Olusoji Adeyi
Resilient Health Systems
Olusoji Adeyi
Resilient Health Systems
L’affectation de l’aide au développement au secteur de la santé a permis des améliorations impressionnantes de la santé au fil des ans, mais a aussi perpétué la fragilité des systèmes de santé et le dysfonctionnement des institutions dans les pays en développement. L’architecture de cette aide et les incitations qui y sont associées ont conduit de nombreux pays à sous-financer les services sanitaires de base dans leurs propres budgets et à devenir excessivement dépendants des donneurs. Or, cette dépendance à l’égard de l’aide peut s’accompagner d’une réduction du pouvoir décisionnel des pays en ce qui concerne la définition des priorités et la fourniture des services dans le domaine de la santé. La pandémie de COVID‑19 a montré les dangers de la dépendance excessive à l’égard des sources de financement externes et des fournisseurs de produits de santé essentiels implantés dans des pays lointains. Le fait d’affecter l’aide au financement de biens publics régionaux et mondiaux plutôt que de services sanitaires de base permettrait de créer plus de valeur ajoutée, d’accroître la redevabilité et l’appropriation concernant les dépenses de santé par les pays bénéficiaires, ainsi que de rééquilibrer le rapport de force entre les pays du Sud et du Nord, pour le bien de tous.
Depuis 2000, dans les pays à faible revenu et à revenu intermédiaire de la tranche inférieure, la part des dépenses globales de santé financée par l’aide au développement n’a cessé de croître. Dans le même temps, la part des dépenses publiques de santé dans les pays à faible revenu a chuté.
Pour que les objectifs sanitaires soient atteints au niveau mondial, il conviendrait de transformer l’aide au développement en faveur de la santé afin que les pays en développement financent eux-mêmes les services de base et que les partenaires de la coopération pour le développement se concentrent sur les investissements dans les biens publics régionaux et mondiaux.
Les ambitions du programme mondial d’action sanitaire – auquel l’aide au développement participe – sont grandes, avec notamment des objectifs de couverture sanitaire universelle à l’horizon 2030, de sécurité sanitaire mondiale et de renforcement du capital humain. Elles semblent à première vue réalistes au vu des progrès récents. À titre d’exemple, plusieurs aspects de la santé se sont globalement améliorés depuis 1990, quoiqu’avec des disparités entre les régions et les pays, et en leur sein. La mortalité juvénile a ainsi considérablement diminué et de façon rapide, avec en particulier un amenuisement des écarts entre les pays à revenu élevé, à faible revenu et à revenu intermédiaire de la tranche inférieure (Graphique 6.1). Dans la mesure où l’aide au développement en faveur de la santé a financé en partie les technologies ayant contribué à cette amélioration, elle doit être considérée comme ayant un impact net positif et devrait faire la fierté à la fois des bailleurs de fonds et des bénéficiaires.
En revanche, la situation sanitaire globale au niveau mondial est source d’inquiétudes : graves lacunes des systèmes de santé ; dysfonctionnements des enceintes de discussion bilatérales et multilatérales (Krishnan, 2022[2]) ; inégalités dans l’accès à des diagnostics, des vaccins et des traitements permettant de sauver des vies. Ces difficultés, qui se superposent partiellement, se sont manifestées simultanément pendant la pandémie de COVID‑19 (Adeyi, 2022[3] ; Nature, 2021[4] ; Groupe indépendant sur la préparation et la riposte à la pandémie, 2021[5]), qui a également mis en lumière le fait que de nombreux pays à faible revenu sont toujours dépendants à l’égard de la coopération pour le développement pour le financement des services et des produits de santé de base. Cette situation s’explique en partie par l’approche actuelle de l’affectation de l’aide au développement au secteur de la santé. La dépendance persistante vis-à-vis de l’aide dans le domaine de la santé, ainsi que la tendance des pays à l’utiliser à la place de leurs propres budgets pour financer les dépenses de santé, met en évidence la nécessité pour les donneurs et les bénéficiaires de modifier leurs relations au regard du financement du secteur de la santé.
