Stéphan Vincent-Lancrin
OECD
Perspectives de l'OCDE sur l'éducation numérique 2021
1. Frontières des technologies éducatives intelligentes : Opportunités et défis
Abstract
Ce premier chapitre est une introduction générale et présente quelques conclusions et recommandations politiques. Après avoir souligné l'importance de la numérisation en tant que tendance sociétale pour l'éducation, il présente l'axe principal de l’ouvrage : nous partons à la découverte des frontières de la technologie éducative. L'intelligence artificielle et l'analyse des données de l'apprentissage ont déjà commencé à transformer les pratiques éducatives, tout comme d'autres technologies intelligentes de pointe telles que la robotique et la blockchain. Comment peuvent-elles améliorer l'enseignement en classe et la gestion des établissements et des systèmes éducatifs ? Après avoir présenté les objectifs et les différents chapitres de l'ouvrage, ce premier chapitre met en évidence les possibilités offertes par les technologies intelligentes à destination des systèmes éducatifs et passe en revue certaines questions et dimensions politiques émergentes à prendre en compte avant de formuler quelques conclusions tournées vers l'avenir.
Les données intelligentes et les technologies numériques dans l’éducation
La transformation numérique ouvre de nouveaux horizons à l’éducation. Si l’éducation n’a jamais manqué de données, qu’il s’agisse de notes d’élèves ou de renseignements administratifs, ce n’est que depuis peu que celles-ci sont mises au service d’un meilleur apprentissage, d’un meilleur enseignement et de prises de décisions administratives mieux étayées. Il faut reconnaître néanmoins que les parties prenantes dans l’éducation ont toujours prêté attention aux évolutions technologiques et à leur capacité à révolutionner le monde de l’éducation. Ce constat avait déjà été posé avec l’invention de la radio, de la télévision ou plus récemment des ordinateurs et de l’internet. Mais ces technologies innovantes ont été utilisées pour maintenir les choses en l’état ou parfois pour les améliorer, mais très rarement pour les transformer. Les technologies numériques, et tout particulièrement les technologies intelligentes axées sur l’intelligence artificielle, l’analyse des données de l’apprentissage ou la robotique, sont-elles susceptibles de changer la face de l’éducation de la même façon qu’elles révolutionnent le reste de la société (OECD, 2019[1] ; OECD, 2019[2])? Et si oui, comment ?
Le débat sur la « transformation numérique » dans l’éducation s’inscrit dans une double perspective.
En premier lieu, il faut se pencher sur les changements que les technologies pourraient apporter aux modes de transmission de l’apprentissage, de la prime enfance à l’âge adulte. Cet ouvrage aborde ces questions. Comment la numérisation va-t-elle transformer le monde de l’éducation, à court, moyen et long terme ? Comment les avancées rapides dans le développement de l’intelligence artificielle, de l’analyse de l’apprentissage, de la robotique vont-elles modifier l’apprentissage et l’enseignement ? Quelles sont les tâches actuelles des enseignants que les ordinateurs ou les robots pourraient effectuer eux-mêmes ? Ces avancées technologiques peuvent aussi se matérialiser en nouveaux processus de travail et de gestion à l’échelle des établissements et des systèmes éducatifs. Tantôt elles permettront une plus grande efficacité à un moindre coût et une productivité accrue, tantôt elles rendront les systèmes éducatifs plus performants dans la réalisation de leurs objectifs traditionnels (résultats de l’apprentissage, équité, réussite des études ...). La transformation numérique va-t-elle avoir un impact sur la scolarité, l’enseignement supérieur ou l’apprentissage tout au long de la vie ? Les tâches automatisées ou informatisées dans tout le continuum d’apprentissage vont-elles modifier les processus éducatifs ? Les infrastructures numériques mises à la disposition des élèves, des étudiants, des enseignants, des responsables éducatifs ou encore des responsables politiques seront-elles identiques ? Le monde de l’éducation va-t-il devenir plus équitable, plus efficient, plus productif grâce à l’utilisation accrue des ordinateurs, des données, des dispositifs intelligents, des robots (et de toute la technologie qui les sous-tend) ? Les résultats de l’apprentissage vont-ils s’améliorer à leur tour ? Quels sont les possibilités, les opportunités et les défis qui se profilent à l’horizon ? Toutes ces questions revêtent une dimension stratégique depuis plusieurs années pour les responsables politiques. Entre 2015 et 2019, 17 pays de l’OCDE ont publié une stratégie numérique pour l’éducation (et 16 autres pays ont inclus un chapitre consacré à l’éducation dans leur stratégie numérique nationale) (van der Vlies, 2020[3]).
En second lieu, il convient de se demander dans quelle mesure le monde de l’éducation répond aux nouveaux besoins sociétaux liés au marché de l’emploi à la lumière de la transformation numérique. Cette question renvoie aux discussions concernant les compétences du XXIe siècle. La créativité, l’esprit critique, la communication et la collaboration prennent de plus en plus d’importance. Il s’agit de compétences qui favorisent l’innovation, mais qui sont plus difficiles à automatiser (Vincent-Lancrin et al., 2019[4]). La transformation numérique et les besoins changeants sur le marché du travail mettent encore plus l’accent sur l’importance des contenus éducatifs. Quels sont les savoirs, les compétences, les attitudes et les valeurs qui permettront aux individus d’évoluer dans un monde hautement numérisé et marqué par l’IA ? Bien que ce ne soit pas l’objet principal de cet ouvrage, certaines analyses montreront comment les technologies intelligentes peuvent également favoriser l’acquisition et l’évaluation de ces compétences, par exemple par la ludification ou de nouvelles formes d’évaluation.
Après avoir présenté les objectifs et les chapitres de l’ouvrage, ce chapitre met en évidence les possibilités offertes par les technologies intelligentes à destination des systèmes éducatifs et passe en revue certaines questions et dimensions politiques émergentes à prendre en compte avant de formuler quelques conclusions porteuses d’avenir.
Les frontières actuelles de la transformation numérique dans le monde de l’éducation
L’objectif de cet ouvrage étant de cerner les limites actuelles de l’utilisation des technologies nouvelles dans le monde de l’éducation et de faire le point sur la situation aujourd’hui, nous nous limiterons à évoquer ce que la technologie est déjà capable de réaliser maintenant dans certains établissements, laboratoires ou dans certaines régions. Lorsque la situation s’y prête, des exemples concrets de l’efficacité de ces outils sont fournis.
Encadré 1.1. Description des technologies numériques
L’intelligence artificielle (IA) : Un système d’intelligence artificielle (ou système d’IA) est un « système automatisé » qui, pour un ensemble donné d’objectifs définis par l’homme, est en mesure d’établir des prévisions, de formuler des recommandations, ou de prendre des décisions influant sur des environnements réels ou virtuels. Les systèmes d’IA sont conçus pour fonctionner à des niveaux d’autonomie divers. Le cycle de vie d’un système d’IA comporte les phases suivantes : i) une phase de planification et de conception, de collecte et de traitement des données, de construction du modèle (la séquence de ces différentes étapes dépend du contexte) ; ii) une phase de vérification et de validation ; iii) une phase de déploiement ; et iv) une phase d’exploitation et de suivi. Ces phases se déroulent souvent de manière itérative et ne sont pas nécessairement séquentielles. La décision de mettre un système d’IA hors service peut intervenir à n’importe quel moment de la phase d’exploitation ou de suivi (OECD, 2019[1]).
Analyse des données de l’apprentissage : L’analyse des données de l’apprentissage est l’une des nouvelles disciplines de la science des données. Elle étudie comment utiliser la fouille de données, l’apprentissage automatique, le traitement du langage naturel, la visualisation et les interactions « être humain-machine » pour fournir aux professionnels de l’éducation et aux apprenants des informations susceptibles d’améliorer les processus d’apprentissage et les pratiques d’enseignement.
L’Internet des objets/dispositifs intelligents : L’Internet des objets concerne tous les dispositifs et objets dont l’état peut être modifié grâce à l’Internet, avec ou sans la participation directe d’individus. Les dispositifs « intelligents », qu’ils s’agissent d’appareils, de machines ou d’infrastructure, permettent l’automatisation et l’interaction en temps réel. Les applications et services conçus pour l’Internet des objets, alimentés avec les informations fournies par l’analyse des données, devraient devenir omniprésents et les établissements d’enseignement et les salles de classe pourraient à leur tour devenir « connectés ».
Les robots : Les robots sont des machines physiques dotées de capacités de détection, de calcul et de manœuvre ; ils sont capables d’effectuer des actions automatiquement. En règle générale, les robots peuvent prendre des décisions autonomes et adapter ces décisions en fonction des connaissances préalables et des données fournies par les capteurs. Dans le monde de l’éducation, il s’agit principalement de « robots sociaux » qui interagissent avec les apprenants.
La chaîne de blocs (blockchain) : En fait, une chaîne de blocs est la combinaison de technologies déjà existantes qui, ensemble, peuvent créer des réseaux instaurant la confiance entre des personnes ou des parties qui, autrement, n’auraient aucune raison de se faire confiance. La combinaison de ces technologies confère aux réseaux blockchain des caractéristiques essentielles qui peuvent supprimer le besoin de confiance, et donc permettre un transfert sécurisé de valeur et de données directement entre intervenants. Plus précisément, la chaîne de blocs utilise la technologie des registres distribués pour stocker des informations qui sont vérifiées par cryptographie au sein d’un groupe d’utilisateurs et sont approuvées par un protocole de réseau prédéfini, souvent sans le contrôle d’un organe central. Un registre peut être assimilé à un livre de comptes : il enregistre et stocke toutes les transactions entre les utilisateurs dans l’ordre chronologique. Ce grand livre n’est pas soumis au contrôle d’un organe (p. ex. une banque). En revanche, une copie identique du grand livre est détenue par tous les utilisateurs du réseau, appelés nœuds. En plus de son propre hachage, chaque bloc stocke le hachage du bloc qui le précède. Un hachage est une chaîne unique de lettres et de chiffres créée à partir d’un texte à l’aide d’une formule mathématique. Les blocs sont donc « enchaînés » les uns aux autres, ce qui rend le registre (presque) immuable, c’est-à-dire qu’il ne peut être modifié (OECD, 2017[5]).
L’ouvrage est organisé d’après les différentes questions éducatives qui y sont traitées, plutôt qu’en fonction des nouvelles technologies. En effet, un même sujet éducatif peut concerner plusieurs technologies (qu’elles offrent une autre solution ou soient complémentaires). Trois grands types de technologie sont abordés ici : l’intelligence artificielle (dans son acception actuelle) et l’analyse des données de l’apprentissage, la robotique (qui ajoute une dimension physique à l’IA) et enfin, la chaîne de blocs. L’Encadré 1.1 fournit des définitions de ces technologies. L’ouvrage se concentre sur deux domaines où la technologie aura, et a déjà, un effet transformateur : l’enseignement et l’apprentissage en classe, et la gestion des établissements d’enseignement et des systèmes éducatifs.
Les différents chapitres présentent la manière dont les technologies intelligentes abordent (ou pourraient aborder) un certain nombre de problèmes éducatifs, comment elles fonctionnent, ce qu’elles peuvent déjà bien faire, quelles sont leurs lacunes actuelles et quel rôle elles pourraient jouer à l’avenir dans les systèmes éducatifs à l’échelle nationale. La sélection des applications a été faite dans des domaines où la technologie est suffisamment développée et où ses avantages sont patents, mais aussi dans des domaines où les percées récentes sont peut-être moins connues des décideurs politiques et d’un public plus large. Les analyses se concentrent sur l’éducation formelle, de l’enseignement primaire à l’enseignement supérieur, et ne concernent pas les applications destinées à l’éducation informelle et non formelle. Sont également laissées de côté les applications axées sur l’enseignement et l’apprentissage de matières spécifiques (p. ex., les langues étrangères, les mathématiques, la lecture, etc.), ainsi que sur l’enseignement et l’apprentissage de la technologie elle-même (codage, etc.). Le chapitre 2, rédigé par Ryan Baker (Université de Pennsylvanie, États-Unis), donne un aperçu général de l’utilisation de l’intelligence artificielle dans l’éducation. Après avoir clarifié différents termes et définitions pour aider le lecteur à comprendre les relations et parfois les chevauchements entre différents termes technologiques et techniques, Baker donne une vue d’ensemble des technologies actuellement utilisées dans l’éducation, de leurs applications principales et de leur potentiel au profit du monde de l’éducation. Cet aperçu présente certaines des applications de base qui sont étudiées de manière plus approfondie dans ce rapport et qui pourraient transformer l’enseignement et l’apprentissage (p. ex., la personnalisation de l’apprentissage). Il souligne également le potentiel des technologies intelligentes dans d’autres domaines tels que l’évaluation formative, les jeux et simulations numériques ou plus simplement l’utilisation des données dans le développement des pratiques pédagogiques. Le chapitre 2 évoque l’utilisation de ces technologies dans la gestion des établissements et des systèmes éducatifs (p. ex., les systèmes d’alerte précoce), mais il se penche également sur un vaste éventail d’autres applications potentielles, telles que l’information en temps réel des parents, les systèmes d’admission ou les systèmes de supervision.
La première partie de l’ouvrage se concentre principalement sur l’utilisation des technologies intelligentes en classe. Plusieurs applications de technologies intelligentes sont passées en revue, des plus courantes (systèmes de tutorat intelligents) aux nouveaux développements (orchestration de la classe, robots sociaux, implication dans l’apprentissage).
