Ce chapitre examine les liens que les émigrés tunisiens maintiennent avec leur pays d’origine et présente les principales tendances de la migration de retour. Les caractéristiques socio-démographiques des migrants de retour telles que l’âge, le sexe ou le niveau d’éducation sont présentées, de même que leur intégration sur le marché du travail. Plusieurs canaux sont ensuite identifiés, via lesquels les émigrés de retour mais aussi les émigrés tunisiens dans leur ensemble peuvent soutenir le développement économique de la Tunisie.
Talents à l'étranger
Chapitre 5. Les liens entre la Tunisie et sa diaspora : migrations de retour et contributions économiques
Abstract
Ce chapitre analyse dans un premier temps les intentions et les motivations des migrations des Tunisiens résidant à l’étranger. Sur la base du recensement tunisien de 2014, ce chapitre examine ensuite les caractéristiques et la situation sur le marché du travail des émigrés tunisiens de retour, en comparaison avec celles et ceux de la population totale de la Tunisie. Les résultats suggèrent que les émigrés de retour contribuent notamment à l’offre de travail qualifié ainsi qu’à l’entrepreneuriat. Les autres contributions matérielles et immatérielles de la diaspora tunisienne sont également étudiées.
Intentions de retour des émigrés tunisiens
Une part non-négligeable des émigrés tunisiens interrogés dans le cadre de l’enquête Gallup World Poll déclare avoir l’intention de quitter leur pays de résidence actuel pour un autre pays. Parmi les émigrés tunisiens ayant répondu à cette question entre 2009 et 2015, environ 20 % ont répondu qu’ils souhaiteraient s’installer de façon permanente dans un autre pays, y compris en retournant en Tunisie. Le Graphique 5.1 présente la part des émigrés tunisiens ayant l’intention de quitter leur pays de destination. Alors que cette part est inférieure à 5 % en Israël, elle atteint 21 % en France. Ces chiffres font écho à la part des émigrés récents dans ces pays de destination, qui était inférieure à 3 % en Israël en 2015/16, mais atteignait 8 % en France (voir le Tableau 1.1 du chapitre 1). Pour un certain nombre de raisons, on peut s’attendre à ce que les émigrés récents soient plus mobiles, c’est pourquoi ils déclarent plus souvent avoir l’intention de partir.
Toutefois, parmi les émigrés tunisiens ayant l’intention de quitter leur pays de destination, seuls 21 % déclarent avoir l’intention de partir dans les 12 prochains mois. Bien qu’ils envisagent un large éventail de nouveaux pays de destination, la Tunisie est la destination souhaitée la plus fréquemment citée (par 36 % de ceux qui ont l’intention de partir), suivie du Canada (11 %) et de l’Allemagne (7 %).
Dans la pratique, les retours permanents et temporaires en Tunisie peuvent être entravés par les types de permis de séjour que les émigrés tunisiens possèdent à l’étranger. Comme nous l’avons vu dans le chapitre 1, une proportion significative des émigrés tunisiens n’a pas la citoyenneté de leur pays d’accueil. De ce fait, un séjour suffisamment long en dehors de ce pays peut remettre en cause leur capacité à conserver ou renouveler leur titre de séjour. Dans ce cas, le retour dans le pays d’accueil peut devenir difficile, voire impossible. Le Graphique d’annexe 5.A.1 montre qu’environ 285 000 ressortissants tunisiens résidant dans des pays de l’Union européenne en 2017 détenaient un permis de séjour de longue durée. Le statut de résident de longue durée permet de séjourner dans un autre pays, mais peut être perdu si la durée du séjour atteint plusieurs années. Cela signifie qu’en plus des émigrés ayant acquis la nationalité de leur pays d’accueil, un nombre considérable d’émigrés tunisiens établis dans des pays de l’UE pourraient revenir en Tunisie pour un certain temps sans perdre leur statut de résident dans leur pays d’accueil.
Caractéristiques des émigrés tunisiens rentrés en Tunisie
Presque 30 000 migrants de retour récents en Tunisie, dont deux tiers viennent d'un pays de l'OCDE
D’après le recensement tunisien de 2014, près de 30 000 Tunisiens sont revenus en Tunisie entre 2009 et 2014 (voir Encadré 5.1 pour la définition des migrants de retour). Cet effectif ne représente que 0.3 % de la population totale vivant en Tunisie en 2014. Parmi les migrants de retour, environ 20 000 d’entre eux étaient âgés de 15 ans et plus.
Selon les données de la Tunisia Labor Market Panel Survey (TLMPS) – qui couvrent les retours, quelle que soit leur date, des individus âgés de 15 ans et plus qui avaient émigré pour un motif professionnel (voir Encadré 5.1) – un tiers des migrants de retour sont revenus entre 2009 et 2014. Cela suggère donc que l’effectif total des migrants de retour âgés de 15 ans et plus était de l’ordre de 60 000 en 2014.
La plupart des émigrés de retour en Tunisie sont jeunes et de sexe masculin (voir le Graphique 5.2). Sur les 20 000 migrants de retour récents âgés de 15 ans et plus identifiés dans le recensement, 56 % avaient moins de 40 ans, une proportion similaire à celle observée dans la population totale (54 %).
La part des trentenaires était particulièrement élevée : alors que les 30‑39 ans représentaient 16 % de la population totale, 23 % de tous les migrants de retour étaient dans cette catégorie d’âge. Le retour, comme l’émigration (voir le chapitre 2), est un phénomène masculinisé : d’après le RGPH, seulement 43 % (soit 12 500) des émigrés de retour étaient des femmes, contre 50 % de la population totale de la Tunisie. Les femmes qui vivaient à l’étranger en 2009 ont tendance à être plus jeunes que les hommes : 79 % des émigrées de retour avaient moins de 40 ans, contre 64 % de leurs compatriotes masculins. Les parts des moins de 40 ans dans la population totale étaient de 64 % pour les femmes et 65 % pour les hommes.