Il ne s’agit pas d’un appel à réduire ou à supprimer l’aide au développement en faveur de la santé, mais à la réaménager de façon à accroître l’autosuffisance des pays en développement et à ce qu’ils rendent des comptes, tout en stimulant l’investissement dans les biens publics régionaux et mondiaux. Cette nouvelle approche signifie que : les pays en développement financeraient les services de santé de base avec leurs propres ressources et en fonction de leurs propres priorités ; les décisions stratégiques concernant les pays du Sud seraient prises par eux, que ce soit au niveau national ou régional ; les pays bénéficiaires ne seraient pas tenus d’acheter, avec les fonds de l’aide, des biens et des services aux fournisseurs issus des pays donneurs ; enfin, les pays du Sud mettraient en place leur propre réseau d’institutions et de compétences sur les thèmes de la sécurité sanitaire, de la résilience des systèmes de santé et du financement local durable. Cette transformation permettrait en outre d’atteindre les objectifs mondiaux relatifs à la santé énoncés dans le Programme de développement durable à l’horizon 2030.
Les données issues de l’observation montrent que l’aide au développement en faveur de la santé se substitue partiellement aux budgets nationaux pour financer le secteur de la santé (Dieleman et Hanlon, 2013[6] ; Farag et al., 2009[7]). Dans un grand nombre de pays à faible revenu, le montant de l’aide est supérieur aux dépenses de santé de l’État. En 2019, l’aide extérieure allouée aux pays en développement pour leur secteur de la santé a été portée à 17 milliards USD (OMS, 2021[8]), et près des trois quarts des dépenses de santé des pays à faible revenu ont été financés à la fois par l’aide extérieure et par les débours directs des ménages, à caractère intrinsèquement régressif. Entre 2000 et 2019, la part de l’aide extérieure dans les dépenses totales de santé a augmenté de 16 % à 29 % alors que celle des transferts publics a baissé de 28 % à 21 % (Graphique 6.2) (OMS, 2021[8]).
Plus que d’autres régions, l’Afrique subsaharienne est particulièrement dépendante de l’aide au développement en faveur de la santé. En 2019, les dépenses de santé extérieures1 représentaient 22.3 % des dépenses courantes de santé enregistrées dans la Région africaine de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), soit nettement plus que la Région européenne (0.5 %), celle des Amériques (1.9 %), de la Méditerranée orientale (3.2 %), de l’Asie du Sud-Est (6.9 %) et du Pacifique occidental (14.4 %) (OMS, 2021[9]). L’aide affectée au traitement et à l’éradication du paludisme est un exemple qui en dit long. Sur les 3.3 milliards USD investis à l’échelle mondiale en 2020, les bailleurs de fonds internationaux ont fourni plus de 2.2 milliards USD, dont plus des trois quarts (79 %) ont été alloués à la Région africaine de l’OMS. Le fait que cette situation ait eu lieu deux décennies après la Déclaration d’Abuja – dans laquelle les dirigeants africains s’engageaient à accroître leurs budgets de la santé (Organisation de l’Unité Africaine, 2001[10]) – montre bien les dysfonctionnements et les incitations perverses de l’aide au développement en faveur de la santé, qui déresponsabilise les États sur les questions de santé.