Le chapitre 3, rédigé par Inge Molenaar (Université Radboud, Pays-Bas), traite des récentes innovations en matière de personnalisation de l’apprentissage. La technologie d’apprentissage adaptatif est sans doute l’un des champs d’application les plus anciens de la technologie dans l’éducation et a depuis lors fait ses preuves. Les technologies d’apprentissage actuelles s’attachent à diagnostiquer l’état des connaissances des élèves et à adapter le feed-back ou à traiter les problèmes au niveau de la tâche (quelle est la tâche suivante ?), au niveau de l’étape (quelle est la prochaine étape d’une tâche donnée ?) ou du programme d’études (quel sujet ou quelle unité du programme d’études ?). Les frontières dans ce domaine sont délimitées par un vaste éventail de caractéristiques propres à l’apprenant comme l’autorégulation, la motivation et l’émotion. Un modèle composé de « 6 niveaux d’automatisation » décrit les dernières avancées en matière d’apprentissage personnalisé. Il articule les différents rôles de l’IA, des enseignants et des apprenants et montre comment les solutions hybrides être humain-IA font appel aux qualités des deux pour mettre en œuvre l’apprentissage personnalisé.
Le chapitre 4, rédigé par Sidney D’Mello (Université du Colorado Boulder, États-Unis), porte sur un domaine de pointe de l’apprentissage personnalisé, à savoir l’implication dans l’apprentissage. Il donne un aperçu général de quelques pistes prometteuses pour mesurer, grâce aux technologies numériques, le niveau d’implication des élèves et étudiants dans le cadre de l’apprentissage de manière automatisée. Il examine également comment ces technologies peuvent être conçues pour renforcer l’implication au début de l’apprentissage ou détecter le décrochage des apprenants. Après avoir expliqué pourquoi la participation est importante dans le cadre de l’apprentissage, ce chapitre présente différents types d’approches pour renforcer l’engagement et l’apprentissage des apprenants en utilisant des données et des technologies, par exemple l’analyse des caractéristiques faciales, l’analyse du regard ou le suivi oculaire, parfois en ligne, mais souvent dans des environnements en présentiel.
Le chapitre 5, rédigé par Pierre Dillenbourg (École polytechnique fédérale de Lausanne, Suisse), met l’accent sur l’utilisation de l’analyse de l’apprentissage et de l’intelligence artificielle pour aider les enseignants à organiser l’enseignement et l’apprentissage des élèves dans leur classe. L’analyse considère ici la classe dans son ensemble et les interactions qui s’y déroulent. Équipées de capteurs, de caméras ou d’appareils connectés, les salles de classe deviennent un espace mixte physique-numérique dans lequel les ordinateurs analysent les comportements des élèves et des enseignants, et donnent aux enseignants un retour d’information par rapport à différents paramètres. Grâce à différents types de tableaux de bord et d’affichages, les enseignants obtiennent des informations en temps réel, par exemple pour savoir quand passer au point suivant de la leçon, ou reçoivent un retour d’information après le cours pour favoriser leur développement professionnel ou préparer les prochaines leçons.
Le chapitre 6, rédigé par Judith Good (Université du Sussex, Royaume-Uni, et Université d’Amsterdam, Pays-Bas), montre comment la technologie peut accompagner les apprenants qui souffrent de handicaps physiques et de problèmes de santé mentale. La technologie permet de contourner les obstacles à l’apprentissage pour les élèves aveugles ou malvoyants grâce à la synthèse vocale ou la conversion de la parole en texte. Des applications simples aident les adultes à établir un premier diagnostic des besoins spécifiques, comme dans le cas de la dysgraphie. Ce chapitre souligne l’importance des systèmes hybrides être humain-IA, tant dans le processus de diagnostic que d’apprentissage. Les technologies intelligentes étant encore limitées par rapport aux capacités de l’être humain, elles permettent parfois de mettre en relation des élèves ayant des besoins spécifiques avec des enseignants ou d’autres personnes (p. ex., l’opérateur d’un environnement d’apprentissage numérique qui aide les élèves atteints de troubles autistiques). Ces initiatives montrent l’intérêt d’impliquer les élèves ayant des besoins spécifiques dans l’élaboration des technologies destinées à les soutenir dans leur apprentissage.
Le chapitre 7 de Tony Belpaeme (Université de Gand, Belgique) et Fumihide Tanaka (Université de Tsukuba, Japon) présente le rôle des robots en tant que vecteurs d’éducation. Même si les robots sont basés sur un type différent de technologie (la robotique), ceux-ci peuvent intégrer des technologies intelligentes présentées dans les chapitres précédents. Deux rôles principaux sont présentés : les robots peuvent être soit des éducateurs et des tuteurs (généralement en tête-à-tête), soit des apprenants à l’image des élèves (ceux-ci enseignant alors aux robots ce qu’ils sont en train d’apprendre). En général, les robots sociaux sont conçus pour un environnement d’apprentissage supervisé par des enseignants. Les robots peuvent également être des dispositifs de téléprésence qui permettent aux enseignants de faire cours à une classe à distance (ou aux étudiants d’assister à un cours) et offrent plus de possibilités que les systèmes de vidéoconférence. Les travaux de recherche montrent que les robots sont plutôt efficaces dans les tâches qu’ils accomplissent, mais il semble peu probable qu’ils puissent remplacer les enseignants à court terme. Le coût actuel de leur utilisation est aussi un frein à la généralisation des robots dans l’enseignement.
La deuxième partie de l’ouvrage se concentre principalement sur l’utilisation des technologies intelligentes dans l’optique de la gestion des établissements d’enseignement et des systèmes éducatifs.
Le chapitre 8 de Dirk Ifenthaler (Université de Mannheim, Allemagne, et Université Curtin, Australie) commence par un aperçu des différentes utilisations possibles de l’analyse des données de l’apprentissage pour gérer les établissements d’enseignement supérieur et fournir des informations aux décideurs sur une variété de processus de gouvernance et d’organisation, qui vont de l’amélioration actuelle de la productivité aux développements à venir en matière d’éducation. L’analyse de l’apprentissage a fait ses preuves au niveau organisationnel, mais très peu de cas s’inscrivant dans une approche holistique ont fait l’objet de rapports. Les défis qui concernent le niveau organisationnel s’appliquent également au niveau du système en lui-même. Plusieurs recommandations en faveur d’une utilisation plus poussée de l’analyse de l’apprentissage à l’échelle des organisations et des systèmes sont donc présentées dans ce chapitre. La plupart des recherches sur l’analyse de l’apprentissage dans le cadre de la gestion des organisations concernent les établissements d’enseignement supérieur. Les défis spécifiques aux établissements du primaire et du secondaire restent encore à explorer.
Le chapitre 9, rédigé par Alex Bowers (Université de Columbia, États-Unis), montre comment les données et les technologies intelligentes permettent de comprendre et de combattre un problème important dans la plupart des pays de l’OCDE : le décrochage scolaire. Le recours aux technologies intelligentes est dans ce cas relativement courant, du moins dans certains pays. Il s’agit de l’une des utilisations les plus immédiates et sans cesse croissantes des données administratives. Dans cette perspective, il est primordial de disposer de variables prédictives fiables. En effet, il arrive que certains indicateurs d’alerte précoce (et les systèmes qui les utilisent) ne remplissent pas leur objectif. Le chapitre 9 passe en revue des techniques plus poussées d’analyse des données qui permettent d’identifier de manière plus précise les élèves qui présentent un risque de décrochage. La qualité et l’équité des algorithmes pourront être vérifiées par des tiers si les données et les algorithmes sont communiqués en toute transparence. Une analyse récente montre que les élèves qui décrochent ont des profils divers. Il faut donc diversifier les mesures prises jusqu’à présent à destination des élèves qui risquent de quitter l’école.
Le chapitre 10, rédigé par Jack Buckley, Laura Colosimo, Rebecca Kantar, Marty McCall et Erica Snow (Imbellus Inc., États-Unis), explique comment les progrès récents des technologies numériques pourraient déboucher sur une nouvelle génération d’évaluations standardisées basées sur le jeu et fournir aux systèmes éducatifs des informations sur les compétences socioémotionnelles des élèves qui sont difficiles à évaluer au moyen des tests standardisés traditionnels, qu’ils soient informatisés ou non. Les tests basés sur le jeu peuvent analyser des données de suivi du mouvement des yeux et des enregistrements audio, traiter le langage naturel et analyser des informations comme le temps consacré à une tâche, ou encore se servir de simulations. Compte tenu de leur coût, de la complexité de leur développement et aussi de certaines de leurs limites intrinsèques, ils viendront compléter plutôt que remplacer les tests standardisés traditionnels, qui ont leurs avantages pour évaluer certaines connaissances et compétences.
Le chapitre 11 de Natalie Smolenski (Hyland, États-Unis) se concentre sur l’utilisation de la technologie blockchain pour rendre l’authentification et la reconnaissance de diplômes plus efficaces - et aussi éventuellement certains autres processus administratifs nécessitant une procédure de vérification. Le chapitre commence par un historique de la blockchain dans les cryptomonnaies afin de mettre en perspective le fonctionnement de la technologie en question. La technologie blockchain peut s’avérer particulièrement utile dans la délivrance de diplômes et de titres. De nombreuses initiatives faisant appel à cette technologie sont en cours à l’échelle mondiale. La blockchain permet un partage sécurisé et transparent des qualifications, des crédits et des certificats. À l’échelle nationale (mais plus encore au plan international), elle pourrait contribuer à mettre fin aux faux diplômes et aux fausses certifications, à faciliter le transfert des dossiers scolaires ainsi que la délivrance de certificats de compétences dans le cadre de petites unités d’apprentissage telles que les MOOC ou du développement professionnel dispensé dans les entreprises. L’infrastructure humaine et juridique nécessaire à leur généralisation reste à développer, notamment des normes ouvertes et l’interopérabilité. Par rapport aux processus actuellement en place, le chapitre soutient qu’il s’agirait d’une solution rentable.
Principales opportunités
Les technologies intelligentes peuvent améliorer, de différentes manières, les systèmes éducatifs et l’offre de services éducatifs. Elles peuvent améliorer l’accès à l’éducation, sa qualité pour les apprenants et son rapport coût-efficacité pour les sociétés. Cette section met en évidence la manière dont les technologies intelligentes contribuent à la réalisation de ces objectifs, ou pourraient y contribuer.
Efficacité
La fréquentation d’un établissement d’enseignement ne se traduit pas toujours par un apprentissage académique aussi complet qu’on pourrait l’espérer. Le Programme international pour le suivi des acquis des élèves (PISA) de l’OCDE a montré que la fréquentation d’un établissement scolaire peut en fait conduire à des résultats d’apprentissage très différents selon les pays. Les données concernant l’enseignement supérieur sont certes encore lacunaires, mais on peut raisonnablement penser qu’il en va de même à ce niveau d’enseignement. Rendre l’enseignement et l’apprentissage plus efficaces est assurément un des espoirs principaux des technologies intelligentes.
En classe, les applications qui soutiennent directement l’apprentissage des élèves sont prometteuses. L’apprentissage personnalisé vise à proposer à tous les élèves un programme de cours ou une tâche appropriée, et à les guider dans cette tâche, en fonction d’un diagnostic de leurs connaissances et de leurs lacunes. Cette démarche n’intervient pas seulement au niveau scolaire, en se concentrant sur le « quoi », mais elle prend de plus en plus en compte la manière dont les élèves apprennent et s’intéressent à des facteurs tels que l’autorégulation, la motivation ou l’effort (Molenaar, 2021[8]). L’implication personnelle est essentielle dans le processus d’apprentissage et des solutions visant à maintenir l’implication des élèves dans des environnements d’apprentissage numériques ou physiques sont en cours d’élaboration pour identifier leurs états affectifs pendant l’apprentissage et les inciter à rester motivés lorsqu’ils semblent perdre pied (D’Mello, 2021[9]). Les robots sociaux accomplissent des tâches similaires de différentes manières : ils peuvent utiliser l’apprentissage adaptatif pour encadrer les élèves en langage ordinaire, mais ils peuvent aussi enseigner, ou les motiver à apprendre en jouant le rôle d’un condisciple. Ils soutiennent les enseignants en mettant en œuvre différents types de stratégies d’enseignement et d’apprentissage (Belpaeme et Fumihide, 2021[10]). Enfin, les technologies intelligentes permettent aux élèves souffrant d’un handicap ou ayant des besoins spécifiques d’avoir accès au matériel de cours et de participer aux activités d’apprentissage dans une mesure qui n’était pas possible auparavant. Les technologies intelligentes renforcent clairement l’efficacité de l’éducation à cet égard (Good, 2021[11]).
Ces solutions peuvent être utilisées en dehors de la salle de classe également, que ce soit pour les devoirs, sous la forme d’un tutorat privé automatisé ou d’entraînement pratique, ou encore pour l’apprentissage tout au long de la vie. En fait, les débouchés les plus importants pour les entreprises de technologie éducative résident auprès du grand public, autrement dit les apprenants et leurs parents, soit pour des activités d’apprentissage récréatives, soit pour l’encadrement personnel ou la préparation aux examens.
L’analyse des données qui proviennent de la salle de classe va aider les enseignants à améliorer leurs pratiques pédagogiques. C’est là le deuxième espoir que recèlent les technologies intelligentes. Les travaux de recherche en sont encore à leurs balbutiements, mais de nombreuses applications montrent déjà comment diverses solutions pourraient aider les enseignants à mieux utiliser leur temps en classe, par exemple en leur suggérant le moment opportun pour passer à l’activité suivante, en identifiant les personnes qui requièrent le plus leur attention, ou en indiquant la manière dont ils pourraient faire participer l’ensemble de la classe à des activités d’apprentissage collaboratif. Si les solutions d’orchestration de la classe peuvent aider les enseignants en temps réel, elles fournissent également un retour d’information sur leur propre pratique, par exemple sur leur activité verbale, sur les personnes auxquelles ils s’adressent ou sur la manière dont ils répartissent leur temps entre différents types d’activités (Dillenbourg, 2021[12]). Le feed-back en temps réel et le feed-back post-hoc s’apparentent à des opportunités d’apprentissage professionnel pour l’enseignant en question, et présentent l’avantage significatif de concerner l’enseignant qui a été observé plutôt que la pratique d’enseignement théorique ou générale. Dans cette perspective, les technologies intelligentes offrent un réel potentiel pour améliorer les pratiques pédagogiques de tous les enseignants et, par conséquent, les résultats d’apprentissage de leurs élèves.
