Ce chapitre analyse les flux de migrations récentes en provenance de Tunisie, ainsi que les intentions d’émigration observées au sein de la population tunisienne. Les flux de migration de la Tunisie vers les pays de l’OCDE sont comparés aux flux provenant d’autres pays d’Afrique du Nord. La composition des flux migratoires en provenance de la Tunisie est détaillée en termes de catégorie de migration et de certaines variables socio-démographiques des émigrés. En utilisant des données d’enquêtes internationales, le chapitre présente ensuite les résultats sur les intentions d’émigration déclarées au sein de la population tunisienne, pour certains groupes spécifiques de la population, ainsi que par rapport aux autres pays d’Afrique du Nord. Une attention particulière est accordée au lien entre les intentions d’émigration et la situation du marché du travail en Tunisie.
Talents à l'étranger
Chapitre 2. Tendances récentes de l’émigration tunisienne
Abstract
Les données statistiques concernant Israël sont fournies par et sous la responsabilité des autorités israéliennes compétentes. L’utilisation de ces données par l’OCDE est sans préjudice du statut des hauteurs du Golan, de Jérusalem Est et des colonies de peuplement israéliennes en Cisjordanie aux termes du droit international.
Ce chapitre s’appuie sur les données relatives aux flux migratoires annuels pour présenter l’évolution de l’émigration tunisienne au cours des dernières années. Puisque ces flux sont imputables à des décisions d’émigration récentes, ils sont représentatifs des comportements d’émigration actuels. À l’inverse, les chiffres sur les effectifs d’émigrés tunisiens résidant dans les pays de l’OCDE présentés dans le chapitre précédent correspondent au cumul des flux d’émigration sur une longue période. Ce chapitre présente également une analyse détaillée des données d’une enquête sur les intentions d’émigration de la population tunisienne, donnant ainsi un aperçu de ce que pourraient être les flux migratoires futurs, notamment de certains groupes démographiques. Bien que dans la plupart des cas, les intentions d’émigration ne se concrétisent pas, elles sont liées aux flux d’émigration observés et permettent de comparer les intentions d’émigration de groupes démographiques spécifiques.
Les flux des tunisiens vers les pays de l’OCDE
Une hausse des flux après la révolution de 2011, mais une stagnation depuis quelques années
La Base de données de l’OCDE sur les migrations internationales (voir l’Annexe 1.A dans le chapitre 1) fournit des données annuelles sur les flux migratoires légaux de migrants permanents et temporaires. Puisque les flux migratoires irréguliers ne sont pas observés et ne peuvent pas être pris en compte, les flux migratoires légaux sont nécessairement inférieurs aux flux migratoires réels. Selon ces données, les flux migratoires annuels légaux de la Tunisie vers les pays de l’OCDE ont augmenté de 74 % entre 2000 et 2013 pour culminer à près de 27 000 personnes (voir Graphique 2.1). Depuis 2013, toutefois, ces flux se sont stabilisés autour de 25 000 personnes par an. Il apparaît donc que la tendance à la hausse observée jusqu’en 2013 a laissé la place à une tendance à la stagnation.
En 2016 la Tunisie occupait la 62e position parmi tous les pays d’origine en termes de flux migratoires à destination des pays de l’OCDE. Le Taipei chinois (25 900 personnes) et l’Équateur (25 200) étaient juste devant la Tunisie dans le classement des flux par pays d’origine, alors que la Nouvelle-Zélande (24 200) et l’Afrique du Sud (23 900) suivaient la Tunisie.
Les données de permis de séjour délivrés par les pays européens collectées par Eurostat confirment cette tendance récente (Graphique 2.2) : depuis 2008, le nombre de premiers titres de séjour d’une durée au moins égale à un an délivrés par les pays européens de l’OCDE à des ressortissants tunisiens avoisine les 20 000 par an, avec des fluctuations modestes (le minimum étant observé en 2012 avec 17 000 permis et le maximum en 2008 et 2017 avec près de 22 000 titres).