Les émigrés de retour en Tunisie viennent principalement des pays de l’OCDE (voir le Graphique 5.3) : selon le RGPH, plus 65 % des migrants de retour (19 000) recensés en 2014 résidaient auparavant dans un pays de l’OCDE. La moitié des migrants de retour vivaient dans seulement deux pays avant de rentrer en Tunisie : la France (7 600, soit 26 % de tous les émigrés de retour) et l’Italie (7 000, soit 24 % du total). Les migrants de retour en provenance d’Allemagne représentaient 4 % du total, soit 1 300 personnes.
Les migrants de retour revenus en Tunisie entre 2009 et 2014 en provenance des pays de l’OCDE représentaient environ 3 % du total des émigrés tunisiens résidant dans les pays de l’OCDE en 2010/11. Ces retours récents vers la Tunisie sont moins nombreux que les émigrés tunisiens récemment partis vers les pays de l’OCDE : en 2015/06, on comptabilisait en effet 63 000 émigrés tunisiens arrivés depuis moins de cinq ans.
En dehors des pays de l’OCDE, le pays de provenance le plus important était la Libye, d’où venaient 12 % des migrants de retour. Les données du RGPH ne montrent pas de différences majeures entre les pays de provenance en ce qui concerne le sexe des migrants de retour (voir le Graphique 5.3). La part des femmes est inférieure à 50 % pour presque tous les pays de provenance, et ne dépasse pas 43 % pour les pays de l’OCDE, une proportion similaire à celle observée parmi les émigrés tunisiens restés dans les pays de l’OCDE.
Encadré 5.1. Données sur les migrants de retour en Tunisie
Bien qu’il n’existe pas de source de données dédiée aux migrants de retour en Tunisie, d’autres enquêtes peuvent fournir des informations sur leurs motifs de retour et sur d’autres caractéristiques. Le Recensement Général de la Population et de l’Habitat (RGPH) tunisien de 2014, mené par l’Institut National de la Statistique (INS), contient des données qui permettent de décrire une partie de la population d’émigrés de retour en Tunisie. Dans le RGPH, les migrants de retour sont identifiés à l’aide de plusieurs variables : nationalité, lieu de résidence actuel et lieu de résidence en 2009.
Sur la base des données du RGPH de 2014, les migrants de retour sont les citoyens tunisiens résidant en Tunisie en 2014 et dont le lieu de résidence déclaré en 2009 était à l’étranger. Cette source de données ne permet donc pas de dénombrer tous les migrants de retour vivant en Tunisie puisqu’elle ne capte que ceux partis de Tunisie avant 2009 et rentrés entre 2009 et 2014. Un grand nombre de résultats du RGPH sur le thématique des migrants de retour figurent dans un document publié par l’Institut National de la Statistique (2015[1]).
Une autre source de données peut aider à combler certaines des limites du RGPH. L’Economic Research Forum (ERF) et l’Institut National de la Statistique (INS) de la Tunisie ont mené en 2014 une enquête panel sur le marché de travail en Tunisie (« Tunisia Labor Market Panel Survey » ou « TLMPS »). La TLMPS est une enquête représentative à l'échelle nationale qui comprend des informations détaillées sur les ménages et les individus, y compris un module sur les migrants de retour en Tunisie. L’échantillon final comprend presque 12 000 personnes âgées de 15 ans et plus dans tous les gouvernorats du pays (voir Assaad et al. (2016[2]) pour plus d’informations sur l’enquête). Sont considérés comme des migrants de retour les individus nés en Tunisie ayant indiqué, dans le cadre de l’enquête TLMPS, qu’ils ont déjà travaillé à l’étranger pendant au moins six mois.
Les migrants de retour sont concentrés dans la capitale
Les données du recensement permettent d’étudier la dimension régionale des migrations de retour en Tunisie (voir Graphique 5.4). Les émigrés de retour en Tunisie sont plus concentrés géographiquement que la population générale. Ils sont en particulier surreprésentés dans le gouvernorat de Tunis, qui est le plus peuplé de Tunisie : 18 % des migrants de retour vivaient dans le gouvernorat de la capitale en 2014, alors que la part de la population générale qui y résidait était de 10 %. Plus de la moitié (52 %) des émigrés de retour étaient installés dans seulement cinq gouvernorats (Tunis, Ariana, Nabeul, Ben Arous et Sousse) qui représentaient 34 % de la population totale. Ces gouvernorats du littoral tunisien sont parmi les plus riches et les plus dynamiques économiquement.
Les migrants de retour passent en moyenne 12 ans à l’étranger avant de rentrer
Les données du recensement ne contiennent pas d’information sur la durée du séjour à l’étranger des migrants de retour, mais les données de la TLMPS peuvent aider à comprendre combien de temps les émigrés passent dans les pays de destination avant de rentrer en Tunisie. Près de la moitié des migrants de retour sont restés hors de Tunisie pendant plus de dix ans avant de rentrer (45 %). Ceux qui ont résidé à l’étranger pendant cinq à dix ans étaient plus rares (14 %), tandis qu’environ 40 % des émigrés de retour en Tunisie ont passé cinq ans ou moins à l’étranger. La durée moyenne à l’étranger était de 12 ans, et la durée médiane de 9 ans. Les données de la TLMPS montrent aussi que la durée moyenne de séjour à l’étranger varie selon le pays de destination. La majorité des émigrés rentrés de certains pays européens y sont restés pendant plus de 10 ans, y compris en France (62 %), en Italie (65 %) ou en Allemagne (75 %). En revanche, deux tiers des émigrés rentrés de Libye n’y sont restés que moins de cinq ans.