Le service de la dette limite certes la marge budgétaire dont disposent les États pour les dépenses de santé, mais toutes sortes d’autres facteurs ont aussi un impact sur la capacité ou la volonté des administrations publiques à accroître leurs dépenses. L’allègement de la dette qui est allègrement préconisé, en particulier par les organisations non gouvernementales des pays du Nord (Oxfam, 2022[11]), perpétue une rhétorique de la charité qui ne prend pas en considération les complexités du système financier international et attribue à tort aux gouvernements des pays du Sud le rôle de victimes passives qui n’ont pas les moyens d’allouer plus de ressources nationales à la santé (Adeyi, 2021[12]). De nombreux pays qui ont bénéficié d’un allègement de leur dette au titre de l’initiative PPTE (Pays pauvres très endettés) (FMI, 2021[13]) ou dans le cadre d’accords avec le Club de Paris (2022[14]) ont depuis atteint de hauts niveaux d’endettement et ont continué à dépendre de l’aide au développement pour leurs dépenses de santé. Bien que les pays à revenu élevé disposent d’une plus grande capacité budgétaire et enregistrent généralement des dépenses de santé par habitant plus élevées, il existe d’importantes variations de ces dépenses au sein de chaque groupe de revenus, et la priorité accordée au secteur de la santé est essentiellement un choix qui s’opère à chaque niveau de revenus (OMS, 2021[8]).
La combinaison de la dépendance vis-à-vis de l’aide au développement pour financer le secteur de la santé et de l’espoir d’un allègement de la dette représente un risque moral car cela encourage la débauche budgétaire dans les pays à faible revenu et à revenu intermédiaire de la tranche inférieure, et renforce donc le déséquilibre des pouvoirs entre les pays du Nord et ceux du Sud. Au-delà du fardeau de la dette, de nombreux facteurs empêchent les pays du Sud de consacrer plus de fonds publics au secteur de la santé, par exemple : le faible ratio recettes fiscales/PIB dans de nombreux pays, qui aboutit à des recettes intérieures peu élevées ; la corruption, qui détourne les recettes fiscales de leur affectation aux investissements publics et aux filets de sécurité ; l’inefficacité de la répartition des ressources dans le secteur de la santé ; ou encore la mauvaise gestion des finances publiques.
Réorienter les incitations en faveur de la mobilisation d’un pourcentage plus élevé de ressources intérieures par rapport au PIB, de l’affectation de plus de fonds publics à la santé, de l’achat efficient de services de santé dans les limites permises par les ressources intérieures, et de l’introduction d’une plus grande probité dans la gestion des finances publiques.
Ces facteurs méritent que l’on y accorde plus d’attention, et l’allègement de la dette devrait être explicitement subordonné à l’engagement pris par les administrations publiques d’assumer le financement des services et des produits de santé de base d’ici 2030. Cela permettrait d’ajuster les incitations de sorte qu’elles encouragent la mobilisation de davantage de ressources intérieures, en proportion du PIB, l’affectation de davantage de fonds publics à la santé, l’achat efficient de services de santé dans les limites permises par les ressources intérieures, et l’introduction d’une plus grande probité dans la gestion des finances publiques.
Les donneurs et les pays bénéficiaires peuvent faire beaucoup mieux pour tenir leurs engagements en matière d’appropriation locale et pour permettre aux pays à faible revenu/à revenu intermédiaire de la tranche inférieure d’utiliser davantage leurs propres ressources pour financer les services et les produits de santé de base. Malgré les engagements pris dans le cadre de la Déclaration de Paris sur l’efficacité de l’aide au développement en 2005 et du Programme d’action d’Accra y afférent en 2008 (OCDE, 2008[15]), certains bailleurs de fonds bilatéraux enregistrent de piètres performances d’après l’outil de mesure Quality of Official Development Assistance (QuODA), qui permet de comparer les intéressés à l’aide d’indicateurs permettant d’évaluer l’efficacité et la qualité du développement (Mitchell, Calleja et Hughes, 2021[16]). S’agissant spécifiquement de l’aide au développement en faveur de la santé, peu de choses ont changé en ce qui concerne les grandes asymétries qui ont longtemps nui à l’appropriation par les pays (Noor, 2022[17]). La communauté du développement continue de mettre en avant des idéaux universels et ambitieux dont la réalisation nécessite de mobiliser des sommes importantes pendant une durée indéterminée, en faisant appel à des entités de financement internationales qui prétendent résoudre les problèmes locaux. Un exemple est l’appel, lancé récemment par la commission de The Lancet sur les leçons à tirer de la pandémie de COVID‑19, à créer un nouveau « Fonds mondial pour la santé » de plus grande ampleur, dont le siège serait installé à Genève (Sachs et al., 2022[18]). Cet appel est un leurre qui fait oublier la réalité des problèmes. Outre le fait qu’il dupliquerait les fonctions des banques de développement – régionales et internationales – existantes, ce nouveau fonds risquerait d’entretenir la fâcheuse vision du monde selon laquelle le sort du secteur de la santé dans les pays à faible revenu/à revenu intermédiaire de la tranche inférieure dépend des décisions prises à Genève par des bailleurs de fonds des pays du Nord qui n’ont pas de comptes à rendre aux citoyens des pays bénéficiaires.