Toutefois, si l’on prend en compte les permis de séjour d’une durée inférieure à 12 mois, une image un peu différente émerge qui reflète les flux migratoires qui se sont produits à l’occasion de la révolution tunisienne en 2010‑2011. Comme l’indique le Graphique 2.2, le nombre de permis délivrés à des ressortissants tunisiens pour une durée inférieure à 12 mois a connu une forte augmentation durant ces deux années. En effet, au cours du premier trimestre de l’année 2011, des milliers de Tunisiens ont fui vers l’île de Lampedusa en Italie (Ben Khalifa, 2013[1]). Afin de gérer ces arrivées de migrants en situation irrégulière, un accord signé entre les gouvernements tunisien et italien prévoyait notamment la régularisation de plusieurs milliers de Tunisiens en Italie. Par ailleurs, environ 5 000 Tunisiens ont demandé l’asile en Italie en 2011, un chiffre très élevé par rapport aux années précédentes et suivantes, mais très peu ont obtenu une décision positive. Du fait de ces flux exceptionnels, on observe un pic dans la délivrance à des ressortissants tunisiens de permis de moins de douze mois de la part des pays européens de l’OCDE en 2010‑2011 (Graphique 2.2), qui est essentiellement attribuable aux flux enregistrés vers l’Italie.
Les flux tunisiens sont moins élevés que ceux des autres pays d’Afrique du Nord, mais leur croissance est plus forte
En termes d’effectifs, les flux migratoires en provenance de Tunisie vers les pays de l’OCDE ne sont pas les flux les plus importants de la région d’Afrique du Nord. Les flux en provenance du Maroc, d’Égypte et d’Algérie sont plus élevés que les flux tunisiens (voir Graphique 2.3).
En revanche, la croissance des flux migratoires tunisiens vers les pays de l’OCDE entre 2000 et 2016 est plus importante que celle des flux en provenance des autres pays d’Afrique du Nord, à l’exception de l’Égypte : alors que les flux en provenance de Tunisie ont cru de 78 % au cours de cette période, les flux en provenance du Maroc ont diminué de 10 %, ceux originaires d’Algérie ont augmenté de 56 %, les flux Libyens ont augmenté de 23 % et les flux en provenance d’Égypte ont cru de 128 %.
Un facteur explicatif des différences entre les trajectoires de la Tunisie et du Maroc depuis quelques années est la moindre concentration des flux tunisiens vers des destinations fortement affectées par la crise économique en termes d’emploi. En particulier, alors que les flux d’émigrés marocains vers l’Espagne étaient très élevés jusqu’en 2008, ils ont connu une très forte diminution dans les années suivantes en raison de la dégradation très forte de la situation sur le marché du travail espagnol. En effet, le taux de chômage des émigrés marocains en Espagne a atteint 56 % en 2010/11 (OCDE, 2017[2]). A l’inverse, les flux tunisiens sont principalement orientés vers la France, et secondairement vers l’Italie et l’Allemagne, trois pays qui ont connu des évolutions du chômage moins dramatiques que l’Espagne dans le contexte de la crise. Le chapitre 4 de cette revue présente plus d’analyse sur la situation sur le marché du travail des émigrés tunisiens dans les pays de l’OCDE.
Par ailleurs, les évolutions politiques en Tunisie, en Libye et en Égypte depuis le début des années 2010 ont conduit à un accroissement des flux à caractère humanitaire depuis ces pays, tandis que le Maroc et l’Algérie n’ont pas connu le même contexte. Toutefois, selon Fargues et Fandrich (2012[3]), la hausse des flux d'émigration en provenance des pays de la région MENA n'est pas principalement une conséquence des printemps arabes, mais reflète essentiellement des tendances à la hausse persistantes liées aux conditions économiques et sociales dans les pays d’origine.
Une augmentation régulière des flux vers la France et un déclin récent des flux vers l'Italie
Le Graphique 2.4 présente les flux d’émigration récents en provenance de Tunisie vers les six principaux pays de destination actuels de l’OCDE, sur la base des permis de séjour délivrés annuellement (hors permis délivrés pour motif d’études). Tous ces pays font partie des 10 principaux pays de résidence de la diaspora tunisienne. Parmi les pays où la diaspora est nombreuse, seul Israël présente désormais des flux très modestes (moins de 100 personnes par an) : comme souligné dans le chapitre 1 (voir Encadré 1.3), l’émigration tunisienne à destination d’Israël remonte en effet à plusieurs décennies. Les flux vers ces six principaux pays représentaient en 2016 plus de 90 % des flux totaux à destination des pays de l’OCDE.