Plus de 70 % des émigrés de retour en Tunisie ont un niveau d’éducation secondaire ou supérieur
Les émigrés de retour ont généralement un niveau d’éducation plus élevé que la population générale en Tunisie : 71 % des émigrés de retour avaient un niveau d’instruction secondaire ou supérieur, contre 48 % de la population générale (voir le Graphique 5.5). Parmi les quelques 20 000 émigrés de retour de 10 ans et plus en 2014 recensés par la RGPH, 31 % étaient diplômés du supérieur, alors que seulement 13 % de la population générale de la Tunisie avait ce niveau. La part des diplômés du secondaire était aussi plus élevée chez les migrants de retour (40 %) que dans la population générale (35 %). En revanche, la part des migrants de retour sans instruction ou dont le niveau d’études ne dépasse pas l’enseignement primaire est comparativement faible (30 %) alors que la majorité (52 %) de la population générale avait un niveau d’instruction inférieur au secondaire.
Les femmes qui rentrent au pays ont tendance à avoir un niveau d’éducation aussi élevé que celui des hommes : la part des diplômées parmi les émigrés de retour est égale chez les hommes et les femmes (31 %), alors que la part des diplômés du secondaires masculins est légèrement supérieur (40 % chez les hommes contre 39 % chez les femmes). Ce résultat fait écho à la distribution de niveaux d’instruction par sexe pour les habitant de la Tunisie, où les parts des diplômés du secondaire et du supérieur ne sont pas différentes entre les femmes et les hommes.
Il est probable que les Tunisiens de retour ne soient pas représentatifs des émigrés tunisiens, parce que la décision de rentrer en Tunisie peut être liée à certaines caractéristiques individuelles. Par conséquent, ces caractéristiques seront plus fréquentes chez les migrants de retour que chez les émigrés tunisiens dans leur ensemble (Borjas and Bratsberg, 1996[3]). Un niveau d’éducation supérieur semble être lié à la décision de rentrer : parmi l’ensemble des émigrés tunisiens, 24 % avaient un niveau élevé en 2015/16 (voir chapitre 3). Les Tunisiens de retour dans leur pays avaient ainsi un niveau d’instruction plus élevé en 2014 (31 %) que leurs compatriotes émigrés toujours résidents à l’étranger en 2015/16.
Encadré 5.2. Retour des étudiants tunisiens
Des informations comparativement détaillées sont disponibles sur le comportement de retour des étudiants internationaux originaires de la Tunisie. Weisser (2016[4]) utilise les données d’Eurostat sur les permis de séjour pour estimer quel nombre d’étudiants internationaux ayant obtenu un diplôme dans les pays de l’Union européenne a changé de statut en 2010/12. Il estime à 43 % le taux d’installation des étudiants internationaux originaires de la Tunisie, soit environ 1 500 étudiants qui sont restés à l’étranger après leur diplôme. Les taux d’installation par pays sont estimés pour la France (58 %), qui correspond à elle seule à 1 300 étudiants. Une autre estimation présentée dans Bouoiyour et al. (2014[5]) confirme que le taux d’installation des étudiants internationaux originaires de la Tunisie semble particulièrement élevé en France (68 %). Parmi les migrants de retour interrogés en Tunisie dans le cadre du projet MIREM, moins de 4 % ont indiqué être étudiants juste avant leur retour (voir Cassarino (2007[6])).
Généralement, les raisons pour lesquelles les étudiants internationaux restent à l’étranger ou retournent dans leur pays sont classées en trois catégories (voir Weisser (2016[4]) pour un aperçu de la littérature). Tout d’abord, les facteurs économiques jouent un rôle important, notamment les perspectives d’emploi et de rémunération dans le pays de destination par rapport au pays d’origine. En outre, de moins grandes libertés sur les plans économique et politique dans le pays d’origine semblent dissuader en particulier les étudiantes internationales de revenir en Tunisie. Ensuite, les liens sociaux ont également une forte influence : le mariage, la présence de membres de la famille dans le pays de destination et les séjours de longue durée semblent diminuer les probabilités d’un retour. Enfin, la troisième catégorie est celle des facteurs institutionnels. Les étudiants internationaux bénéficiant d’une bourse de leur pays d’origine sont plus susceptibles de rentrer. Une plus grande proximité sur le plan linguistique ou culturel semble associée à une probabilité accrue de rester dans le pays de destination, et les taux d’installation sont bien évidemment influencés par les politiques d’immigration du pays de destination.
Motifs de retour des émigrés tunisiens
En général, les motifs du retour des émigrés dans leur pays d’origine peuvent être classés en quatre catégories (voir OCDE (2008[7])). Tout d’abord, les émigrés peuvent rentrer afin de profiter de possibilités économiques, qui dans certains cas ne s’offrent à eux qu’en raison de l’expérience ou des compétences qu’ils ont acquises à l’étranger. Ensuite, les émigrés peuvent avoir décidé de ne travailler à l’étranger que jusqu’à ce qu’ils aient économisé suffisamment d’argent pour monter un projet dans leur pays d’origine. Troisièmement, les émigrés peuvent préférer vivre dans leur pays d’origine, ce qui les pousse à rentrer à certaines périodes de leur vie (au moment de la retraite, ou pour fonder une famille par exemple). Enfin, le retour peut être une option pour les émigrés qui ne parviennent pas à s’intégrer dans le pays d’accueil et ne mènent donc pas la vie qu’ils espéraient avoir à l’étranger.
