émaner ?
On observe clairement un changement des équilibres du pouvoir dans le monde, de l’Ouest vers l’Est et des économies avancées vers les économies émergentes, mais le rythme, l'ampleur et les modalités de cette dynamique sont hautement incertains. La nature des alliances géopolitiques dépendra de nombreux facteurs, dont les nouvelles sources de pouvoir des pays et la capacité des différents acteurs à faire preuve à la fois d'un pouvoir de convaincre et de contraindre pour agir sur les priorités les plus essentielles de leurs adversaires potentiels (comme par exemple l’accès à de nouvelles régions et ressources stratégiques dans le contexte du changement climatique). Ces facteurs pourront à leur tour déterminer quels acteurs prédominent et fixent les normes aux niveaux régional et mondial.
La fréquence et l’intensité des événements perturbateurs aux effets en cascade imprévisibles risquent de s’accroître, en particulier sous l’effet de la modification de l’environnement. Le GIEC estime aujourd'hui qu'un réchauffement de seulement un à deux degrés Celsius risque d'avoir des conséquences extrêmes impossibles à stopper, comme par exemple l’élévation du niveau de la mer, la fonte de la calotte glacière et la disparition de puits de carbone naturels comme la forêt amazonienne. L'appauvrissement de la biodiversité représente la perte dramatique d'écosystèmes dont dépendent nos économies et nos sociétés, les prévisions établissant à un million le nombre d’espèces qui pourraient disparaître d'ici quelques décennies. Parallèlement, la poursuite de la déforestation et de l’invasion des habitats naturels par les êtres humains accroît le risque de propagation d'agents pathogènes responsables de pandémies.
La technologie a permis l'amélioration sans précédent de la capacité des êtres humains à détruire tout ce qu'ils ont construit, un expert estimant qu’il existe un risque compris entre un et six d’auto-extinction de l’espèce humaine au cours de ce siècle. L’incapacité à coordonner les efforts d'atténuation du changement climatique laisse entendre que l’architecture institutionnelle conçue pour relever les défis communs de l'humanité (comme les institutions multilatérales créées après la Seconde Guerre mondiale) n’est peut-être pas adaptée pour se protéger contre les nouvelles menaces existentielles telles que le non-alignement de l’intelligence artificielle ou une pandémie d’origine artificielle.
Les interfaces, le stockage de données et les contenus sont des sources de création de valeur dans l’économie numérique, mais les inquiétudes augmentent au sujet des effets déflationnistes de la transformation numérique qui seraient dus à la réduction des sources de « friction » dans la prestation des services numériques et au faible coût marginal de la reproduction des produits numériques. Si le développement du numérique a jusqu’ici favorisé l’amélioration de la productivité des entreprises, ses effets n’en sont pas moins variés et il peut aussi, combiné à des technologies comme l'impression en 3D, rendre possibles des modes de production localisés tels que la fabrication distribuée.
Depuis des décennies, les progrès sociétaux ont été définis en termes de niveau de vie matériel, et mesurés de façon indirecte par le PIB. Or l’élaboration des budgets nationaux s'appuie de plus en plus sur la prise en compte de la notion plus générale de bien-être, en même temps que des organisations comme l’OCDE mettent au point des méthodes plus globales pour mesurer le bien-être de l’être humain et que certains dirigeants adoptent de nouvelles normes économiques. La vitesse et la façon dont s'opérera la reprise économique suite à la récession la plus sévère que l’on ait connu depuis la Seconde Guerre mondiale – en particulier la méthode employée par les pays pour relever des défis concurrents comme le vieillissement rapide de la population, les inégalités et la désinformation – influenceront probablement l’orientation et la profondeur de ces changements.
Le développement du numérique est lié à l’acquisition de plus en plus de pouvoir et de richesses par les entreprises technologiques, à tel point que certaines d’entre elles ont une influence sur la démocratie et la diplomatie et jouent le rôle « d’États virtuels » dotés d'un pouvoir équivalent à celui d'un pays (par exemple l'ouverture par Microsoft de bureaux de représentation auprès des Nations Unies et de l’Union européenne). De leur côté, les gouvernements du monde entier interviennent sur des questions comme les problématiques fiscales du numérique, les infractions au droit de la concurrence et les « fausses informations », mais leur disposition et leur capacité à réglementer efficacement les grandes entreprises technologiques restent floues.
Les médias sociaux ont entraîné l'apparition de mouvements sociaux structurés en réseau, capables de se mobiliser rapidement aux niveaux national et international. En 2020, le mouvement « Black Lives Matter » a réuni lors d'une journée record 500 000 manifestants aux États-Unis, et des rassemblements similaires ont eu lieu dans de nombreux pays pour protester contre les violences raciales commises par la police. L'année 2019 avait été marquée par des mouvements de protestation sociale dans le monde entier. De même, le mouvement mondial de la jeunesse baptisé « Fridays for Future » est actif depuis 2018. Dans quelle mesure ces mouvements pourraient-ils acquérir une dimension institutionnelle et d'autres formes de pouvoir dans la nouvelle économie et société numérique ?
L'image originale d’internet en tant que plateforme ouverte permettant un accès sans frontière à l’information, à des opportunités et à l’entraide est de plus en plus contestée au profit d'une souveraineté des États sur le terrain du numérique. Les problèmes de sécurité ont donné lieu à la surveillance, voire à l’interdiction, par plusieurs pays d’entreprises technologiques étrangères, amenant de fait la technologie sur le terrain de la géopolitique. Malgré la recherche légitime de la protection de la vie privée, de la sécurité et de la souveraineté dans le domaine du numérique, un durcissement excessif des frontières du numérique pourrait empêcher des millions de liens interpersonnels transfrontières et devenir un obstacle croissant au commerce et à l’interdépendance au niveau mondial.