Il faut, pour pouvoir atteindre les objectifs mondiaux de la santé, admettre ouvertement et corriger les dépendances que crée l’aide au développement en faveur de la santé, ainsi que des effets préjudiciables qu’elle entraîne, à savoir qu’elle n’incite pas les pays bénéficiaires à s’approprier le sujet ni à rendre des comptes au plan national. Ce ne sera pas aisé car il existe dans l’aide au développement en faveur de la santé une escalade de l’engagement, des rapports de pouvoir et une dynamique institutionnelle hérités du passé que l’on retrouve dans le secteur de la santé à l’échelle mondiale, ainsi qu’une « tendance à la minimisation », telle que définie par Gras et al. (2020[19]). Les origines coloniales de cette dynamique (Packard, 2016[20] ; Adeyi, 2022[3]) ont contribué au déséquilibre des pouvoirs qui existe aujourd’hui dans le secteur de la santé à l’échelle mondiale et dans l’aide au développement en faveur de la santé, dans le sens où les termes de l’engagement sont définis par l’intermédiaire d’institutions et de bailleurs de fonds internationaux, et où les décisions reflètent leurs préférences et non l’avis des pays en développement.
Il est relativement facile, pour les dirigeants des pays donneurs, de justifier auprès de leurs contribuables les budgets de l’aide au développement en mettant l’accent sur les vertus qu’il y a à sauver la vie d’enfants et de mères dans les pays pauvres, surtout lorsque l’aide au développement en faveur de la santé repose sur des biens et des services vendus par des entreprises des pays donneurs. En revanche, il est plus difficile pour eux de justifier le financement de la mise en place d’institutions durables et responsables dans les pays du Sud. Résultat : les donneurs continuent de financer ce que, rationnellement, ils ne devraient pas. Il existe une meilleure approche pour que l’aide au développement en faveur de la santé soit plus efficace pour les donneurs et pour les bénéficiaires.
Bien que les défis soient énormes, il est absolument indispensable de transformer l’aide au développement en faveur de la santé. La solution consiste à passer délibérément du système actuel à un autre adapté au XXIe siècle. Dans la nouvelle approche de l’aide au secteur de la santé, l’objectif, l’architecture, les incitations et le rapport de pouvoirs devraient évoluer selon quatre axes.
L’aide devrait être réorientée pour permettre de faire face aux menaces sanitaires qui apparaissent aux niveaux régional et mondial, et pour en retirer le plus de valeur ajoutée possible. D’après les récentes estimations de son utilité dans chaque pays, cette réorientation impliquerait de réattribuer jusqu’à 76 % de l’aide au développement affectée actuellement à la santé (Schäferhoff et al., 2019[21]). La suppression de l’affectation de l’aide aux services et intrants de base du secteur de la santé – y compris des produits comme ceux figurant dans les listes des médicaments et de produits de diagnostic essentiels de l’OMS, les services de santé maternelle, les vaccins destinés aux enfants, les moustiquaires de lit imprégnées d’insecticide pour lutter contre le paludisme et la gestion courante de la chaîne d’approvisionnement – est une étape indispensable de cette transition. Ces intrants et services sont élémentaires, indispensables, peu coûteux et d’utilisation régulière, et il est généralement facile de prévoir combien il en faut. Leur financement devrait par conséquent relever principalement de la responsabilité de chaque pays et ne pas dépendre de la charité étrangère.