Encadré 1.2. Intégrer l’IA et l’analyse des données de l’apprentissage dans le cadre scolaire : exemples qui nous viennent de Chine
Les bâtiments scolaires vont être de plus en plus équipés de capteurs, de caméras et d’ordinateurs pour remplir certaines fonctions administratives ainsi que leur rôle en matière d’enseignement et d’apprentissage. Certains établissements expérimentent déjà des méthodes innovantes pour intégrer les technologies intelligentes dans leur fonctionnement au quotidien. Voici quelques exemples en provenance de Shanghai (Chine).
L’école primaire centrale Luwan n° 1 (district de Huangpu, Shanghai) est un établissement d’enseignement public qui intègre l’IA dans la gestion de ses ressources scolaires ainsi que dans ses pratiques pédagogiques - un modèle numérique qui pourra ensuite être étendu à d’autres établissements. Tant la gestion du campus que l’enseignement en lui-même reposent désormais sur des technologies intelligentes. Grâce à la technologie de détection basée sur l’Internet des objets, le « campus numérique » a pour objectif de récolter et d’analyser les données prélevées sur le campus pour assurer le contrôle et la gestion de facteurs tels que la sécurité, l’éclairage, la qualité de l’eau et de l’air, mais aussi pour collecter des données sur l’activité du campus ; par exemple, la densité de personnes dans les couloirs, etc. Grâce à des dispositifs portables, l’établissement collecte également des données physiologiques telles que la température corporelle et le rythme cardiaque des élèves, ainsi que des données sur les processus d’apprentissage afin de soutenir les enseignants et les apprenants. L’application « élèves numériques » analyse les données personnelles des élèves pour établir un portrait détaillé et holistique de ceux-ci. La collecte de données permet de mieux comprendre le niveau d’apprentissage des élèves et leur progression, et fournit aux enseignants des données leur permettant d’adapter leurs pratiques pédagogiques. Les données portent sur la discipline, le niveau scolaire, la santé physique et mentale, les goûts esthétiques et le comportement social. Les aspects socioémotionnels tels que l’implication dans l’apprentissage et la situation affective sont mesurés par des applications de reconnaissance vocale et faciale. Enfin, un système d’« enseignement numérique » aide les enseignants à cinq niveaux : la préparation des cours, l’orchestration de la classe, les devoirs, le tutorat et les évaluations - avec des fonctionnalités telles que « orchestration de la classe », « évaluation intelligente » et « révision intelligente des devoirs ». Le système de tutorat intelligent aide directement les élèves à accéder aux ressources, outils, parcours et conseils personnalisés. Depuis juin 2021, ce modèle a été adopté par plus de 250 établissements à Shanghai, Qinghai, Shaanxi, Guizhou, etc.
Le lycée expérimental rattaché à l’université de Tongji (Chine) met également en place un nouveau système de « classe numérique » pour les cours d’anglais, de géographie et de biologie. Les données d’apprentissage des élèves recueillies par le système constituent la base de l’enseignement et de l’apprentissage. Avant les cours, les enseignants utilisent des outils numériques interactifs de « pratique » pour évaluer l’apprentissage des élèves ; ils effectuent également de temps en temps des petits tests en classe pour obtenir des données en temps réel sur l’apprentissage des élèves. Cette approche leur permet de modifier leurs stratégies d’enseignement pendant les cours, et de développer des stratégies individualisées après les cours. Sur la base de ces informations, les enseignants mettent au point des devoirs en ligne, qui sont automatiquement notés par le système et permettent de générer des rapports d’ « analyse des connaissances » personnalisés (Graphique 1.2). Grâce à ces fiches individuelles, le système propose des vidéos et des exercices de microtutorat pour répondre aux besoins d’apprentissage individuels. Les enseignants reçoivent des conseils pour proposer des devoirs et des conseils ciblés après les cours et pour adapter leur enseignement aux besoins des élèves. Le système offre également un apprentissage collaboratif dans la mesure où les enseignants peuvent voir et commenter le travail des élèves, et ceux-ci le travail de leurs condisciples.
D’autres établissements expérimentaux envisagent comment les technologies numériques peuvent être utilisées.
Le collège Xuhui à Shanghai accorde depuis longtemps la priorité à l’enseignement des matières scientifiques. Il dispose de 22 laboratoires en matière d’ingénierie et d’innovation. Après la mise en œuvre de la 5G sur le campus, le collège Xuhui a élaboré un modèle d’enseignement scientifique « holographique » basé sur la réalité mixte afin de rendre les sujets complexes plus directement compréhensibles, et de renforcer l’attention et l’enthousiasme des élèves pour ces matières. En juin 2021, deux leçons (« Explorer les mystères du système solaire » et « Comprendre les os du corps humain ») ont été mises au point avec une interaction en temps réel avec le collège Yuanyang n° 1 (préfecture de Honghe, province du Yunnan).
L’Institut de technologie industrielle de Shanghai met à la disposition de ses élèves une technologie avancée de réalité mixte et de simulation pour enseigner des processus de fabrication industrielle. Les projets de formation par simulation sont réalisés dans un environnement virtuel en 3D, qui s’articule autour de postes de travail tels que le dessin graphique, la manipulation de pièces, et d’unités de travail telles que le chargement et le déchargement de machines-outils à commande numérique par ordinateur (CNO).
Tant au niveau des organisations que des systèmes, les technologies intelligentes recèlent de grandes potentialités pour rendre l’enseignement plus efficace. Même si cela reste relativement rare (Ifenthaler, 2021[13]), les technologies intelligentes peuvent être intégrées dans la plupart des activités des établissements, fournissant aux responsables, aux enseignants et aux apprenants des informations pour gérer les ressources de l’établissement ainsi que pour améliorer l’efficacité de l’enseignement et de l’apprentissage (voir Encadré 1.1). La nouvelle génération d’évaluations basées sur l’IA ouvre également de nouvelles perspectives pour l’identification et l’évaluation de compétences qui étaient difficiles à mesurer au moyen de tests sur papier. La transition vers la mise en avant des compétences (en plus de l’emphase mise traditionnellement sur les connaissances) pourrait s’en trouver facilitée à l’échelle des systèmes éducatifs. Les évaluations basées sur le jeu et les simulations permettent de concevoir des évaluations plus réalistes, mais aussi d’évaluer de façon inédite des compétences telles que la résolution de problèmes complexes, la créativité ou la collaboration (Buckley et al., 2021[14]).
Enfin, les systèmes de données longitudinales sur l’éducation qui suivent les apprenants tout au long de leurs études permettent de mieux cibler l’intervention des pouvoirs publics et d’élaborer une offre éducative davantage en phase avec notre époque. Par exemple, aux États-Unis, une analyse du taux de diplômés dans l’enseignement postsecondaire, du succès des stratégies de placement des étudiants dans des « cours de rattrapage » et de l’inscription à temps partiel ou à temps plein a conduit à revoir ce qu’est réellement l’expérience éducative des étudiants dans les établissements de l’enseignement postsecondaire et à adapter leur mode de fonctionnement (Bailey, Smith-Jaggars et Jenkins, 2015[15]). Comme pour d’autres secteurs (OECD, 2019[16]), l’utilisation des données soutient les approches conceptuelles et l’action publique en elle-même.
Équité
Les technologies intelligentes peuvent aider les systèmes d’éducation à renforcer l’équité dans l’apprentissage, mais dans les faits, ces technologies peuvent sembler ambivalentes. D’une part, il est clair qu’elles contribuent, à tout le moins en théorie, à réduire les inégalités, à la fois en facilitant l’accès aux possibilités d’apprentissage pour tous et en améliorant l’efficacité de l’apprentissage pour ceux qui en ont le plus besoin. D’autre part, en l’absence d’un accès généralisé et équitable aux technologies intelligentes, les inégalités pourraient également se creuser. Les écarts dans les résultats scolaires pourraient rester inchangés, voire s’accroître dans la mesure où l’impact des technologies intelligentes sur les apprenants ne sera pas le même.
Commençons par les difficultés évoquées ci-dessus. Il existe au moins deux raisons pour lesquelles la technologie peut avoir un effet négatif sur l’équité. La première raison, qui saute aux yeux, concerne l’accès inéquitable aux appareils et aux connexions à Internet : les élèves provenant de milieux socio-économiques défavorisés sont clairement moins bien lotis. Ces élèves peuvent ne pas disposer des appareils, de la connexion ou des ressources permettant d’accéder aux technologies intelligentes et de les utiliser, que ce soit dans l’établissement qu’ils fréquentent ou à la maison. La deuxième raison a trait aux compétences préalables dont disposent les apprenants. Si l’on part du principe que la technologie (p. ex., celle en lien avec l’apprentissage personnalisé) fonctionne de la même manière pour tout le monde, les élèves qui maîtrisent mieux les nouvelles technologies risquent de conserver leur avantage par rapport à leurs condisciples moins compétents, voire de progresser plus rapidement que ceux-ci. En dépit du soutien apporté aux élèves ayant des compétences préalables moins développées, il est donc possible que la technologie aide davantage les élèves plus avancés. Au bout du compte, les écarts dans les résultats scolaires s’aggraveraient donc au lieu d’être comblés.
Cela étant dit, de nombreuses raisons poussent à croire que les technologies intelligentes peuvent contribuer à renforcer l’équité.
En premier lieu, les technologies éducatives permettent d’élargir l’éventail des possibilités d’acquérir des savoirs. Les plateformes éducatives proposant des ressources pédagogiques ouvertes (Orr, Rimini et van Damme, 2015[17]) ou des cours en ligne ouverts à tous (MOOC) constituent de bons exemples des technologies en question. Elles permettent aux apprenants d’accéder à des ressources pédagogiques d’une qualité généralement supérieure à celle à laquelle ils sont habitués. Même si de nombreuses études ont montré que l’accès à de meilleures ressources n’a pas réduit les inégalités sur une grande échelle, car le nombre d’utilisateurs reste faible et ceux qui y ont recours sont déjà bien instruits, un examen récent de l’impact sur l’équité donne à croire que ces ressources, notamment les MOOC ou les ressources éducatives libres non anglophones, offrent des perspectives plus enthousiasmantes (Lambert, 2020[18]).
De la même manière, les technologies intelligentes peuvent réduire les inégalités en facilitant l’inclusion des étudiants ayant des besoins spécifiques et en adaptant les ressources pédagogiques à des styles d’apprentissage variés. La technologie a, par exemple, permis de faciliter le diagnostic des difficultés d’apprentissage telles que la dysgraphie, et des solutions numériques de remédiation ont également été développées. Diverses technologies intelligentes permettent également aux étudiants malvoyants ou aveugles, ainsi qu’aux étudiants malentendants ou sourds, d’avoir accès à du matériel d’apprentissage et d’accomplir aisément les tâches demandées à leurs condisciples. L’intelligence artificielle qui permet de convertir la parole en texte (et vice versa) ou les sous-titres automatiques en sont les exemples les plus évidents. Les technologies éducatives traitent également des questions plus difficiles et soutiennent l’apprentissage socioémotionnel (et donc l’apprentissage scolaire ultérieur) des enfants autistes. Elles proposent de plus en plus de moyens d’aider les enfants souffrant de troubles de l’attention et d’hyperactivité (TDAH) afin qu’ils s’autogèrent et puissent mieux profiter de leur scolarité. Il faut cependant nuancer ce propos. En effet, l’inclusion ne vise pas seulement l’adaptation de ces personnes à leur environnement, mais veut aussi dire que la société doit être plus inclusive et ouverte aux différences (Good, 2021[11]). La technologie favorise cette attitude dans la mesure où les élèves ayant des besoins spécifiques ont l’opportunité d’étudier dans un environnement d’apprentissage traditionnel et inclusif, ce qui, à son tour, change la perception d’autrui sur le handicap et les besoins spécifiques de ces élèves.
Deuxièmement, les solutions telles que les systèmes d’alerte précoce sont entièrement axées sur la réduction des inégalités en aidant les apprenants qui risquent de décrocher du lycée ou de l’université à obtenir leur diplôme - les élèves qui décrochent sont généralement issus de milieux défavorisés ou de minorités. Les systèmes d’alerte précoce permettent également de concevoir des interventions appropriées en identifiant les facteurs ou les indicateurs les plus susceptibles d’anticiper le décrochage (Bowers, 2021[19]). L’analyse de l’apprentissage au sein des établissements permet d’évaluer l’implication des élèves ou d’adapter les programmes de cours. Cet outil pourrait aussi avoir des effets positifs s’il était utilisé dans la lutte contre les inégalités (Ifenthaler, 2021[13]).