L’évolution la plus marquante des flux tunisiens récents en direction des principaux pays de destination est la hausse des flux vers la France et l’Allemagne et la diminution des flux vers l’Italie. Les flux de Tunisiens vers la France ont augmenté de 50 % depuis 2008, passant de 7 800 à près de 12 000 en 2017, tandis que les flux vers l’Allemagne ont plus que triplé (environ 600 en 2008 contre près de 2 000 en 2017). Dans le même temps – à l’exception des flux exceptionnels des années 2010‑2011 discutés plus haut – les flux vers l’Italie ont diminué de 40 % : alors que presque 6 000 Tunisiens y ont obtenu un premier titre en 2008, ce chiffre s’élevait seulement à 3 500 en 2017.
Alors que les flux vers l’Italie représentaient près de 40 % des flux de Tunisiens vers les pays européens de l’OCDE en 2008‑2009, cette part était inférieure à 20 % en 2016‑2017. En revanche, au cours de cette même période, la part des flux vers la France est passé d’un peu moins de 50 % à près de 60 %. L’attractivité persistante de la France pour les émigrés tunisiens peut s’expliquer par plusieurs facteurs, notamment le partage de la langue française, l’importance de la diaspora tunisienne déjà présente en France, ainsi que les perspectives d’emploi qualifié plus favorables que dans les autres destinations proches, comme l’Italie et l’Espagne.
Parmi les autres destinations principales des émigrés tunisiens en Europe, les flux vers la Belgique ont augmenté de 40 % entre 2008 et 2017 alors que les flux à destination du Royaume-Uni ont stagné. Les flux migratoires tunisiens ont également augmenté vers d’autres pays de l’OCDE non-européens : les flux à destination du Canada ont augmenté de plus de 50 % entre 2008 et 2017, tandis que ceux vers les États-Unis ont augmenté d’un quart. Au total, les flux vers les pays non-européens de l’OCDE restent toutefois modestes, avec environ 2 000 personnes par an, et essentiellement dirigés vers l’Amérique du Nord.
Des flux toujours dominés par des motifs familiaux, mais une augmentation récente des flux pour motifs professionnels
Une décomposition des flux d’entrées par catégories de titres permet d’appréhender l’importance relative des flux d’émigrés tunisiens liés à des motifs familiaux, professionnels et humanitaires. Comme le montre le Graphique 2.5, les flux en provenance de Tunisie vers les principaux pays de destination européens sont généralement dominés par les migrations familiales. C’est par exemple le cas des flux vers la France (77 % des permis en moyenne sur la période 2008‑17), l’Allemagne (87 %), la Belgique (73 %) et vers l’Italie (43 % pour 2008‑17, mais 67 % depuis 2012). En revanche, pour le Royaume-Uni, la part des permis familiaux est plus réduite (44 %).
La part des permis délivrés pour motifs professionnels est en moyenne faible pour la Belgique (10 %) et l’Allemagne (7 %). Elle est un peu plus élevée dans le cas des flux vers la France (17 %) et le Royaume-Uni (13 %). Dans le cas de l’Italie, la part des titres pour motifs professionnels était très élevée en 2008‑10 (61 %), mais elle a par la suite fortement diminué : en 2016‑17, les migrations professionnelles ne représentent plus que 4 % des flux de Tunisiens vers l’Italie.
Un fait saillant de l’évolution récente des flux vers la France, et dans une moindre mesure vers l’Allemagne, est l’importance croissante des permis pour motifs professionnels. Dans le cas de la France, cette hausse s’explique notamment par l’accroissement du nombre de titres délivrés à des professionnels qualifiés.
La proportion très élevée de titres appartenant à la catégorie « Autres » délivrés en Italie en 2011 (près de 65 %) correspond à l’afflux important de Tunisiens vers ce pays suite à la révolution, déjà discuté plus haut. Cette catégorie comprend en effet essentiellement des permis délivrés au titre de la demande d’asile et d’autres motifs humanitaires.
