Ce chapitre examine la manière dont les évolutions du paysage médiatique tunisien – comme la croissance des médias en ligne, des réseaux sociaux et du journalisme citoyen – bouleversent les interactions entre gouvernement et citoyens. Il analyse les dispositions légales et politiques pertinentes, le rôle que jouent ces nouvelles plateformes et technologies dans le renforcement de la participation des acteurs sociaux et de la transparence, ainsi que les défis suscités par la propagation des discours de haine et l’érosion de la confiance dans les médias et les institutions publiques. Ce chapitre étudie aussi la manière dont le concept d’éducation aux médias peut être une réponse politique à ces problèmes. Il formule enfin diverses recommandations en vue d’aider la Tunisie à tirer profit des opportunités représentées par les médias en ligne et réseaux sociaux sur le plan de la promotion des initiatives du gouvernement ouvert.
Voix citoyenne en Tunisie
Chapitre 6. Les Médias en Ligne en Tunisie
Abstract
La Révolution de 2011 et la fin de la censure des médias et d’Internet qui en a résulté ont profondément modifié le paysage médiatique en Tunisie, avec la croissance des nouveaux médias en ligne, du journalisme citoyen et l’importance croissante des médias sociaux, au premier rang desquels Facebook. Le monde en ligne gagne en importance en Tunisie. Avec un taux de pénétration d’Internet de 68% en 2018 (Internet World Stats, 2018), beaucoup plus de Tunisiens sont aujourd’hui connectés qu’en 2006, date à laquelle seulement 13% de la population était concernée. En 2015, les Tunisiens ont passé en moyenne 29 heures par semaine en ligne contre 26 heures devant la télévision et 15 heures à l’écoute de la radio (RSF & Al Khatt, 2016). De manière comparable aux pays de l’OCDE, les progrès des technologies, la prolifération et la généralisation de l’accès à l’Internet et aux télécommunications mobiles ont bouleversé les fondements du journalisme et des médias. Les acteurs et les caractéristiques du journalisme ont profondément changé, de nouveaux espaces de dialogue s’ouvrant et des contenus se renouvelant rapidement.
Ce chapitre a en conséquence pour objectif d’analyser la manière dont ces transformations affectent la capacité des citoyens d’exprimer leurs inquiétudes ainsi que la mise en œuvre des principes du gouvernement ouvert. Il s’intéresse aux opportunités qu’offrent les médias en ligne, le journalisme citoyen et les médias sociaux de renforcer la capacité des citoyens de faire entendre leur voix, en même temps qu’aux défis qu’ils représentent. Ce chapitre analysera dans quelle mesure les nouvelles technologies permettent aux gouvernements de faire entendre une large diversité de citoyens dont les opinions diffèrent, en promouvant ainsi une société plus inclusive. Il s’attachera dans le même temps à mesurer à quel point la prolifération de la désinformation et les discours de haine affectent la confiance dans les médias et les institutions publiques.
L’importance croissante des médias en ligne et les possibilités offertes aux citoyens d’exprimer leurs inquiétudes
Les possibilités technologiques offertes par Internet ont permis l’émergence de nouveaux modes d’expression pour les citoyens. Parmi ces moyens figurent la mobilisation d’un public par les médias (appelée journalisme civique ou engagement des publics) et le journalisme citoyen – la diffusion d’informations par des citoyens en lieu et place des professionnels du journalisme, au moyen de blogs mais aussi au travers des réseaux sociaux.
Le renouveau du journalisme civique identifié dans les années 1990 est entraîné par la croissance des médias en ligne. Le journalisme civique consiste en une conversation avec un public qui n’est pas considéré comme un destinataire passif ; il permet le recours à une diversité de sources d’information, qui se distinguent des sources élitistes (Kurpius, 2002). Il se fonde sur l’idée que les médias doivent interagir avec leurs publics. Il a émergé en réponse à une distance croissante des citoyens vis-à-vis de la politique et entend renforcer l’implication des citoyens dans les politiques publiques.
Les activités d’échange avec le public permettent à ce dernier de réagir aux actualités, de contribuer collectivement à l’information, d’aider à la vérification de faits ou de produire et publier des contenus sur des sites Internet dédiés comme CNN iReport (Jurrat, 2011) (voir Encadré 6.1). De plus en plus de médias en ligne des pays de l’OCDE recrutent des « rédacteurs mobilisateurs » et des « rédacteurs communautaires » chargés de provoquer un engagement réfléchi et durable du public (DeJarnette, 2016a). Les responsabilités du rédacteur communautaire de The Economist, par exemple, incluent la modération de la communauté sur le site Internet, la préparation des messages sur les médias sociaux, la facilitation des interactions entre journalistes et lecteurs, et la conception des thématiques communautaires. Pour impliquer les communautés, le journal tente de susciter la conversation autour de thématiques spécifiques, comme les événements « Interrogez The Economist » sur Twitter, s’appuyant ainsi sur l’expertise du public (Zak, 2012). L’implication des citoyens dans la production des informations est ainsi devenue une caractéristique plus courante des médias classiques.
Encadré 6.1. Les pratiques d’implication du public par des médias aux États-Unis
Les médias traditionnels mettent en œuvre une large variété d’approches innovantes visant à impliquer leur lectorat. Ces initiatives incluent par exemple :
Le Register Citizen Newsroom Café de Torrington, dans le Connecticut (États-Unis). Cet établissement propose café et pâtisseries, mais permet aussi aux citoyens de contribuer aux informations locales et d’avoir accès aux archives des journaux locaux. Cette approche innovante permet aux usagers de télécharger des communiqués de presse, agendas des événements locaux et lettres à la rédaction au moyen des ordinateurs dédiés aux actualités communautaires installés dans le café.
Le magazine d’information hebdomadaire The Economist a lancé une chaîne de discussion Twitter sur les enjeux et événements actuels. Les usagers de Twitter peuvent poser des questions et faire des commentaires en utilisant le hashtag #askeconomist pour s’adresser aux rédacteurs, invités et correspondants du magazine à l’occasion d’une discussion spécifique. Cette initiative innovante a rendu les réseaux sociaux plus participatifs, et permis aux usagers de Twitter de suivre et de discuter certains thèmes.
Depuis juillet 2013, The New York Times appose des commentaires visibles en regard de l’article, de manière à faciliter les commentaires des lecteurs. La présence de réactions et avis en face du texte fait davantage entrer les lecteurs dans l’article.
La chaîne de télévision par câble et satellite étatsunienne CNN a créé iReport en 2006. Il s’agit d’un réseau de média social permettant aux citoyens d’échanger sur des enjeux clés pour leurs communautés, et d’évoquer des expériences personnelles ou opinions en rapport avec les informations du jour. Cette plateforme permet aussi aux usagers d’adapter les nouvelles reçues en fonction de leurs intérêts personnels (loisirs, voyage, sports, politique, etc.). Les articles téléchargés par le public ne sont ni ne relus ni vérifiés. Les iReports les plus influents et importants sont examinés par les rédacteurs puis intégrés aux nouvelles vérifiées de CNN.