Troisièmement, l’analyse des données de l’apprentissage, comme en témoigne l’approche personnalisée (que cela soit via un système de tutorat intelligent ou un dispositif qui motive les élèves à apprendre) a la capacité de réduire les inégalités, notamment en aidant les élèves qui ont des connaissances initiales plus rudimentaires à apprendre au bon rythme. L’Encadré 1.3 donne l’exemple d’une solution en ligne qui a réduit les écarts en matière de réussite scolaire au départ entre les élèves les plus forts et les plus faibles en mathématiques. Il existe, cependant, peu d’éléments probants selon lesquels l’apprentissage adaptatif réduise de manière généralisée les écarts de résultats entre élèves. L’analyse des données recueillies en classe peut également fournir des informations aux enseignants sur la manière dont ils peuvent améliorer leurs pratiques pédagogiques, en particulier sur la manière et le moment d’accorder plus d’attention aux différents groupes d’élèves de leur classe, en fonction de leur niveau scolaire, de leur sexe, de leur origine ethnique, etc. Les technologies utilisées dans l’apprentissage adaptatif peuvent aussi aider les élèves à s’exercer et à progresser à la maison grâce à des systèmes de tutorat intelligents. Cet outil peut s’avérer particulièrement bénéfique pour les élèves issus de foyers où les parents ne sont pas en mesure de soutenir leurs enfants efficacement dans le travail scolaire, que cela soit de manière directe ou indirecte.
Encadré 1.3. La personnalisation des devoirs de mathématiques peut contribuer à réduire l’écart de résultats : une étude réalisée aux États-Unis
Peu d’études ont démontré que la technologie adaptative (ou l’apprentissage personnalisé) peut réduire les écarts en termes de réussite scolaire entre les élèves ayant plus ou moins de connaissances scolaires initiales. Et pourtant, pour que les systèmes de tutorat intelligents réduisent les écarts de résultats, il faudrait démontrer l’efficacité de la technologie adaptative en la matière. Sur la base d’un essai contrôlé randomisé, une expérience menée dans l’État du Maine (États-Unis) a montré que cela pourrait être le cas (Murphy et al., 2020[20]). Dans le cadre de l’expérience, on a demandé aux enseignants d’utiliser le logiciel ‘ASSISTments’ pour donner à leurs élèves des devoirs de mathématiques. Le système fournit un retour d’information aux élèves lorsqu’ils résolvent des problèmes de mathématiques et communique automatiquement des rapports aux enseignants sur les résultats des élèves à leurs devoirs quotidiens. Les enseignants participant à l’étude avaient reçu au préalable une formation et un accompagnement en matière d’évaluation formative. L’étude a révélé que les élèves des établissements qui ont bénéficié du programme ASSISTments ont appris davantage que leurs camarades des établissements témoins, avec des effets de grande ampleur, et que l’impact était plus important pour les élèves ayant des résultats antérieurs plus faibles en mathématiques. Cette étude confirme les résultats initiaux de Roschelle et al. (2016[21]), qui ont démontré que l’utilisation de la plateforme avait permis d’obtenir de bons résultats en mathématiques et aussi de réduire l’écart des scores.
Efficacité
Dans la plupart des secteurs autres que l’éducation, les technologies intelligentes sont utilisées pour améliorer le rapport coût-efficacité des opérations, notamment en automatisant un certain nombre de tâches et de processus, ce qui rend les services plus rapides et souvent moins chers (OECD, 2019[16]). Même si l’éducation peut sembler à la traîne par rapport à d’autres secteurs à cet égard, la numérisation rend également de nombreux processus éducatifs plus efficaces dans la mesure où les interactions entre les parties prenantes et les établissements sont de plus en plus automatisées. Comme indiqué ci-dessus, un certain degré d’automatisation gagne du terrain dans le domaine de l’enseignement et de l’apprentissage. La question est de savoir dans quelle mesure la numérisation permettra d’améliorer le rapport coût-efficacité et la productivité dans l’éducation.
Toute discussion sur le rapport coût-efficacité doit tenir compte des coûts d’investissement et de maintenance, qui doivent être mis en rapport avec les coûts des dispositifs actuels. Dans le passé, le coût des technologies numériques a parfois été sous-évalué, car au-delà des investissements initiaux, on a négligé les coûts liés à la maintenance, la mise à jour, etc.
Néanmoins, de nombreuses raisons portent à croire que les technologies intelligentes sont susceptibles d’améliorer le rapport coût-efficacité dans les systèmes d’éducation.
Les procédures de candidature et d’admission dans les établissements en sont un exemple concret. Elles se font de plus en plus via des plateformes numériques, notamment dans l’enseignement supérieur, où un processus de « mise en correspondance » (ou de sélection) est souvent de mise. Dans le cas des établissements à admission ouverte (où aucune sélection n’est requise), la mise en œuvre de processus automatisés transparents est encore plus facile. On estime que le déploiement du système national d’information sur l’éducation en Corée, système d’administration en ligne qui permet, entre autres choses, le transfert numérique des dossiers scolaires des étudiants d’un établissement à l’autre (ainsi que du lycée à l’université), a permis d’économiser 237 millions USD en 2010 (KERIS, 2010[22]).
La technologie de la blockchain pourrait aussi réduire certains coûts en facilitant la vérification de l’authenticité des diplômes et autres titres de compétences. Le développement progressif d’un cadre de référence pour les titres et diplômes sous format numérique et l’adoption de normes ouvertes permettront petit à petit de délivrer et de certifier autrement les diplômes, les individus pouvant gérer eux-mêmes leurs titres/qualifications. Parmi les différentes solutions numériques évoquées dans cet ouvrage, il s’agit vraisemblablement de celle qui permettra de réduire les coûts le plus rapidement et efficacement.
La collecte d’informations statistiques au niveau des systèmes est le troisième domaine où la réduction des coûts est manifeste. Alors que les données statistiques reposaient souvent sur la mise en place de panels statistiques (d’échantillons représentatifs d’individus ou d’institutions) et impliquaient souvent des traitements multiples des mêmes données, l’utilisation de données administratives combinée à l’interopérabilité de divers systèmes a permis d’obtenir beaucoup plus facilement des informations statistiques en provenance des services opérationnels en quasi-temps réel (González-Sancho et Vincent-Lancrin, 2016[23] ; s.d.[24]).
En fin de compte, une analyse coûts-avantages comparant les avantages de la technologie intelligente, y compris les avantages non financiers mentionnés ci‑dessus, à ceux d’une solution existante, permettra de déterminer dans quelle mesure la technologie intelligente est rentable pour un service ou un objectif éducatif déterminé.
Recommandations politiques
Les technologies ou solutions éducatives intelligentes alimentées par l’intelligence artificielle, l’analyse des données de l’apprentissage, les algorithmes et d’autres technologies encore présentent de nombreuses opportunités. Dans le même temps, elles soulèvent un certain nombre de questions de nature politique. Comment les gouvernements peuvent-ils exploiter au mieux les avantages de la technologie dans l’éducation tout en limitant ses risques éventuels ? Cette démarche requiert une bonne compréhension des opportunités et des risques, tant d’un point de vue technique que politique. Un facteur de réussite dépend du bon vouloir de la société à l’égard de ces technologies intelligentes. Cette section présente les principaux enseignements de cet ouvrage dans une perspective politique et met en évidence certaines caractéristiques clés des technologies intelligentes qui sont à prendre en compte lors de l’élaboration de mesures politiques et du déploiement efficace des technologies intelligentes dans l’éducation.
Les technologies intelligentes dans leur dimension sociotechnique
Qu’elles soient déjà disponibles ou en cours de développement, la plupart des technologies éducatives intelligentes abordées dans cet ouvrage ne visent pas à remplacer les enseignants ou les êtres humains. Ces outils ont en fait été développés avec le modèle éducatif actuel en toile de fond. Toutes les analyses présentées dans cet ouvrage ont un point commun : la plupart des solutions d’enseignement et d’apprentissage sont conçues comme des systèmes hybrides être humain-IA et nécessitent des interactions entre l’enseignant et l’élève ainsi qu’une supervision humaine de la machine à différents moments. Molenaar (2021[8]) propose un modèle permettant de mieux comprendre le continuum entre l’enseignement réservé aux enseignants et l’enseignement entièrement automatisé. En règle générale, les solutions de personnalisation avancées nécessitent l’intervention de l’enseignant ou l’avertissent lorsqu’il doit intervenir, par exemple parce que les élèves ont encore des difficultés ou qu’ils doivent passer à une autre étape de leur processus d’apprentissage. La plupart des solutions de soutien à l’orchestration de la classe sont également des solutions hybrides qui ne font qu’accompagner les enseignants dans la mise en œuvre de scénarios d’apprentissage intéressants pour leurs élèves. Tel que le formule Dillenbourg (2021[12]), « il y a un enseignant dans la boucle » et l’analyse des données de la classe est conçue pour aider les enseignants à organiser l’enseignement et l’apprentissage et à leur fournir efficacement des scénarios d’apprentissage intéressants - et non à les remplacer.
Contrairement à la façon dont les robots sont souvent présentés dans d’autres domaines, les robots sociaux de Belpaeme et Tanaka (2021[10]) ne sont pas non plus destinés à remplacer les enseignants, mais à soutenir les élèves dans leurs tâches d’apprentissage spécifiques, dans le même esprit que les outils de personnalisation. Cela étant dit, cette perspective ne peut pas être écartée dans un futur lointain. Aujourd’hui, les robots sociaux sont surtout efficaces pour accomplir des tâches bien délimitées. Ils ont un rôle d’assistant pédagogique, tout comme le font les ordinateurs à leur manière. Quant aux robots de téléprésence, ils permettent aux enseignants humains d’être présents à distance. Good (2021[11]) illustre parfaitement comment les technologies intelligentes destinées aux élèves ayant des besoins spécifiques peuvent en fait créer de nouvelles relations sociales entre les apprenants et les enseignants - plutôt que de les faire disparaître.
Au niveau des systèmes et des organisations, l’utilisation des technologies intelligentes suit la même logique. Les systèmes d’alerte précoce aident à prévoir le décrochage scolaire, mais ils nécessitent une intervention humaine pour que les étudiants « à risque » ne décrochent pas (Bowers, 2021[19]). D’autres types d’analyses des données de l’apprentissage utilisés dans les établissements d’enseignement pour soutenir la prise de décision fournissent également des informations auxquelles il faut se fier ; ils ne prennent pas de décisions finales à la place des responsables scolaires ou des enseignants (Ifenthaler, 2021[13]).
Le constat ci-dessus ne veut pas dire que les technologies intelligentes ne prennent jamais de décisions ou ne sont pas conçues pour une automatisation complète. Les systèmes de personnalisation, les analyses des données de la classe et les systèmes d’alerte précoce prennent tous des décisions pour mettre en œuvre l’étape suivante ou en recommander une aux êtres humains. En fait, ces systèmes alimentent généralement la prise de décisions. Les évaluations standardisées basées sur le jeu font plus que fournir une suggestion : elles notent automatiquement les personnes testées et évaluent leurs compétences - comme c’est déjà le cas avec les évaluations standardisées traditionnelles qui sont informatisées. La technologie blockchain ne prend pas de décisions, elle ne fait qu’enregistrer de manière fiable ce qu’une variété d’acteurs (généralement) humains ont fait, en s’appuyant sur différents processus sociaux : accréditation des institutions, attribution d’un diplôme ou d’un titre, stockage du titre sur une blockchain, partage du titre avec d’autres parties, vérification de l’authenticité du titre, etc. (Smolenski, 2021[25]). Dans les deux cas, il en ressort que les technologies intelligentes sont des systèmes sociotechniques, c’est-à-dire des systèmes dont les caractéristiques sociales et techniques interagissent et sont conçues en parallèle.
L’un des défis des évaluations standardisées basées sur le jeu sera de susciter l’acceptation sociale, voire la confiance totale, comme ce fut le cas pour les évaluations standardisées traditionnelles. Buckley et al. (2021[14]) relèvent que la mise au point d’évaluations basées sur le jeu qui sont valides, fiables et équitables est considérablement plus complexe et difficile que la conception de tests standardisés traditionnels. La blockchain est certes une solution technologique efficace, mais son utilisation à grande échelle pour la délivrance de titres de compétences représente une évolution sociale et nécessitera des adaptations juridiques. Des procédures existent déjà pour certifier/valider les diplômes et il n’est pas certain que tout le monde soit disposé à modifier ces habitudes - ou à faire face aux incertitudes qui pèsent sur un nouveau modus operandi.
Il y a différentes approches pour faire comprendre que la plupart des technologies intelligentes sont des systèmes hybrides être humain-IA, ou de manière plus large, que ces technologies doivent être appréhendées comme des systèmes sociotechniques. L’une d’entre elles consiste à communiquer clairement que si la technologie est appelée à jouer un rôle plus important à l’avenir, elle doit actuellement être accompagnée et contrôlée par des actions humaines dans la plupart des cas. Les moyens de prendre acte de ces réalités actuelles seraient les suivants :
L’implication des enseignants, apprenants et autres utilisateurs finaux en tant que co-concepteurs dans le processus de recherche et de développement garantirait l’utilité et l’utilisation des solutions numériques intelligentes. Cette approche aiderait également les personnes concernées à comprendre et à façonner le contexte social dans lequel les technologies éducatives intelligentes seraient le mieux utilisées (en classe, à la maison, etc.). Cet objectif doit être poursuivi même lorsqu’il est parfois compliqué d’impliquer les utilisateurs finaux, par exemple les élèves ayant des besoins spécifiques.
Les partenariats public-privé, entre les pouvoirs publics, les chercheurs en technologie dans les universités et l’industrie des technologies de l’éducation, devraient être la pierre angulaire des projets de recherche et de développement dans ce domaine. Ces projets de collaboration ne devraient pas s’arrêter aux fonctionnalités mêmes des solutions technologiques. Ils devraient aussi se pencher sur la manière dont ces technologies sont utilisées dans les faits et appréhender les ajustements sociaux et juridiques que leur utilisation à grande échelle sous-tend.