La focalisation de l’aide au développement sur le secteur de la santé devrait se déplacer vers les activités suivantes : la préparation aux pandémies ainsi que la détection et l’endiguement des épidémies ; la recherche-développement qui est financée par des fonds publics et dont les découvertes ne sont pas soumises au régime actuel de propriété intellectuelle de l’Organisation mondiale du commerce (Nature, 2021[4]) ; les institutions comme les centres de lutte contre les maladies, les instituts de santé publique, les agences de réglementation pharmaceutique, les centres d’évaluation des technologies de santé et les laboratoires centraux. Le financement des centres africains de prévention des maladies et de lutte contre celles-ci (par différents bailleurs, dont la Banque mondiale, la Fondation Bill & Melinda Gates et la Fondation Mastercard) est un exemple d’investissement à forte valeur ajoutée. Un autre est l’investissement réalisé par la Société financière internationale (2022[22]) dans le groupe Avacare Global pour lui permettre d’étendre sa fabrication et sa distribution en Afrique de produits pharmaceutiques et parapharmaceutiques, dont des médicaments génériques. Troisième exemple : le programme visant à améliorer les capacités de préparation aux urgences de santé publique dans les pays membres de l’Organisation des États de la Caraïbe orientale.
Cette réorientation devrait se dérouler par étapes, en excluant les situations extrêmes comme les guerres et les catastrophes humanitaires. La date butoir pourrait être fixée à 2030 afin de s’aligner sur le Programme de développement durable, qui appelle à la mise en place d’ici 2030 d’une couverture sanitaire universelle « comprenant une protection contre les risques financiers et donnant accès à des services de santé essentiels de qualité et à des médicaments et vaccins essentiels sûrs, efficaces, de qualité et d’un coût abordable » (Nations Unies, 2015[23]).
Cette réorientation devrait se dérouler par étapes, en excluant les situations extrêmes comme les guerres et les catastrophes humanitaires.
Au cours de la transition, les bailleurs de fonds bilatéraux des pays riches qui fournissent et distribuent actuellement des médicaments et des équipements dans les pays à faible revenu/à revenu intermédiaire de la tranche inférieure devraient réaffecter les fonds correspondants sous forme de subventions à la fabrication (autrement dit financer la majeure partie du prix des produits). Les donneurs pourraient ensuite se retirer tandis que les pays bénéficiaires prendraient en charge la fourniture de ces produits fortement subventionnés par l’intermédiaire de leurs propres entreprises (publiques et privées). Les baisses des prix résultant des subventions entraîneraient une augmentation du pouvoir d’achat des États bénéficiaires et le contrôle et l’obligation de rendre des comptes n’incomberaient plus aux capitales des pays du Nord mais aux administrations publiques des pays du Sud. L’expérience a montré que cette approche fonctionne à grande échelle (Tougher et al., 2012[24]).
Les dirigeants des pays à faible revenu/à revenu intermédiaire de la tranche inférieure devraient prendre les commandes et devenir les principaux décideurs en ce qui concerne les politiques et programmes de santé de leur pays. Ce serait alors les cadres de dépenses à moyen terme nationaux – et non les préférences des bailleurs de fonds, fondations et organismes d’aide bilatérale internationaux – qui détermineraient les budgets des pays. Les dirigeants des pays à faible revenu/à revenu intermédiaire de la tranche inférieure seraient ainsi amenés à assumer la responsabilité des conséquences de leurs actions et inactions, et à en être redevables. Le postulat à la base de cette proposition est que le développement économique, dont le secteur de la santé, n’est pas possible sans divers accords entre l’administration publique et les citoyens, et sans la reconnaissance qu’un pays ne peut être développé depuis l’extérieur (Deaton, 2013, pp. 267-325[25]).