Sources : Marshall, S. (2013), New York Times elevates comments from below the line, journalism.co.uk, www.journalism.co.uk/news/new-york-times-elevates-comments-from-below-the-line/s2/a553677/; Golfin, J. (2014), The Register Citizen Newsroom Café, https://newsroomcafe.files.wordpress.com; The Economist (s.d.), Ask the Economist, www.economist.com/ideasarena/news/ask-the-economist; CNN iReport (s.d), About CNN iReport, http://ireport.cnn.com/about.jspa.
Si l’implication du public permet de faire entendre une diversité de voix, de comprendre les évolutions sociales et d’alimenter ainsi les médias, amener les citoyens à prendre la parole en ligne n’est pas simple. D’une part, il existe un risque de faire naître des publics fragmentés et des chambres d’écho1, les avis exprimés ne représentant alors plus qu’un groupe segmentaire (Nielsen, 2012). D’autre part, le problème se pose des discours de haine et de l’incitation à la violence, les citoyens se voyant offrir des espaces d’expression en ligne qui restent sous la responsabilité des médias en ligne. Certains d’entre eux ont supprimé ou restreint leurs sections de commentaires publics (DeJarnette, 2016b). Le journal allemand Spiegel Online a pris cette décision en rapport avec des articles sur les migrations, qui faisaient l’objet de commentaires racistes de la part de lecteurs (Christides, G. Kwasniewski, N. & Koitka, 2018). Ces risques devraient alors être gérés par le biais de l’éducation aux médias et l’autorégulation afin de tirer profit de l’implication du public dans la diffusion et production de l’information pour une participation plus inclusive.
Les améliorations technologiques et les plateformes numériques, outre qu’elles ont accru l’importance des médias en ligne et les opportunités de dialogue avec les citoyens, ont favorisé l’émergence mondiale d’un mouvement de journalisme citoyen. Celui-ci se fonde sur l’idée que les citoyens peuvent produire et diffuser des actualités à la place des journalistes professionnels. Les blogs, sites Internet et médias sociaux en sont les principaux vecteurs (Min, 2016), mais il peut s’agir aussi du téléchargement de vidéos ou de la publication de contenus sur des sites dédiés. Le journalisme citoyen est donc un autre moyen d’améliorer l’expression des citoyens en modifiant les structures de la production d’actualités, en créant des structures de remontée de l'information (bottom-up). Les caractéristiques de ce journalisme citoyen sont : la participation des citoyens à la production d’informations, des structures et processus décentralisées et partant de la base, un but non lucratif, un impératif de divulgation plutôt que de filtrage de l’information (Mare, 2018). Dans certains domaines ou sur certains sujets, il peut s’agir de l’unique source d’informations. Les recherches ont montré que si le journalisme citoyen connaît une croissance mondiale, il reste cantonné à des thèmes particuliers et à l’échelle la plus locale, et ne remplace donc pas la diffusion générale d’informations par les médias classiques. Mais, on l’a dit, il n’en influence pas moins la production d’informations par les médias classiques qui tendent à davantage impliquer leurs publics (Jurrat, 2011). Il soulève cependant des difficultés propres liées à l’éthique du journalisme, aux discours de haine et aux fausses nouvelles, surtout lorsqu’il n’existe pas de réglementation ou de responsabilité éditoriale, lorsque des pseudonymes peuvent être utilisés et que l’information n’est pas vérifiée (Mare, 2018).
Médias en ligne, réseaux sociaux et journalisme citoyen en Tunisie
Les médias en ligne ont connu une forte diversification après la Révolution de 2011 ; la fin de la censure de l’Internet a donné naissance à de nouveaux acteurs, dont les premiers médias d’investigation. Selon Canal France International, la Tunisie compte 180 sites Internet d’information actifs (CFI, 2015). Les médias en ligne sont reconnus légalement par le décret-loi N°2011-115 du 2 novembre 2011 sur la liberté de la presse, de l’imprimerie et de l’édition. La création d’un site Internet, donc d’un support média ne requiert aucune autorisation et se fait à des coûts modérés. Ces facteurs combinés ont nourri la croissance des médias en ligne en Tunisie. La part du marché publicitaire des médias en ligne reste toutefois très faible (moins de 10 %) et les données d’audience ou de fréquentation par les usagers sont peu fiables en l’absence d’un institut de mesure de l’audience et faute de publication par les médias en ligne de leurs données de fréquentation, ce qui mine encore davantage leur capacité d’attirer de la publicité (RSF & Al Khatt, 2016). Alors que des médias traditionnels touchent ailleurs dans le monde des publics en ligne plus larges, la présence en ligne ne génère pas de profits suffisants provoquant « un découplage entre les revenus des médias et l’investissement dans l’information », à l'origine de difficultés financières pour les médias en ligne, y compris pour les médias tunisiens (Nielsen, 2012).
Les versions en ligne des médias traditionnels (comme Mosaïque FM, Al Chourouk, etc.), créés bien avant la Révolution, dominent encore les médias en ligne, en comparaison avec les médias ne fonctionnant qu’en ligne et avec les médias publics en ligne moins fréquentés (RSF & Al Khatt, 2016). Les sites Internet indépendants qui ont réussi à s’installer ont néanmoins une influence sur les politiques publiques, par exemple en matière de corruption, à l’instar du travail d’Inkyfada sur les « Panama Papers » sur l'usage frauduleux des paradis fiscaux en Tunisie.
Alors que l’écosystème des médias en ligne devient un vecteur important de l’expression des citoyens et du gouvernement ouvert, la création par décret de l’Agence technique des télécommunications (ATT) (décret N°2013-4506 du 6 novembre 2013) a soulevé de nombreux débats. Le principal mandat de cette agence est de fournir un appui technique aux investigations judiciaires sur les crimes dans le secteur de l’information et de la communication, par exemple en assurant une coordination avec les opérateurs du réseau des télécommunications publiques ou en faisant fonctionner les systèmes de contrôle du trafic national des télécommunications. Aucun cadre légal ne définit cependant ces crimes, ce qui a suscité dans la société civile des inquiétudes justifiées par des références au système de censure de l’Internet en place sous le régime de Ben Ali. Aucun acte de censure n’a toutefois été relevé à ce jour. Sur cette question des menaces potentielles sur la liberté des médias de l’âge numérique et en prévision de la Journée mondiale de la liberté de la presse du 3 mai 2018, quatre rapporteurs spéciaux sur la liberté d’expression, des délégués des Nations-Unies, de l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe, de l’Organisation des États américains et de la Commission africaine sur les droits de l’homme et des peuples, ont publié une déclaration conjointe sur l’Indépendance des médias et la diversité à l’âge numérique. Celle-ci recommande de « ne pas organiser de surveillance, même de nature numérique, sur les supports médiatiques ou les journalistes à moins qu’une loi ne l’autorise, et de manière nécessaire et proportionnée en vue de la protection d’un intérêt légitime de l’État ; des mesures raisonnables et efficaces doivent en outre permettre d’éviter l’identification indirecte des sources journalistiques confidentielles » (Article 19, 2018).
