Les lignes directrices sur la concurrence sont des instruments communs adoptés par les autorités de la concurrence du monde entier pour articuler leur politique d'application et leur approche en ce qui concerne diverses dispositions de leur droit de la concurrence, y compris les éléments de fond et de procédure. Cette section traite des lignes directrices sur la concurrence, notamment de leur définition, de leurs avantages potentiels et du processus réglementaire de création des lignes directrices. Elle souligne également la manière dont les lignes directrices sur la concurrence peuvent être développées en Tunisie.
Le rôle des lignes directrices dans la promotion de la politique de concurrence en Tunisie
3. Lignes directrices sur la concurrence
Abstract
3.1. Définition des lignes directrices sur la concurrence
La publication de lignes directrices sur la concurrence par les autorités de la concurrence est une pratique courante dans le monde entier. Le terme « lignes directrices » ne porte pas forcément sur leur nature juridique, mais plutôt sur leur contenu. En effet, les lignes directrices sont des documents publiés par une autorité de la concurrence en vue de préciser (souvent à l’avance) et de manière transparente la pratique et l’approche de cet organisme public concernant l’application de diverses dispositions de son droit de la concurrence, y compris les aspects de fond et de procédure, généralement sur la base d’expériences passées. Bien que les lignes directrices sur le droit de la concurrence soient considérées comme des règles de pratique (et non comme des règles de droit), elles peuvent avoir un effet juridique dans certaines circonstances, même si elles ne sont pas contraignantes pour les tribunaux, comme cela est expliqué plus en détail à la section 3.3. Ainsi, elles donnent des critères d’orientation sur l’application des règles de concurrence aux services de l’autorité, aux acteurs du marché et aux autres organismes publics, au monde universitaire et à la communauté juridique.
Les lignes directrices sur la concurrence ont généralement pour but d’expliquer le, d’indiquer de quelle manière une autorité de la concurrence entend interpréter les dispositions législatives, de renvoyer à toutes jurisprudences ou décisions antérieures pertinentes qui permettent à l’autorité de la concurrence de donner son interprétation, et de fournir des exemples concrets ou hypothétiques.
3.2. Avantages potentiels des lignes directrices
Les lignes directrices permettent aux autorités de la concurrence d’atteindre un certain nombre d’objectifs. Tout d’abord, la préparation, la consultation et la publication ultérieure de lignes directrices aident considérablement à atteindre les objectifs de l’autorité de la concurrence en matière de sensibilisation et de promotion d’une culture de la concurrence. Deuxièmement, les lignes directrices publiées assurent une plus grande transparence de l’approche de fond proposée pour l’interprétation du droit et de la politique de la concurrence, ainsi que des exigences procédurales de l’autorité de la concurrence, contribuant ainsi à garantir la sécurité et prévisibilité juridique pour les entreprises cherchant à se conformer au droit de la concurrence.
3.2.1. Sensibilisation et éducation
Les lignes directrices publiées aident à guider les entreprises et le public dans l’application du droit de la concurrence et constituent donc un instrument utile de sensibilisation. En outre, le processus même de consultation sur les projets de lignes directrices crée également une opportunité de sensibilisation et d’éducation. De même, dans ses Guidelines for Implementing Competition Advocacy (lignes directrices pour la mise en œuvre de la promotion de la concurrence), la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED) note que l’élaboration de lignes directrices sur certains aspects des pratiques anticoncurrentielles ou du processus de concurrence constitue un moyen intéressant d’engager un dialogue avec les parties prenantes (Bulgarian Commission on Protection of Competition/CNUCED, p. 9[2]).
Même si les lignes directrices sont importantes pour toutes les autorités de la concurrence, elles peuvent l’être encore plus dans les pays en développement où la culture de la concurrence est balbutiante et où les autorités de la concurrence, créées récemment, ont encore peu d’expérience et disposent de ressources limitées.
3.2.2. Transparence et sécurité juridique pour les entreprises
Les bonnes pratiques réglementaires exigent, entre autres, de la transparence. Les lignes directrices offrent aux autorités de la concurrence l’occasion de faire preuve de transparence quant à leur approche de l’interprétation du droit de la concurrence sur le fond et des aspects procéduraux de son application.
Un processus transparent et équitable d’application des règles de concurrence garantit un traitement impartial et raisonnable des entités visées par les enquêtes de concurrence. Par ailleurs, il permet d’améliorer la précision et l’exhaustivité des décisions en matière d’application du droit de la concurrence, en veillant à ce que tous les arguments soient entendus. Le respect des garanties données par la loi renforce la légitimité de l’application des règles de concurrence et sa crédibilité vis-à-vis des parties intéressées et de l’ensemble des citoyens.