À l'opposé et simultanément, d'autres forces vont dans le sens d'un renforcement de l’unification numérique par-delà les frontières. Un nombre croissant des aspects de la vie ont lieu dans le champ du numérique, une tendance qui a été accélérée par la crise du COVID-19, notamment en ce qui concerne les concerts, les musées et les services religieux en réalité virtuelle. Plus de 3 milliards de personnes participent aujourd'hui à des jeux en ligne, ce qui a incité des personnalités politiques à mener campagne dans des jeux vidéo et à diffuser des vidéos sur Twitch, et le Comité international olympique à organiser une compétition sportive virtuelle avant les Jeux olympiques de Tokyo. Les gros investissements réalisés dans la création d’avatars réalistes en 3D, la technologie de la réalité mixte et les postes de travail en réalité virtuelle ont pour but de rendre la dimension géographique beaucoup moins importante pour une majorité d’emplois, et pourraient accroître la vitesse de l’apprentissage. Les entreprises technologiques ont permis à des millions de personnes dans les économies émergentes d'avoir accès à internet, parfois avec la collaboration des États, comme dans le cas de l’initiative chinoise de la Route de la soie numérique.
La part des énergies renouvelables dans la production énergétique s’est accrue rapidement en 2020 malgré la pandémie, et les engagements plus fermes qui sont pris en faveur de la neutralité carbone laissent entendre que l'économie fondée sur les combustibles fossiles est en train de perdre du terrain. Le développement de la bioéconomie suscite l’apparition de technologies de rupture qui pourraient transformer des secteurs comme la chimie, l’agriculture, l’exploitation forestière et la gestion des déchets en les orientant vers des modes de fonctionnement plus circulaires et décentralisés. Parallèlement, les matières premières et les métaux des terres rares jouant un rôle essentiel dans le fonctionnement des technologies vertes et numériques acquièrent une importance stratégique croissante. Un grand nombre de ces matériaux sont concentrés dans des pays non membres de l’OCDE, où leur accès peut être tributaire de la situation politique.
Le lancement planifié de dizaines de milliers de satellites devrait étendre l’accès au numérique dans le monde entier, mais aussi accroître le trafic dans l’espace et les risques de collisions qui pourraient interrompre les communications, empêcher l’exploration scientifique et représenter des menaces pour les véhicules spatiaux habités. L’exploration spatiale est marquée par les exploits de la sonde chinoise Chang’e 4, dont les graines semées sur la Lune ont germé, et d’un véhicule de la NASA ayant recueilli des échantillons sur Bennu, un astéroïde qui pourrait receler de l’eau et devenir une cible privilégiée pour l’extraction de ressources dans l’espace.
Les scénarios suivants ont été établis d'après les facteurs du changement décrits plus haut, dans le but d’ébaucher une série de situations dans lesquelles l’OCDE et ses membres pourraient vraisemblablement se retrouver. Ils ne sont ni des certitudes ni des prédictions, de même qu'ils ne sont ni exhaustifs ni exclusifs les uns des autres. Ils représentent en revanche des situations possibles de rupture qui pourraient susciter d'importantes réflexions stratégiques au sujet de la collaboration mondiale ainsi que de l'OCDE.
Dans le scénario du Monde à voies multiples, une mutation géopolitique a eu lieu et l’humanité s’est organisée en plusieurs groupements distincts évoluant en parallèle, chacun fonctionnant dans son propre écosystème numérique et sa propre infrastructure de données. Dans les Mondes virtuels, la majeure partie de l’expérience humaine se déroule dans des espaces de réalité virtuelle très immersifs et mobilisateurs, et les citoyens font pression pour que ces espaces soient connectés et interopérables à l’échelle mondiale. Enfin, dans le Monde vulnérable, l'humanité est confrontée à diverses menaces/opportunités critiques pour son existence qui exigent un niveau sans précédent de collaboration internationale presque parfaite pour préserver des intérêts communs vitaux.
Monde à voies multiples
En 2035, le monde évolue sur plusieurs voies distinctes. Des systèmes et des normes différents se sont mis en place durablement dans différentes parties du monde et ont donné naissance à plusieurs groupements d'États. Chacun de ces groupements a une attitude particulière à l'égard des critères déterminants du bien-être comme les inégalités, la liberté d’expression et la surveillance. Les groupements d’États possèdent chacun une infrastructure numérique et des milieux d'affaires sensiblement équivalents, qui se sont adaptés à des normes culturelles et réglementaires particulières. Rares sont les entreprises ou les organisations de la société civile qui sont capables d’exercer leurs activités dans plusieurs groupements. Les vastes mouvements de rejet de la mondialisation et la défiance entre les groupements d’États ont conduit à une baisse d’intérêt pour la coopération internationale et à de moindres incitations en sa faveur. C’est un monde de la diversité plus que de l’universalité, dans lequel la notion de ce qui constitue une bonne politique publique, une pratique optimale et le choix d’un dispositif de mesure adapté pour les deux varie du tout au tout en fonction du système de valeurs de chaque groupement d’États.
L'origine de ce scénario : Le souhait des États (et de leurs populations) de conserver une autonomie, de se protéger de l’ingérence étrangère et de promouvoir les économies locales a conduit à la mise en place d’infrastructures numériques différentes entre les groupements. Chaque groupement ayant développé ses propres écosystèmes – de plus en plus incompatibles – de matériels, de logiciels et de services numériques, les interactions entre groupements sont devenues plus difficiles. Les facteurs internationaux ayant une incidence sur la politique intérieure des États (notamment la fréquence des cyberattaques et la compétition croissante sur le marché du travail du fait des plateformes d’emploi à la demande) ont poussé les organes de décision à renforcer les frontières numériques. Parallèlement, les chaînes d'approvisionnement intercontinentales ont connu une baisse de régime en raison des avancées telles que la bioproduction de produits écologiques, la fabrication distribuée, l’efficience de l’économie circulaire rendue possible par la robotique et l’automatisation de la logistique ainsi que, dans certains groupements, l’autonomie énergétique favorisée par la production d'énergies renouvelables et l’adoption des biocarburants. Les États composant les groupements ont travaillé activement pour nouer des liens économiques et sociaux plus étroits. Chacun d’eux a investi massivement dans les secteurs qui font sa particularité afin de se différencier et de créer un sentiment d’identité partagée. Le recul de la croissance économique mondiale sur le court terme a été justifié comme étant un sacrifice nécessaire pour parvenir, à plus long terme, à une plus grande autonomie politique et à la relocalisation des chaînes de production et d'approvisionnement.