Selon les entrevues organisées par l’OCDE avec les médias en ligne tunisiens2, le premier pas vers une implication du public consiste en la création de sections de commentaires. Les représentants des médias ont cependant indiqué que, faute de ressources humaines et financières suffisantes, il leur était difficile de déployer les moyens techniques et ressources humaines nécessaires, sans oublier les problèmes de modération des commentaires. Le HuffPost Tunisie indique par exemple devoir censurer entre 15 et 20 % des commentaires en raison d’un « discours de haine ». Les médias d’information tentent de répondre à ce problème en énonçant des règles de modération des discussions en ligne telles que « respect d'autrui », « un espace sûr », la « modération » et le « signalement » (c’est-à-dire la révélation de commentaires négatifs) (HuffPostMaghreb, s.d.). Afin de nourrir ce mouvement d’implication du public, le Centre africain de perfectionnement des journalistes et des communicateurs (CAPJC) a organisé, avec l’appui de bailleurs internationaux et d’acteurs du monde des médias, des sessions de formation sur la rédaction dans les médias sociaux et l’implication du public (CAPJC, s.d.). D’autres formations similaires seraient opportunes, notamment dans le cadre des écoles de journalisme, pour inciter les médias à utiliser réellement ces outils et surmonter leurs problèmes de capacités. Au regard des problèmes de désinformation et des discours de haine, les journalistes tireraient profit d’orientations spécifiques. Des orientations formulées par des régulateurs des médias ou d’autres acteurs publics, ou par les médias eux-mêmes, pourraient représenter des normes communes, permettant aux organisations du secteur de mieux faire face à ces défis et aux citoyens de savoir ce qu’ils peuvent attendre et quels sont leurs droits et leurs limites (voir Encadré 6.2 ci-dessous).
Encadré 6.2. Recommandations du Conseil de déontologie journalistique belge sur l’implication du public
Créé en 2009, le Conseil de déontologie journalistique (CDJ) « est un organe d’autorégulation des médias francophones et germanophones de Belgique. Il est composé de représentants des éditeurs, des journalistes, des rédacteurs en chef et de la société civile. Le Conseil exerce trois fonctions : d’information, de médiation et de régulation.
En novembre 2011, le CDJ a publié une Recommandation sur les forums ouverts sur les sites des médias, et donc sur l’organisation du dialogue avec les internautes. Le Conseil utilise le terme de forums ouverts pour désigner : les espaces de réaction aux articles sur les sites des médias, les espaces de discussion sur des thèmes particuliers, les chats de dialogue avec des journalistes et les chats de dialogue lors de la couverture en direct d’événements (sport, conférences de presse, procès, etc.).
Le CDJ a proposé les recommandations suivantes en matière d’éthique journalistique sur les forums ouverts :
« La couverture en ligne des événements en direct…doit être réalisée sous l’autorité de la rédaction en chef. Afin de garantir la qualité du travail journalistique, la modération d’une discussion en ligne avec les internautes concernant la couverture de ces événements doit être réalisée par une autre personne. »
« Dans la couverture en ligne et en direct de procès, les médias éviteront de susciter des réactions risquant de porter atteinte à la dignité des personnes, de confondre rumeur et information vérifiée, d’attiser la haine, la vengeance, la violence, le racisme, la discrimination et toutes les autres attitudes contraires à la déontologie.
Durant la procédure judiciaire, les médias s’abstiendront d’organiser des consultations présentées comme des sondages sur la culpabilité et de provoquer des campagnes médiatiques de condamnation a priori.
Les informations que les journalistes tirent des échanges avec les internautes doivent faire l’objet d’une vérification attentive.
Lorsqu’ils interviennent comme animateurs de communauté, les journalistes restent liés par leur déontologie. »
En ce qui concerne les recommandations relatives aux espaces d’expression des internautes, le Conseil a affirmé que :
« Les médias et leurs rédactions doivent mettre en œuvre des modalités de gestion de l’expression des internautes de nature à répondre aux risques de dérive dans le cadre des débats dont ils autorisent l’organisation : filtres et autres types d’intervention immédiate visant à évincer les messages racistes, discriminatoires, négationnistes, injurieux, incitant à la haine ou à la violence, attentatoires à la dignité des personnes, etc. Ces méthodes sont qualifiées ci-après de « modération ».
La modération a priori des échanges est la norme pour les forums de discussion, les dialogues avec un(e) journaliste ou un(e) invité(e) et la couverture d’événements en direct. Lorsqu’il n’est pas possible de les modérer a priori, les espaces de réaction aux articles doivent être modérés a posteriori avec possibilité d’intervention immédiate.
L’ouverture d’un espace de réaction à un article et le choix de la formule de modération la plus adéquate doivent faire l’objet d’une décision au cas par cas.
La modération des forums et espaces de discussions est une activité journalistique qui doit être exercée au sein de la rédaction moyennant une formation adéquate et dans le respect des règles professionnelles, légales et déontologiques. »
D’autres recommandations et propositions sont faites :
Les médias et les journalistes ont la responsabilité de contribuer à l’éducation aux médias.
Le média qui ouvre un forum doit signaler aux internautes des conditions générales d’utilisation composées au minimum des règles d’accès à ce forum.
L’internaute doit avoir la possibilité de signaler un message abusif.
Il est souhaitable que les journalistes aient la possibilité d’intervenir dans les forums (au sens large) pour s’expliquer face aux critiques des internautes.
La rédaction doit être avertie d’éventuelles informations intéressantes et de critiques à son égard.
L’expression d’un internaute dans un forum est conditionnée par son inscription préalable dans laquelle son identité complète doit être communiquée. »
Sources : CDJ (2011), Recommandation Les forums ouverts sur les sites des médias, www.lecdj.be/telechargements/Carnet_Forums.pdf (consulté le 6 aout 2018) ; CDJ (2015), Ein deontologierat am dienst der öffentlichkeit und der medien, http://lecdj.be/ein-deontologierat-am-dienst-der-offentlichkeit-und-der-medien/ (consulté le 6 aout 2018).