Au fil des ans, le Comité de la concurrence de l’OCDE a mené des travaux approfondis sur la transparence et l’équité procédurale (OCDE, 2012[3]). En 2021, le Conseil de l’OCDE a adopté la Recommandation sur la transparence et l’équité procédurale dans la mise en œuvre du droit de la concurrence (OCDE, 2021[4]). La recommandation indique que l’application du droit de la concurrence devrait être prévisible et transparente, et perçue comme telle par les parties concernées et intéressées, ainsi que par les citoyens, maintenant de ce fait la confiance publique dans l’application de la loi. À cette fin, la recommandation invite les adhérents à élaborer des lignes directrices régissant les mesures procédurales de mise en œuvre du droit de la concurrence.
De manière plus générale, l’OCDE a identifié la « responsabilisation et la transparence » comme l’un des sept principes de bonne gouvernance (OCDE, 2012, p. 16[5]). Pour garantir la responsabilisation et la transparence à l’égard du public, il est nécessaire qu’un régulateur mette à la disposition du public « [d]es politiques opérationnelles essentielles et autres documents guides, couvrant des sujets tels que la conformité, l’action répressive et la révision des décisions » (OCDE, 2012, p. 80[5]). La publication de ces politiques et documents guides devrait promouvoir la confiance et la compréhension du public en ce qui concerne ce que l’on attend d’eux en termes de conformité. Outre les orientations fondées sur la conformité, les régulateurs doivent publier des orientations procédurales indiquant « les règles, données et intrants informationnels qui serviront à la prise de décision » (OCDE, 2012, p. 83[5]).
De ce point de vue, la publication de lignes directrices peut contribuer à créer une sécurité juridique sur la manière dont le droit de la concurrence est interprété et appliqué par l’autorité de la concurrence. Les lignes directrices permettent également aux acteurs du marché d’examiner leur comportement en tenant compte des mêmes critères que ceux utilisés par l’autorité de la concurrence.
Il est indispensable que les autorités de la concurrence fassent preuve de transparence sur leurs priorités, leur approche et leur interprétation de la loi, afin d’instaurer la confiance et d’asseoir leur réputation auprès des entreprises. Au niveau des entreprises, les lignes directrices renforcent la transparence de l’action administrative et contribuent à créer des attentes légitimes (par exemple en matière de cohérence dans l’application des règles de concurrence), renforçant ainsi la sécurité juridique.
3.2.3. Prise en compte des évolutions dans les pratiques des autorités de la concurrence
Les lignes directrices présentent un autre avantage : leur élaboration et leur mise à jour sont relativement simples et permettent de suivre l’évolution des pratiques de l’organisme et de la jurisprudence des tribunaux du pays. Cette caractéristique est certainement un avantage au regard de la nécessité de réviser les lois et les décrets, processus qui est souvent très difficile et long à mettre en œuvre.
Ainsi, les lignes directrices peuvent être réexaminées périodiquement afin de refléter les modifications de la loi ou l’évolution des activités d’application. Par exemple, de nombreuses lignes directrices évaluées dans ce rapport (voir les chapitres 4 à 7) ont déjà fait l’objet de révisions depuis leur entrée en vigueur.
3.2.4. Une meilleure clarté pour les autorités de la concurrence et le pouvoir judiciaire
Le processus de rédaction, de consultation et de publication des lignes directrices sur la concurrence est susceptible de clarifier pour l’autorité de la concurrence elle-même le sens et l’application de son droit de la concurrence. En effet, l’élaboration de lignes directrices est l’occasion pour l’autorité de la concurrence de mener une réflexion globale sur un domaine du droit de la concurrence, consolidant ainsi sa pratique. Les lignes directrices sont également susceptibles d’aider le pouvoir judiciaire (ou d’autres organes d’appel), en particulier les juges qui examinent pour la première fois des questions relatives au droit de la concurrence et à l’économie.
Néanmoins, comme les lignes directrices ne font que refléter un cadre juridique donné, certaines normes doivent être définies par la loi et ne peuvent donc pas être modifiées par des lignes directrices.
3.3. Confiance de l’autorité de régulation et du pouvoir judiciaire
Les lignes directrices sur le droit de la concurrence ne sont généralement pas juridiquement contraignantes pour les tribunaux. Il s’agit de règles de pratique plutôt que de règles de droit. Toutefois, la valeur des lignes directrices va généralement au-delà du simple conseil, puisqu’elles donnent une indication claire de la manière dont les autorités de la concurrence sont susceptibles d’agir.
