Depuis un certain nombre d'années, l'imposition des grandes entreprises, et tout particulièrement des entreprises multinationales (EMN), est un enjeu absolument prioritaire à l'échelle mondiale. L'actualisation des règles fiscales internationales, visant à faire en sorte que les Etats soient mieux à même d'imposer les EMN à l’ère de la mondialisation et de la numérisation, est une priorité de l'action publique au niveau international depuis la crise financière mondiale. La priorité accordée à cette question est à l'origine de plusieurs réformes importantes, au nombre desquelles la mise à jour, en 2011, des Principes directeurs de l'OCDE à l'intention des entreprises multinationales (OECD, 2011[1]), invitant les EMN à se conformer à la lettre comme à l’esprit des lois et règles en vigueur dans les pays où elles exercent leurs activités, l’adoption en 2015 du Projet OCDE/G20 sur l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices (BEPS), et l’accord historique conclu en octobre 2021 sur la solution reposant sur deux piliers pour résoudre les défis fiscaux soulevés par la numérisation de l’économie, signé par 137 membres du Cadre inclusif OCDE/G20 sur le BEPS (ci-après le Cadre inclusif).
La concentration des efforts sur la politique fiscale internationale s'est accompagnée d'une montée de l'intérêt porté par le public, les médias et les investisseurs aux pratiques fiscales et au civisme fiscal des EMN. Dans nombre de pays, les pratiques fiscales des EMN sont en effet de plus en plus scrutées tant par le public que par les médias. En outre, la planification fiscale agressive à laquelle peuvent se livrer les entreprises devient un sujet de préoccupation pour un nombre croissant d'investisseurs qui, eu égard aux considérations environnementales, sociales et de gouvernance (ESG) qui les animent, sélectionnent les EMN en fonction de l'approche qu'elles adoptent pour se plier à leurs obligations fiscales. Souvent, c'est en particulier au nom de ces critères ESG que l'on cherche à s'assurer que les EMN respectent non seulement la lettre, mais aussi l’esprit de la loi, de façon à les encourager à faire preuve de davantage de civisme fiscal (découlant du consentement à l'impôt).
Si le civisme fiscal des EMN suscite un intérêt croissant, relativement peu de travaux de recherche ont été consacrés à cette question. Bien que le corpus d’études sur le civisme fiscal se soit étoffé au cours des dernières années, la majeure partie des travaux de recherche portaient sur les personnes physiques et ne visaient pas à mettre en lumière les facteurs pouvant avoir une influence sur le civisme fiscal des entreprises, en particulier des EMN, ni à mettre en évidence les disparités entre pays et les régions à cet égard ou à proposer des solutions pour l'améliorer.
Établi afin de contribuer à combler cette lacune, le présent rapport s'appuie sur des travaux de recherche antérieurs portant sur la perception qu’ont les EMN de la capacité des États à garantir la sécurité juridique en matière fiscale, et propose une analyse de la perception qu’ont les agents des administrations fiscales de la manière dont les EMN honorent leurs engagements volontaires à appliquer des pratiques exemplaires. Le rapport intitulé « Civisme fiscal : Quels sont les déterminants qui conduisent les particuliers et les entreprises à acquitter leur impôt ? », publié en 2019 (OECD, 2019[2]) est fondé sur des données relatives à la perception qu'ont les EMN de la sécurité juridique en matière fiscale, utilisées pour identifier certains des déterminants potentiels de leur civisme fiscal. En complément des éléments recueillis auprès des EMN, quelque 1 240 agents des services fiscaux de 138 juridictions ont participé à une enquête en ligne les invitant à exprimer la manière dont ils perçoivent l'adhésion des EMN aux principes énoncés dans la Déclaration du BIAC sur les meilleures pratiques fiscales en matière de relations avec les administrations fiscales des pays en développement (Business at OECD, 2013[3]). Les résultats de ces deux enquêtes ont ensuite fait l’objet de débats dans le cadre d’un ensemble de tables rondes régionales rassemblant des représentants d'administrations fiscales et d'EMN.
Grâce à la combinaison de ces ensembles de données, le présent rapport montre comment l'adhésion des EMN aux pratiques exemplaires est perçue dans les différentes régions, et quels sont les facteurs pouvant avoir une influence sur le civisme fiscal, en mettant tout particulièrement l'accent sur la question centrale de la confiance entre les EMN et les administrations fiscales. Le rôle de la confiance comme vecteur essentiel du civisme fiscal est de plus en plus reconnu. La confiance est également un paramètre plus sensible aux interventions des pouvoirs publics que de nombreux autres facteurs (Dom et al., 2022[4]), ce qui en fait un prisme tout à fait utile pour analyser le civisme fiscal. En confrontant les perceptions des entreprises et des administrations fiscales, les auteurs du présent rapport entendent mettre l’accent sur la confiance mutuelle et les solutions pour la renforcer. Ils accordent également une place importante aux domaines où les entreprises et les administrations fiscales font face à des défis communs, de sorte qu'elles partagent le même intérêt à voir adopter de nouvelles approches.