Si des plateformes de journalisme citoyen existaient avant la Révolution en Tunisie, comme par exemple Nawaat (créé sous la forme d’un blog collectif indépendant en 2004), la libération des médias et de l’Internet ainsi les nouvelles garanties de liberté de parole ont offert un espace au journalisme citoyen. Avec l’appui d’acteurs internationaux et d’organisations tunisiennes comme Nawaat, Al Khatt et Tunisie Bondy Blog, des projets de journalisme citoyen et des sessions de formation ont vu le jour. Speak Out Tunisie et Jaridaty – un réseau de jeunes journalistes citoyens – en font partie (CFI, 2016). Les journalistes citoyens font de plus en plus concurrence aux médias traditionnels et autorisent l’expression d’une plus grande diversité de voix, comme celles des femmes et des jeunes, y compris dans des régions défavorisées. Bien que ces journalistes ne soient pas reconnus par le cadre légal régissant les médias tunisiens, ils disposent de certains droits, dont le droit d’accès à l’information, comme pour tout citoyen. Toutefois, et comme dans la plupart des pays, ils n’ont pas le droit d’accès à certaines zones d’accès réglementé ou à des institutions où une carte de presse est exigée, ni du droit de protéger leurs sources et ils ne sont pas protégés en cas de plainte pour diffamation. Les droits des journalistes sont en effet généralement rattachés à l’appartenance à une institution (une organisation des médias) et non aux individus eux-mêmes. Certains journalistes citoyens préfèrent ailleurs conserver leur anonymat, ce qui complique leur protection juridique (Salter, 2009).
De nouvelles plateformes facilitent l’implication du public et le journalisme citoyen, et offrent des possibilités de renforcer l’expression par les citoyens de leurs inquiétudes et de consolider le gouvernement ouvert. Ces formes de participation civique ont émergé en Tunisie, et elles gagneraient à être orientées dans un sens favorable au gouvernement ouvert.
Le rôle des médias sociaux dans l’écosystème médiatique tunisien
Outre les médias en ligne, les médias sociaux deviennent des acteurs de plus en plus présents dans le paysage médiatique tunisien. Les représentants des médias, les organisations de la société civile et les journalistes interrogés par l’OCDE ont indiqué que les médias traditionnels tendaient à devenir des sources de diffusion de l’information moins importantes que les réseaux sociaux, et en particulier Facebook. Quelque 39% des Tunisiens utilisaient Facebook pour obtenir des actualités en 2017 (NorthWestern University in Qatar, 2017a). Facebook est utilisé par une nette majorité des internautes tunisiens (CFI), avec un taux de pénétration de 55 % en 2017, soit en augmentation de 11 % depuis 2014. Quelque 35 % des Tunisiens sont des utilisateurs quotidiens de Facebook dont 42,6 % sont des femmes et 62,3% des personnes âgées de 15 à 29 ans, ce qui atteste la forte fréquentation par les jeunes des médias sociaux (Salem, 2017). YouTube et Instagram sont aussi des réseaux d’importance, avec des taux de pénétration respectifs de 41 % et 23 % (NorthWestern University in Qatar, 2017b). Si les taux de pénétration de Twitter et LinkedIn ont connu de fortes augmentations (de 404% pour Twitter depuis 2014), ces réseaux sociaux restent secondaires en Tunisie, avec un taux de pénétration de 1,6% pour Twitter et de 6,4% pour LinkedIn (Salem, 2017). Comme évoqué au Chapitres 3 et 4, si les citoyens sont de plus en plus présents dans les médias sociaux, le gouvernement tend à faire de même. Parmi les ministères ayant répondu à l’enquête de l’OCDE, 86% sont en effet actifs sur Facebook, et 50% sur Twitter. Selon plusieurs entrevues menées par l’OCDE, l’adhésion des citoyens aux actualités des médias sociaux relève d’une défiance généralisée à l’égard des médias traditionnels. D’autres facteurs expliquent cette tendance, comme la capacité des médias sociaux d’appuyer le journalisme citoyen et leur rôle pendant la Révolution de 2011 en tant que moyen de communication, de mobilisation, de diffusion d’une information indépendante de celle divulguée par les médias d’État. De nombreuses recherches ont porté sur le rôle des médias sociaux dans la Révolution.
Une enquête de 2016 portant sur l’usage des médias sociaux dans 22 pays arabes a donné des éléments sur la manière dont les citoyens des pays arabes utilisent les réseaux sociaux pour interagir avec les gouvernements. Elle a montré que 58% utilisent ces médias pour exprimer leurs opinions sur les politiques gouvernementales, davantage au moyen des boutons « j'aime » (like) ou des émoticons que par la formulation d’une opinion. Facebook est ainsi le premier moyen d’expression d’opinions (Salem, 2017). En ce qui concerne l’accès aux pages officielles du gouvernement dans les médias sociaux, 34 % ont dit les visiter plusieurs fois par jour, 14 % une fois par jour, 15 % au moins une fois par semaine, 27 % rarement et 10 % jamais. Les citoyens utilisent principalement les médias sociaux pour accéder de manière unilatérale à l’information des services publics (Mourtada, R., Salem, F. & Alshaer, 2014).
Comme dans le cas du journalisme citoyen et de l’implication du public par les médias traditionnels, l’utilisation croissante des médias sociaux offre une exposition nouvelle à une plus grande variété d’opinions, notamment celles des jeunes. Les plateformes des médias sociaux permettent par ailleurs aux communautés de débattre, et aux gouvernements et médias d’interagir avec les citoyens. Les médias traditionnels et le gouvernement tunisien sont donc de plus en plus présents pour promouvoir leurs activités et atteindre un public plus large3. Cela est aussi dû au fait que les Tunisiens recourent de plus en plus à des intermédiaires pour rechercher des nouvelles. Par exemple, 30% du trafic des médias en ligne étudiés par Al Khatt et RSF est généré par Facebook (RSF & Al Khatt, 2016). Cette transformation n’est pas unique à la Tunisie. En Allemagne environ 30 % des personnes utilisent des intermédiaires, en particulier Google et Facebook, pour accéder aux nouvelles. Environ 70% sont cependant conscients du danger de chambres d’écho qui pose l’utilisation des médias sociaux (die medienanstalten, 2017).
Les plateformes des médias sociaux sont toutefois confrontées au défi de promouvoir la délibération et la discussion, et non d’accueillir les seules frustrations ou de faire fonction de chambres d’écho. Les réseaux sociaux suscitant des débats publics dans des espaces privés, des questions de responsabilité se posent ; les acteurs impliqués dans ces débats (gouvernements, médias, citoyens) ainsi que les entreprises de médias sociaux (Facebook, Twitter, etc.), sont enjoints de répondre aux discours de haine et à la désinformation.
Les défis de la désinformation et des discours de haine
Les progrès technologiques et leurs répercussions sur l’écosystème de l’information et des médias ont été loués pour leur contribution à l’expression civique. Ces dernières années ont toutefois vu se préciser les difficultés suscitées par cette croissance. L’adoption récente d’une loi contre les discours de haine dans les médias sociaux en Allemagne (Netzwerkdurchsetzungsgesetz) ou le rapport du Groupe d’experts de haut niveau de la Commission européenne sur les fausses nouvelles et la désinformation en ligne ont montré que les gouvernements se doivent d’affronter les problèmes que posent au gouvernement ouvert les médias en ligne, les réseaux sociaux et le journalisme citoyen ; et que des réponses politiques innovantes sont nécessaires.