Plusieurs groupements d’États se sont constitués sur la base de facteurs historiques, géographiques et technologiques. Leur mode de gouvernance est varié : certains sont très centralisés, d'autres sont dominés par une puissance hégémonique, et quelques-uns sont des alliances informelles constituées sur la base d’intérêts communs. Certains groupements se composent d’États situés sur des continents différents. Chaque groupement privilégie son autonomie stratégique et, en investissant dans des capacités locales ou dans des alliances, contrôle la majorité des éléments nécessaires pour mettre en place une économie indépendante.
La modification de l’équilibre mondial et la concurrence entre les écosystèmes numériques représentent à la fois des défis et des opportunités pour les États qui ne font pas partie d'un groupement. Pour certains États non alignés, les possibilités de croissance sont limitées car l’accès au marché nécessite d’investir dans une infrastructure numérique adaptée au modèle des groupements d’États, or la construction de plusieurs infrastructures coûte cher, tant sur le plan financier que politique. D'autres États non alignés font preuve de créativité pour tirer parti de leur position d’acteurs indépendants.
Des changements économiques importants ont lieu et s’inscrivent dans la dynamique de rejet de la mondialisation, avec à la fois des avantages et des inconvénients. La localisation de la production crée des débouchés pour les entreprises locales dont les chaînes de valeur sont capables de s'adapter, mais lorsque le groupement d’États n’est pas autosuffisant dans le domaine des technologies, les consommateurs héritent de prix plus élevés et de choix plus réduits. La localisation entraîne une baisse des émissions générées par les transports et réduit le transfert des impacts environnementaux depuis les activités de production et d’extraction vers d'autres segments des chaînes d'approvisionnement mondiales. Tous les groupements d’États n’ont pas accès à toutes les ressources nécessaires pour faire fonctionner leurs économies numériques indépendantes. Les négociations restent par exemple tendues lorsqu'il s'agit d'échanger des ressources critiques qui ne sont pas présentes dans tous les groupements.
Les échanges et les transports au sein des groupements sont nombreux et bénéficient, grâce aux monnaies et structures réglementaires communes, de faibles coûts de transaction. La défiance entre les groupements n’a d'égale que la hausse de la confiance au sein de chaque groupement. Toutefois, la stabilité interne et la cohérence idéologique des groupements peuvent être sérieusement mises à mal par des bouleversements politiques intérieurs, les changements de régime pouvant donner lieu à de coûteux transferts d’États d'un groupement à un autre.
Les groupements d’États sont le théâtre de différentes influences culturelles. Les arts, les sports, la spiritualité et la philosophie sont autant de moyens d'asseoir une supériorité en termes de culture et de qualité de vie, mais aussi d'attirer des États non alignés. Les artistes et les entrepreneurs qui savent capter l’attention jouissent ainsi d'opportunités économiques. Dans chaque groupement d’États, la société civile a pris des formes différentes, rares étant les groupes qui, constitués sur la base de l’attachement à des valeurs, sont capables d'évoluer dans d'autres contextes.
Les groupements d’États ne sont pas tous exposés de la même façon aux effets du changement climatique comme la hausse des températures et les phénomènes climatiques extrêmes. Ils attribuent une valeur fondamentalement différente au prix qu'il convient de payer – en termes de ressources ou de droits – pour traiter certains problèmes. La gestion coordonnée des catastrophes au niveau international a considérablement perdu de son attrait au profit d'une gestion interne aux groupements.
Quels rôles pourrait jouer à l’avenir l’OCDE pour aider ses pays membres et combler les fractures susceptibles d’apparaître entre eux ?
Comment l’OCDE pourrait-elle promouvoir le bien-être et la prospérité dans le monde entier tout en continuant d’offrir ses services à des États qui prendront peut-être leurs distances avec le multilatéralisme ?
Mondes virtuels
Bienvenue dans le « métavers » de 2035, un univers virtuel interconnecté où se déroule désormais la majorité des interactions humaines associées au travail ou aux loisirs. Les entreprises technologiques fournissent le matériel et les logiciels et rivalisent entre elles pour offrir aux utilisateurs de nouvelles fonctionnalités et expériences. Les États contrôlent le matériel et la liberté de création qui sont mises à la disposition des citoyens au sein de cet univers virtuel en prenant des dispositions réglementaires, le but étant de trouver un équilibre entre la nécessité d'assurer la sécurité de l’État et la volonté d’être à la pointe de la technologie. Dans ce scénario, la diplomatie est plus importante et complexe que jamais auparavant : les relations entre les États, les entreprises plateformes et les utilisateurs (clients et créateurs) doivent être gérées avec soin.
L’origine de ce scénario : Les énormes progrès réalisés au début des années 2020 dans les domaines de la réalité augmentée et de l’intelligence artificielle (IA) ont représenté un tournant pour les technologies portables et l’internet des objets. La diffusion d'images sur des lunettes intelligentes a remplacé l’utilisation d'appareils portatifs pour profiter au mieux des bienfaits de la technologie dans la vie quotidienne. À mesure que l’infonuagique s’est étendue à tous les aspects de la vie, les consommateurs n'ont plus accepté d'utiliser une seule marque d’écosystème technologique. Un mouvement mondial en faveur de l’interopérabilité a obligé les entreprises technologiques à fabriquer des appareils fonctionnant en toute transparence avec les produits de leurs concurrents.
Ne jouissant plus d'un monopole de contrôle sur leurs écosystèmes respectifs, les grandes entreprises technologiques sont entrées en compétition pour offrir les expériences visuelles les plus immersives. L’innovation a accéléré le passage de la réalité augmentée à la réalité virtuelle libérée des limitations du monde physique. Le résultat est le « métavers », une plateforme partagée qui abrite des milliers de mondes virtuels. La réalité virtuelle s’est accompagnée d'un exceptionnel engouement et des groupes de population auparavant négligés (comme les seniors désireux de fuir leur solitude et de remédier à leur mobilité restreinte) figurent désormais parmi les utilisateurs les plus enthousiastes.