Par rapport aux flux en provenance des autres pays d’Afrique du Nord et à destination des pays européens de l’OCDE la Tunisie a un profil proche de celui du Maroc (Graphique 2.6) : pour ces deux pays, deux tiers des titres sont délivrés pour motif familial et un peu moins d’un quart le sont pour motif professionnel. Les ressortissants algériens ont en revanche plus souvent des titres pour motif familial (75 %) et moins fréquemment des titres pour motif professionnel (moins de 10 %). A l’inverse, plus d’un tiers des flux en provenance d’Égypte sont liés à une activité professionnelle et moins de la moitié à des motifs familiaux. Dans le cas de la Libye, on note une part plus importante des permis délivrés pour motifs humanitaires, particulièrement dans les années plus récentes.
La part des permis délivrés pour motifs professionnels dans les flux migratoires en provenance des pays d’Afrique du Nord a diminué de façon marquée au cours de la période, en particulier dans les années qui ont suivi la crise économique de 2008 (à l’exception des flux en provenance d’Algérie, pour lesquels la part de l’immigration professionnelle est très faible). Il est vraisemblable que la demande de travail immigré émanant des entreprises européennes a fortement chuté dans ce contexte et que cela s’est traduit par une diminution des permis délivrés pour motif d’emploi.
Un autre fait saillant est l’augmentation de la part des permis dans la catégorie « Autres », qui concerne essentiellement des titres pour motif humanitaire, en particulier pour les ressortissants égyptiens et libyens, dans le contexte des printemps arabes et des changements politiques qu’ils ont occasionné. Dans le cas de l’Égypte, la proportion de permis dans cette catégorie est passé de 10 % en 2008‑09 à un quart en 2016‑2017 ; pour la Libye, cette catégorie concernait 20 % des titres en 2008‑09 et un tiers en 2016‑17.
Les flux d’étudiants tunisiens vers les pays européens de l’OCDE ont presque doublé depuis 2008
En 2016‑2017, plus de 6 500 permis ont été délivrés par les pays européens de l’OCDE à des ressortissants tunisiens pour motif d’études (Graphique 2.7). Comme noté dans le chapitre 1, le principal pays d’accueil des étudiants tunisiens à l’étranger est la France et cette concentration se retrouve logiquement dans les flux : sur la période 2008‑17, 70 % des permis pour motif d’études délivrés à des Tunisiens par les pays européens de l’OCDE l’ont été par la France.
Une évolution notable au cours des dernières années est l’augmentation récente des flux : alors que le nombre de permis était stable autour de 3 500 par an entre 2008 et 2012, il a connu une rapide augmentation entre 2013 et 2017. Cette augmentation a surtout concerné les permis délivrés par la France et dans une moindre mesure par l’Allemagne. De ce fait, la part des Tunisiens dans le total des permis délivrés pour motif d’études par la France a atteint près de 6 % en 2017, ce qui fait de la Tunisie le quatrième pays d’origine des étudiants étrangers originaires de pays tiers en France, derrière le Maroc, la Chine et l’Algérie.
Bien que la plupart des étudiants étrangers dans les pays de l’OCDE rejoignent leur pays d’origine à l’issue de leur cursus, une proportion non négligeable peut s’installer durablement dans le pays où ils ont fait tout ou partie de leurs études. Cette proportion varie naturellement selon les opportunités d’emploi dans le pays de destination ainsi que selon les possibilités légales offertes aux étudiants étrangers d’obtenir un changement de catégorie de leur titre de séjour s’ils reçoivent une offre d’emploi une fois diplômés. Dans le cas de la France, il est possible de retracer les catégories de permis détenus par les Tunisiens entrés en France pour motif d’études dans les années suivant leur arrivée (voir Graphique 2.8). Parmi les Tunisiens arrivés en 2008 pour étudier en France, 40 % n’avaient plus de titre valide quatre ans après, ce qui indique vraisemblablement dans la majorité des cas un départ du territoire français, mais peut également concerner des Tunisiens s’étant maintenus en France en ayant acquis de la nationalité française, ou éventuellement sans titre de séjour valide. Environ un quart des Tunisiens de la cohorte initiale disposaient encore d’un titre étudiant quatre ans après, ce qui souligne l’importance relative des étudiants venant en France effectuer l’intégralité de leur cursus d’études supérieures. Une proportion équivalente s’était maintenue en France et disposait d’un titre économique, tandis qu’un peu plus de 10 % disposait d’un titre non économique (motif familial ou autre). Au sein de cette même cohorte, 60 % des Tunisiens n’avaient plus de titre valide en 2015, tandis que plus de 20 % avaient un titre non économique et 13 % avaient un titre économique.