Le déplacement de l’obligation de rendre des comptes vers les capitales des pays à faible revenu/à revenu intermédiaire de la tranche inférieure signifie la fin des cycles de déclarations mondiales ambitieuses reposant sur des promesses implicites mais irréalistes et sur l’anticipation que l’aide au développement au secteur de la santé serait illimitée et versée pendant une durée indéterminée. Plutôt que d’adhérer à des utopies, les pays adopteraient des objectifs difficiles à atteindre mais plus raisonnables et s’attelleraient à la dure tâche qu’est l’amélioration des services de santé de base et leur financement avec des ressources nationales. Ce changement signifie surtout qu’à l’avenir, les personnalités politiques et les décideurs publics des pays à faible revenu/à revenu intermédiaire de la tranche inférieure assumeraient les conséquences électorales et sociales de leur manque éventuel d’efforts évidents et sérieux pour améliorer la santé des citoyens et les systèmes correspondants sur leurs propres territoires.
Dans cette approche, les entités mondiales (comme l’OMS et la Banque mondiale) et régionales (comme les banques de développement et les centres de lutte contre les maladies) pourraient établir des classements des pays en fonction de leurs efforts et leurs réalisations. Nul besoin de créer une nouvelle entité au niveau mondial, car les institutions multilatérales existantes réorienteraient elles-mêmes leur action pour mieux répondre aux besoins des pays et des régions et rendre possible la réorientation proposée. Sans le leurre et la fanfaronnade que représentent les objectifs irréalistes fixés au niveau mondial, les accords se multiplieraient au sein de chaque pays, mettant fin aux attentes selon lesquelles l’aide au développement doit fournir une solution à tous les problèmes majeurs du secteur de la santé, comme l’a montré le cas du fonds Health4Life, qui n’est toujours pas financé (Ravelo, 2022[26]).
Il n’est plus admissible que l’aide au développement en faveur de la santé soit subordonnée à l’achat de produits et de services au pays donneur, ni que les donneurs bilatéraux décident quelles entreprises de leurs pays doivent fournir une assistance technique aux pays bénéficiaires. Le conditionnement de l’aide, qui se caractérise par une asymétrie des informations entre les bailleurs de fonds et les bénéficiaires, est susceptible d’être exploité par les entreprises bien installées dans les pays donneurs – ce que Norris (2012[27]) a appelé le « complexe développement-industrie » – et favorise des situations dans lesquelles les bailleurs de fonds imposent de façon répétée aux pays bénéficiaires des formes d’assistance technique qui sont inadaptées ou néfastes. Une autre approche consisterait à alimenter financièrement un dispositif de crédit d’une durée limitée, destiné à l’assistance technique. Les pays bénéficiaires décideraient alors des critères de sélection et des prestataires de l’assistance technique, les processus et les résultats issus de ces critères explicites étant rendus publics par souci de transparence. Cette proposition innovante risque de susciter l’opposition des fournisseurs d’assistance technique qui sont financés par l’aide au développement et implantés depuis longtemps, et verraient ainsi leur pouvoir et leurs contrats futurs menacés (notamment des entreprises, des universités et des groupes de réflexion du Nord). Pourtant, il est nécessaire de trouver le courage d’affronter cette opposition et d’autres vents contraires pour que le changement puisse advenir.
Les pays et les sous-régions du Sud devraient investir dans le développement de leurs propres réseaux de connaissances tout en accroissant leur capacité d’autofinancement. Ces réseaux incluraient des institutions, des industries (partenariats avec le secteur privé), des connaissances approfondies dans les domaines des sciences, des technologies et de la biomédecine, et également des chaînes d’approvisionnement dans le but d’accroître l’autosuffisance en matière de fournitures médicales essentielles. La pandémie de COVID‑19 a montré à tous les pays, en particulier ceux à faible revenu/à revenu intermédiaire de la tranche inférieure, les dangers d’une dépendance excessive à l’égard de bailleurs de fonds étrangers et de fournisseurs de technologies essentielles installés dans des pays lointains.