Les données du recensement de 2014 montrent que trois raisons dominent les motifs de retour des émigrés tunisiens (Graphique 5.6). Presque 30 % des émigrés revenus en Tunisie entre 2009 et 2014 ont cité l’accompagnement de la famille comme la raison de leur retour et 19 % ont cité l’emploi. Ces deux motifs de retour représentaient donc à eux seuls la moitié des réponses. Environ 20 % des répondants ont indiqué le retour au pays natal comme motif de retour, ce qui n’est pas aisément interprétable. Les migrants de retour ont aussi cité le mariage (12 %) et l’acquisition d’un logement ou de meilleures conditions de vie (10 %) comme motif. L’accompagnement de la famille était la raison du retour la plus répandue dans 17 gouvernorats, y compris à celui de Tunis. Le retour au pays natal prédominait comme raison du retour dans quatre gouvernorats (Jendouba, Kebili, Monastir et Tataouine), alors que l’emploi était le motif le plus répandu dans trois (Kasserine, Sidi Bouzid et Zaghouan).
Les données de la « Tunisia Labor Market Panel Survey » (TLMPS, voir l’Encadré 5.1) offrent un autre aperçu sur les motifs du retour des émigrés tunisiens. Alors que la moitié des émigrés rentrés en Tunisie entre 2010 et 2014 n’ont pas fourni de motif précis, 24 % ont cité le mariage comme raison pour leur retour. Plus de 15 % des migrants de retour ont indiqué des raisons liées au travail dans le pays de destination, telles que la fin imprévue du contrat, de mauvaises conditions du travail, ou un licenciement. Pour la population entière des émigrés de retour recensé par la TLMPS, qui comprend également des émigrés rentrés avant 2009, les raisons de retour étaient plus variées. Alors que 38 % n’ont pas donné de raison et 14 % ont cité le mariage, 9 % ont indiqué qu’ils sont rentrés pour partir à la retraite et 11 % pour fonder une entreprise ou s’occuper d’une entreprise familiale. Les ruptures de contrat de travail représentaient la raison pour 13 % des retours et les mauvaises conditions de travail 9 %.
Une autre enquête détaillée a été réalisée en 2006/07 pour étudier les migrations de retour au Maroc, en Algérie et en Tunisie. Les résultats de cette enquête, intitulée projet MIREM, ont été publiés par Cassarino (2007[6]). Cette étude définit les migrants de retour comme les personnes qui, au cours des dix années qui ont précédé l’enquête, ont passé du temps à l’étranger avant de revenir dans leur pays de naissance, ne serait-ce que de façon provisoire.
Parmi les migrants de retour en Tunisie, le projet MIREM fait la distinction entre ceux qui ont préféré rentrer au pays et ceux qui y ont été contraints (Cassarino, 2007[6]). Les répondants qui ont choisi de rentrer sont revenus en Tunisie principalement pour la retraite ou pour créer une entreprise (20 % et 19 % des répondants de ce groupe, respectivement). Parmi les autres raisons importantes figurent la nostalgie de la vie en Tunisie (12 %) ou des problèmes au sein de la famille restée au pays (12 %). Les répondants qui ont été obligés de rentrer en Tunisie ont principalement évoqué une mesure d’éloignement du pays de destination (44 % des répondants de ce groupe), des problèmes familiaux (34 %), l’expiration de leur permis de séjour à l’étranger (23 %), des problèmes fiscaux ou administratifs (10 %), et de graves problèmes de santé (5 %).
Les données du RGPH et des enquêtes TLMPS et MIREM soulignent donc l’importance des principaux motifs de retour : les possibilités économiques dans le pays d’origine, notamment la perspective de la création d’une entreprise ou de s’établir comme indépendant, le souhait de vivre dans le pays d’origine (notamment au moment de la retraite) et la difficulté à s’intégrer ou à s’installer de manière permanente dans le pays de destination. Outre les raisons citées dans OCDE (2008[7]), des motifs conjoncturels ou spécifiques à des situations individuelles, comme des problèmes familiaux dans le pays de destination ou dans le pays d’origine, jouent également un rôle important dans les décisions de retour des émigrés tunisiens.
Contributions économiques des émigrés tunisiens
Les émigrés tunisiens contribuent de nombreuses façons au développement économique de leur pays d’origine, notamment via l’offre de main-d’œuvre et de compétences, mais aussi en revenant en Tunisie et en s’y installant. Si certains mécanismes – comme l’offre de main-d’œuvre qualifiée, l’entrepreneuriat et le transfert de connaissances – exigent normalement que les émigrés tunisiens retournent en Tunisie au moins temporairement, ces derniers peuvent également exercer une influence positive depuis l’étranger par l’intermédiaire de mécanismes comme les envois de fonds, les échanges commerciaux et les réseaux d’affaires. Cette section présente les données disponibles sur certains des principaux mécanismes par lesquels les émigrés peuvent contribuer au développement de la Tunisie.
Les migrants de retour ont des emplois complémentaires à ceux des autres travailleurs mais peuvent avoir des difficultés à valoriser leurs compétences
Lorsque les émigrés tunisiens retournent dans leur pays et trouvent un emploi, ils contribuent à l’offre de travail en Tunisie. Le Graphique 5.7 présente la situation des migrants de retour sur le marché du travail en 2014 selon les données du recensement tunisien. Le taux d’emploi des migrants de retour était de 47 %, près de 10 points supérieur à celui de la population générale (39 %) et s’approchait de celui des émigrés tunisiens dans les pays de l’OCDE en 2015/16 (52 %). Le taux de chômage des émigrés de retour (12 %) était inférieur à celui de la population générale (15 %). De même, selon les données de l’enquête TLMPS, 75 % des migrants de retour âgés de 15 à 64 ans sont en emploi, soit une proportion nettement plus élevée que dans la population générale (46 %).