Les États ont accepté la création du « métavers » car ils devaient répondre à la même attente d’interconnectivité de la part de leurs citoyens et se sont rendu compte des avantages financiers procurés par la suppression des contraintes spatiales pour d'innombrables activités. Dans ces nouveaux mondes, les États et les entreprises ont dû faire un délicat compromis entre responsabilité et réglementation.
La vie quotidienne d'un grand nombre de personnes se déroule en grande partie dans une seule pièce. Chaque individu commence sa journée en allumant son casque de réalité mixte (augmentée et virtuelle) et en choisissant l’un des mondes hyperréalistes (de plus en plus nombreux) qui lui sont proposés. La réalité virtuelle stimule les sens car les images, les sons et les impressions semblent réels. Par conséquent, à l’exception de l'alimentation et de la boisson, la plupart des besoins humains peuvent être satisfaits de manière aussi satisfaisante – et souvent plus – que dans le monde réel. Pour les personnes qui continuent de sortir de chez eux, la réalité augmentée leur permet d’interagir avec une version du monde réel qui est améliorée à l'aide de procédés numériques. La technologie relève en permanence toutes sortes de données biométriques et peut inciter les utilisateurs à exercer des activités qui contribueront à améliorer leur humeur ou à assurer de quelque manière que ce soit leur bien-être.
Une grande partie des activités qui ont lieu dans le « métavers » ont un caractère créatif et ont pour but de fournir aux individus évoluant dans le monde virtuel des expériences améliorées. Les entreprises construisent des espaces virtuels favorisant les liens sociaux et les expériences multisensorielles tels que des cafés, parcs et musées, ainsi que des parcs Disneyland numériques plus vrais que nature. Les organisations et les institutions disposent d’espaces virtuels sur lesquels leurs employés se réunissent chaque jour. Dans d'autres domaines d'activité, comme le bâtiment et la médecine, la réalité virtuelle permet de simuler et de perfectionner les interventions avant qu’elles n'aient réellement lieu. Grâce à la technologie, les psychothérapeutes peuvent mettre en scène leurs séances avec des clients se trouvant n'importe où dans le monde. La traduction en temps réel permet aux personnes ne parlant pas la même langue d'avoir une communication transparente et de travailler ensemble. Avec la réalité augmentée, des professionnels comme les plombiers ou les électriciens peuvent fournir des services à la demande en se connectant aux lunettes de leurs clients et en les guidant pour effectuer les réparations.
Le matériel nécessaire pour accéder au « métavers » est fourni par un petit nombre de géants de la technologie. Les entreprises négocient avec les États pour pouvoir adapter leurs nouveaux produits aux normes réglementaires ou culturelles et ainsi les vendre aux citoyens. Les grands États peuvent utiliser l’accès à leurs populations – qui sont à la fois des consommateurs et d'importantes sources de données comportementales – comme un levier lorsqu'ils négocient le développement de nouveaux produits avec les entreprises soucieuses de se maintenir à niveau avec leurs concurrents dans la course à l’innovation.
L’évolution des citoyens dans les mondes virtuels ont soulevé de nombreuses questions de fond. Des débats complexes ont lieu concernant l’équilibre qui doit être trouvé entre la liberté de création des utilisateurs et des entreprises et la garantie d'un moyen de recours approprié en cas de fraude, manipulation et harcèlement. Cela suscite des questions connexes ayant trait à la propriété et l’utilisation appropriée des données comportementales recueillies aussi bien par les États que par les entreprises. Ces considérations déterminent quels citoyens peuvent accéder à des espaces régis par des règles qui sont définies par leur créateur mais peuvent être incompatibles avec les normes étatiques, qu’il s'agisse de la protection des citoyens ou des obligations de surveillance.
Le fonctionnement du « métavers » suscite des questionnements dans le monde réel. Ceux-ci concernent par exemple l’accès aux matières premières essentielles dont a besoin une économie numérique dématérialisée, l’emplacement des usines automatisées et des serveurs, ou encore l’endroit où est fabriqué le matériel, en raison des avantages économiques et politiques que peuvent générer ces activités. Les nouvelles façons d'établir des relations font apparaître de complexes dilemmes sociaux, notamment en ce qui concerne les droits et les libertés associés à des relations principalement virtuelles, du mariage à la fiscalité, en passant par l’immigration et le regroupement familial.
L’infrastructure numérique est source d’inégalités entre les États. Ceux qui ont des populations jeunes connaissent une forte croissance, devenant subitement des pays riches lorsque la production, l’emploi et l’innovation sont moins dépendants de la géographie qu’auparavant. D’autres se retrouvent du mauvais côté de la – toujours plus grande – fracture numérique. Certaines grandes économies prennent du retard du fait que leurs populations vieillissantes peinent à s'adapter à la nouvelle réalité socioéconomique ; à l’opposé, les petites économies, plus agiles, s'adaptent rapidement.
Les inégalités entre les États persistent, les seuls pouvant accéder à la technologie la plus avancée sont ceux qui jouissent d'un statut relativement privilégié. Certains États envisagent de verser d’importantes subventions – au coût élevé pour la collectivité – pour que l’accès au « métavers » soit universel et équitable. Tandis que le développement du numérique réduit les flux de revenus de millions de personnes sous l’effet de l’automatisation et des pressions déflationnistes, les retraités recevant de l’État un revenu fixe jouissent d'une hausse substantielle de leur pouvoir d'achat du fait que le coût d'un grand nombre de produits, de services et d'activités est en chute libre. Un nouveau secteur de grande ampleur fait son apparition : afin de lutter contre la solitude des seniors, des activités attrayantes sont proposées, auxquelles chacun peut participer quelles que soient ses aptitudes physiques.
La cybersécurité est un sujet de préoccupation majeur à l’échelle mondiale. Un grand nombre des aspects libérateurs de la réalité virtuelle (comme la possibilité de se présenter sous n'importe quel âge, sexe ou enveloppe corporelle) peuvent être exploités à des fins malveillantes. L'interconnectivité signifie que les vulnérabilités peuvent avoir des conséquences sur de nombreux acteurs. Les coûts élevés de la cybersécurité constituent un obstacle pour de nombreux pays qui tentent de combler la fracture numérique.
Comment l’OCDE pourrait-elle accroître sa contribution à l’élaboration de cadres d'action et de règles au service d'un monde encore plus virtuel ?