Il ressort des données sous-tendant le présent rapport que le comportement des entreprises est perçu plus positivement dans les pays de l’OCDE et en Asie qu’en Afrique et en Amérique latine et dans les Caraïbes (ALC). Il est mieux perçu pour ce qui est du respect des s obligations courantes et de la coopération officielle que pour des aspects plus subjectifs, telles que la confiance dans les informations fournies et la transparence. En fonction de la région ou du domaine considéré, la perception du comportement des EMN par les agents des services fiscaux varie considérablement. Si, dans toutes les régions, certains agents des services fiscaux jugent que globalement, l'observation des pratiques exemplaires par la plupart des grandes entreprises/EMN est satisfaisante, cette appréciation est beaucoup plus largement partagée dans les pays de l'OCDE et, dans une moindre mesure, dans les pays d’Asie, que dans les pays d'Afrique ou d'Amérique latine et des Caraïbes. Dans l’ensemble des régions, les agents estiment que la majorité des grandes entreprises/EMN respectent leurs obligations courantes (notamment acquittent leurs impôts en temps voulu) et se montrent, au moins officiellement, coopératives. Dans toutes les régions, la perception des agents est toutefois nettement moins positive concernant l’ouverture et la transparence dont font preuve les entreprises ; la confiance qu’ils accordent aux informations qu’elles fournissent est également bien moindre, en particulier en Afrique et en Amérique latine et dans les Caraïbes.
Le comportement des quatre principaux cabinets de conseil et d’audit (Deloitte, EY, KPMG, et PricewaterhouseCoopers), aussi appelés les Big Four, est perçu par les agents publics de façon similaire à celui des EMN, les variations d'une région à l'autre étant toutefois moins prononcées. Et si les variations entre les régions sont en effet moindres pour les questions posées à propos du comportement des Big Four, on observe que les appréciations sur le comportement des EMN débouchent sur des schémas similaires. À titre d’exemple, les Big Four sont généralement considérés comme officiellement coopératifs, mais il est beaucoup moins probable qu’ils soient perçus comme se conformant à l’esprit/l’intention des lois ou qu'ils se contentent de prôner l’optimisation fiscale fondée sur la prééminence économique.
Les résultats mentionnés précédemment, ainsi que les débats ayant eu lieu dans le cadre de tables rondes réunissant administrations fiscales et EMN, dénotent un manque de confiance mutuelle et des déficits de communication entre les administrations fiscales et les entreprises. Les résultats d'enquêtes ont fait l’objet de discussions à l'occasion d’une série de tables rondes régionales rassemblant des représentants d'administrations fiscales et d’entreprises qui ont permis de les replacer dans un contexte plus large. Les participants aux tables rondes ont confirmé la conclusion de l’enquête selon laquelle la confiance et la communication sont des défis majeurs, et ont insisté sur les répercussions que peut avoir la piètre qualité des relations entre les administrations fiscales et les entreprises, source de coûts et d’inefficiences pour les deux parties. Les entreprises comme les administrations fiscales ont tout intérêt à investir dans l'amélioration de cette dynamique. Les administrations fiscales seront ainsi plus à même de déployer les ressources limitées dont elles disposent en fonction de leurs priorités, de façon à mieux cibler les actions coercitives sur les entreprises qui sont les moins respectueuses de la législation fiscale et à faire bénéficier celles qui se conforment à leurs obligations d’une plus grande sécurité ainsi que d'un allègement des formalités administratives.
Il n'existe pas de panacée pour consolider la confiance et améliorer la communication au service du civisme fiscal. Les mesures qui devront être adoptées dépendront du contexte propre à chaque pays mais, en tout état de cause, les administrations fiscales comme les entreprises devront prendre des engagements pour que ces mesures soient efficaces. La discipline fiscale fondée sur la coopération, (OECD, 2016[5]) considérée par beaucoup, et tout particulièrement par les EMN, comme le mode de relation privilégié entre administrations fiscales et EMN, ne peut toutefois pas être instaurée en très peu de temps. Elle suppose l'existence préalable d'un socle de confiance solide et des engagements forts en faveur de l’ouverture et de la transparence. Si la discipline fiscale fondée sur la coopération peut logiquement être une finalité des relations avec les EMN pour beaucoup de pays, elle n'est peut-être pas pour tous un point de départ. Pour nombre d’entre eux, la première étape pourrait consister à recenser des mesures concrètes pour améliorer la communication, et construire progressivement à partir de là.