La précision des algorithmes
Les technologies intelligentes ont très rapidement progressé, et cet ouvrage illustre leurs avantages potentiels dans un large éventail de domaines éducatifs, tant en termes d’enseignement et d’apprentissage que d’efficacité administrative. Les technologies intelligentes sont souvent plus performantes que les analyses de données et les technologies traditionnelles grâce à des algorithmes plus puissants. Les évaluations basées sur le jeu permettent d’évaluer des compétences difficiles à mesurer au moyen de tests traditionnels sur ordinateur ou support papier. L’approche personnalisée s’adapte aux caractéristiques de l’apprenant bien mieux que les méthodes de personnalisation préexistantes - et cette approche est peut-être tout aussi efficace que la méthode traditionnelle faisant appel aux enseignants humains. Les nouveaux algorithmes des systèmes d’alerte précoce ont un meilleur pouvoir prédictif que les régressions statistiques traditionnelles. Ils permettent de distinguer, par exemple, des modèles de décrochage scolaire qui échappaient aux responsables scolaires ou aux enseignants.
Néanmoins, de nombreuses technologies intelligentes présentées dans cet ouvrage ne sont pas encore tout à fait au point. Par exemple, alors que certains systèmes d’alerte précoce offrent désormais un bon pouvoir prédictif, Bowers (2021[19]) explique que la plupart des systèmes d’alerte précoce reposent sur des variables prédictives qui ne sont pas meilleures qu’une hypothèse aléatoire. D’Mello (2021[9]), lui, fait état des nouvelles approches qui ont recours à l’analyse faciale pour mesurer l’implication des élèves dans le processus d’apprentissage. Cependant, il relève aussi la faible fiabilité de nombreux indicateurs utilisés dans ces analyses. Certaines solutions utilisées dans le cadre de l’analyse des données de la salle de classe parviennent à déterminer si les apprenants travaillent individuellement ou en groupe avec un très haut niveau de précision (90 %), mais l’identification du type d’activité pédagogique reste plus difficile à déterminer (67 % de précision). Ce ne sont là que trois exemples, qui sont encourageants en tant que tels, car les niveaux de précision peuvent être très élevés, mais qui montrent que cela n’est pas forcément le cas pour toute application éducative qui repose sur l’IA.
Vu l’évolution actuelle des technologies, il est primordial de veiller à ce que les solutions technologiques qui sont développées exécutent leurs tâches avec précision, ou d’avoir à tout le moins une idée claire du niveau de précision. Malgré les progrès très rapides des technologies intelligentes, les ordinateurs et les technologies éducatives intelligentes restent imparfaits - mais pas nécessairement plus que les humains. Certaines de ces imperfections devraient être rapidement résolues, tandis que d’autres pourraient prendre beaucoup plus de temps. Le contraire serait surprenant quand on sait qu’il s’agit de technologies qui se situent encore à la frontière des technologies éducatives. À vrai dire, on peut même envisager que les technologies intelligentes ne seront jamais parfaitement précises pour certaines tâches et produiront des résultats approximatifs, voire des faux positifs. Toutefois, la vraie question est de savoir comment elles se positionnent par rapport aux performances de l’être humain. Ne perdons pas de vue que l’être humain, quand il est confronté à ces tâches, les effectue avec un certain degré d’imperfection, car les problèmes traités sont généralement complexes. Est-ce que la norme attendue doit s’apparenter à une précision totale ? La question est posée. Et la réponse sera déterminée par les enjeux sociaux qui sont liés aux différentes tâches. Dans de nombreux cas, un diagnostic ou une décision « suffisamment précis » devrait faire l’affaire.
Étant donné que les technologies intelligentes ne sont pas encore tout à fait au point et présentent encore certaines limites intrinsèques, il est important que les utilisateurs et les gouvernements restent conscients de ces limites sans empêcher ces technologies de continuer à s’améliorer et à se développer grâce à leur utilisation concrète. Voici quelques pistes d’action possibles pour atténuer les limites des technologies intelligentes tout en tirant parti de leur potentiel :
Dans la mesure où les technologies éducatives intelligentes peuvent déjà être utiles sans être totalement précises, elles devraient faire preuve d’un certain niveau de précision dans leurs prédictions et diagnostics lorsqu’elles accompagnent la prise de décision - ou être juste assez efficaces lorsqu’elles ont un rôle différent. On pourrait demander aux entreprises de technologie éducative de démontrer le niveau de précision ou d’efficacité de leurs solutions technologiques avec des exigences de précision différentes en fonction des enjeux de la décision pour laquelle elles interviennent. Ces exigences de précision devraient idéalement être comparées aux performances actuelles des enseignants et des responsables scolaires.
Lorsqu’elles sont encore imparfaites en termes de précision, les technologies éducatives intelligentes devraient simplement guider la réflexion et la prise de décision humaine plutôt que de prendre des décisions entièrement automatisées ou de soutenir un processus de décision qui s’écartera rarement de leurs recommandations, en particulier pour les solutions à enjeu élevé. Ces exigences technologiques devraient reposer sur une politique d’atténuation des risques plutôt que sur une politique sans risque, ce qui revient à accepter le fait que les technologies intelligentes peuvent être bénéfiques même si elles ne sont pas totalement précises. On pourrait imaginer que l’être humain garde le contrôle dans les étapes finales lorsque les enjeux sociaux sont élevés.
Conçues pour être utilisées
Parfois, les solutions technologiques éducatives sont conçues et proposées parce qu’elles sont simplement en mesure de l’être plutôt que parce qu’elles sont utiles et apportent des avantages évidents à leurs utilisateurs. La plupart des produits technologiques éducatifs sont de simples dérivés éducatifs de solutions conçues au départ pour d’autres domaines. Même lorsque les applications technologiques sont utiles et bénéfiques, certains enseignants, apprenants et utilisateurs peuvent n’avoir aucun intérêt à les utiliser. La non-utilisation des technologies de l’éducation et leur manque d’utilité ont généré des critiques (Cuban, 1986[26] ; Reich, 2020[27]) et cela même si l’utilisation accrue de la technologie dans l’enseignement représente l’un des plus grands changements dans les salles de classe des années 2010 (Vincent-Lancrin et al., 2019[28]).
Comment surmonter ce problème ? Plusieurs chapitres de cet ouvrage traitent de solutions technologiques intelligentes qui ne sont peut-être pas suffisamment utiles pour être exploitées à grande échelle (compte tenu des méthodes de travail habituelles des parties concernées). Une des raisons de ce manque d’utilisation réside dans la conception défaillante des solutions technologiques intelligentes ou dans une compréhension insuffisante de la façon dont les enseignants peuvent les utiliser dans leur pratique professionnelle de manière à les soutenir plutôt qu’à les distraire. Par exemple, les analyses des données de la classe sont utiles lorsqu’elles permettent aux enseignants de voir ce qui est invisible ou difficile à voir (en temps réel ou après la classe) et lorsqu’elles fournissent des informations sur lesquelles les enseignants peuvent agir ou qu’ils peuvent interpréter (Dillenbourg, 2021[12]).
La manière dont les technologies intelligentes présentent les informations à destination des utilisateurs finaux détermine souvent le degré d’utilité pour ceux-ci. L’interface entre les outils technologiques et l’être humain est essentielle. Des travaux de recherche ont montré que différents types de tableaux de bord peuvent être plus ou moins efficaces pour soutenir les enseignants et les apprenants, ou mieux convenir dans certains contextes que d’autres (Molenaar, 2021[8] ; Dillenbourg, 2021[12]). Les tableaux de bord affichent généralement le résultat final des analyses ; celles-ci peuvent se présenter de différentes manières (centralisée, partagée ou contextuelle) et avoir recours à différents dispositifs d’affichage. L’apparence des robots sociaux ne semble pas avoir beaucoup d’importance. En revanche, l’interaction des robots sociaux avec leurs utilisateurs est plus conviviale qu’avec des agents virtuels et facilite leur utilisation par rapport à une image virtuelle ou un ordinateur (Belpaeme et Fumihide, 2021[10]). L’environnement d’apprentissage ECHOES, qui favorise l’exploration et l’apprentissage des compétences en communication sociale chez les enfants autistes, s’avère efficace dans la mesure où les échanges interviennent dans un cadre qui favorise la communication entre l’enfant autiste et l’adulte qui surveille le logiciel et l’environnement d’apprentissage. Cet aspect important est en fait apparu lors de la phase test de l’outil et de son utilisation et n’avait pas été prévu lors de la conception initiale. Cela démontre combien il est important de concevoir et d’adapter les solutions technologiques avec l’aide des utilisateurs finaux (Good, 2021[11]).
Dans certains cas cependant, l’utilité d’une technologie éducative peut s’inscrire dans une perspective plus large que celle d’une solution technique à un problème spécifique. C’est la raison pour laquelle l’utilité et la précision algorithmique ne sont pas toujours liées : une solution reposant sur un algorithme qui accomplit sa tâche avec précision peut ne pas être très utile, alors que des algorithmes effectuant leur tâche de manière imparfaite peuvent, quant à eux, s’avérer utiles. Leur utilité peut provenir du changement d’état d’esprit des parties concernées ou de l’évolution des mentalités au sein des établissements ou des systèmes éducatifs qu’ils génèrent. De manière générale, l’innovation est un moteur de l’apprentissage professionnel et du changement (Avvisati et al., 2013[29] ; Vincent-Lancrin, 2016[30] ; Vincent-Lancrin et al., 2019[28]). Les technologies intelligentes peuvent assurément jouer ce rôle.
Ifenthaler (2021[13]) constate que de nombreuses universités introduisent l’analyse de l’apprentissage à l’échelle des établissements afin de modifier leur culture organisationnelle ou leurs processus, et parfois aussi pour favoriser de nouvelles collaborations et méthodes de travail entre les différentes parties concernées. Apporter une solution à un problème spécifique ou automatiser des processus peut n’être en fait qu’un objectif secondaire. Indépendamment de leur efficacité à réduire le décrochage scolaire, les systèmes d’alerte précoce (et les recherches connexes) ont permis d’avoir une compréhension plus fine et plus large des circonstances qui poussent les élèves à abandonner les études.
Bowers (2021[19]) a établi que dans les faits seuls 38 % des élèves qui abandonnent l’école correspondent aux critères traditionnels utilisés pour détecter les élèves à risque (p. ex., les élèves qui ont de faibles notes n’aiment pas l’école). Autrement dit, l’approche traditionnelle passe à côté de la majorité des élèves qui décrochent effectivement. Outre leur capacité à fournir des informations en temps réel, l’analyse des données de la classe donne un retour aux enseignants sur ce qui s’est passé en salle de classe. Elle favorise la réflexion et l’apprentissage chez les enseignants, et leur permet, on l’espère, d’adapter leur comportement et, in fine, d’améliorer leurs pratiques pédagogiques (Dillenbourg, 2021[12]).
L’aspect extérieur, y compris l’affichage des informations à destination des utilisateurs finaux, n’est pas le seul aspect dont il faut tenir compte quand on aborde la question de l’utilité des solutions technologiques intelligentes. L’analyse coûts-avantages n’est pas à négliger. Si l’on dispose d’autres solutions qui sont moins chères, moins chronophages, moins complexes à utiliser, les solutions technologiques intelligentes resteront peu intéressantes par rapport aux solutions anciennes ou humaines. Cette réflexion se comprend facilement quand il s’agit de solutions technologiques peu précises, mais elle s’applique également aux solutions numériques dont les algorithmes sont précis et efficaces. De nombreux outils numériques qui soutiennent les enseignants et les responsables scolaires les aident à résoudre des problèmes très spécifiques et parfois les solutions existantes peuvent être meilleures que les nouvelles. Par exemple, les évaluations et les simulations basées sur le jeu sont susceptibles de compléter plutôt que de remplacer les évaluations standardisées traditionnelles basées sur des batteries de questions. En effet, elles sont plus coûteuses à concevoir, sont moins facilement généralisables et ne conviennent que pour évaluer des compétences complexes qui sont plus difficiles (ou impossibles) à évaluer par des méthodes traditionnelles moins coûteuses (Buckley et al., 2021[14]). Smolenski (2021[25]) indique que la blockchain peut rendre le processus d’accréditation plus rentable et plus simple pour les individus. Cette technologie est plus efficace lorsqu’il est possible de frauder ou d’établir de faux documents, mais cette solution n’est pas nécessairement appropriée dans toutes les situations.
Un dernier point important reste à évoquer par rapport à l’utilité des solutions technologiques intelligentes. Elles doivent présenter un coût abordable pour les établissements publics et les particuliers. Dans le contexte des systèmes éducatifs, la technologie numérique doit généralement être abordable pour être achetée - et donc être utile et avoir une chance d’être réellement utilisée. Comme l’a relevé Good (2021[11]), dans le cas des élèves ayant des besoins spécifiques, les technologies intelligentes devraient être conçues pour fonctionner sur des plateformes (ou des appareils) peu coûteuses et largement disponibles. Ce n’est pas toujours le cas, mais cela reste l’une des conditions pour qu’elles soient utilisées - et pour que leurs avantages soient largement accessibles. Smolenski (2021[25]) souligne également l’importance des normes ouvertes dans le cas de la blockchain, en partie comme une solution pour faire baisser les coûts à long terme et garantir la pérennité de la solution pour les utilisateurs finaux (institutions et particuliers). Ceci est vrai pour de nombreuses autres technologies : les normes ouvertes permettent une plus grande interopérabilité, une plus grande pérennité, une plus grande concurrence entre les fournisseurs et, souvent, des coûts inférieurs pour les utilisateurs. Les solutions technologiques qui fonctionnent sur des plateformes largement disponibles coûtent moins cher et offrent plus de facilité d’utilisation que les dispositifs spécialisés.