Les émigrés tunisiens récents sont majoritairement jeunes et qualifiés
Les informations recueillies sur les flux migratoires couvrent généralement, mais pas systématiquement, certaines variables démographiques fondamentales. Il est donc rarement possible d’analyser la composition des flux migratoires au regard des variables socioéconomiques essentielles comme le niveau d’éducation ou la situation sur le marché du travail avant la migration. Il est toutefois possible d’exploiter certaines données d’enquêtes pour appréhender les caractéristiques économiques et sociales des émigrés arrivés récemment dans leur pays de destination, catégorie qui recoupe approximativement les flux d’entrée récents. Dans le cas des flux en provenance de Tunisie, on peut identifier les émigrés récemment arrivés dans certains pays européens à l’aide de l’Enquête sur les forces de travail dans l’Union européenne (voir l’Annexe 1.A du chapitre 1). Les entrées en provenance de la Tunisie peuvent alors être définies approximativement comme les ressortissants d’un pays nord-africain qui résidaient en Tunisie l’année précédant leur observation dans un pays de destination.
Pour la période 2013‑16, on peut ainsi identifier un échantillon de près de 27 000 nouvelles arrivées en provenance de la Tunisie dans l’Enquête sur les forces de travail dans l’Union européenne à partir d’une question relative au pays de résidence l’année précédente. Les données permettent également de rendre compte de la situation des émigrés sur le marché du travail juste avant leur départ de Tunisie et de leur niveau d’éducation.
Les résultats relatifs à la composition des nouvelles arrivées en provenance de Tunisie sont présentés dans le Graphique 2.9. Entre 2013 et 2016, 44 % des nouveaux arrivants étaient des femmes, et 72 % avaient entre 25 et 34 ans. Bien qu’un tiers avaient un niveau d’éducation faible, 43 % avaient un niveau d’éducation élevé et un quart un niveau d’éducation intermédiaire. Près de 60 % des nouveaux arrivants n’avaient pas d’emploi lorsqu’ils vivaient en Tunisie. Les nouveaux arrivants comptaient également une majorité de personnes vivant au sein d’un ménage sans enfants (88 %) et étaient mariées (67 %). On peut conclure que les flux migratoires de la Tunisie vers les principaux pays de destination entre 2013 et 2016 étaient largement composés de jeunes qui étaient sans emploi en Tunisie. Étant donné la proportion élevée de personnes mariées, il est possible que la plupart des personnes soient entrées dans le cadre d’un regroupement familial, voir par exemple Lievens (1999[4]) sur le cas marocain.
Perspectives d’émigration au sein de la population vivant en Tunisie
Des intentions d’émigrer élevées en Tunisie, surtout parmi les jeunes
Dans quelle mesure les récentes tendances des récents flux migratoires au départ de la Tunisie vont-elles se poursuivre ou se modifier à l’avenir ? Pour répondre à cette question, on peut utiliser les données relatives au potentiel d’émigration de la Tunisie, estimé à partir des intentions d’émigration autodéclarées exprimées dans le cadre de l’Enquête mondiale Gallup (voir l’Annexe 1.A du chapitre 1). Cette source de données peut être utilisée pour analyser les intentions d’émigration de la population tunisienne. L’Enquête mondiale Gallup inclut également des variables démographiques, des indicateurs relatifs au niveau d’éducation et un certain nombre de variables concernant l’emploi des personnes enquêtées, ce qui permet d’étudier les corrélations entre ces caractéristiques et les intentions d’émigration.
Les intentions d’émigration autodéclarées sont fréquentes au sein de la population autochtone tunisienne. Lorsqu’on leur demande si elles souhaiteraient s’installer à l’étranger de manière permanente si elles en avaient la possibilité, 27 % des personnes interrogées entre 2007 et 2013 répondent affirmativement (voir Graphique 2.10). Ce pourcentage est l’un des plus élevés enregistrés dans les pays d’Afrique du Nord ; seul le Maroc affiche un pourcentage légèrement supérieur (29 %), tandis que l’Algérie a une proportion identique à celle de la Tunisie. La moyenne était de 21 % pour les pays d’Afrique du Nord, ce qui reflète des intentions d’émigration comparativement inférieures dans des pays très peuplés comme l’Égypte.