L’analyse détaillée des emplois occupés par les migrants de retour met en évidence leur concentration dans des emplois relativement qualifiés (Graphique 5.8) : 20 % d’entre eux ont un emploi de dirigeant ou cadre d’entreprises, exercent une profession intellectuelle ou scientifique ou une profession intermédiaire, alors que ces catégories de professions ne concernent que 14 % de l’ensemble des emplois en Tunisie. Les migrants de retour sont également plus souvent représentés dans les métiers qualifiés de l'industrie et de l'artisanat (34 %, contre 30 % parmi l’ensemble des travailleurs). En revanche, ils occupent moins souvent des emplois de conducteurs de machines et d’ouvriers. En termes de secteurs d’activité, les migrants de retour sont largement surreprésentés dans l’enseignement, où ils peuvent valoriser leur capital humain : 18 % des migrants de retour exercent dans ce secteur, contre 7 % de l’ensemble des travailleurs. Ils sont également nombreux dans les transports terrestres (14 % contre 4 % pour l’ensemble des travailleurs), l’épargne acquise lors de leur séjour à l’étranger pouvant les aider à investir dans l’acquisition d’un véhicule de transport. Ils sont en revanche sous-représentés dans le secteur agricole (18 % contre 24 %), du fait de leur concentration en milieu urbain, et dans l’administration publique (moins de 2 % contre 10 %), où le déroulement des carrières laisse peu de place à des épisodes migratoires.
Les migrants de retour occupent donc sur le marché du travail tunisien des emplois dans des professions et des secteurs assez différents des travailleurs qui n’ont pas résidé à l’étranger. Une forme de complémentarité existe donc entre les migrants de retour et les autres travailleurs, qui permet aux migrants de retour de valoriser les compétences spécifiques qu’ils ont acquises à l’étranger tout en contribuant activement à satisfaire des besoins de main d’œuvre.
Les migrants de retour ne sont toutefois pas à l’abri de difficultés d’insertion sur le marché du travail tunisien, en particulier lorsqu’ils sont confrontés à l’inadéquation entre les emplois disponibles et leurs qualifications. Comme le montrent David et Nordman (2017[8]), les migrants de retour tunisiens ont un risque plus élevé d’exercer un emploi demandant des qualifications inférieures à leur niveau d’éducation. Ce risque affecte plus particulièrement les individus ayant étudié à l’étranger. Ce risque de déclassement professionnel peut vraisemblablement inciter un certain nombre d’émigrés tunisiens hautement qualifiés à retarder ou éviter le retour. Cela peut aussi les conduire à s’établir à leur retour en tant qu’indépendants, ce qui peut constituer une utilisation sous‑optimale de leurs compétences. Il semble donc important de prêter une attention particulière aux perspectives d’emploi des migrants de retour ayant un niveau d’éducation élevé, afin de permettre à tous les émigrés tunisiens qui souhaiteraient rentrer de le faire dans de bonnes conditions, et de valoriser au mieux les compétences des migrants de retour sur le marché du travail et plus généralement dans l’économie tunisienne.
Entrepreneuriat : plus d’employeurs et d’indépendants parmi les émigrés de retour tunisiens
Les compétences et les réseaux spécifiques développés par les émigrés à l’étranger peuvent leur donner les moyens, quand ils rentrent en Tunisie, de monter une entreprise, de lancer de nouveaux produits sur le marché tunisien et de créer de l’emploi. Le Graphique 5.9 présente des données de la TLMPS sur la situation professionnelle des migrants de retour qui occupaient un emploi en Tunisie en 2014, en la comparant à celle de la population générale du pays. En 2014, les employeurs étaient beaucoup plus nombreux parmi les migrants de retour que dans la population générale de la Tunisie : la part des employeurs chez les migrants de retour (28 %) est presque six fois supérieur à celle observée dans la population totale (5 %). La proportion de travailleurs indépendants était aussi plus élevée parmi les migrants de retour (35 %) que dans la population totale (16 %). Les migrants de retour tunisiens ont donc une propension nettement plus élevée que la moyenne à créer leur propre entreprise, ce qui peut s’expliquer par certaines de leurs caractéristiques, en particulier le fait d’avoir pu accumuler de l’épargne et des connaissances professionnelles peu répandues en Tunisie. Les migrants de retour sont également un groupe spécifique au sein de la population : ayant fait la démarche d’émigrer, puis de retourner dans leur pays, ils sont probablement plus enclins que la moyenne à prendre des risques, à poursuivre des projets et à agir de façon indépendante.
Comme le montrent Gubert et Nordman (2011[9]) dans une analyse portant sur les migrations de retour vers l’Algérie, le Maroc et la Tunisie, la probabilité pour les migrants de retour de devenir des entrepreneurs dépend notamment de la nature du retour et des montants transférés durant leur séjour à l’étranger : les migrants revenus en Tunisie de façon involontaire ont une probabilité beaucoup plus faible de devenir entrepreneurs, tandis que les montants transférés jouent un rôle positif. De même, les individus qui étaient déjà entrepreneurs avant leur départ ont une probabilité plus importante que les autres émigrés de créer une entreprise à leur retour. Cela suggère que l’entreprenariat des migrants de retour tunisiens est souvent une option planifiée à l’avance, probablement avant même le départ à l’étranger. Selon ces résultats, ce ne sont ainsi pas nécessairement les migrants de retour les plus éduqués qui deviennent entrepreneurs. Une étude portant sur les migrants de retour au Maroc (Hamdouch and Wahba, 2015[10]) suggère également que l’épargne accumulée à l’étranger et les compétences acquises au cours de la migration sont des déterminants clés de l’entreprenariat des migrants de retour.