Le renforcement de l’utilité et de l’utilisation des technologies éducatives intelligentes s’articule autour de plusieurs messages clés :
L’analyse coûts-avantages devrait généralement guider la conception et l’adoption de solutions numériques intelligentes pour différents types de problèmes tout en sachant que les avantages et les coûts ne sont pas uniquement d’ordre pécuniaire.
En gardant à l’esprit que les avantages d’une solution ne se limitent pas aux gains immédiats en termes d’apprentissage scolaire et que les coûts ne s’expriment pas uniquement en valeur financière, il faut néanmoins identifier et estimer les coûts et les avantages attendus des technologies intelligentes en se basant sur des éléments factuels et tangibles ou sur une bonne théorie d’action (ou théorie du changement).
L’affichage (ou la communication) des informations fournies par l’analyse des données de l’apprentissage et d’autres technologies est important pour rendre les technologies intelligentes utiles aux apprenants, aux enseignants et aux décideurs. De manière plus générale, la conception de l’interface entre l’homme et l’enseignement intelligent est souvent un aspect essentiel de l’utilisabilité et de l’impact des solutions numériques sur l’apprentissage ou d’autres objectifs ciblés.
Les solutions technologiques intelligentes doivent être peu coûteuses et fonctionner sur des plateformes/appareils largement disponibles afin de réduire le coût de leur utilisation autant que possible, éventuellement en utilisant des normes ouvertes (et des normes d’interopérabilité). Les pouvoirs publics peuvent apporter leur soutien dans l’élaboration de ces normes, de préférence au niveau international. La question du coût des technologies intelligentes est essentielle. Elles doivent en effet être accessibles à tous afin de ne pas accentuer la fracture numérique. L’équité et l’inclusion seront renforcées si les technologies intelligentes peuvent bénéficier à tous les apprenants et à tous les établissements.
Technologies intelligentes et gouvernance des données : transparence, équité et éthique
Un élément clé de tout système sociotechnique à prendre en compte concerne le contexte social plus large dans lequel le système fonctionne, y compris les valeurs et principes qui s’y rattachent. Dans la mesure où les technologies intelligentes traitent de grandes quantités de données éducatives, y compris, parfois, des données personnelles telles que des marqueurs biologiques, la reconnaissance faciale ou l’expression du visage, etc., ou qu’elles nécessitent une surveillance et un suivi permanents des apprenants, des classes ou des établissements, l’utilisation et le développement de ces technologies suscitent des préoccupations éthiques et politiques en matière de protection des données et de respect de la vie privée. L’amélioration des résultats d’apprentissage pourrait-il justifier l’avènement d’une nouvelle version de « Big Brother » à l’échelle des établissements d’enseignement et des systèmes éducatifs ? Peut-on croire que les gouvernements et les autres parties concernées utiliseront ces informations dans le seul but d’améliorer l’éducation, qu’ils mettront en place des mesures strictes pour protéger les données ? Quelles pourraient être les conséquences négatives si l’utilisation des données n’est pas strictement encadrée, que ce soit dans le présent ou dans le futur ? Les technologies éducatives fondées sur les données pourraient-elles, par exemple, perpétuer, voire renforcer les préjugés et les inégalités ? Pour que les technologies intelligentes soient acceptées, il faut accroître la confiance des individus dans la manière dont elles sont utilisées, fournir des garanties crédibles et renforcer la compréhension des processus mis en œuvre et de leurs résultats.
La plupart des pays de l’OCDE disposent d’un cadre réglementaire solide en matière de protection des données qui garantit que les données personnelles sur l’éducation ne peuvent être partagées avec (ou utilisées par) des tiers en dehors des traitements pour lesquels elles sont collectées, sauf si certaines conditions de confidentialité sont remplies. C’est le cas dans l’Union européenne avec le Règlement général sur la protection des données (RGPD) et aux États-Unis avec le Family Educational Rights and Privacy Act (FERPA), qui ont tous deux influencé de nombreuses autres lois sur la protection des données dans d’autres pays. Une grande partie de ces données sont des microdonnées administratives (González-Sancho et Vincent-Lancrin, 2016[23] ; s.d.[24]). Le régime de protection des données s’applique également aux prestataires qui fournissent des solutions technologiques aux établissements et aux institutions du monde de l’éducation. Toutefois, il convient de noter que l’application et la mise en œuvre des réglementations en matière de protection des données peuvent varier d’un pays à l’autre (ou même d’un endroit à l’autre au sein d’un même pays). Les garde-fous évoqués ci-dessus sont certes solides et efficaces, mais il n’en demeure pas moins que la vivacité du débat public concernant la protection des données et le respect de la vie privée peut refléter un manque de confiance dans la manière dont les données sont utilisées (ou pourraient être utilisées) au sein du système éducatif.
La protection des données n’est toutefois qu’un aspect de la gouvernance des données. Une question importante concerne la relation entre les gouvernements, les personnes concernées par les données (qui sont généralement les utilisateurs de services éducatifs) et le secteur privé qui développe généralement les technologies éducatives intelligentes. La propriété des données et la réalité de la concurrence dans le monde numérique sont des sujets sensibles. Comment les données administratives et autres données relatives à l’éducation doivent-elles être partagées entre les entreprises de technologies éducatives et les chercheurs d’institutions publiques pour permettre les avancées et favoriser une concurrence suffisante dans le secteur des technologies éducatives intelligentes ? Comment préserver au mieux les intérêts des apprenants et des autres individus concernés dans un contexte concurrentiel ? Les différentes solutions proposées pour d’autres secteurs que l’éducation pourraient probablement être adaptées à l’éducation (OECD, 2019[31] ; 2019[1]).
Les discussions éthiques doivent normalement porter sur ce qui ne fait pas l’objet de réglementations à l’échelle nationale et donc sur des aspects pour lesquels les individus et les autorités ont une plus grande liberté d’action. C’est ainsi que nous appréhendons la question éthique dans le domaine de l’IA éducative.
Le cadre réglementaire qui s’applique aux algorithmes est en règle générale moins strict que celui qui concerne la protection des données. Les algorithmes pourraient être biaisés et avoir un impact social indésirable pour certains groupes (en fonction du sexe, de l’origine ethnique, du statut socio-économique, etc.), mais ils pourraient aussi être défectueux ou simplement renforcer les biais humains du passé plutôt que de refléter les valeurs sociétales actuelles. On exige des algorithmes qu’ils soient transparents et ouverts. Il faut veiller à ce que leurs « décisions » puissent être expliquées et aussi contestées lorsqu’elles sont automatisées. Dans le cas du règlement général sur la protection des données de l’UE, la terminologie réglementaire concernant les algorithmes est ambiguë (articles 13-15, 22 et considérant 73) et les juristes débattent toujours de ce que ces articles impliquent en termes de « droit à l’explication » (transparence) et de possibilité pour les citoyens de refuser ou de contester les « décisions automatisées ». Au sein de l’Union européenne, seuls le droit français et le droit hongrois disposent de textes explicites sur le « droit à l’explication » (la loi française exigeant une explication à la fois ex ante et ex post de manière intelligible, et la loi hongroise demandant un certain niveau d’explication) (Malgieri, 2019[32]). Aux États-Unis, il n’existe pas de réglementation sur les algorithmes et leurs exigences dans le cadre de la FERPA (ou d’une autre réglementation). En 2021, la plupart des pays de l’OCDE n’ont pas de dispositions réglementaires claires en la matière.
Dans la mesure où les algorithmes basés sur l’apprentissage automatique sont entraînés avec des données historiques, de nombreux observateurs craignent qu’ils ne reproduisent des pratiques (humaines) biaisées du passé, comme cela a apparemment été le cas dans certains pays dans des domaines autres que l’éducation (finance, justice, etc.) (O’Neil, 2016[33]). Plusieurs directives ont été élaborées pour éviter ces écueils, qui peuvent survenir à différentes étapes du processus : la mesure (collecte de données ou échantillonnage), l’apprentissage de modèles (lorsque l’apprentissage automatique est impliqué) et l’action (lorsque les algorithmes détectent, diagnostiquent et fournissent des résultats, p. ex.). L’équité peut aussi être mesurée de différentes manières, ce qui rend la problématique encore plus complexe (Kizilcec et Lee, 2020[34] ; Baker et Hawn, 2021[35]). Ifenthaler (2021[13]) mentionne plusieurs listes de contrôle de bonnes pratiques et d’éthique dans le domaine de l’analyse de l’apprentissage. Bowers (2021[19]) évoque le mouvement des « algorithmes ouverts » dans le domaine des systèmes d’alerte précoce et notamment deux séries de critères qui se recoupent pour garantir la transparence, la vérification et la reproductibilité des algorithmes. Ils doivent être précis, accessibles, exploitables et redevables, d’une part (ces critères sont connus comme étant les « 4 A » en anglais, pour accurate, accessible, actionable and accountable) et repérables, accessibles, interopérables et reproduisibles, d’autre part (ces critères sont connus sous l’acronyme anglais FAIR, pour findable, accessible, interoperable and reproductible). Molenaar (2021[8]) souligne également l’importance de la transparence pour régir l’analyse de l’apprentissage et les algorithmes. En 2019, les procédures d’admission à l’université basées sur les technologies intelligentes ont montré leurs limites (Encadré 1.3). Quand il est question de décisions automatisées à fort enjeu, la transparence consiste également à initier un premier dialogue sur les critères, les résultats sociaux attendus, la pertinence et l'acceptabilité des algorithmes intelligents avec diverses parties prenantes, des experts aux utilisateurs finaux et autres organismes sociaux. Dans certains cas, il est préférable que les algorithmes soient codés par des êtres humains plutôt que par des techniques d’IA.
Par exemple, dans la mesure où les variables prédictives précises des systèmes d’alerte précoce ne peuvent s’appuyer que sur des informations minimales qui ne comprennent pas de renseignements sur le sexe, la race et le statut socio-économique (Bowers, 2021[19]), on pourrait considérer qu’il n’est pas éthique (ou même nécessaire) d’inclure ces types d’indicateurs pour diagnostiquer le décrochage scolaire dans les systèmes d’alerte précoce, à moins qu’ils n’améliorent considérablement la performance des algorithmes. Il faut relever, par ailleurs, que les résultats qui n’incluent pas d’informations personnelles sur les apprenants peuvent quand même conduire à des résultats biaisés ou socialement/politiquement indésirables. Dans une perspective éthique, les effets des technologies intelligentes sur différents groupes doivent donc être discutés et vérifiés. Il faut également veiller à ce qu’ils soient conformes aux principes sociaux et politiques des pays où les technologies sont utilisées. Étant donné que peu de personnes sont, en pratique, en mesure de vérifier les effets et les impacts des algorithmes, certains groupes indépendants de parties prenantes peuvent être chargés de cette tâche. Certes, tout le monde devrait être autorisé à mener ces contrôles dans le cadre d’une culture algorithmique ouverte (du moins lorsque les algorithmes conduisent à une décision ou à une quasi-décision), mais les chercheurs en éducation, les organisations non gouvernementales, et éventuellement, des agences gouvernementales indépendantes, pourraient jouer un rôle accru dans ce domaine.
Dans le cas des applications les plus avancées de l’analyse de l’apprentissage reposant sur un suivi continu des individus (p. ex., la motivation, l’autorégulation, l’orchestration de la classe, les évaluations basées sur le jeu), il faut aussi se demander si les parties prenantes se sentent à l’aise avec certains aspects des applications, même si elles sont légales. Si le suivi et la collecte de données nécessaires pour alimenter les analyses d’apprentissage axées sur l’implication des élèves, l’autorégulation ou la gestion de la classe doivent être conformes aux réglementations nationales en matière de protection des données (et à la réglementation des algorithmes, le cas échéant), la question est de savoir comment les rendre compatibles avec les valeurs politiques du pays où elles sont mises en œuvre. Dans ce cas-là, il faut vraisemblablement faire preuve d’un peu d’imagination pour adapter les dispositions en termes de protection des données (comme la suppression immédiate des données une fois traitées). Autrement dit, cela peut vouloir dire qu’une forme de débat social qui inclut les parties concernées est nécessaire ; un débat qui concerne la transparence de la collecte des données et de leur utilisation. Il ne s’agit pas juste d’une question réglementaire ou éthique. Au sein d’un même pays, ce qui peut être acceptable dans certaines communautés peut ne pas l’être dans d’autres, en fonction de la manière dont les technologies intelligentes ont été présentées et mises en œuvre (Encadré 1.5).
Encadré 1.4. Deux exemples concrets de controverses concernant les notes de fin d’année durant la pandémie de COVID-19
Au cours de l’été 2020, l’Organisation du Baccalauréat International (IBO) et l’Office of Qualifications and Examinations Regulation (Ofqual) en Angleterre ont été confrontés à de sérieux problèmes liés à l’utilisation d’algorithmes. Les examens de fin d’études secondaires (A level anglais et baccalauréat international) ont été annulés en raison des mesures de confinement et des fermetures d’établissements pour enrayer la pandémie de COVID-19. Les résultats de ces examens servent à attribuer les places au sein des universités et il a donc fallu trouver un autre moyen pour donner des notes aux élèves.