3.3.1. Position de l’autorité de la concurrence par rapport aux lignes directrices publiées
Dans certaines juridictions, il est fait référence au fait que les lignes directrices sur le droit de la concurrence ne sont pas juridiquement contraignantes à l’égard de l’autorité de la concurrence, en ce sens que les tribunaux ne sont pas liés par elles1. Cependant, elles peuvent être contraignantes pour l'autorité émettrice2 dans la mesure où elles sont capables de produire des effets juridiques3 et où l'autorité émettrice ne peut pas ignorer (à la légère) ses propres lignes directrices.
Celles-ci fournissent des critères d’orientation et contribuent à créer une approche uniforme dans l’application du droit de la concurrence par l’autorité. Les autorités de la concurrence s’engagent généralement à suivre leurs lignes directrices, à moins que des circonstances particulières ne justifient une dérogation.
Dans l’Union européenne, par exemple, les principes généraux du droit (tels que la confiance légitime et la proportionnalité) s’appliquent au droit de la concurrence. Dans le cadre des lignes directrices publiées par la Commission européenne (CE), la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a estimé que la CE ne pouvait pas s’écarter de ses lignes directrices sans violer les principes d’égalité de traitement et de confiance légitime (Jones, Sufrin et Dunne, 2019, pp. 34-35[6]).
Toutefois, même si la confiance légitime ou des principes similaires n’existent pas en droit, les lignes directrices serviront de guide à l’autorité de la concurrence (commissaires et personnel) dans la manière dont elle applique la loi.
3.3.2. Le recours du pouvoir judiciaire et des organes de contrôle juridictionnel aux lignes directrices publiées
Si les lignes directrices publiées par l’autorité de la concurrence ne sont pas juridiquement contraignantes pour les tribunaux, elles peuvent néanmoins servir de point de départ utile au pouvoir judiciaire, en particulier dans les juridictions où le droit de la concurrence est nouveau ou en cas de modifications substantielles récentes.
Par exemple, comme décrit ci-avant, dans l’Union européenne, la CJUE a confirmé que les lignes directrices, bien qu’elles ne soient pas contraignantes au sens juridique, créent une attente légitime, dont, par conséquent, « l’administration ne peut s’écarter, dans un cas particulier, sans donner des raisons qui soient compatibles avec le principe d’égalité de traitement »4.
3.4. Le processus réglementaire d’élaboration des lignes directrices
Avant qu’une autorité de la concurrence n’entame le processus d’élaboration de lignes directrices, il serait prudent de déterminer son objectif : s’agit-il d’un document destiné à faire appliquer la loi (comme les règles de mise en œuvre) ou d’un document destiné à interpréter ou à expliquer la loi ? Dans le premier cas, il se peut que des règles administratives doivent être suivies pour que la publication administrative soit valide et contraignante. Lorsque l’autorité chargée de la concurrence envisage de publier des documents qui interprètent ou expliquent la loi, les exigences procédurales peuvent être moins formelles.
Nos travaux de recherche nous ont permis de constater que, malgré l’absence de procédure prescrite, les autorités de la concurrence ont mis au point leur propre procédure d’élaboration et de publication de lignes directrices. Toutes les juridictions décrivent des processus similaires, qui peuvent être illustrés de la manière suivante :
Diffusion d’un projet de document/note : l’autorité de la concurrence publie un projet de note présentant les lignes directrices proposées. C’est le personnel de l’autorité qui rédige ce projet, avec, si possible, la contribution de membres du conseil ou de commissaires. Dans certains cas, quand les compétences internes ne suffisent pas, il peut être envisagé de faire appel à des consultants externes. Les autorités qui n’ont que quelques années d’existence ont souvent intérêt à s’appuyer sur les lignes directrices tirées d’autres régimes.
Consultation des parties concernées : l’autorité de la concurrence fixe une période de consultation publique pendant laquelle les différentes parties concernées peuvent s’exprimer sur le projet de lignes directrices. Cette consultation peut revêtir la forme de contributions écrites, d’auditions publiques ou de réunions avec les parties intéressées. Il est par exemple possible d’organiser une rencontre pour recueillir des commentaires oraux sur le projet de lignes directrices. Il est en principe conseillé d’organiser une consultation large, auprès d'acteurs nombreux et divers, et de laisser suffisamment de temps aux parties consultées Cette procédure permettra d’améliorer la compréhension et l’adhésion aux lignes directrices et, plus généralement, au régime du droit de la concurrence.
Examen des contributions écrites : l’autorité de la concurrence examine les contributions écrites reçues au cours de la période de consultation et apporte les révisions nécessaires aux lignes directrices proposées, bien qu’il ne soit pas courant que l’autorité de la concurrence fournisse un retour d’information sur les contributions écrites.
Finalisation et publication : une fois la version définitive jugée satisfaisante par l’autorité de la concurrence, les lignes directrices sont publiées et mises à la disposition du public.