Quelles nouvelles relations l’OCDE aura-t-elle peut-être besoin de nouer avec des acteurs non étatiques de plus en plus puissants comme les plateformes technologiques mondiales et les organisations de la société civile ?
Monde vulnérable
En cette année 2035, l’humanité est au bord du gouffre. L'innovation technologique a progressé plus vite que prévu, produisant une multitude de bienfaits mais générant également des risques existentiels qui nécessitent une coopération mondiale urgente. Des progrès considérables ont permis de réduire radicalement les émissions de gaz à effet de serre (GES) mais n’ont pas empêché de graves dégradations environnementales dans d'autres domaines. L’intelligence artificielle, la biologie de synthèse et le développement spatial ont progressé rapidement, procurant d’incroyables avantages en termes de productivité mais exposant aussi à des vulnérabilités pouvant s’avérer catastrophiques pour la civilisation. L’automatisation de la production a permis de créer suffisamment de biens et de services pour répondre aux besoins matériels de base, mais elle a également généré des inégalités extrêmes et des concentrations de pouvoir qui érodent les fondements de la démocratie. Dans ce contexte, les institutions multilatérales sont confrontées à des questions de fond concernant le rôle qu’elles ont à jouer pour protéger l’humanité du pouvoir sans précédent qu’elle a de se détruire elle-même.
L’origine de ce scénario : L’innovation scientifique et technologique a fait un bond en avant dans les années 2020, stimulée par les investissements massifs et la collaboration entre scientifiques qui ont été déployés pour lutter contre la pandémie de COVID-19. L’attention s’est ensuite tournée vers la crise qui se profilait à l’horizon : le changement climatique. Du fait de l'absence d'accord durable et d'action collective des États sur le climat, l’innovation technologique est apparue comme la solution clé pour avancer, réduisant le coût des technologies comme les énergies renouvelables et les véhicules électriques par rapport à leurs prédécesseurs fonctionnant avec des combustibles fossiles. Les subventions publiques, les investissements dans la R-D et les faibles taux d’intérêt ont joué initialement un rôle, mais le secteur privé s’est ensuite imposé dans la conduite de la transition énergétique en se substituant au secteur public pour ce qui est de l’innovation, hormis dans quelques secteurs jugés essentiels pour la sécurité nationale. Les grandes puissances se sont livrées une farouche concurrence de peur de perdre leur avance, en particulier dans les domaines de l’informatique quantique et de l’intelligence artificielle (IA) ; en revanche, l'humain a été quelque peu oublié. Les opinions publiques et les responsables politiques du monde entier ont salué la rapidité inattendue avec laquelle les émissions de GES ont été réduites et cette réussite a déclenché une vague d'optimisme politique fondé sur les promesses technologiques. Ce bond en avant de l’innovation a eu pour effet combiné, en 2035, de transformer les sociétés plus rapidement que jamais auparavant dans l'histoire de l'humanité, mais de façon inégale.
Grâce à l’émergence de technologies de rupture dans les énergies renouvelables, le stockage de l’électricité et le captage du CO2, les émissions de GES se sont stabilisées au point que les scénarios catastrophes du changement climatique induits par ces émissions ne représentent plus un danger réel et actuel. Toutefois, cette question environnementale – la mieux comprise de toutes – étant apparemment réglée, l’élan qui animait l’opinion publique et les responsables politiques pour agir sur d'autres problématiques environnementales (dont l’appauvrissement de la biodiversité, la déforestation et la surpêche) s’est dissipé. L’appauvrissement de la biodiversité qui est en cours représente une menace existentielle pour une grande partie de la vie animale, ainsi que de terribles dangers pour les êtres humains.
La gestion fragmentée des questions environnementales a nui aux services écosystémiques essentiels comme la fertilité des sols et la fourniture d'une eau potable propre. Si l’effondrement écologique localisé a été par le passé responsable – en tout ou partie – de la fin des civilisations, le fait de parvenir à des situations environnementales extrêmes à l’échelle mondiale est un phénomène nouveau. Le risque de crises en cascade – comme l'arrêt de la pollinisation naturelle, la déstabilisation du climat et la propagation de zoonoses au niveau mondial – est imminent. Comme pour les émissions de GES, ces défis ont une origine complexe et collective, mais à la différence des émissions, aucune solution technologique ne peut y remédier.
L’innovation technologique rapide a été très bénéfique sur certains plans mais a aussi eu des inconvénients majeurs à d'autres égards. La technologie du séquençage et de la manipulation génétique, bon marché et facilement accessible, a certes permis des avancées dans les secteurs de la médecine et de l’agriculture, mais elle a aussi été mise à profit par des pirates pour élaborer des agents pathogènes mortels dans des laboratoires artisanaux. Les innombrables constellations de satellites ont comblé la fracture numérique en ouvrant l’accès à internet au plus grand nombre, et ont également réduit les impacts des fréquentes catastrophes naturelles en fournissant des données détaillées et en temps réel sur la situation environnementale. Cela dit, le trafic en orbite terrestre basse a atteint une telle intensité qu’un accident pourrait causer des collisions en cascade qui entraîneraient la mise hors service des systèmes de communication du monde entier. La concurrence que se livrent les pays pour acquérir la suprématie dans le domaine de l’IA a rapproché l’humanité de la superintelligence, mais sans qu'il y ait de gardes-fous reconnus au niveau mondial. Enfin, le contrôle des armes nucléaires reste primordial et est associé à la peur que ne soient développées des armes de destruction massive d’un genre nouveau (qui peuvent désormais être fabriquées par des acteurs non étatiques). Voir l’encadré ci-après pour en savoir plus sur les risques d'un nouveau genre à l’horizon.
Alors que d'importants progrès ont été accomplis dans la lutte contre la pauvreté, les inégalités extrêmes et le chômage structurel prennent de l’ampleur dans de nombreux pays. Le trucage numérique et la désinformation exacerbent les divisions profondes de la société et constituent le terreau du populisme et de la ploutocratie. De multiples réalités parallèles sont ainsi apparues et se sont consolidées, nuisant gravement au débat politique et menaçant les démocraties dans le monde entier. La défaillance de la gouvernance devient en soi une menace existentielle car elle empêche de recueillir un consensus général sur des questions essentielles comme le règlement du problème de l’alignement de l’intelligence artificielle.