Le Groupe d’experts de haut niveau sur les fausses nouvelles et la désinformation en ligne définit la désinformation comme « une information fausse, inexacte ou biaisée formulée, présentée ou valorisée de manière à provoquer intentionnellement un dommage public ou à des fins de profit ». Les experts ont attiré l’attention sur le fait que la désinformation ne doit pas être confondue avec la diffamation, les discours de haine ou l’incitation à la violence, qui sont déjà réprouvés par la loi (Commission européenne, 2018). La recherche sur Twitter montre que la désinformation circule rapidement en suscitant davantage de flux et de réactions. La désinformation apparaît comme une menace pour les processus démocratiques, surtout en période électorale (Stokel-Walker, 2018). Selon le Baromètre Edelman Trust 2018, près de sept personnes sur dix se déclarent sont préoccupées par la désinformation (Edelman, 2018).
Les discussions sur la formulation de politiques globales en matière de désinformation ne font que commencer dans les pays de l’OCDE. Certains pays, comme la France, l’Italie et l’Irlande reflètent de légiférer sur les fausses nouvelles. Le Groupe d’experts sur les fausses nouvelles et la désinformation en ligne encourage toutefois des réponses hors du cadre de la loi, telles initiatives qui renforcent « l’éducation aux médias et à l’information, la citoyenneté numérique, des médias d’information plus forts et indépendants, et un débat numérique libre de toute interférence de la part des autorités publiques et de puissants acteurs privés » (Commission européenne, 2018). Bien qu’il n’existe pas de consensus sur la politique la plus appropriée pour répondre à la désinformation, une approche globale et coordonnée incluant plusieurs acteurs et politiques, est privilégiée (voir Encadré 6.3). Parmi ces politiques et acteurs listés par le Rapport :
Les plateformes des médias sociaux peuvent s’associer à des éditeurs et des organisations indépendantes de vérification des faits et des sources, afin de répondre à la diffusion de fausses nouvelles, à l’instar du partenariat de Facebook avec des médias français pour vérifier l’information (Delcambre, 2017). Les efforts des plateformes des médias sociaux peuvent aussi prendre la forme de mesures d’identification et de suppression des comptes illégitimes, de clarification des contradictions pour les usagers et de réactions aux instrumentalisations de ces plateformes.
Les organisations des médias peuvent améliorer la crédibilité de leurs articles au moyen de codes de déontologie et d’une transparence accrue au sujet de leurs actionnaires.
Les médias de service public peuvent offrir une information de qualité et s’opposer à la désinformation dans les médias. Ils peuvent aussi mener des projets d’éducation aux médias.
Les organisations de la société civile peuvent concevoir et mettre en œuvre des projets et programmes d’éducation aux médias, ou encore créer des plateformes de vérification des faits.
Les instances de régulation des médias peuvent y contribuer également, à l’instar de l’instance de Berlin-Brandenburg (Allemagne) qui a créé un Media Policy Lab4 afin d’encourager la recherche sur le phénomène. Les gouvernements devraient en outre s’investir dans la lutte contre la désinformation en renforçant la transparence et une divulgation proactive de l’information au moyen d’une mise en œuvre effective de la législation sur l’accès à l’information abordée au Chapitre 4. Il est aussi crucial d’encourager davantage de recherches sur l’impact de la désinformation et d’évaluer les mesures prises par les différents acteurs pour le réduire.
Dans la plupart des pays de l’OCDE, les discussions sur les réactions politiques à la désinformation ne font que s’ouvrir. De la même manière, il n’existe pas en Tunisie de politique sur la désinformation ni de discussion pour en concevoir une, ou de recherche suffisante sur l’ampleur du phénomène dans le pays. Des initiatives ont vu le jour dans le domaine de la vérification des faits. Le quotidien français Libération s’est ainsi associé au média tunisien Nawaat pour proposer un service de vérification des faits lors des élections municipales de mai 2018. Les citoyens ont pu poser des questions aux deux médias à ce sujet à travers #CheckNewsTunisie, du 2 au 4 mai 2018 (Libération, 2018). Quelques 42 questions ont été reçues pendant ces trois jours auxquelles 30 réponses ont été données. Le Conseil de la Presse instauré en 2017 a pour objet de renforcer la qualité de journalisme en vue de lutter contre la propagation des fausses nouvelles par certains médias tel que l’explique Néji Bghour, président du SNJT (Syndicat national des journalistes tunisiens) (Mendel, 2018).
Encadré 6.3. Initiatives de vérification des faits
Dans un effort pour restaurer la confiance, Arbeitsgemeinschaft der öffentlich-rechtlichen Rundfunkanstalten der Bundesrepublik Deutschland (ARD), un réseau de télédiffusion allemand, a lancé Faktenfinder, qui parcourt le web à la recherche de désinformations susceptibles d’influencer le public, et publie ensuite ses conclusions sur le site Internet. Par ailleurs, Faktenfinder, travaille étroitement avec d’autres dans le cadre d’initiatives comme Social Listening and Verifikation, un service de la télévision publique bavaroise Bayerischer Rundfunk (BR), qui se donne pour objectif de révéler les fausses nouvelles et la propagande sur Internet, et qui publie ses conclusions.
Correctiv, une association de recherche allemande à but non lucratif a lancé Echtjetzt « la vérité maintenant » en 2017 avec un site web où des histoires publiées dans les médias sociaux font l’objet d’une enquête afin de vérifier la véracité de leur contenu. Cette approche novatrice permet de signaler immédiatement des histoires issues de des pages personnelles ou de Facebook.
D’autres pays, comme l’Espagne, ont trouvé des solutions de vérification des faits. Maldito Bulo (« canular »), par exemple, est un projet qui a élaboré, avec des chaînes de télévision et des radios influentes sur le plan national, comme La Sexta et Onda Cero, une base de données où les utilisateurs peuvent vérifier une information biaisée. Maldito Bulo a été créé par Maldita.es, un projet de journalisme indépendant qui a pour objectif premier de surveiller l’information publiée dans les réseaux sociaux, en analysant les contenus pour en vérifier l’authenticité à partir des méthodes du journalisme factuel. Cette initiative pionnière permet à ses utilisateurs d’être informés du niveau de crédibilité d’un site donné, en regard du nombre de fausses nouvelles qui y ont été révélées.
Sources : Lüber, K. (2017), Facts against Fake News, www.goethe.de/en/kul/med/21006877.html (consulté le 6 août 2018) ; Maldita (s.d), Quienes somos, https://maldita.es/quienes-somos/ (consulté le 6 août 2018).
