L’instauration grâce à la transition verte d’une société durable sur le plan environnemental procède fondamentalement d’une décision politique. Par l’Accord de Paris sur le climat, conclu en 2015, le monde entier a pris cette décision en réponse à l’enjeu de politique publique le plus pressant qui soit aujourd’hui. Près de dix ans plus tard, nous savons que l’inversion du changement climatique exigera bien d’autres décisions analogues – aux niveaux local, national et international. Il est par ailleurs devenu évident que la sauvegarde de la planète doit aller de pair avec l’engagement de prendre soin des personnes qui subissent les conséquences de la transition écologique.
Le monde se trouve assurément à la croisée des chemins sur les plans climatique et sociétal. Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) estime que le maintien des émissions à leur niveau actuel jusqu’en 2030 compromettrait irrémédiablement nos chances de contenir le réchauffement planétaire en dessous de 1.5 degré Celsius. Cet avertissement lancé aux pouvoirs publics afin qu’ils hâtent la transition survient au moment où des craintes de plus en plus nombreuses s’expriment au sujet des conséquences directes sur les revenus des politiques environnementales visant à réduire les émissions. En outre, les répercussions économiques de la transition vers la neutralité carbone viennent s’ajouter à celles d’autres « mégatendances » et transformations sociétales, comme les effets persistants de la crise du coût de la vie, les séquelles de la pandémie de COVID‑19, l’accélération du changement démographique, ou encore les conséquences de la transformation numérique, profonde et rapide.
Les multiples défis à relever exigent des pouvoirs publics de concevoir et d’appliquer des solutions qui soient à la hauteur des répercussions économiques et sociales des politiques environnementales. Ainsi, considérer la prise en compte des conséquences sociales comme un élément central des stratégies en faveur de la neutralité carbone – et non comme un aspect accessoire ou secondaire – est non seulement indiqué, mais encore essentiel pour garantir dans la durée l’indispensable adhésion du public à la poursuite de la transition.
Malgré l’incertitude et les retards qui entourent la réalisation des objectifs climatiques, il reste des raisons d’espérer. Tout d’abord, la transition vers la neutralité carbone est bien amorcée et, dans de nombreux secteurs et régions, l’économie est en train de s’adapter à ces objectifs. En outre, nous disposons désormais de données et d’analyses factuelles qui permettent d’apprécier les effets de la transition non seulement sur l’environnement, mais aussi sur la société.
Les Perspectives de l’emploi de l’OCDE 2024 procurent une base factuelle et un outil grâce auxquels il est possible de déterminer en quoi les politiques de l’environnement ont commencé à modifier le marché du travail et comment les pouvoirs publics peuvent remédier au mieux aux difficultés rencontrées par ceux qui subissent à la fois les effets du changement climatique et ceux des politiques destinées à l’atténuer.
Jusqu’à présent, les prévisions quant aux effets de la transition sur l’emploi oscillent entre la promesse enthousiasmante d’une profusion de nouveaux « emplois verts » et la sombre perspective des licenciements devant accompagner l’abandon des activités fortement polluantes. Cependant, les éléments concrets présentés dans les Perspectives sont à la fois plus équilibrés et de plus vaste portée. Nous nous y intéressons de plus près aux « emplois portés par la transition verte », qui comprennent les nouveaux emplois suscités par cette transition, ceux dont elle fera évoluer la nature et les compétences exigées et ceux qui sont associés à la fourniture de biens et de services indispensables aux activités faiblement émettrices. Devant ce panorama, nous pouvons estimer que plus de 25 % des emplois existants ressentiront fortement les effets des mesures en faveur de la neutralité carbone, que ce soit en bien ou en mal. La transition écologique entraînera des répercussions qui excèderont largement le secteur de l’énergie, s’étendant à de nombreuses professions, depuis les conducteurs de bus jusqu’aux ouvriers de la construction en passant par les exploitants agricoles.
Les responsables des politiques publiques doivent voir ce vaste état des lieux de l’emploi comme l’occasion de mener un travail de sensibilisation et de responsabilisation auprès du large pan de la population active qui se trouve directement impliqué dans la réalisation des objectifs climatiques et qui a un rôle à y jouer. En parallèle, la transition créera inévitablement des « gagnants » et des « perdants » sur le marché du travail, et il appartient aux pouvoirs publics de s’intéresser à ces derniers. Cela implique de faire preuve de transparence à l’égard de la population et de veiller à ce que les mesures d’atténuation du changement climatique soient accompagnées de politiques sociales et économiques propres à adoucir les conséquences négatives pour l’emploi et les ménages tout en soutenant une croissance durable, qui soit à la fois juste et équitable.
La transition vers la neutralité carbone donnera lieu à une vaste redistribution des emplois dans certains secteurs, certaines professions et certaines régions. Quelques secteurs sont promis à un bel essor, à commencer par ceux qui contribuent directement à la réduction des émissions et ceux qui assurent la fourniture de biens et de services indispensables aux activités faiblement émettrices. D’autres, qui ont de tout temps été particulièrement émetteurs, vont devoir se restructurer et une partie d’entre eux sera contrainte de réduire leurs effectifs, quand ils ne disparaîtront pas totalement.
D’après les projections de l’OCDE, d’ici 2030, dans l’Union européenne, l’emploi dans des secteurs tels que la fourniture d’énergie issue de ressources fossiles, les services de transport, les activités extractives et la fabrication de produits gourmands en énergie – qui représentent 80 % des émissions (pour 7 % seulement des emplois) – devrait reculer de quelque 14 %, soit 9 points de pourcentage de plus que dans le scénario de statu quo, dans lequel l’action des pouvoirs publics n’emprunte pas la trajectoire prévue. En moyenne, dans les pays de l’OCDE, les travailleurs licenciés de secteurs fortement émetteurs connaissent un recul de leur revenu, au cours des six années qui suivent, supérieur de 24 % à celui des travailleurs qui perdent leur emploi dans un secteur vertueux. Ils ont besoin d’un accompagnement qui facilitera leur transition vers de nouveaux emplois grâce à des mesures ciblées en faveur de la formation et de la mobilité.
Les conséquences économiques potentielles de la transition vers la neutralité carbone s’étendent au-delà du domaine de l’emploi, en premier lieu à travers les répercussions des mesures de tarification du carbone, qui sont susceptibles d’obérer les finances des ménages dans tous les domaines. La perspective de destructions d’emplois et d’une érosion des salaires dans certains secteurs, conjuguée au renchérissement du coût de la vie, pourrait inciter les responsables publics à ralentir le rythme de la transition – voire à renoncer tout simplement à celle‑ci.