L’IBO et l’Ofqual ont mis au point des algorithmes pour standardiser les notes sur la base de données provenant des évaluations des enseignants, des performances antérieures et de divers autres facteurs. Dans le cas de l’IBO, on a eu recours à des données provenant des sessions d’examens précédentes ainsi qu’à des données scolaires individuelles. En ce qui concerne les A levels, les enseignants ont dû fournir une note basée sur leur propre estimation correspondant à celle que les élèves auraient vraisemblablement obtenue si les cours avaient été dispensés normalement au lieu d’être perturbés par le COVID-19. On a également demandé aux enseignants de classer les élèves par ordre croissant en fonction des notes individuelles ainsi obtenues. Lorsque les notes basées sur l’estimation des enseignants ont été prises en compte, l’Ofqual a constaté que leur effet composé était susceptible d’entraîner une hausse allant jusqu’à 13 % des points pour certaines notes par rapport à 2019. Un modèle de normalisation statistique a donc été développé et testé pour produire des notes basées sur les performances historiques de l’établissement dans des matières particulières, ainsi que pour prendre en compte des facteurs tels que l’évolution des performances antérieures des candidats, les notes basées sur l’estimation des enseignants et les classements, et la taille de la cohorte (Ofqual, 2020[36]).
Dans le cas des A levels et de l’IBO, ce processus de normalisation a entraîné des différences substantielles entre les notes prévues et les notes effectivement attribuées, ce qui signifie que l’offre de places dans les universités pouvait être remise en cause, en particulier lorsqu’elles étaient conditionnées à l’obtention d’une note particulière par les étudiants. Lorsque les résultats du A level ont été communiqués aux étudiants en Angleterre le 13 août 2020, les médias ont indiqué qu’environ 40 % des résultats étaient inférieurs aux prévisions des enseignants, ce qui signifie que de nombreux étudiants n’ont pas satisfait aux exigences de sélection dans les universités de leur premier ou deuxième choix (BBC, 2020[37]). D’après certains observateurs, les élèves très performants scolarisés dans des établissements connus pour leurs résultats inférieurs à la moyenne, souvent situés dans des zones défavorisées, avaient été particulièrement touchés, car l’algorithme avait utilisé la moyenne des performances antérieures de ces établissements pour éviter une estimation trop élevée des notes. Cette situation a donné lieu à des pétitions, notamment de la part d’associations scientifiques telles que la Royal Statistical Society britannique, à des protestations et à des articles de presse dénonçant un manque de transparence concernant les algorithmes, les modèles et les processus utilisés. Qui plus est, le désavantage subi par ces élèves s’était aggravé en raison des effets négatifs de la pandémie et du confinement (p. ex. (Studemann, 2020[38] ; Adams et McIntyre, 2020[39]).
À la mi-août 2020, il a été annoncé que les résultats du A level et du Baccalauréat International seraient ajustés pour refléter les estimations des enseignants plutôt que les résultats produits par les algorithmes, garantissant dans les deux cas que les élèves recevraient la note la plus élevée obtenue via les deux méthodes.
Ces exemples illustrent le caractère sociotechnique des technologies intelligentes et la nécessité pour les autorités d’engager un dialogue politique avec les parties concernées afin de rendre les résultats des technologies intelligentes socialement acceptables. Dans les deux cas, personne n’a contesté la précision des algorithmes qui ont produit des résultats conformes à la programmation initiale. Les critiques portaient plutôt sur les paramètres utilisés pour prévoir ou ajuster les notes, la perception sociale des résultats obtenus grâce aux algorithmes (plus spécifiquement pour certaines sous-populations d’élèves) et aussi le manque de transparence du processus dans son ensemble. Les examens et l’attribution des notes sont des traditions sociales qui se sont développées au fil des décennies et des siècles pour devenir acceptables et faire partie du concept de « méritocratie » (Sandel, 2020[40]). L’acceptation sociale par rapport à l’utilisation des technologies intelligentes représente un des défis majeurs dans les années à venir. C’est d’autant plus vrai lorsque l’utilisation d’algorithmes concerne des décisions à enjeu élevé, comme dans les deux évoqués ci-dessus.
Encadré 1.5. Deux exemples de controverses liées à l’acceptation sociale des technologies intelligentes dans les établissements scolaires
Mesurer et surveiller l’attention, le comportement ou les émotions des élèves en classe peut aider les enseignants à les maintenir motivés dans leur apprentissage. Cela étant dit, la protection de la vie privée et la collaboration avec les parents et les autres parties concernées sont des facteurs clés de succès. Deux exemples en Chine montrent l’importance de l’acceptation sociale, de la collaboration avec les parties prenantes et de la transparence dans le déploiement de ces technologies.
En 2019, l’école primaire de Jinhua Xiaoshun (province du Zhejiang, Chine) a testé le casque FocusEDU. En combinaison avec une plateforme informatique, ces casques de suivi des ondes cérébrales utilisaient la technologie de l’électroencéphalographie (EEG) pour mesurer le degré d’attention des élèves en classe. Trois électrodes en hydrogel - une sur le front et deux derrière les oreilles - détectent les signaux électriques du cerveau qu’un algorithme d’IA convertit ensuite en un score d’attention. Le logiciel FocusEDU a permis aux enseignants d’obtenir en temps réel le degré d’attention de chaque élève dans la classe grâce à un tableau de bord. En outre, des lumières sur l’avant du casque affichaient différentes couleurs en fonction du degré d’attention, ce qui permettait aux enseignants d’identifier les élèves inattentifs. Les autorités locales ont suspendu l’essai en octobre 2019 en raison de problèmes de confidentialité.
Un autre projet de surveillance des élèves en fonction de leur comportement et de leurs émotions a été mené à la Middle School n° 11 de Hangzhou (province du Zhejiang, Chine). Hikvision, un fabricant d’équipements de vidéosurveillance basé à Hangzhou, a mis au point des caméras équipées de la technologie de reconnaissance faciale. Dans ce système intelligent de gestion du comportement, les caméras surveillent le comportement et les expressions faciales des élèves en classe. Un algorithme d’IA répertorie six comportements différents (lire, écrire, écouter, se lever et s’allonger sur le bureau) et distingue sept expressions faciales (neutre, heureux, triste, déçu, fâché, apeuré et surpris). Un score global d’attention est calculé à partir de ces classifications. Ces informations sont communiquées aux enseignants en temps réel sur un écran. Suite aux inquiétudes exprimées par certains parents, l’utilisation de la technologie d’évaluation des expressions faciales a été interrompue en mai 2018. Depuis lors, l’école n° 11 de Hangzhou utilise principalement les caméras de reconnaissance faciale pour contrôler les présences et les paiements effectués sur le campus.
Ces deux exemples indiquent que le recours aux technologies intelligentes à des fins de surveillance des individus ne va pas sans problème. D’un point de vue scientifique, un des problèmes majeurs concerne la qualité des modèles théoriques qui sont utilisés pour identifier les émotions et mettre celles-ci en lien avec les résultats d’apprentissage. (À notre connaissance, aucun travail de recherche n’a été publié sur ces projets pilotes et les modèles théoriques qui mesurent la motivation des élèves). Dans la mesure où les solutions technologiques proposées ne sont pas si différentes de celles utilisées dans d’autres établissements scolaires chinois (voir l’Encadré 1.1), il faut souligner plutôt les problèmes liés à l’acceptation et la communication à l’échelle locale, qui ont également leur importance lorsque la réglementation sur la protection de la vie privée et des données n’est pas aussi stricte que dans certains pays de l’OCDE.
Source : Focus EDU (Standaert, 2019[41] ; Wang, Hong et Tai, 2019[42]) ; Hikvision (Li et Jourdan, 2018[43] ; Yujie, 2019[44] ; Lee, 2018[45])
Une autre question d’ordre pratique et éthique concerne l’utilisation des informations générées par l’analyse des données sur les enseignants et les autres membres du personnel. En général, le personnel d’une organisation ne bénéficie pas de la même réglementation en matière de protection des données et de la vie privée que les élèves ou d’autres personnes. Les technologies intelligentes et l’analyse des données de l’apprentissage ont certes le potentiel de fournir des informations et un soutien aux enseignants et aux autres acteurs de l’éducation pour qu’ils prennent de meilleures décisions et améliorent leurs pratiques professionnelles, mais elles peuvent également être utilisées contre eux et entraîner involontairement des comportements sociaux indésirables. L’analyse des données de la classe peut être utilisée pour surveiller le comportement professionnel des enseignants, et parfois identifier des lacunes dans la façon dont ils organisent l’apprentissage dans leur classe (Dillenbourg, 2021[12]). Les informations récoltées doivent-elles être utilisées pour sanctionner les enseignants ou au contraire leur apporter un véritable soutien ? Une fois que des élèves présentant un risque de décrochage sont détectés, on peut très bien imaginer que leur établissement décide de les écarter, voire de les expulser, ce qui ne fait qu’augmenter la probabilité qu’ils finissent par quitter le système scolaire (Bowers, 2021[19]). Compte tenu de leur caractère potentiellement intrusif en matière de surveillance, l’utilisation des technologies intelligentes ne pourra se développer que si elle s’accompagne d’une confiance dans leur rôle positif et émancipateur. Si leur utilisation sur une base volontaire devait avoir des effets négatifs sur les enseignants, les directeurs d’établissement et les décideurs, elles pourraient apparaître comme moins acceptables et faire l’objet d’une résistance. Pour y remédier dans une perspective éthique, cela pourrait se traduire par une confidentialité totale concernant les résultats ou des explications claires sur les implications potentielles pour le personnel qui utiliserait ces technologies. (Ces arrangements/dispositions pourraient aussi être liés à la précision et l’efficacité des technologies en question). Comme dans le cas des informations fournies par les systèmes d’information longitudinale, deux philosophies différentes sont envisageables. Certains soutiennent que leurs informations devraient être utilisées pour récompenser et sanctionner les parties concernées en vertu d’un mécanisme de responsabilisation, ce qui est également un moyen de les inciter à prêter attention aux informations récoltées. D’autres estiment que les informations ne devraient pas être utilisées pour récompenser ou sanctionner les parties prenantes, car celles-ci pourraient induire une forme d’opposition par rapport à l’utilisation des informations ou les inciter à essayer de « déjouer le système » - et donc à adopter un comportement pas réellement éthique. La question de la meilleure stratégie n’est pas encore tranchée.
Les technologies intelligentes étant des systèmes sociotechniques, leur adoption et leur utilisation nécessiteront généralement un certain niveau de confiance de la part des enseignants, des établissements, des gouvernements et des autres parties prenantes, ainsi qu’une certaine attention à leurs éventuels effets négatifs. Pour instaurer la confiance, il faut s’appuyer sur une forme de réglementation et la mise en œuvre de pratiques éthiques, notamment de mécanismes de gouvernance :
Une réglementation sur la protection des données et la vie privée, ainsi que des conseils pratiques sur la manière de mettre en œuvre ces dispositions quand différents types de données et différents niveaux de ressources et de compétences sont impliqués ;
Une réglementation ou de bonnes pratiques sur la gouvernance des données, et notamment une stratégie qui met les données collectées via les technologies intelligentes à la disposition des chercheurs et éventuellement des entreprises concurrentes ;
Une réglementation ou des directives sur la transparence, l’ouverture et la reproductibilité des algorithmes, ainsi que le financement et la mise en œuvre du processus indépendant qui examine la conception des algorithmes et leurs résultats ;
La protection des données et le contrôle des algorithmes peuvent se faire dans une optique de gestion des risques : il convient de trouver un équilibre entre la prise de risques et la sensibilité des données (ou de leur utilisation), tout en sachant que des réglementations (ou des recommandations éthiques) trop restrictives en matière de risques entraveront le développement des technologies éducatives intelligentes et empêcheront les bénéficiaires potentiels de profiter de leurs avantages éventuels. Les réglementations évoquées ci-dessus doivent être mises à jour en fonction de la rapide évolution des technologies intelligentes, et une collaboration étroite entre les chercheurs en matière de protection des données et de technologies intelligentes peut contribuer à la conception commune de solutions efficaces.
Infrastructure et bien public
Les technologies intelligentes nécessitent en règle générale une solide infrastructure Internet, informatique et de données. Les systèmes d’intelligence artificielle, les systèmes d’apprentissage adaptatifs qui fournissent des informations en temps réel aux enseignants et aux apprenants, les évaluations basées sur le jeu, la blockchain, les robots sociaux, nécessitent tous un matériel informatique approprié dans les établissements scolaires et les universités (y compris le matériel apporté par les étudiants eux-mêmes), mais aussi chez soi à la maison. À cela s’ajoute une capacité de bande passante et de mise en réseau qui permet d’assurer des vitesses de transfert de données stables et acceptables. Il faut également investir dans du personnel informatique pour assurer la maintenance du matériel dans les établissements d’enseignement. Un bon matériel informatique est une condition de base, mais une infrastructure d’apprentissage numérique a d’autres exigences.
Les décideurs politiques doivent penser à l’infrastructure également en termes de ressources numériques, qu’il s’agisse du contenu et des outils, qui devraient être fournies par les pouvoirs publics aux citoyens, aux étudiants et aux établissements d’enseignement - soit directement ou indirectement par le biais de subventions ou de financement aux établissements. Les contraintes budgétaires peuvent limiter ces initiatives, mais il faut par ailleurs définir ce qui devrait constituer le noyau des ressources numériques destinées à tous, et ce qui devrait en revanche être accessible à titre privé. Une autre question surgit naturellement : dans quelle mesure les technologies intelligentes doivent-elles faire partie de l’infrastructure de base de l’enseignement numérique ? Suffit-il de mettre certaines ressources éducatives à la disposition du public ou doivent‑elles également être dotées des fonctions d’apprentissage personnalisé que proposent certains systèmes de tutorat intelligent ?