Les discours de haine sont un autre problème qui nuit aux réseaux sociaux, aux médias en ligne et au journalisme militant en faveur de l’expression des citoyens. Bien que le droit international des droits de l’homme n’en propose pas de définition, le concept est défini par de nombreuses législations nationales. En Tunisie, l’article 52 du décret-loi N°2011-115 du 2 novembre 2011 sur la liberté de la presse, de l’imprimerie et de l’édition définit les discours de haine comme l’incitation « à la haine entre les races, les religions, ou les populations et ce par l’incitation à la discrimination et l’utilisation de moyens hostiles, de la violence, ou de la propagande pour des idées fondées sur la discrimination raciale ».
Bien que les discours de haine et l’incitation à la violence aient toujours existé et soient réglementés dans la plupart des pays, l’importance croissante des médias sociaux et du journalisme citoyen, ainsi que la diffusion rapide de ce type de langage sur les plateformes des médias sociaux, créent de nouvelles difficultés. Parmi ces problèmes figurent la permanence des discours de haine (les messages peuvent être aisément renvoyés et partagés ce qui en rend la suppression difficile, particulièrement sur des réseaux partiellement ou entièrement cryptés comme WhatsApp), l’anonymat et le caractère transnational des médias sociaux.
Comme en ce qui concerne la désinformation, les plateformes des médias sociaux peuvent jouer un rôle significatif dans les politiques globales qui peuvent être adoptées pour répondre aux discours de haine. Certaines entreprises de médias sociaux ont adopté leurs propres politiques et suppriment des contenus, en permettant aux usagers de signaler des violations. Ces entreprises deviennent par conséquent les gardiens de la liberté d’expression et les acteurs de l’identification des discours haineux (Gagliardone, I., Gal,D., Alves, T. & Martinez, 2015). En Italie, l’ONG Parole O_Stili (« paroles malveillantes ») a élaboré un manifeste qui encourage une prise de parole en ligne respectueuse et responsable (voir Encadré 6.4).
Des études réalisées par des ONG montrent que les discours de haine posent un problème en Tunisie. Une étude de 2013 considère qu’il ne s’agit pas d’un phénomène confiné aux médias en ligne et sociaux, mais que les médias traditionnels (radio, presse, télévision) propagent eux aussi des discours de haine (HuffPost Maghreb, 2013). Une étude du SNJT couvrant 19 médias en 2016 a relevé 276 cas de discours de la haine (Mendel, 2018). Les organisations des médias et des organes d’autorégulation et de réglementation peuvent aussi mettre en œuvre des politiques de lutte contre de tels discours dans les médias en ligne et traditionnels. En Tunisie, la HAICA est habilitée à recevoir les plaintes de particuliers à l’encontre des médias et à mener ses propres investigations. La HAICA rédige un rapport sur cette question. Ses conclusions provisoires indiquent que les journalistes en sont à la fois les principaux auteurs, et les premières cibles. Le SNJT a créé un Observatoire de l’éthique dans la presse et les médias en ligne5 et rédigé un code de déontologie pour aider les journalistes à respecter leur éthique professionnelle en fournissant un cadre de référence. De la même manière, le Conseil de la Presse, a également pour but de lutter contre les manquements à l’éthique journalistique.
Encadré 6.4. Manifeste pour une communication non hostile
L’ONG italienne Parole O_Stili, créée en 2017, a rédigé un Manifeste pour une communication non hostile afin d’encourager une communication responsable des utilisateurs d’Internet. Elle travaille avec des institutions publiques, des écoles, des universités et des associations pour promouvoir les principes du manifeste et s’assurer sur cette base que la communication en ligne est respectueuse.
Le manifeste se fonde sur les principes suivants :
1. Le virtuel est réel
Sur l’Internet, je n’écris ou ne dis que ce que je pourrais dire en l'assumant personnellement.
2. Tu es ce que tu communiques
Les mots que je choisis d’utiliser me définissent. Ils me représentent.
3. Les mots déterminent ma manière de penser
Je prends tout le temps nécessaire pour exprimer au mieux ce que je pense.
4. Écoute avant de parler
Personne ne peut avoir tout le temps raison, et moi pas plus qu’un autre. J’écoute, dans une attitude honnête et ouverte.
5. Les mots sont des passerelles
Je choisis des mots qui me permettent de comprendre, de me faire comprendre et de me rapprocher des autres.
6. Les mots ont des conséquences
J’ai conscience que ce que je dis ou écris peut avoir des conséquences, légères ou graves.
7. Fais attention à ce que tu partages
Je partage des textes et des images seulement lorsque je les ai lus, analysés et compris.
8. Les idées peuvent être discutées. Les personnes doivent être respectées
Ceux dont les conceptions et les opinions diffèrent des miennes ne sont pas des ennemis que je dois détruire.
9. Une insulte n’est pas un argument
Je n’accepte pas les mots offensifs et agressifs, même lorsqu’ils servent mon point de vue.
10. Le silence dit aussi quelque chose
Lorsqu’il est préférable de ne rien faire... je ne fais rien.
Source: Parole Ostili (2018), The Manifesto of Non-Hostile Communication, http://paroleostili.com/?lang=en (consulté le 6 aout 2018).
L’éducation aux médias comme réponse politique
L’éducation aux médias, aussi appelée Éducation aux médias et à l’information par l’UNESCO (EMI), est une réponse politique essentielle à la désinformation. Elle est généralement définie comme « la capacité d’accéder aux médias, de les analyser, évaluer et créer »6. Elle est au cœur de la liberté d’expression et d’information (UNESCO, s.d.), dans la mesure où elle permet aux citoyens de comprendre le rôle des médias et d’autres sources d’information, d’évaluer soigneusement l’information qui leur est donnée, et de se former une opinion en tant qu’utilisateurs des médias. L’éducation aux médias concerne tous les médias, y compris sociaux. Il s’agit dans ce domaine de « l’utilisation compétente des contenus publiés sur les plateformes des médias sociaux ainsi que du genre "média social" » (Encyclopedia of Information Science and Technology). L’éducation aux médias permet aux citoyens de mieux comprendre le rôle des médias dans leur société, en les amenant à penser de manière critique, à résoudre des problèmes et à affirmer leur autonomie. Les études réalisées sur ces questions insistent sur le fait qu’un « individu qui connaît les médias se fera plus facilement une opinion bien fondée sur les enjeux sociaux et événements, puis sera mieux à même d’exprimer son opinion, individuellement comme collectivement, en public ou dans d’autres contextes sociaux » (Carlsson & co., 2008). L’éducation aux médias est donc un élément décisif pour soutenir le gouvernement ouvert, puisqu’elle permet aux citoyens d’accéder à l’information et de l’évaluer ainsi que de prendre la parole.