Le tissu associatif tunisien à l’étranger contribue en partie à ce dynamisme de l’entreprenariat au sein de la diaspora tunisienne. En particulier, la transition démocratique en Tunisie en 2011 a notamment conduit à un accroissement marqué du nombre d‘associations de Tunisiens (FORIM, 2017[11]). En France, alors que 85 associations dont les noms comportaient des références à la Tunisie ont été déclarées au Journal officiel entre 1996 et fin 2010, 136 ont été créées entre le début de l’année 2011 et avril 2017, avec un dynamisme particulier entre 2011 et 2014. Or, ces nouvelles associations contribuent à renforcer le cadre institutionnel mis en place pour accompagner les Tunisiens résidant à l’étranger, notamment en accompagnant les entrepreneurs potentiels. C’est par exemple le cas de l’Association des Tunisiens des Grandes Écoles (ATUGE), de l’ANIMA Investment Network (ANIMA INVEST), ou encore de l’Agence pour la Coopération Internationale et le développement l’Entrepreneuriat en Méditerranée (ACIM) (FORIM, 2017[11]).
Au travers de l’entreprenariat, les migrants de retour peuvent donc jouer un rôle positif dans le développement économique de la Tunisie. Toutefois, ce rôle ne peut être effectif que si les entreprises créées sont suffisamment pérennes et débouchent sur la création de nouveaux emplois. Bien que des données sur cette question ne soient pas disponibles pour le cas tunisien, une étude portant sur l’Égypte montre que les entreprises créées par les migrants de retour sont en moyenne plus pérennes que celles créées par les non migrants, grâce en particulier à l’épargne plus importante des migrants de retour qui leur permet de mieux absorber les chocs négatifs et de mettre en œuvre des projets de plus long terme (Marchetta, 2012[12]). Il serait particulièrement utile d’effectuer un suivi dans le temps de la pérennité et des performances des entreprises créées par des migrants de retour en Tunisie, et de mettre en œuvre si nécessaire des mesures permettant à ces entreprises de contribuer pleinement et de façon durable à l’économie du pays.
Les investissements réalisés par les émigrés avant et après leur retour
Une analyse portant sur les migrants de retour en Tunisie en 1986 a permis de mettre en évidence plusieurs faits saillants de la contribution des migrants de retour à l’économie tunisienne au travers de l’investissement (Mesnard, 2004[13]). Cette étude a montré que les montants épargnés à l’étranger ont une influence positive sur les investissements des émigrés à leur retour. Des projets étaient recensés dans plusieurs domaines, y compris l’agriculture (37 %), le commerce (27 %), l’industrie (9 %), le bâtiment (9 %) et les transports (18 %). La quasi‑totalité de ces projets d’investissement comptaient moins de 10 employés. La plupart des projets (87 %) étaient financés par l’épargne des migrants de retour accumulée à l’étranger. Alors qu’une petite part des projets a reçu des fonds de programmes spéciaux, aucun projet n’avait bénéficié d’un prêt bancaire. L’épargne des migrants de retour qui montaient leur propre projet dépassait même le PIB par habitant de l’époque.
Plus récemment, les résultats de l’enquête 2MO conduite en 2007 ont également montré l’importance de l’investissement des émigrés tunisiens pendant leur résidence à l’étranger (Miotti, Mouhoud and Oudinet, 2009[14]). Alors que la plupart des émigrés enquêtés déclaraient effectuer des transferts pour des dépenses quotidiennes ou de santé de leur ménage dans le pays d’origine, les émigrés tunisiens affirmaient plus souvent que des émigrés des autres pays MENA faire des transferts pour des raisons de placement financier, y compris pour investir dans une société en Tunisie. La même étude montrait que les émigrés tunisiens appartiennent à un profil investisseur, qui s’intéresse au transfert de fonds non seulement pour la construction d’une maison familiale mais aussi pour la création de petites entreprises qui fournissent des emplois pour leur famille. Ce profil est répandu surtout parmi les émigrés tunisiens retraités.
De nombreux obstacles persistent toutefois pour une meilleure mobilisation des investissements des émigrés tunisiens au profit de l’économie du pays (Commission économique pour l’Afrique, 2017[15]). L’attractivité de l’économie tunisienne pour les investissements étrangers reste faible, en raison d’un climat des affaires peu propice, d’une perception défavorable de la qualité des institutions et de la gouvernance et d’un ensemble de contraintes réglementaires et commerciales. De plus, le système productif tunisien reste dominé par des petites entreprises dans des secteurs peu innovants, et le système bancaire est peu souple, ce qui peut décourager les initiatives des investisseurs de la diaspora tunisienne.
Eu égard à l’importance potentielle des investissements réalisées par les émigrés tunisiens dans le pays durant leur séjour à l’étranger et après leur retour, les informations disponibles sur ce sujet sont très parcellaires. Il serait particulièrement utile de renforcer le suivi des projets d’investissement portés par les émigrés tunisiens, aussi bien avant qu’après leur retour, de façon à leur apporter les appuis financiers et techniques dont ils pourraient avoir besoin.
La diaspora transfère chaque année l’équivalent de 5 % du PIB de la Tunisie
Les liens forts que gardent les émigrés tunisiens avec leur pays d’origine transparaissent dans les envois de fonds vers la Tunisie : en 2017, les transferts de fonds des émigrés tunisiens ont atteint 1.9 milliards USD, ce qui correspond à près de 5 % du PIB de la Tunisie. À partir d’une enquête réalisée en France auprès d’émigrés originaires de Turquie et du Maghreb, Miotti et al. (2009[14]) ont montré que les émigrés tunisiens envoient des transferts plus souvent que toutes les autres nationalités nord-africaines, et que le montant moyen envoyé dépasse celui envoyé par les ressortissants des pays voisins.
Par rapport aux autres pays d’Afrique du Nord, la contribution des transferts de fonds au PIB de la Tunisie est intermédiaire (Graphique 5.10). Selon les données de la Banque mondiale, elle atteint en effet plus de 9 % en Égypte et près de 7 % au Maroc, alors qu’elle est proche de 1 % en Algérie. Dans le cas de la Tunisie, cette contribution au PIB est restée relativement stable, entre 4 % et 5 %, au cours des dernières années (Graphique 5.11).