Toutefois, ces intentions ne se concrétisent pas toujours. Parmi les personnes ayant exprimé le souhait d’émigrer, seule une petite part déclare qu’elle envisage d’émigrer dans les 12 mois à venir (voir Graphique 2.10). Une divergence apparaît ainsi entre les intentions autodéclarées et leur éventuelle réalisation à court terme, c’est pourquoi il convient de considérer les résultats fondés sur les intentions autodéclarées avec circonspection (voir Encadré 2.1). Dans le cas de la Tunisie, le contraste entre les personnes qui déclarent avoir l’intention d’émigrer et celles qui considèrent émigrer dans les 12 prochains mois est important : seules 18 % des personnes ayant l’intention d’émigrer ont un projet de quitter le pays dans l’année. Ce taux atteint 26 % en Libye et la moyenne est de 17 % pour l’ensemble des pays d’Afrique du Nord. En Algérie et au Maroc, toutefois, la part des personnes ayant un projet concret est plus faible qu’en Tunisie (14 % dans les deux cas).
Parmi les femmes des pays d’Afrique du Nord, la part de celles ayant l’intention d’émigrer tend à être quelque peu inférieure (selon les données de l’Enquête mondiale Gallup). Dans les pays nord-africains, la proportion moyenne de femmes ayant l’intention d’émigrer est de 17 %, contre 22 % pour l’ensemble de la population. En Tunisie, 20 % des femmes interrogées ont déclaré avoir l’intention d’émigrer, soit sept points de pourcentage en moins par rapport à l’ensemble de la population tunisienne. Des pourcentages similaires sont encore une fois observés chez les femmes des pays voisins, par exemple 21 % en Libye et 19 % en Algérie. Le classement des pays en fonction des intentions d’émigration des femmes est similaire au classement du Graphique 2.10. Le pourcentage de Tunisiennes ayant l’intention d’émigrer ne compte pas parmi les plus élevés des pays d’Afrique du Nord.
En revanche, le pourcentage de jeunes tunisiens (15‑24 ans) ayant l’intention d’émigrer est le plus élevé de tous les pays d’Afrique du Nord (Graphique 2.11). En Tunisie, 46 % des jeunes déclarent avoir l’intention d’émigrer, un pourcentage supérieur à celui enregistrés dans la population totale. Ces intentions d’émigrer très élevés sont vraisemblablement liés aux perspectives d’emploi des jeunes. Kabbani et Kothari (2005[5]) soulignent que le taux de chômage des jeunes des pays de la région nord-africaine est le plus élevé du monde. En Tunisie, Stampini et Verdier-Chouchane (2011[6]) rapportent une durée de chômage moyenne de 19 mois chez les jeunes, qui augmente à 28 mois pour les titulaires d’un diplôme universitaire. Ils constatent que ce chômage est en partie dû au fait que les diplômés attendent de trouver un emploi bien payé dans le secteur public.
La situation de l’emploi en Tunisie est la principale cause du niveau élevé des intentions d’émigration
L’Enquête mondiale Gallup demande aux personnes déclarant avoir l’intention d’émigrer de préciser ce qu’il faudrait changer dans leur pays d’origine pour qu’elles décident de rester. Les réponses données en Tunisie sont présentées dans le Graphique 2.12 et mettent en évidence le rôle de la situation économique et de la situation sur le marché du travail : plus de 60 % des personnes enquêtées indiquent qu’une plus grande disponibilité des emplois ou des emplois de meilleure qualité en Tunisie les pousseraient à reconsidérer leur intention d’émigrer. Le poids de cette réponse est encore renforcé par le fait que la deuxième réponse la plus fréquente – donnée par près d’un quart des répondants – a trait à l’amélioration de la situation économique, qui est sans doute liée à la disponibilité et à la qualité des emplois. Certains répondants citent également le manque d’accès à l’éducation et l’atteinte aux libertés individuelles.
Certains résultats de l’Enquête mondiale Gallup reflètent bien l’importance accordée aux perspectives d’emploi par les personnes vivant en Tunisie et qui déclarent avoir l’intention d’émigrer. Il existe en effet des différences, quoique modestes, entre les réponses données aux questions liées à l’emploi par les personnes souhaitant émigrer et celles donnés par les personnes qui ne l’envisagent pas (Graphique 2.13). Parmi les individus ayant l’intention d’émigrer, peu de répondants se déclarent satisfaits de leur emploi actuel (15 %), de la disponibilité d’emplois de bonne qualité (11 %) ou de leur revenu (21 %). Les réponses des émigrés tunisiens à ces mêmes questions indiquent un niveau de satisfaction vis-à-vis de l’emploi plus élevé, ce qui peut alimenter, pour les Tunisiens n’ayant pas encore quitté le pays, l’anticipation d’une situation meilleure à l’étranger.