L’UNESCO a proposé le concept d’éducation aux médias à la fin des années 1970, à la suite de l’apparition des médias électroniques (téléphone, film, radio et télévision). Il existe aujourd’hui un fort consensus dans les pays de l’OCDE au sujet de la nécessité d’adopter des politiques publiques pour promouvoir l’EMI. Deux aspects principaux ont été pris en compte. D’une part, l’introduction de l’éducation numérique et des compétences en matière de TIC dans le système scolaire, qui a conduit au développement de l’éducation et de la formation aux médias. D’autre part, de nombreux pays ont créé un service (direction ministérielle, entreprise publique ou autre) chargé de promouvoir les compétences des citoyens en matière de TIC ; ils ont dans ce cadre organisé des campagnes et des initiatives en faveur de l’éducation aux médias ((s.a.), s.d.). Celles-ci impliquent une large diversité d’acteurs et de politiques, et notamment (Universitat Autònoma de Barcelona, 2007):
Des initiatives gouvernementales en faveur de l’éducation aux médias incitent les groupes de citoyens à entreprendre des actions complémentaires. Il peut s’agir de campagnes, de programmes d’éducation, etc. En Belgique, par exemple, le gouvernement a créé le Conseil supérieur d’éducation aux médias, qui fournit des outils pédagogiques, organise des sessions de formation et des réunions entre étudiants et journalistes, et promeut des initiatives visant à renforcer l’esprit critique (voir d’autres exemples dans l’Encadré 6.5). La Commission européenne recommande l’intégration de l’éducation aux médias dans les cursus scolaires obligatoires (Centre for Media Pluralism and Freedom, 2016).
Encadré 6.5. Initiatives gouvernementales d’éducation aux médias ciblant les jeunes et les enfants
En Suède, une agence gouvernementale, le Conseil suédois des médias est chargée de favoriser un usage responsable des médias par les jeunes afin de les protéger des influences médiatiques pernicieuses. Le Conseil produit des outils, de l’information pédagogique, des rapports et un suivi pour les enseignants et les métiers de l’éducation. Ses activités ciblent particulièrement les enfants et les jeunes ainsi que leurs parents et éducateurs.
Le ministère français de l’Éducation compte un service dédié, le Centre pour l'éducation aux médias et à l'information (CLEMI), dont le mandat porte sur la sensibilisation et la promotion des médias dans tout le système éducatif français. En activité depuis 1983, il propose des formations aux enseignants au sujet de l’éducation aux médias, appuie la production de contenus dans les écoles et organise chaque année une « Semaine de la presse et des médias à l’école » en collaboration avec des organisations nationales des médias.
Sources : Swedish Media Council (2016), About the Swedish Media Council www.statensmedierad.se/ovrigt/inenglish.579.html (consulté le 6 août 2018) et Le Centre pour l’éducation aux médias et à l’information (s.d), www.clemi.fr (consulté le 6 août 2018).
Les activités de participation civique sont des activités d’éducation aux médias organisées par la société civile et d’autres groupes d’intérêt. La Community Media Association du Royaume-Uni en est un exemple. Il s’agit d’un organe représentatif du secteur de la télédiffusion, qui s’est engagé à promouvoir l’accès de la population aux médias. Cette association aide les citoyens à créer et améliorer des médias de communication communautaires en faveur de l’expression des citoyens et de l’expression culturelle et créative (Community Media Association, 2018).
Activités de réglementation des médias : Ces activités, qui promeuvent les normes de conduite dans le secteur de l’éducation aux médias, sont généralement menées par les autorités de l’audiovisuel. Elles peuvent conduire d’autres projets d’éducation aux médias (voir Encadré 6.6).
Encadré 6.6. Initiatives d’éducation aux médias des autorités de l’audiovisuel
La politique d’éducation aux médias de la Broadcasting Authority of Ireland (BAI)
En décembre 2016, l’autorité de régulation de l’audiovisuel d’Irlande, la Broadcasting Authority, a lancé sa Politique d’éducation aux médias ; celle-ci vise à doter les usagers des compétences nécessaires à une meilleure compréhension du fonctionnement des médias. Cette politique a été conçue en application de son mandat, qui la charge de contribuer à un renforcement de l’éducation aux médias.
Cinq objectifs ont été affichés :
Fournir une vision, une direction et une coordination effective à l’effort d’amélioration de l’éducation aux médias en Irlande.
Renforcer de manière pertinente l’éducation aux médias des citoyens, usagers et acteurs sociaux.
Impliquer activement les acteurs dans la promotion de l’éducation aux médias, en tenant compte de leurs intérêts économiques.
Encourager la recherche sur l’éducation aux médias et considérer ce domaine comme une compétence clé pour la participation civique.
Formuler une politique qui soit cohérente avec les autres cadres et politiques éducatifs.
Le cadre politique du BAI en matière d’éducation aux médias comprend par ailleurs trois compétences fondamentales, relatives à ces enjeux :
La capacité de distinguer différents contenus.
L’adoption de décisions informées en ce qui concerne la valorisation et la protection des données personnelles.
Le développement de contenus médiatiques à des fins publiques et privées et la production d’une expertise en matière d’opportunités d’apprentissage en ligne.
Au cours de l’année à venir, la BAI prévoit de mettre en place un Réseau irlandais d’éducation aux médias, au sein duquel divers groupes et par exemple des enseignants, des médias et des organes publics, pourront s’engager et partager leurs expériences et expertise.
Le portail en ligne sur l’éducation aux médias de l’Autorité des médias de la Rhénanie-du-Nord-Westphalie
L’Autorité des médias de la Rhénanie-du-Nord-Westphalie (RNW), en Allemagne, est une institution indépendante de surveillance des médias privés de la RNW. Son mandat comporte la promotion de l’éducation aux médias. L’Autorité a mis en place un portail d’éducation aux médias (ou portail des compétences médias) (medienkompetenzportal-nrw.de) qui propose une information sur l’éducation aux médias et des projets dans ce domaine. Le portail s’adresse à des professionnels actifs dans le secteur, mais aussi au public. Le portail propose notamment :
Un panorama de l’éducation aux médias, son concept et les approches existantes.
Une liste des secteurs dans lesquels l’éducation aux médias peut être promue (école, travail autour de la jeunesse, activités interculturelles, etc.).
Un panorama des institutions actives dans le domaine en Rhénanie-du-Nord-Westphalie, qu’il s’agisse d’institutions publiques comme les bibliothèques, des producteurs audiovisuels ou d’institutions travaillant avec les jeunes et les enfants.
Une information sur la formation existante dans le secteur.
Des liens vers des études et recherches.
Des dossiers sur divers aspects de l’éducation aux médias (protection des jeunes, discours de haine, etc.).
Une information pour les citoyens désireux de s’impliquer dans les activités d’éducation aux médias (accès à des programmes de financement et d’appui aux projets, concours, réseaux, communauté des médias).