Les transferts de fonds ont fourni à la Tunisie une source régulière de devises étrangères qui a dépassé le total cumulé des investissements directs étrangers et de l’aide publique au développement. Toutefois, il existe des facteurs conjoncturels et structurels qui pourraient conduire à une instabilité ou à une diminution de ces flux financiers. Abdih et al. (2012[16]) indiquent que les envois de fonds peuvent varier selon les conditions économiques prévalant dans les pays de destination, de sorte que les fluctuations économiques dans les pays de destination ont un impact sur les pays d’origine. De fait, de 2008 à 2011, dans le contexte de la crise économique touchant de nombreux pays européens où résident des émigrés tunisiens, les transferts de fond vers la Tunisie ont stagné alors qu’ils étaient en hausse les années précédentes (Graphique 5.11). De plus, selon Fargues (2011[17]), un scénario de baisse des envois de fonds pourrait se concrétiser en cas de modification de la composition démographique des émigrés tunisiens. Par exemple, si la part des émigrés tunisiens qui n’ont jamais été mariés augmente au fil du temps, les envois de fonds risquent de diminuer puisque les individus qui ne laissent pas un conjoint ou une famille entière au pays auront beaucoup moins d’incitations à envoyer de l’argent en Tunisie. Le vieillissement des émigrés tunisiens, notamment de la première vague dans les pays d’Europe, peut aussi conduire à un relâchement du lien avec le pays d’origine. D’autres changements de composition de la population tunisienne émigrée (motif de la migration, niveau d’éducation) peuvent également avoir une influence sur la tendance à la baisse des envois de fonds.
Les coûts de transaction demeurent un problème pour les transferts des émigrés : une analyse de l’OCDE (2016[18]) sur les frais de transfert depuis l’Union européenne suggère que les transferts vers les pays de la région « Middle East and North Africa » (MENA) engendrent des coûts d’au moins 3 % à 5 %, mais atteignent fréquemment plus de 5 %. Avec l’Afrique sub-saharienne, la région MENA présente ainsi des coûts de transfert d’envois de fonds plus élevés que ceux observés pour d’autres régions du monde, où certains transferts peuvent être réalisés à un coût inférieur à 3 %.
La diaspora s’implique aussi dans les évolutions de la société tunisienne
Au-delà de la dimension purement économique des relations avec sa diaspora, la Tunisie peut aussi bénéficier de l’implication des émigrés dans les évolutions de la société. La diaspora tunisienne a ainsi exprimé un désir fort de contribuer au développement de la Tunisie après la révolution (voir Encadré 5.3). De même, les Tunisiens résidant à l’étranger se sont massivement mobilisés lors de l’élection de l’Assemblée constituante en octobre 2011. Bien que leur participation aux élections parlementaires de 2014 ait été plus faible, Jaulin et Nilsson (2015[19]) ont montré que les élections à distance mobilisent particulièrement les migrants intégrés à leur pays de résidence et conservant de fortes relations avec la Tunisie. Les Tunisiens de l’étranger bénéficient d’ailleurs désormais d’une représentation parlementaire, avec 18 sièges sur les 217 que compte l’Assemblée tunisienne (dont 10 pour les Tunisiens résidant en France). Par ailleurs, la constitution de nombreuses associations d’émigrés tunisiens depuis 2011 atteste également de la volonté d’engagement de la diaspora dans la vie civique de la Tunisie.
Encadré 5.3. Le rôle de la diaspora tunisienne pendant la transition démocratique
À l’instar des pays voisins d’Afrique du Nord tels que l’Égypte et le Maroc, la Tunisie a connu début 2011 des vagues de manifestations visant à révolutionner le statu quo politique et social. Le « printemps arabe » en Tunisie a culminé avec le renversement du président Ben Ali le 14 janvier 2011, mais la période de transition turbulente a duré beaucoup plus longtemps. La diaspora constituée des émigrés résidant à l’étranger et leurs descendants a joué un rôle essentiel en aidant les familles à surmonter leurs difficultés, non seulement sur le plan économique, mais aussi sur le plan psychologique.
Tuccio et Wahba (2018[20]) exploitent sept vagues de l’enquête Gallup World Poll de 2008 à 2013 pour étudier l’impact de la famille ou des amis proches sur le bien-être des non-migrants en Tunisie. En particulier, ils se concentrent sur la manière dont les réseaux d’émigrés ont modifié la perception de la souffrance, de l’optimisme, du bien-être social et de l’engagement civique de la gauche. Leurs résultats suggèrent que, contrairement à la période d’avant la révolution (2008‑2011) où les Tunisiens avec et sans entourage proche émigré à l’étranger avaient une perception similaire de la vie, après la révolution, le bien-être et l’optimisme des individus n’ayant aucun émigré dans leur entourage proche ne s’est détérioré de manière dramatique alors que les Tunisiens disposant de réseaux sociaux à l’étranger ont gardé une vision beaucoup plus optimiste de l’avenir. Ces résultats restent par ailleurs similaires avec et sans tenir compte des envois de fonds que les migrants ont renvoyé chez eux, soulignant l’effet psychologique de la présence d’une diaspora à l’étranger. Comme suggéré par Diwan et al. (2017[21]), un tel « amortisseur psychologique » lors de la transition turbulente vers la démocratie peut être lié à un transfert de normes politiques des émigrés résidant dans des pays plus démocratiques vers des non-migrants en Tunisie, qui renforce leurs croyances « en les aspects positifs d’un ordre plus démocratique à venir ».