La double dynamique des risques existentiels et des possibilités inédites qui apparaissent suscite à la fois des défis et des opportunités en termes de coordination générale, qui nécessitent une efficacité hors norme sur le plan de la collaboration mondiale. Les défis passés tels que les émissions de GES et le contrôle des armes nucléaires fonctionnaient selon le principe de Pareto, en vertu duquel un petit nombre d’acteurs sont responsables de la grande majorité des impacts ; une coopération imparfaite était donc suffisante pour empêcher les pires conséquences pour l'humanité au sens large.
Or, la diffusion et l’accélération du pouvoir de technologies telles que les algorithmes de l’IA – qui s'améliorent d’eux-mêmes – ont changé les règles du jeu. Un seul acteur doté de ressources relativement restreintes est capable de déséquilibrer un certain nombre de systèmes fragiles et de provoquer l’effondrement de la civilisation. De surcroît, les atouts traditionnels des pays dans des domaines comme l’éducation, la défense militaire et les capacités technologiques sont peu utiles pour les protéger contre des événements très déstabilisants. Le monde vulnérable requiert l’unanimité et suppose, dans certains domaines de l’action publique, des atteintes à la souveraineté des États beaucoup plus graves que ne l’auraient auparavant consenti la plupart desdits États. Parallèlement, avec le creusement incontrôlable des inégalités, les pays ont beaucoup plus de mal à avoir un dialogue pertinent sur d'autres sujets, notamment les menaces existentielles connues.
Les risques d'un nouveau genre qui émaneront de la technologie et de sa vaste empreinte écologique pourraient avoir une multitude d’impacts inattendus et déstabilisants. Des risques véritablement existentiels pourraient anéantir de façon irrémédiable le potentiel de développement à long terme des êtres humains. Les exemples ci-dessous correspondent aux nouveaux risques anthropiques (c’est-à-dire liés à l'activité humaine) auxquels l’humanité pourrait être confrontée lors des prochaines décennies.
Des pandémies d’origine naturelle ont jalonné l’Histoire, et certaines d’entre elles (comme la peste bubonique) ont eu des effets dévastateurs en termes de mortalité. Or, le génie génétique et le génie biologique créent un nouveau risque, celui de voir apparaître des pandémies plus mortelles que jamais auparavant dans l’histoire de l’humanité. Les pandémies d’origine artificielle créées explicitement pour causer des pertes humaines représentent un risque certainement plus grand en termes d'impacts déstabilisants pour la société humaine. Ces pandémies pourraient être déclenchées soit accidentellement, soit volontairement par un acteur mal intentionné. Contrairement aux armes nucléaires, les coûts relativement faibles du génie génétique risquent aussi de rendre les armes biologiques beaucoup plus accessibles au plus grand nombre.
L’augmentation sans précédent du nombre de satellites en orbite pourrait avoir comme avantages de rendre le numérique financièrement accessible partout dans le monde, et d’ouvrir de fabuleuses perspectives sur le plan économique et technologique. L’inconvénient est qu’elle accroît le risque de collisions en cascade aux effets catastrophiques. La réaction en chaîne causée par les collisions de satellites – connue sous le nom de syndrome de Kessler – pourrait provoquer presque du jour au lendemain des dommages potentiellement irréversibles sur les systèmes de communication du monde entier, et réduire à néant les progrès accomplis depuis plusieurs décennies. Une telle catastrophe spatiale pourrait aussi retarder l’exploitation des minerais que recèlent les astéroïdes et qui sont essentiels pour les technologies numériques et, à plus long terme, la possibilité d'établir la vie sur d'autres planètes.
Les progrès technologiques rapides rapprochent l’être humain de l’avènement de la superintelligence. Les avancées futures dans le domaine de l’apprentissage automatique et de l’intelligence artificielle pourraient entraîner une diminution radicale du nombre d'interventions humaines nécessaires au fonctionnement des économies, des administrations et des sociétés, car les machines seraient peut-être plus compétentes pour exécuter les nouvelles tâches nées des progrès technologiques. Si les capacités d’apprentissage non supervisé et d’auto-amélioration offertes par la technologie venaient à surpasser celles du cerveau humain, l’humanité pourrait perdre le contrôle de sa trajectoire future. Il n’existe aujourd'hui aucun garde-fou garantissant que les valeurs et les centres d’intérêt des systèmes superintelligents coïncideraient avec ceux des êtres humains.
Source : Unité de prospective straégique de l’OCDE.
Comment l’OCDE peut-elle se doter des données, capacités et réseaux de confiance nécessaires pour contribuer à la résolution des problématiques d'avenir les plus urgentes nécessitant une collaboration au niveau mondial ?
Quels nouveaux systèmes de collaboration mondiale peuvent s'avérer nécessaires pour atteindre les niveaux de coordination et de mise en œuvre effectives qui seraient requis pour préserver l'avenir de l’humanité ?
Monde à voies multiples |
Mondes virtuels |
Monde vulnérable |
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Description |
Le monde est constitué de plusieurs écosystèmes numériques/groupements économiques distincts possédant leurs propres systèmes et normes. |
La vie a lieu virtuellement sur une plateforme numérique interopérable au niveau mondial, qui a été mise au point par des entreprises technologiques et est gérée avec l’aide des États. |
Après des progrès rapides – rendus possibles par la technologie – en matière de réduction des émissions, l'humanité est confrontée à de nouvelles menaces existentielles. |
Comment c’est arrivé |
Le découplage numérique a entraîné la prolifération d'écosystèmes rivaux qui se sont cristallisés sous forme de groupements d’États. |
Les citoyens réclamaient une interconnexion et une interopérabilité mondiales dans un espace virtuel. |
Le bond en avant de l’innovation et l’inaction des pouvoirs publics ont conduit à ce que le secteur privé prenne les rênes de la transition énergétique. |
Les idées reçues remises en question |
Que la mondialisation va se poursuivre ou que le monde va devenir bipolaire, les pays de l’OCDE se retrouvant dans le même écosystème numérique et bloc commercial. |
Que le développement de la vie virtuelle sera limité et marginal, et que les entreprises plateformes continueront de jouer un rôle secondaire dans le système multilatéral. |
Que les défis auxquels le monde sera confronté à l’avenir seront semblables à ceux du passé, et que le monde peut s’en sortir avec une coopération limitée. |
Le slogan |
Les différentes visions d'une vie meilleure |
Des politiques différentes pour des mondes différents |
Mieux collaborer face à des défis de plus grande ampleur |
Les trois scénarios précédemment exposés donnent un aperçu de quelques-unes des profondes mutations que pourrait connaître le monde en 2035. Leur rôle est d'élargir les perspectives concernant les besoins futurs en matière de coopération mondiale, et de réfléchir à ce que cela pourrait vouloir dire pour des organisations comme l’OCDE. Pris dans leur ensemble, ces trois scénarios suscitent un certain nombre de réflexions stratégiques sur la meilleure façon de préparer l’OCDE à répondre aux besoins changeants de la communauté internationale dans le contexte d'un avenir très fluctuant et incertain.