Révision et mises à jour : les lignes directrices sont révisées et mises à jour périodiquement selon l’évolution de l’environnement juridique et économique. L’objectif est également de s’assurer qu’elles restent pertinentes et efficaces compte tenu de leurs finalités.
3.5. Lignes directrices sur la concurrence en Tunisie
Comme indiqué plus haut, lors de l’Examen par les pairs, il a été recommandé à la Tunisie d’élaborer des lignes directrices publiques pour renforcer la sécurité juridique et la prévisibilité de l’action des autorités chargées de la concurrence.
Il ressort de l’Examen par les pairs qu’en droit tunisien la publication de lignes directrices par des autorités administratives ne relève pas d’une pratique courante, et que, souvent, des lois ou règlements sont adoptés pour fixer des critères ou des principes, par exemple en vue d’indiquer les étapes de certains processus décisionnels (OCDE, 2022, p. 148[1]).
Même si aujourd’hui il n’existe pas de lignes directrices sur la concurrence en Tunisie, l’adoption de celles-ci n’est pas sans précédent dans le pays. En effet, l’Instance nationale des télécommunications (INT) a adopté des lignes directrices en 2012, 2015 et 2019 concernant l’exploitation des réseaux publics de télécommunications (OCDE, 2022, pp. 149-150[1]). En outre, le COMESA a publié des lignes directrices sur les concentrations au niveau supranational (COMESA, 2014[7]).
Par ailleurs, des lignes directrices existent y compris dans les juridictions où les autorités indépendantes n’ont pas le pouvoir de publier de tels documents. Dans de tels cas, elles sont adoptées par arrêté ministériel (OCDE, 2022, p. 149[1]).
Il convient également de souligner que l’article 14, paragraphe 4, de la loi no 2015-36 établit que les services compétents du ministère du Commerce doivent coopérer avec le Conseil de la concurrence en vue de la « mise en œuvre des programmes et plans de sensibilisation et de promotion de la culture de la concurrence », ce qui pourrait inclure la publication de lignes directrices.
Afin d’aider les autorités tunisiennes à mettre en œuvre cette recommandation, les chapitres 4 à 7 fournissent davantage de précisions en matière de lignes directrices sur la concurrence relatives au contrôle des concentrations, à la méthode utilisée pour fixer les amendes, au programme de clémence et au programme de conformité. En particulier, ces sections présentent une analyse comparative des lignes directrices adoptées dans ces domaines dans les juridictions de l’échantillon, y compris certaines caractéristiques que les autorités tunisiennes pourront prendre en compte lors de l’élaboration de leurs propres lignes directrices.
Notes
← 1. Voir, par exemple, un commentaire de la Commission fédérale du commerce des États-Unis (FTC) sur les lignes directrices sur les fusions 2023 récemment publiées : "Les lignes directrices 2023 sur les fusions sont une déclaration non contraignante qui assure la transparence sur certains aspects des délibérations que les agences entreprennent dans des cas individuels en vertu des lois antitrust. Les agences continueront à prendre des décisions dans des affaires particulières en se fondant sur le droit et les faits applicables à chaque cas". Voir aussi, par exemple, les lignes directrices consolidées sur les pratiques commerciales restrictives en vertu de la loi sur la concurrence, élaborées par l'Autorité de la concurrence du Kenya : "Ces lignes directrices ne constituent pas un avis juridique, n'ont pas force de loi et ne sont pas contraignantes pour le Tribunal de la concurrence ou toute autre cour de justice.
← 2. Voir par exemple (Ştefan, 2014[48]):: "La recherche en cours sur laquelle se fonde le présent document explore la manière dont les juridictions européennes "prennent en compte" les instruments juridiques non contraignants tels que les communications et les lignes directrices publiées par la Commission européenne dans le secteur du droit de la concurrence. [Au cours des dernières années, les tribunaux européens ont reconnu les effets juridiques et accepté les objections de l'article 241 concernant l'illégalité des communications et des lignes directrices, ont jugé des questions telles que leur non-rétroactivité et ont déclaré que, dans certaines circonstances, les instruments juridiques non contraignants lient la Commission."
← 3. Voir par exemple instance (Banet, 2020[49]): "Si les lignes directrices ne sont pas juridiquement contraignantes de jure pour les acteurs autres que la Commission, il reste à déterminer si elles peuvent être considérées comme juridiquement contraignantes de facto pour les États membres en raison de leurs effets juridiques. Bien que la jurisprudence indique clairement que les lignes directrices de la Commission ne sont pas juridiquement contraignantes pour les États membres, la Cour a également reconnu que les lignes directrices pouvaient, sous certaines conditions et en fonction de leur contenu, produire des effets juridiques".
← 4. Affaire C-397/03 P, Archer Daniels Midland Co contre Commission, Rec. 2006 I-04429, para. 91.