Ce rapport décrit un ensemble de bonnes pratiques déjà suivies ainsi que des solutions nouvelles mentionnées tant par des EMN que par des administrations fiscales lors de tables rondes régionales. La liste des actions suggérées au chapitre 3 du présent rapport ne prétend pas être exhaustive, elle est plutôt le fruit d'une réflexion menée au fil des discussions, et reprend en particulier les actions sur lesquelles les EMN et les administrations fiscales se sont accordées à dire qu'elles avaient déjà démontré leur utilité ou pourraient permettre de surmonter certaines des difficultés rencontrées. Cette liste n’a pas non plus pour objet de dicter la marche à suivre dans chaque cas de figure, étant donné que celle-ci sera définie en fonction des circonstances (et des ressources) propres au contexte local. Le but est plutôt de proposer des solutions aux administrations fiscales et aux entreprises. Les mesures proposées vont des plus simples (p. ex. : utiliser davantage la langue du pays lors du dépôt des déclarations ou pour communiquer avec l’administration fiscale) aux plus complexes (p. ex. : désignation d’un médiateur des impôts). En outre, les discussions ont permis d’entrevoir des possibilités d’amélioration ou d’élargissement des initiatives existantes (p. ex. : amélioration de la publication des pratiques exemplaires en matière fiscale) ou lancement de nouvelles initiatives (p. ex. : mise en place d'un processus en faveur du dialogue multilatéral volontaire). La liste des mesures n'est pas exhaustive, même si la classification par catégories (stratégies en matière de discipline fiscale et de vérification, attentes et redevabilité en matière de comportement, transparence et communication, et programmes de renforcement des capacités) a été établie dans l’optique d’aider les parties prenantes à inventorier les stratégies les plus adaptées à chaque contexte. Bien que les discussions pendant les tables rondes aient été axées sur les politiques et les pratiques de nature à améliorer le civisme fiscal des EMN, bon nombre de bonnes pratiques citées pourraient contribuer à consolider la confiance et à accroître le civisme fiscal de l’ensemble des contribuables.
Bien que les sujets abordés présentent une dimension mondiale, les auteurs du rapport focalisent leur attention sur les pays en développement, qui sont davantage tributaires des recettes fiscales provenant des grandes entreprises, plus exposés à l'évasion fiscale et confrontés à des déficits de capacités plus graves. Non seulement les pays en développement sont plus tributaires que les pays de l’OCDE de l’impôt sur les sociétés, mais ils sont en outre particulièrement dépendants des gros contribuables. Les données réunies dans le cadre de l’Enquête internationale sur les administrations fiscales (ISORA) montrent qu’en Afrique, les services chargés des gros contribuables ont géré 64 % du total des recettes en 2019 (soit plus du double du chiffre pour l’OCDE, qui est de 31 %). Les pays en développement pâtissent également davantage, proportionnellement, de l'évasion fiscale internationale, dont le coût est estimé à 1.3 % du PIB, contre 1 % du PIB dans les pays de l’OCDE (Crivelli et De Mooij, 2015[6]). L’incidence de ce manque à gagner est d'autant plus important que les ratios impôts/PIB sont plus faibles dans les pays en développement.
L'OCDE continuera de recenser les moyens d'aider les administrations fiscales et les EMN à renforcer la confiance, à améliorer la communication et à accroître le civisme fiscal. Bien qu’il appartienne principalement aux EMN et aux administrations fiscales d'agir pour renforcer la confiance, l'OCDE s'emploiera à trouver des moyens pour les y aider, à savoir notamment : la réalisation de travaux de recherche supplémentaires, l’intégration de certaines des conclusions de ce rapport dans ses programmes de renforcement des capacités, la définition d’orientations et la publication d’études de cas complémentaires sur les questions soulevées dans le présent rapport, et le recensement des possibilités, pour elle, de participer au renforcement des relations et de la confiance entre les EMN et les administrations fiscales.
De manière plus générale, l’OCDE continuera d’encourager la recherche, le dialogue et l’innovation sur le civisme fiscal, en particulier dans les pays en développement, afin de contribuer à la mise en place des systèmes fiscaux nécessaires à la réalisation des Objectifs de développement durable (ODD). Ce rapport s’inscrit dans le cadre des travaux plus vastes consacrés au civisme fiscal qui sont menés à l’OCDE, laquelle s'engage sur la voie de nouvelles recherches et encourage le dialogue mondial sur divers aspects du civisme fiscal, en particulier dans les pays en développement. Cet axe de travail, qui concerne les entreprises comme les personnes physiques, témoigne de l’importance de la prise en compte du civisme fiscal dans le débat sur la politique et l’administration fiscales, sachant que l'établissement de systèmes fiscaux bénéficiant d’une large adhésion de la société et la promotion du respect volontaire des obligations fiscales seront des éléments déterminants pour l'instauration d'un développement durable à long terme.