Le changement proposé ouvre clairement un chemin permettant d’aller vers un avenir bien meilleur. Il permettrait aux pays à faible revenu/à revenu intermédiaire de la tranche inférieure – en lieu et place des pays riches et des institutions financières – de prendre le contrôle de la planification, du financement et de la gestion de leur propre secteur de la santé. Le changement ne sera pas facile : il nécessite de tourner la page et de mettre fin à une situation qui est certes familière et confortable, mais déséquilibrée. Avec la nouvelle approche, le monde s’engagerait sur la voie d’une amélioration plus durable de la santé au niveau mondial, en mettant un terme au lien de dépendance entre les pays du Nord et ceux du Sud. Un avenir meilleur est possible si tout le monde relève le défi.
[3] Adeyi, O. (2022), Global Health in Practice: Investing Amidst Pandemics, Denial of Evidence, and Neo-dependency, World Scientific Publishing, Singapore, https://doi.org/10.1142/12520.
[12] Adeyi, O. (2021), « Opinion: Global health, narcissistic charity, and neo-dependency », Development Today, https://www.development-today.com/archive/dt-2021/dt-9--2021/global-health-narcissistic-charity-and-neo-dependency (consulté le 28 octobre 2022).
[14] Club de Paris (2022), Accords signés avec le Club de Paris, page web, https://clubdeparis.org/fr/traitements (consulté le 28 octobre 2022).
[25] Deaton, A. (2013), The Great Escape: Health, Wealth, and the Origins of Inequality, Princeton University Press, Princeton, NJ.
[6] Dieleman, J. et M. Hanlon (2013), « Measuring the displacement and replacement of government health expenditure », Health Economics, vol. 23/2, pp. 129-140, https://doi.org/10.1002/hec.3016.
[7] Farag, M. et al. (2009), « Does funding from donors displace government spending for health in developing countries? », Health Affairs, vol. 28/4, pp. 1045-1055, https://doi.org/10.1377/hlthaff.28.4.1045.
[13] FMI (2021), Factsheet Allégement de la dette au titre de l’initiative en faveur des pays pauvres très endettés (PPTE), Fonds monétaire international, Washington, D.C., https://www.imf.org/fr/About/Factsheets/Sheets/2016/08/01/16/11/Debt-Relief-Under-the-Heavily-Indebted-Poor-Countries-Initiative (consulté le 28 octobre 2022).
[19] Gras, D. et al. (2020), « Wicked problems, reductive tendency, and the formation of (non-)opportunity beliefs », Journal of Business Venturing, vol. 35/3, p. 105966, https://doi.org/10.1016/j.jbusvent.2019.105966.
[5] Groupe indépendant sur la préparation et la riposte à la pandémie (2021), COVID-19 : Agissons pour que cette pandémie soit la dernière, Groupe indépendant sur la préparation et la riposte à la pandémie, https://theindependentpanel.org/wp-content/uploads/2021/05/COVID-19-FrenchFinal.pdf.
[2] Krishnan, V. (2022), « The power imbalance undermining global health », Atlantic, https://www.theatlantic.com/international/archive/2022/07/covid-trips-agreement-vaccines-global-health/670551.
[16] Mitchell, I., R. Calleja et S. Hughes (2021), The Quality of Official Development Assistance, Center for Global Development, Washington, DC, https://www.cgdev.org/publication/quality-official-development-assistance (consulté le 28 octobre 2022).
[23] Nations Unies (2015), Contexte Journée internationale de la couverture sanitaire universelle, page web, https://www.un.org/fr/observances/universal-health-coverage-day/background (consulté le 28 octobre 2022).
[4] Nature (2021), « Editorial: A patent waiver on COVID vaccines is right and fair », Nature, vol. 593/7860, p. 478, https://doi.org/10.1038/d41586-021-01242-1.