L’implication de la diaspora dans la vie politique et sociale tunisienne résulte à la fois de l’engagement des émigrés envers leur pays d’origine, mais également des possibilités qui leur sont offertes par la Tunisie de manifester et de développer cet engagement. À cet égard, la Tunisie dispose depuis longtemps d’une structure institutionnelle d’« encadrement » de la diaspora. L’Office des Tunisiens à l’Étranger (OTE), créé en 1988, dont la tutelle est exercée par le Ministère des Affaires sociales, a un mandat d’action large vis-à-vis de la diaspora tunisienne. Les missions de l’OTE comprennent à la fois des activités à destination des jeunes générations de Tunisiens résidant à l’étranger (colonies de vacances, voyages d’études, enseignement de la langue arabe, etc.), des initiatives à destination des émigrés disposant de compétences particulières (séminaires et promotion de l’investissement en Tunisie), et l’aide à la réinsertion économique des émigrés de retour.
L’OTE dispose également de représentations à l’étranger pour mener des actions sociales et culturelles auprès des émigrés tunisiens, et d’espaces socioculturels qui leur sont spécifiquement dédiés, les Maisons des Tunisiens. Ces centres proposent des activités variées – socioculturelles, éducatives, sportives, etc. – dans les principaux pays de résidence des émigrés tunisiens (France, Allemagne, Italie, Canada et Autriche). L’OTE dispose également de 17 délégations régionales dans chaque gouvernorat en Tunisie, permettant une action au niveau local et régional.
En outre, des attachés sociaux sont, depuis 1972, affectés auprès des ambassades et consulats tunisiens à l’étranger (principalement en Europe, au Canada et dans les pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient). Ce corps a été renforcé par le recrutement d’assistantes sociales issues de la diaspora tunisienne en France, en Allemagne, en Italie, au Canada et en Autriche. Ces attachés interviennent sur de nombreux sujets, allant de la couverture sociale, au soutien dans les cas de conflits conjugaux, de difficultés judiciaires ou administratives. Ils jouent par ailleurs un rôle informatif auprès des émigrés.
Compte tenu de la nature du régime politique de la Tunisie dans le passé, les émigrés tunisiens ont pu toutefois être assez prudents dans leurs relations avec l’OTE, qui pouvait être perçu comme une instance de contrôle au service du régime (Pouessel, 2017[22]). Dans le nouveau contexte politique, une action publique visant à favoriser l’implication économique et sociale des émigrés tunisiens avec leur pays d’origine nécessitera donc d’établir des liens de confiance entre la diaspora et les institutions en charge de valoriser ses apports potentiels.
La Tunisie a entamé depuis quelques années un renouveau de sa politique à l’égard de ses émigrés. En 2016, la Tunisie a ainsi créé un Conseil National pour les Tunisiens résidant à l’étranger. Même si son fonctionnement n’est pas encore effectif, ce conseil vise à proposer et émettre un avis sur la politique nationale relative aux émigrés tunisiens. Par ailleurs, depuis 2012, la Tunisie a entrepris une réflexion sur le phénomène migratoire. Le projet de stratégie nationale migratoire prévoit deux objectifs stratégiques tournés vers les émigrés tunisiens : le premier vise à renforcer la contribution de la diaspora au développement, tandis que le second porte sur la protection des droits et intérêts des émigrés tunisiens et le renforcement des liens entre eux et la Tunisie. Bien qu’il ait été plusieurs fois révisé et pas encore validé par le gouvernement, il reste un cadre de référence pour l’action des administrations publiques et de la coopération. La validation et la mise en place effective de ces différentes orientations et institutions pourraient donc permettre une meilleure liaison entre la Tunisie et ses émigrés.
Conclusion
Les Tunisiens installés à l’étranger expriment parfois le souhait de revenir temporairement ou définitivement dans leur pays d’origine. Au-delà des circonstances personnelles qui peuvent conduire ou non à la concrétisation de ce projet, les types de permis qu’ils détiennent peuvent dans certains cas constituer un obstacle à leur mobilité. Au total, on peut estimer que l’effectif total des migrants de retour âgés de 15 ans et plus résidant en Tunisie en 2014 était de l’ordre de 60 000, dont 20 000 revenus après 2009. Deux tiers d’entre eux résidaient auparavant dans un pays de l’OCDE. Ces migrants de retour sont plus éduqués et plus fréquemment d’âge actif que la population générale de la Tunisie, et ils s’installent plus souvent dans la région de la capitale. Bien que le retour soit souvent motivé par des raisons familiales, l’emploi est également un motif clé du retour, et l’absence d’opportunités d’emploi en Tunisie peut constituer un obstacle majeur à la réinstallation dans le pays.
À leur retour, les émigrés tunisiens contribuent à l’économie de la Tunisie au travers notamment de leur insertion sur le marché du travail. Ils occupent souvent des emplois complémentaires de ceux occupés par les non migrants. Les migrants de retour hautement qualifiés jouent à ce titre un rôle clé et il est indispensable de valoriser au mieux leurs compétences en minimisant le risque d’un déclassement professionnel. Les migrants de retour, mais aussi les émigrés tunisiens résidant encore à l’étranger, contribuent également au développement économique de la Tunisie au travers de la création d’entreprises ou d’investissements, qui sont des moteurs clés de la création de nouveaux emplois. La réalisation de ces opportunités repose non seulement sur une bonne mobilisation des compétences et des ressources financières des émigrés, mais également sur l’amélioration de l’attractivité de la Tunisie en termes économiques et institutionnels.
Comme le montre le niveau toujours élevé des transferts de fonds et la mobilisation civique des Tunisiens de l’étranger lors des récentes échéances électorales, l’implication de la diaspora dans la construction et le progrès de la société tunisienne est forte. Le renforcement des liens de la Tunisie avec sa diaspora pour une meilleure mobilisation des énergies et des compétences passe par une prise en compte plus précise de ses atouts et de ses difficultés lors du retour, mais aussi par une consolidation de la confiance entre les institutions tunisiennes et les émigrés résidant à l’étranger.
Références
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