Pour chaque axe de réflexion ci-après, une nouvelle priorité est suggérée, ainsi que les actions que l’OCDE sera peut-être contrainte d’engager dans les années à venir. Les éléments qui sont livrés ici sont le fruit des discussions qui ont eu lieu jusqu’à présent avec le personnel de l’Organisation et des parties prenantes. Ils ont pour but de stimuler la réflexion et d'illustrer les résultats concrets pouvant émaner d'un exercice de prospective. Ils ne sauraient être pris à la lettre ni préjuger des conclusions d’ateliers ou de débats ultérieurs, ou de décisions s'appuyant sur le contenu du présent rapport.
Le monde pourrait évoluer rapidement dans toutes sortes de directions, chacune suscitant de nouvelles priorités en matière de coopération mondiale. La démondialisation pourrait par exemple diviser les anciens alliés et obliger l’OCDE à déterminer avec plus de soin à quels acteurs mondiaux, parmi une sélection d’entre eux, adresser ses conseils d’action et fournir un soutien à la mise en œuvre, et sur quel axe travailler pour mettre en place une compréhension commune, un apprentissage partagé et des passerelles entre des systèmes politiques et économiques divergents. L’Organisation devra également décider quelles actions privilégier pour jouer un rôle d'éclaireur et mettre au point de nouveaux concepts et dispositifs en matière d'action publique. Cela pourra inclure des mesures visant à préserver le bien-être humain dans un espace virtuel qui ne cesse de se développer, et à gérer des risques sans précédent qui émanent de toutes parts et menacent d’anéantir des siècles de progrès de l’humanité. Dans un contexte où les défis mondiaux vont changer de nature et d'ampleur, quels rôles l’OCDE doit-elle se préparer à jouer ?
Nouvelle priorité : Renforcer le rôle de médiateur que pourrait jouer l’OCDE au niveau mondial sur les questions relevant de l’action publique.
Actions possibles :
Recenser les principaux sujets d’intérêt mondial (dont les menaces existentielles) sur lesquels l’OCDE est pressentie pour jouer un rôle d'intermédiaire neutre et objectif et servir de passerelle entre des systèmes politiques et économiques différents.
Développer la collaboration (par exemple sous forme de comités ou d’initiatives) avec les gouvernements de pays non membres et d'autres entités comme des acteurs non étatiques, et optimiser les liens existants.
Accroître la collaboration mondiale dans le domaine de la prospective afin de favoriser une meilleure compréhension des nouveaux défis et des aspirations communes pour l’avenir de l’humanité.
Les scénarios mettent en lumière certaines des évolutions possibles des valeurs, attentes et priorités des citoyens. La prévalence des hypothèses économiques traditionnelles (comme la valeur intrinsèque du progrès technologique) pourrait se renforcer, en même temps que des modes de vie et des valeurs totalement opposés pourraient proliférer dans d'innombrables mondes virtuels dépassant les frontières géographiques. Le partage par ses membres des mêmes valeurs est ce qui a permis à l’OCDE d'avoir une approche consensuelle ainsi que l'un des principaux atouts de l’Organisation sur une scène internationale où règne la concurrence. L’OCDE pourrait cependant faire l'objet d'une contestation croissante prenant pour cibles certaines de ses positions les plus profondément ancrées. Face à une diversité et une complexité croissantes ainsi qu'à la transformation des valeurs humaines, quels idéaux fondamentaux l’OCDE devrait-elle s’efforcer de mettre en avant (comme la démocratie, la rationalité, l'élaboration de politiques fondées sur des données probantes) ? Y a-t-il des positions autrefois défendues par l’OCDE qui devraient être modifiées ?
Nouvelle priorité : Actualiser les valeurs fondamentales et clarifier les niveaux d'engagement reposant sur les valeurs
Actions possibles :
Débattre, affiner et actualiser les principes de base de l’OCDE, y compris en réexaminant ce que renferme la notion de « partage des valeurs » au regard des membres et des partenaires, et quel niveau d’engagement dans la gestion des défis communs est suffisant pour la collaboration.
Sur la base de ce qui précède, définir les critères de gouvernance et d'élaboration des décisions ainsi que le niveau d'adhésion aux valeurs de base qui sont requis pour participer.
Organiser des actions mondiales pour démontrer que les politiques fondées sur des données probantes contribuent au mieux-être des individus et pour améliorer la qualité, la rigueur et la légitimité de ces pratiques dans un contexte où le rôle des données et des informations a changé.
Élaborer des cadres d'analyse neutres pour évaluer l'action publique qui est menée dans différents systèmes politiques et économiques (par exemple d'après sa contribution au bien-être).