On relève une différence plus marquée entre les individus souhaitant émigrer et ceux ne le souhaitant pas en ce qui concerne le niveau de satisfaction vis-à-vis de la liberté dont ils disposent pour mener leur vie. Alors que plus de 60 % des Tunisiens qui ne manifestent pas d’intention de quitter le pays expriment leur satisfaction, ce n’est le cas que de 55 % parmi ceux qui souhaiteraient partir. Ce motif semble donc au moins aussi important que la question de l’emploi. Globalement, les répondants établis en Tunisie et ayant l’intention d’émigrer tendent à être moins satisfaits que ceux qui n’ont pas l’intention d’émigrer et que les émigrés tunisiens.
Encadré 2.1. Fiabilité des intentions d’émigration autodéclarées
Les données d’enquêtes relatives aux intentions d’émigration autodéclarées se heurtent à un problème : les intentions sont peu représentatives des décisions d’émigration réelles. Cette divergence peut avoir deux origines. Tout d’abord, la plupart des personnes déclarant avoir intention d’émigrer sont susceptibles de ne jamais émigrer. Ensuite, les personnes n’ayant pas déclaré leur intention d’émigrer sont susceptibles d’émigrer quand même si leur situation change.
De plus, certaines catégories de personnes ont plus de chance que d’autres de concrétiser leur intention d’émigrer. Les opportunités d’émigration sont en effet un déterminant clé de l’émigration réelle. Ces opportunités se présentent par le biais d’offres d’emploi ou des réseaux familiaux à l’étranger, par exemple, et certains groupes démographiques sont plus susceptibles de recevoir ces offres ou de disposer de tels réseaux. Dans OCDE (2012[7]), on observe que les divergences entre les intentions d’émigration et l’émigration effective des personnes ayant un niveau d’éducation élevé tendent à être inférieures à la moyenne. Cela indique que les personnes ayant un niveau d’éducation élevé ont probablement davantage d’opportunités de concrétiser leurs intentions d’émigration.
De même, puisque les employeurs apprécient l’expérience professionnelle, les personnes qui ont déjà un emploi ont plus de chances de recevoir une offre d’emploi à l’étranger que les chômeurs ou les inactifs. Bien qu’on puisse s’attendre à ce que les intentions d’émigration déclarées soient élevées parmi les chômeurs en raison de leur frustration vis-à-vis du marché du travail local, l’émigration réelle risque d’être particulièrement faible dans ce groupe du fait de ses possibilités d’émigration limitées.
En reliant les intentions d’émigration aux caractéristiques et opinions individuelles figurant dans l’enquête, on peut obtenir certaines indications sur les raisons de l’émigration. Toutefois, il est rarement possible de comparer ces indications aux raisons qui ont effectivement conduit à l’émigration puisque les personnes qui émigrent sortent de l’échantillon de l’enquête. L’Enquête mondiale Gallup ne permet pas non plus de déterminer comment les caractéristiques ou les opinions d’une personne influencent l’émigration qui s’ensuit. En raison de la portée internationale de l’enquête, toutefois, les caractéristiques et les opinions des émigrés peuvent être comparées à celles des personnes qui déclarent avoir l’intention d’émigrer, et des personnes qui déclarent avoir l’intention de rester.
Le Graphique 2.13 présente également les réponses à la question de la présence d’amis ou de réseaux familiaux à l’étranger, qui est un critère fondamental dans la décision d’émigration. La part des répondants indiquant disposer de tels réseaux est plus élevée parmi les émigrés et les personnes résidant en Tunisie et ayant l’intention d’émigrer (respectivement 33 % et 35 %) que parmi les personnes n’ayant pas l’intention d’émigrer (22 %). Ce lien entre les réseaux à l’étranger et l’intention d’émigrer peut se matérialiser de différentes façons : la présence de tels réseaux peut instiller l’idée de partir à l’étranger et favoriser pratiquement la réalisation du projet, que ce soit par la disponibilité d’une information pertinente sur les opportunités d’emploi à l’étranger ou sur les canaux légaux de migration, par l’aide matérielle que ce réseau familial peut apporter à l’émigré pour financer son voyage ou son installation à son arrivée, par l’appui à la recherche d’un emploi ou par le soutien psychologique (Massey et al., 1993[8]).