[17] Noor, A. (2022), « Country ownership in global health », PLOS Global Public Health, vol. 2/2, p. e0000113, https://doi.org/10.1371/journal.pgph.0000113.
[27] Norris, J. (2012), « Hired gun fight », Foreign Policy, https://foreignpolicy.com/2012/07/18/hired-gun-fight (consulté le 28 octobre 2022).
[15] OCDE (2008), Déclaration de Paris et le Programme d’action d’Accra, OCDE, Paris, https://www.oecd.org/fr/cad/efficacite/declarationdeparissurlefficacitedelaide.htm (consulté le 17 août 2022).
[9] OMS (2021), External health expenditure (EXT) as percentage of current health expenditure (CHE) (%), Organisation mondiale de la Santé, Genève, https://www.who.int/data/gho/data/indicators/indicator-details/GHO/external-health-expenditure-(ext)-as-percentage-of-current-health-expenditure-(che)-(-) (consulté le 28 octobre 2022).
[8] OMS (2021), Global Expenditure on Health: Public Spending on the Rise?, Organisation mondiale de la Santé, Genève, https://apps.who.int/iris/handle/10665/350560 (consulté le 28 octobre 2022).
[10] Organisation de l’Unité Africaine (2001), Déclaration d’Abuja sur le VIH/SIDA, la tuberculose et autres maladies infectieuses connexes, http://www.sante.gov.ml/index.php/actualites/communiques/item/1445-sommet-des-chefs-d-etat-et-de-gouvernement-de-l-oua-sur-le-vih-sida-la-tuberculose-et-autres-maladies-infectieuses-connexes-24-27-avril-2001-abuja-nigeria.
[1] Ortiz-Ospina, E. (2022), « Global health », Our World in Data, https://ourworldindata.org/health-meta (consulté le 28 octobre 2022).
[11] Oxfam (2022), Un nouvel indice montre que les gouvernements du monde entier ont alimenté une explosion des inégalités durant la pandémie de COVID-19, Communiqué de presse, Oxfam International, (19 décembre) https://www.oxfam.org/fr/communiques-presse/un-nouvel-indice-montre-que-les-gouvernements-du-monde-entier-ont-alimente-une (consulté le 20 octobre 2022).
[20] Packard, R. (2016), A History of Global Health: Interventions into the Lives of Other Peoples, Johns Hopkins University Press, Baltimore, MD.
[26] Ravelo, J. (2022), « NCDs are top global killer but trust fund coffers are empty », Devex, https://www.devex.com/news/ncds-are-top-global-killer-but-trust-fund-coffers-are-empty-104021 (consulté le 28 octobre 2022).
[18] Sachs, J. et al. (2022), « The Lancet Commission on lessons for the future from the COVID-19 pandemic », The Lancet, vol. 400/10359, pp. 1224-1280, https://doi.org/10.1016/S0140-6736(22)01585-9.
[21] Schäferhoff, M. et al. (2019), « International funding for global common goods for health: An analysis using the Creditor Reporting System and G-FINDER databases », Health Systems & Reform, vol. 5/4, pp. 350-365, https://doi.org/10.1080/23288604.2019.1663646.
[22] Société financière internationale (2022), IFC and Avacare Partner to increase access to medicines and healthcare goods in Africa, Communiqué de presse, https://pressroom.ifc.org/all/pages/PressDetail.aspx?ID=27029 (consulté le 28 octobre 2022).
[24] Tougher, S. et al. (2012), « Effect of the Affordable Medicines Facility-malaria (AMFm) on the availability, price, and market share of quality-assured artemisinin-based combination therapies in seven countries: A before-and-after analysis of outlet survey data », The Lancet, vol. 380/9857, pp. 1916-1926, https://doi.org/10.1016/s0140-6736(12)61732-2.
← 1. Les dépenses de santé extérieures sont définies par l’OMS comme les dépenses de santé financées par des sources extérieures, ici exprimées en pourcentage du total des dépenses courantes de santé.