L’infrastructure numérique concerne également les « compétences numériques » des individus, c’est-à-dire leur capacité à utiliser les ressources numériques dans le cadre de leur pratique professionnelle. Dans le cas particulier des enseignants, les compétences numériques consistent moins à maîtriser la technologie elle-même qu’à pouvoir intégrer les outils, ressources et résultats technologiques dans leurs pratiques pédagogiques. Sauf si elles sont entièrement automatisées, les solutions technologiques ne sont en effet que de simples outils pour aider les êtres humains à améliorer l’enseignement, l’apprentissage ou la gestion des systèmes éducatifs. Les possibilités d’apprentissage professionnel pour le personnel, à la fois par le biais de formations et d’opportunités d’apprentissage professionnel continu, constituent donc un dernier aspect qui devrait faire partie intégrante d’une infrastructure numérique solide.
Les chercheurs universitaires et le personnel scientifique des agences technologiques publiques peuvent certes avoir les compétences nécessaires pour développer certaines de ces technologies intelligentes, mais les gouvernements, les établissements et les universités s’en remettront généralement à des entreprises privées de technologie éducative pour que celles-ci mettent au point les solutions technologiques et en assurent la maintenance (si possible dans le cadre de partenariats public-privé, comme indiqué ci-dessus).
Les pouvoirs publics doivent veiller à investir dans leur infrastructure numérique et à garantir des possibilités de connexion pour tous. Ils ont également trois autres responsabilités majeures par rapport au secteur privé :
S’assurer, via les politiques de passation de marchés ou d’autres mesures incitatives, que les technologies intelligentes financées ou achetées par les pouvoirs publics sont accessibles aux établissements à des coûts abordables.
Veiller à ce que certaines techniques ou découvertes clés dans le champ des technologies éducatives intelligentes deviennent ou restent un bien public international et permettent à davantage d’acteurs internationaux de développer de nouvelles solutions interopérables qui contribueront à améliorer l’éducation pour tous dans le monde entier.
Veiller à ce que les personnels aient la possibilité d’apprendre à utiliser correctement les technologies intelligentes et les ressources numériques mises à leur disposition.
Recherche et développement
Cet ouvrage illustre comment les technologies intelligentes peuvent être utiles au monde de l’éducation. En même temps, les différents chapitres relèvent chacun qu’au stade actuel, nous manquons d’éléments factuels solides qui plaident en faveur de l’utilisation efficace des technologies intelligentes. La précision algorithmique réelle des solutions technologiques doit être étayée et mieux communiquée, mais il faudrait également produire davantage de preuves sur leur utilisation efficace dans des contextes éducatifs réels. Les robots sociaux sont l’un des rares domaines où des méta-analyses et quelques résultats probants ont pu être établis sur une utilisation spécifique de la technologie pour améliorer les résultats d’apprentissage (Belpaeme et Fumihide, 2021[10]).
Bien que la recherche et le développement en matière d’éducation soient nécessaires, de nouvelles approches peuvent être envisagées.
Les décideurs politiques et les soutiens financiers de la recherche doivent rester conscients que la technologie ne doit pas être testée juste pour ce qu’elle est en soi. En fait, la bonne question n’est pas de savoir si une application technologique spécifique est « efficace », mais plutôt d’identifier et de tester si certaines utilisations spécifiques produisent des résultats positifs. En général, lorsqu’il s’agit d’enseignement, la question de recherche portera sur la pédagogie et la façon dont la technologie renforce cette pédagogie plutôt que sur la technologie elle-même. Lorsqu’il s’agit de processus administratifs, la question peut porter sur les actions encouragées ou induites par la technologie intelligente plutôt que sur la technologie elle-même.
Des projets de recherche expérimentale se sont déjà penchés sur certaines applications technologiques spécifiques. Cependant, comme le développement des technologies intelligentes (et de la puissance de calcul) est rapide, les preuves de leur efficacité peuvent être vite dépassées et ne plus être pertinentes au fur et à mesure de l’évolution de la technologie.
Comme pour d’autres technologies numériques, les technologies intelligentes permettent de nouveaux types de recherches rapides lorsqu’elles sont effectuées en ligne, comme la recherche A/B. Cette méthode consiste à essayer deux conceptions différentes (A et B) d’une technologie donnée avec deux groupes différents pour identifier rapidement celle qui fonctionne le mieux (lorsqu’il y a une large utilisation en ligne). Cette approche peut être étendue à la salle de classe pour évaluer l’utilisation efficace de différentes conceptions d’une technologie intelligente donnée ou de l’utilisation de différentes technologies intelligentes poursuivant des objectifs similaires dans une salle de classe ou au niveau du système, en tenant compte des comportements humains complexes qui sont liés à leur utilisation.
Devons-nous attendre des preuves solides avant d’utiliser les technologies intelligentes dans le domaine de l’éducation ? Dans les faits, cette approche peut s’avérer trop restrictive. Exiger des preuves solides avant l’introduction de toute innovation est souvent un moyen de garder en l’état des pratiques dont l’efficacité est rarement prouvée. L’innovation peut être menée de manière rigoureuse aussi, notamment par l’utilisation raisonnable d’éléments factuels qui viennent à l’appui de l’efficacité des solutions technologiques. Dans le cas de certaines technologies intelligentes, les processus d’évaluation habituels peuvent ne pas être les plus appropriés et il peut parfois être difficile de les mettre en œuvre. Il serait, par exemple, difficile d’évaluer l’efficacité des systèmes d’alerte précoce par le biais d’un essai contrôlé randomisé - l’une des raisons étant que les systèmes peuvent être configurés différemment d’un site à l’autre parce qu’ils doivent tenir compte de la situation locale. Les développements technologiques étant tellement rapides, on pourrait très bien imaginer que les résultats des expériences valideront ou invalideront des solutions technologiques qui sont déjà dépassées par des versions ultérieures de la solution (ou tout simplement par de nouvelles technologies). On pourrait évaluer des familles ou des groupes de solutions technologiques qui sont utilisés dans des cas bien précis.
Le niveau des preuves requis pour différents types de solutions devrait probablement être lié à l’impact potentiel ou aux risques découlant d’une solution technologique donnée. Les technologies intelligentes qui s’appuient sur une bonne « théorie de l’action » ou une bonne « théorie sous-jacente » devraient pouvoir être utilisées même sans éléments de preuve solides lorsque leur utilisation a un faible impact. En revanche, lorsque la théorie sous-jacente est lacunaire ou que la théorie d’action n’est pas claire, qu’il n’y a pas d’éléments de preuve, les décideurs politiques et les parties prenantes devraient être plus réticents à autoriser l’utilisation des technologies intelligentes dans un cadre public. Lorsque l’enjeu est potentiellement élevé, il est impératif d’utiliser des critères très élevés sans perdre de vue qu’il faut également comparer l’efficacité des algorithmes à celle des êtres humains lors de l’exécution de tâches similaires.
Pour apporter des réponses concrètes, les pouvoirs publics pourraient :
Investir dans des travaux de recherche sur l’utilisation de la technologie dans l’éducation dans des contextes réels en mettant l’accent sur la pédagogie ou les processus administratifs plutôt que sur la technologie elle-même ;
Mettre au point des référentiels nationaux et éventuellement internationaux qui contiennent des éléments probants sur les différents types d’utilisation des technologies dans l’éducation et les différents types de familles de technologies éducatives ;
Élaborer des normes communes concernant une R-D efficace en matière de technologies éducatives, en gardant à l’esprit que certaines spécificités du domaine ne sont pas à négliger.
Conclusions
Les technologies intelligentes qui pourraient transformer le monde de l’éducation sont déjà disponibles. Certaines sont plus avancées que d’autres, mais toute une série de solutions pourrait modifier le fonctionnement des systèmes éducatifs et des établissements d’enseignement à l’avenir. Certains de ces outils concernent la personnalisation de l’apprentissage (comme les systèmes de tutorat intelligents), la motivation et l’implication des élèves par rapport à l’apprentissage, ou la possibilité pour les élèves ayant des besoins particuliers de profiter pleinement du programme scolaire. La technologie peut également aider les enseignants. Les technologies intelligentes basées sur l’analyse des données de la classe leur permettent d’organiser l’enseignement et l’apprentissage en salle de classe en temps réel et a posteriori, tandis que les robots sociaux peuvent aider les enseignants et agir en tant qu’assistants pédagogiques, instructeurs ou même homologues apprenants. Les technologies ont également fait de grands progrès dans le soutien à la gestion des systèmes éducatifs, avec une multitude de solutions au niveau du système et des établissements pour gérer les budgets, les parcours d’études, les relations avec les parties prenantes externes, etc. Le développement de systèmes d’alerte précoce pour prévenir le décrochage scolaire (ou universitaire) est un bon exemple des progrès réalisés.
Les technologies intelligentes offrent de réelles perspectives pour rendre l’éducation plus efficace. Elles peuvent aider les élèves à obtenir de meilleurs résultats d’apprentissage et les enseignants à mieux enseigner (et aussi à mieux apprendre). Une autre perspective réside dans le renforcement de l’équité : les technologies contribuent à rendre l’éducation plus inclusive et peuvent offrir des possibilités d’apprentissage supplémentaires aux apprenants issus de groupes plus défavorisés, à condition qu’elles soient largement accessibles et utilisées. La numérisation a permis à de nombreux secteurs de la société de tenir compte de l’aspect de la maîtrise des coûts grâce à l’automatisation : c’est aussi le cas progressivement dans l’éducation. Dans le même temps, le développement et la maintenance des technologies peuvent être coûteux, et le coût public doit être évalué en fonction de ses avantages.
Même si aucune de ces perspectives ne se concrétisait, la numérisation pourrait néanmoins ouvrir de nouvelles voies à l’éducation formelle et la rendre plus pratique, plus agréable ou tout simplement... différente et en phase avec la vie moderne. L’innovation est en soi une source d’apprentissage professionnel pour les enseignants, mais aussi pour les apprenants : c’est un moyen de créer de nouvelles capacités au sein d’un système, simplement parce que les individus doivent s’adapter aux nouveaux impératifs qu’elle recèle en son sein (Cohen et Moffitt, 2009[46] ; Vincent-Lancrin, 2016[30]). L’introduction d’outils numériques dans les écoles et les universités ne doit pas être un simple objectif en soi, mais plutôt s’inscrire dans une perspective de changement et d’amélioration. C’est aussi une occasion pour l’éducation formelle d’être en phase avec notre époque numérique. Les écoles et les universités doivent-elles résister à la numérisation ou plutôt embrasser ce phénomène qui gagne du terrain dans toutes les sociétés de l’OCDE, indépendamment de ce qui se passe dans le monde de l’éducation ? Si les systèmes d’éducation formelle doivent permettre à chacun de profiter et d’apprendre de toutes les connaissances et expériences propres à l’humanité, ainsi que d’y avoir accès, l’éducation se doit d’être plus qu’un musée.
Plusieurs scénarios sont envisageables (et plusieurs ont été élaborés : voir (OECD, 2020[47]) pour les scénarios concernant la scolarité et (HolonIQ, 2018[48]) pour les scénarios concernant la numérisation).
Le premier scénario verrait le monde de l’éducation peu évoluer et utiliser dans une faible mesure les technologies et les ressources numériques dans l’enseignement et l’apprentissage. En d’autres termes, cela signifierait que la plupart des technologies intelligentes seraient disponibles à titre privé pour l’apprentissage extrascolaire, pour ceux qui en ont les moyens. Le marché des technologies de l’éducation continuerait à principalement proposer ses produits au marché de l’éducation informelle et de la formation en entreprise. La question à long terme est alors de savoir si les systèmes éducatifs resteront utiles. Dans ce cas de figure, l’apprentissage extrascolaire pourrait devenir aussi important, voire plus important, que l’apprentissage scolaire.
Un deuxième scénario voudrait que l’éducation ne change pas d’apparence, qu’en surface elle n’évolue pas, mais devienne très différente. À l’image des voitures ou des avions qui ont plus ou moins la même apparence qu’il y a 40 ans, mais sont devenus très différents maintenant qu’ils sont entièrement équipés de capteurs et de dispositifs informatiques. Les établissements d’enseignement peuvent également devenir des bâtiments connectés dotés de caméras, de capteurs et de dispositifs numériques qui permettent aux élèves, aux enseignants et aux responsables scolaires de prendre des décisions pour améliorer les pratiques d’enseignement, d’apprentissage et de gestion. Les technologies peuvent également renforcer l’apprentissage à domicile, en ayant recours à des ressources de tutorat plus intelligentes accessibles à tout un chacun.
Selon un troisième scénario, l’éducation s’appuierait sur les technologies intelligentes et d’autres tendances sociales liées à la numérisation pour se remodeler en tant qu’institution sociale. Il est vraisemblable que les individus travailleront de plus en plus à distance, que davantage de travaux scolaires s’effectueront à la maison, parfois avec une plus grande implication des parents et des communautés locales, et que le temps social passé à l’école sera principalement utilisé pour le tutorat individuel et l’apprentissage collectif. Par exemple, les élèves pourront choisir d’aller à l’école pour réaliser certaines tâches individuellement ou les faire à la maison, tandis que d’autres activités devront être réalisées dans le cadre scolaire avec leurs condisciples et sous l’encadrement des enseignants.
Les deux derniers scénarios auraient des implications pour les enseignants et modifieraient la manière d’enseigner. Ils feraient également évoluer le concept même d’élève et la manière dont les parents accompagnent leurs enfants dans leur scolarité. Des scénarios similaires pourraient s’appliquer à la gestion des systèmes éducatifs et des autres organisations concernées. Ainsi, de nombreux processus administratifs pourraient être entièrement automatisés. Pensons aux évaluations des élèves ou à leur répartition dans les établissements d’enseignement.
Il tombe sous le sens que l’avenir pourrait accoucher de scénarios complètement différents ou d’une combinaison de ceux-ci. Il est grand temps de réfléchir aux différentes possibilités et d’envisager comment les technologies numériques peuvent contribuer à l’amélioration de l’éducation.
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