Atlas de l’éducation aux médias : une banque de données contenant de l’information sur les acteurs et projets dans le secteur.
L’objectif est de fourni une vision d’ensemble sur l’éducation aux médias en RNW, en favorisant ainsi la création de réseaux entre les initiatives existantes et en rendant celles-ci plus accessibles. Le but est de promouvoir l’éducation aux médias à une grande échelle.
Sources: Broadcasting Authority of Ireland (2016), Media Literacy Policy, www.bai.ie/en/media/sites/2/dlm_uploads/2016/12/BAI_media_literacy_policy_EN1.pdf (consulté le 6 aout 2018); Landesanstalt für Medien NRW (s.d), Medienkompetenz Portal NRW, www.medienkompetenzportal-nrw.de/ueber-uns.html (consulté le 6 aout 2018).
Les activités organisées par les médias eux-mêmes peuvent renforcer les compétences de leurs usagers. Il peut s’agir, comme on l’a dit, de programmes sur la désinformation réalisés par les médias.
Des activités des professionnels et des entreprises, c’est-à-dire des initiatives gérées par différentes entreprises. À titre d’exemple, Media Smart, au Royaume-Uni, est une entreprise qui a entrepris de créer des matériaux éducatifs gratuits pour les écoles, les organisations de la jeunesse et les familles, en donnant ainsi la possibilité aux jeunes générations de s’approprier la publicité de manière critique.
En Tunisie, différents projets d’éducation aux médias ont été conçus au cours des dernières années, souvent avec l’appui de la communauté internationale. En 2015, l’UNESCO a créé un Réseau pour l’éducation aux médias et l’information au Maghreb, avec l’appui financier de l’Agence suédoise de développement international (SIDA). L’objectif était d’enseigner l’éducation aux médias dans les écoles et collèges de la région. Un partenariat de trois ans a été conclu en 2014 entre le Centre africain pour le perfectionnement des journalistes et des communicateurs (CAPJC) et le Bureau suédois pour le développement des médias radiophoniques (financé par SIDA) : consacré au renforcement de capacités des journalistes tunisiens, il incluait des volets d’éducation aux médias. En octobre 2017, le CAPJC a lancé www.edumedia.tn, un outil numérique offrant aux enseignants des ressources et des matériaux susceptibles d’être intégrés à leurs programmes dans l’objectif de permettre aux enfants et adolescents d’acquérir des compétences dans le domaine de l’éducation aux médias. Le Huffington Post Tunisia a lui aussi travaillé avec des ONG pour promouvoir l’éducation aux médias à destination des 12-18 ans, qui concevaient les projets. Al Khatt a aussi développé, en coopération avec RSF, une plateforme en ligne pour informer les citoyens au sujet de l’identité des propriétaires des grands médias tunisiens, afin de leur permettre de mieux évaluer leurs publications. L’association Article19 à travers un accord de partenariat formel avec le ministère de l’Éducation mène également des projets d’éducation aux médias. Elle a élaboré un manuel pédagogique de formation pour les inspecteurs et les animateurs des clubs des lycées et une plateforme en ligne pour les élèves avec pour but également de créer une télévision en ligne conçue par les élèves pour les élèves. Le ministère tunisien de l’Éducation, en collaboration avec le SNJT, a entrepris de réfléchir à la manière d’introduire l’éducation aux médias dans le système éducatif. Une réforme de l’éducation, associant l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), est à cette fin nécessaire. Cette première étape vers une généralisation de l’éducation aux médias montre que le gouvernement et la société civile prennent conscience de son importance. Ces efforts doivent désormais être consolidés et intégrés à la politique d’éducation ainsi qu’aux activités des médias et de la société civile.
Recommandations
Les médias tunisiens en ligne se transforment, permettant l’expression d’une plus grande variété de groupes. Le gouvernement fait les efforts nécessaires pour être présent dans les réseaux sociaux, certains médias en ligne esquissent un dialogue avec leur lectorat, des citoyens s’impliquent davantage dans la production et la diffusion des actualités, et la HAICA et le SNJT conçoivent des politiques de lutte contre les discours de haine. Malgré ces efforts, la Tunisie, comme tous les pays du monde, est confrontée aux problèmes de la désinformation et des discours haineux, qui empêchent que les médias et technologies en ligne bénéficient pleinement au gouvernement ouvert et permettent aux citoyens de pouvoir mieux exprimer leurs inquiétudes.
L’IPSI et le CAPJC pourraient envisager d’intégrer les thématiques de l’implication du public, du journalisme citoyen et des réseaux sociaux aux sessions de formation au journalisme qu’ils proposent.
Le Conseil de la presse et la HAICA pourraient réfléchir aux orientations utiles aux médias sur la manière de dialoguer avec les publics et les communautés, et les enjeux liés.
Les différents médias qui permettent au public de s’impliquer, notamment au travers des sections de commentaires, devraient adopter des règles de fonctionnement, faire connaître aux citoyens leurs droits et devoirs, et respecter des règles claires de modération des conversations.
Le gouvernement et les instances de régulation des médias devraient en outre réfléchir à la manière de favoriser le développement d’implication du public et du journalisme citoyen, en reconnaissant la contribution de ce dernier au dialogue avec les citoyens. Ceci pourrait prendre la forme d’une communication active à l’attention des journalistes citoyens à l’occasion d’une campagne publique, ou bien d’une prise en compte de la contribution des citoyens aux médias nouveaux et traditionnels lors du media monitoring.
Le gouvernement pourrait aussi prendre part à un dialogue avec différents acteurs, dont les organisations et instances de régulation des médias, mais aussi les organisations de la société civile, afin de concevoir des politiques ou des initiatives de lutte contre la désinformation et les discours de haine, fondées sur les conclusions des recherches sur ces phénomènes et les problèmes actuels. L’éducation aux médias et aux informations, la sensibilisation aux discours de haine et leur réglementation pourraient en faire partie.
Le gouvernement devrait renforcer ses initiatives d’éducation aux médias, en les intégrant au cursus scolaire en même temps qu’en offrant à la population tunisienne des possibilités de s’impliquer dans des projets d’éducation aux médias en dehors du cadre scolaire. Ces actions pourraient être menées en coopération avec les organisations des médias et de la société civile, dont la télévision et la radio nationales, le Conseil de la presse et la HAICA.
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Notes
← 1. Une chambre d’écho désigne une situation dans laquelle une personne n’est exposée qu’à des croyances et opinions qui coïncident avec les siennes, ce qui renforce ses convictions et empêche la prise en compte par elle d’idées différentes (inspiré d’Oxford Dictionary).
← 2. Ces interviews ont inclus des discussions avec BusinessNews et Huffington Post Tunisie.
← 3. La radio dont le taux d’audience est le plus élevé en Tunisie, Mosaïque FM, a par exemple plus de 4 millions d’abonnés (followers) sur Facebook.