Le Graphique 2.14 présente la part des répondants ayant l’intention d’émigrer parmi les actifs occupés, les chômeurs et les inactifs. Comme on peut s’y attendre, les chômeurs sont ceux qui déclarent le plus souvent avoir l’intention d’émigrer. Les personnes ayant un emploi semblent avoir moins souvent cette intention, et les inactifs encore moins souvent. Toutefois, comme avancé dans l’Encadré 2.1, les actifs occupés ont vraisemblablement plus souvent l’occasion d’émigrer, alors que les intentions comparativement élevées des chômeurs risquent de se heurter à d’importantes restrictions dans la pratique. Par rapport à d’autres pays d’Afrique du Nord, la part des actifs occupés ayant l’intention d’émigrer ne semble pas particulièrement élevée : établie à 27 % en 2007‑13, elle est à similaires aux pourcentages enregistrés en Maroc (27 %) et en Algérie (26 %).
L’intention d’émigration varie largement avec le niveau d’éducation. Les personnes possédant un niveau d’éducation intermédiaire ou élevé expriment une plus forte intention d’émigrer que celles ayant un niveau d’éducation faible (voir Graphique 2.14). Les intentions d’émigration sont vraisemblablement liées aux perspectives d’emploi en Tunisie : les intentions d’émigration comparativement élevées des personnes ayant un niveau d’éducation intermédiaire ou élevé peuvent indiquer qu’elles se heurtent à des difficultés frustrantes sur le marché du travail, malgré leurs qualifications. Bien que les personnes ayant un niveau d’éducation faible soient elles aussi susceptibles de rencontrer de telles difficultés, leurs aspirations sont vraisemblablement moins élevées et elles sont par ailleurs probablement confrontées à une contrainte budgétaire plus forte qui ne leur permet pas d’envisager l’émigration aussi facilement que les personnes ayant un niveau d’éducation plus élevé.
La comparaison des intentions d’émigration par niveau d’éducation avec les taux d’émigration réels des Tunisiens révèle que, si les personnes ayant un niveau d’éducation plus élevé expriment des intentions d’émigration plus élevées, elles ont aussi une propension plus forte à quitter effectivement le pays. Alors que le taux d’émigration global des Tunisiens en 2010/11 était de 6 %, ce même taux était de 10 % pour les personnes ayant un diplôme de l’enseignement supérieur, soit un ratio de probabilités d’émigration de près de 70 %. Dans le même temps, le différentiel des intentions d’émigration entre les plus éduqués et la population générale était bien plus faible, à environ 15 %. Cette différence entre intentions et émigration effective reflète une sélection des émigrés selon le niveau d’éducation qui résulte à la fois des conditions financières plus favorables des diplômés, de meilleures perspectives d’emploi dans les pays de destination, ainsi que des politiques migratoires des pays de l’OCDE qui favorisent les plus qualifiés.
Conclusion
Alors que les flux migratoires de la Tunisie vers les pays de l’OCDE ont connu une augmentation soudaine à l’occasion de la révolution tunisienne, ils ont plutôt stagné ces dernières années. Toutefois, à plus long terme, les flux tunisiens ont cru plus rapidement que ceux en provenance des pays voisins. Bien que les flux vers l’Italie aient récemment décliné, l’émigration vers la France continue d’augmenter régulièrement. Les migrations de la Tunisie vers les pays de l’OCDE restent dominées par des flux familiaux, mais les migrations pour motif professionnel augmentent depuis quelques années. Les flux d’étudiants vers les pays européens de l’OCDE ont quant à eux doublé depuis 2008. De manière générale, les émigrés tunisiens récents sont majoritairement jeunes et qualifiés, une composition socio-démographique qui se retrouve également dans les intentions d’émigration, qui sont particulièrement élevées parmi les jeunes. La question des opportunités d’emploi est le principal motif poussant les Tunisiens à exprimer le souhait de quitter leur pays.
Références
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