Les scénarios imaginent plusieurs futurs possibles où États et acteurs non étatiques pourraient avoir une plus ou moins grande influence dans les affaires internationales, et être plus ou moins aptes – et légitimes – à représenter les intérêts et les aspirations des citoyens. Face à ces incertitudes, quelles formes de relations (statut de membre ou autre) l’OCDE pourrait-elle avoir besoin de créer pour répondre au mieux aux besoins les plus urgents de la communauté internationale ? L’Organisation peut être obligée de reconsidérer avec quels acteurs elle doit travailler pour rester pertinente, ainsi que d’expérimenter toutes sortes de configurations structurelles et relationnelles pour trouver un compromis entre l’idéal – c’est-à-dire une organisation souple et de petite taille regroupant des entités partageant les mêmes valeurs – et la réalité, à savoir que certains défis mondiaux ne peuvent être résolus par un petit groupe d'acteurs seulement. L’OCDE peut aussi avoir besoin, pour établir de nouvelles relations et plateformes de dialogue, de se choisir une nouvelle identité (par exemple, défenseur de causes fondées sur des valeurs, par opposition à négociateur à but utilitaire). En d'autres termes, qui devrait être admis à la table de l’OCDE pour définir le programme d'action et prendre les décisions, et comment l’Organisation peut-elle conserver à l’avenir son pouvoir de mobilisation ?
Nouvelle priorité : Nouer des relations étroites avec un éventail plus large d'acteurs.
Actions possibles :
Actualiser et élargir les mécanismes légitimes et transparents permettant d'établir des liens avec le secteur privé dans les domaines qui sont d’une importance cruciale pour remplir la mission de l’OCDE ou qui nécessitent une réponse globale.
Faire participer les organisations d'intérêt général, les groupements de la société civile et autres acteurs non étatiques aux organes appropriés et aux débats de fond, en accordant une attention particulière aux intérêts et aux points de vue sous-représentés.
En s’inspirant des approches de la démocratie participative, créer de nouvelles enceintes de discussion pour permettre aux citoyens de participer aux débats sur l’action publique.
Les scénarios peuvent en outre servir à mettre en lumière un certain nombre d’aspects de la structure et du fonctionnement de l’OCDE qui pourraient avoir une forte incidence sur la capacité de l’Organisation à remplir les objectifs et les rôles qu’elle s’est fixés. L’OCDE dispose-t-elle des moyens numériques nécessaires pour jouer un rôle clé dans l'élaboration de politiques meilleures pour une vie virtuelle meilleure ? Aura-t-elle accès aux données recueillies par les entreprises plateformes et sera-t-elle apte à comprendre leurs algorithmes ? Comment les installations et les pratiques en matière de ressources humaines de l’Organisation devront-elles être adaptées si le personnel a de plus en plus la possibilité de travailler à distance depuis n’importe où dans le monde ? Comment l’OCDE adapte-t-elle son infrastructure opérationnelle et de gestion du personnel pour apporter un soutien rapide et pertinent à l’action publique dans un contexte où plusieurs crises mondiales se profilent simultanément à l'horizon ? En résumé, l’Organisation devrait s'assurer qu’elle possède la souplesse nécessaire pour rapidement aménager ses ressources et adapter ses structures et ses processus en fonction de l’évolution des besoins et des réalités.
Nouvelle priorité : Investir dans l’infrastructure et les capacités requises pour un monde virtuel.
Actions possibles :
Organiser les activités de l’OCDE (comme les conférences internationales et les évaluations de compétences) dans la réalité virtuelle.
Renforcer les capacités et les accords afin que l’OCDE puisse recueillir et analyser les données utiles à l’élaboration des politiques qui proviennent de sources comme les entreprises plateformes.
Privilégier les interactions et les relations humaines lors de la transition vers un environnement de travail plus virtuel et un marché du travail plus distribué géographiquement.
Accélérer les travaux sur les politiques publiques et la réglementation de l’espace virtuel.
Élargir l’embauche à des personnes provenant de pays non membres afin d'améliorer la compréhension des nouveaux cadres de l’action publique, des évolutions culturelles et des innovations dans ces pays.
En dernier lieu, les scénarios montrent comment les évolutions politiques, sociales et technologiques peuvent mettre en difficulté des institutions qui travaillent en s'appuyant sur des postulats dépassés ou trop rigides concernant la façon dont fonctionnent les systèmes mondiaux. Les décennies à venir pourraient être extrêmement imprévisibles, avec des changements systémiques complexes et non linéaires, ainsi qu'une accélération des événements inattendus ayant une portée mondiale. Quels sont les pratiques optimales, les programmes de travail, les projets horizontaux, les nouveaux domaines de prospection et les structures institutionnelles nécessaires pour anticiper, comprendre et préparer les sociétés à des défis et bouleversements inédits ? Dans ce contexte, comment l’OCDE devrait-elle procéder pour mieux anticiper et se préparer pour l’avenir ?
Nouvelle priorité : Accroître la capacité de l’OCDE à repérer à l’avance les nouvelles priorités en matière de collaboration et d'action mondiales et à s’adapter en conséquence.
Actions possibles :
Créer un organe OCDE spécialisé dans les risques existentiels.
Mettre en place un « comité pour l'avenir » chargé d'assurer la défense des générations futures et de rééquilibrer les injonctions à l'immédiateté aux dépens du long terme.
Constituer des équipes composées d’experts de l’innovation provenant de différentes directions afin d’aider les comités à gérer les nouveaux défis transversaux.
Renforcer les capacités prospectives dans tous les domaines de l’action publique, à la fois au sein de l’OCDE et dans les États membres.
Les scénarios présentés dans ce rapport sont une sélection restreinte des défis complexes auxquels la communauté internationale risque d’être confrontée dans un proche avenir. Il faudra, pour s'attaquer à ces défis ainsi qu’à d'autres qui se profilent à l’horizon, adopter des approches innovantes et inédites permettant une résolution collaborative des problèmes. Si elle veut s’armer pour l’avenir, l’OCDE devra avoir une solide compréhension de sa mission et de ses objectifs. Elle devra décider quels héritages et quelles traditions conserver, et quelles visions nouvelles adopter. Elle devra aussi développer plus avant sa capacité à mettre ses objectifs en action dans un contexte de perpétuelle incertitude, et empêcher cette dernière de devenir une menace pour le bien-être, la prospérité et la cohésion sociale. La prospective stratégique est un outil essentiel pour gérer cette incertitude, clarifier les grands objectifs et faire en sorte que l’OCDE puisse continuer encore longtemps à fournir des politiques meilleures pour une vie meilleure.