Scarpetta Stefano
Débattre des enjeux : les nouvelles approches face aux défis économiques
Évoluer vers une croissance sans exclus
La marée montante soulève tous les bateaux. C’est, du moins, ce que beaucoup tendent à croire. Or, les faits observés montrent qu’au cours des trente dernières années, dans un grand nombre de pays avancés et émergents, la croissance économique a profité de manière disproportionnée à ceux qui étaient déjà relativement bien nantis, laissant la classe moyenne inférieure à la traîne.
À l’heure actuelle, les 10 % les plus riches de la population de l’ensemble de la zone de l'OCDE ont un revenu moyen près de dix fois supérieur à celui des 10 % les plus pauvres. On observe aussi une évolution inquiétante : au cours de chacune des trois décennies écoulées, l’écart s’est accru d’une unité : le rapport était ainsi de 7 pour 1 dans les années 80, de 8 pour 1 dans les années 90 et de 9 pour 1 dans les années 2000.
Ces moyennes masquent de grandes différences entre les pays : alors que le rapport est de 6 pour 1 dans les pays nordiques, il est de 19 pour 1 aux États-Unis, de près de 30 pour 1 au Mexique et au Chili, et plus de 50 pour 1 en Afrique du Sud et dans d’autres pays émergents. Toutefois, au cours des dernières décennies a été observée une tendance générale au creusement des inégalités de revenu (même si certains pays émergents sont parvenus à réduire ces inégalités, en partant, il est vrai, de niveaux très élevés). Lorsque l’on se penche sur la répartition du patrimoine des ménages, on constate que la situation est encore plus grave. Selon des données comparables que l’OCDE a recueillies pour la première fois pour 18 de ses pays membres, les 10 % de ménages les plus riches possédaient la moitié de l’ensemble du patrimoine des ménages en 2012, tandis que les 40 % du bas de l’échelle n’en détenaient guère que 3 %.
Ces fortes inégalités de revenu peuvent compromettre la cohésion sociale, mais pas seulement : elles tendent aussi à se transmettre d’une génération à la suivante. Ce phénomène est dû en grande partie au fait qu’elles empêchent les membres de la classe moyenne inférieure de bénéficier des mêmes possibilités en matière d’instruction et de santé que leurs homologues des catégories plus aisées. L’écart existant entre les personnes issues de milieux socioéconomiques modestes et celles qui viennent de milieux moyens et aisés quant aux résultats de l’éducation croît de manière spectaculaire lorsque l’on passe d’un pays relativement égalitaire à un pays qui l’est moins. De même, il ressort d’un nouvel ensemble de données de l’OCDE qu’à l’âge de 25 ans, les hommes qui ont suivi des études universitaires ont une espérance de vie supérieure de près de 10 ans à celle des hommes qui n’ont été qu’à l’école primaire. Les chances qu’une personne possède dans la vie ne sauraient pourtant dépendre avant tout de son patrimoine, de son âge, de son sexe ou de son lieu de résidence.
Les risques que pose cette répartition mal équilibrée des dividendes de la croissance sont évidents. Il ressort de l’ouvrage récemment publié sous le titre Tous concernés : Pourquoi moins d'inégalité profite à tous que la croissance économique est plus lente lorsque les personnes faiblement rémunérées sont laissées à la traîne. Or, celles-ci ne représentent pas moins de 40 % de la population. La montée des inégalités de revenu observée dans 19 pays de l’OCDE entre 1985 et 2005 a amputé de 4.7 points de pourcentage en moyenne la croissance cumulée de ces pays entre 1990 et 2010.
Il s’ensuit que, pour parvenir à pleinement exploiter le potentiel de croissance, il faut s’attacher à faire progresser l’égalité des chances, au lieu de compter uniquement sur la redistribution du revenu et de la richesse. Dans tous les pays, et surtout les plus avancés, cette redistribution parvient toujours à réduire sensiblement les inégalités de revenu, généralement par le biais de l’impôt et de transferts tels que les indemnités de chômage et autres prestations sociales. Mais depuis quelques décennies, elle a perdu de son efficacité dans nombre de pays. Il est donc important de recentrer les efforts sur elle en instaurant des transferts efficaces et bien ciblés, ainsi qu’en faisant en sorte que les riches et les très riches en particulier acquittent leur juste part de l’impôt.
Il faut aussi prendre des mesures qui permettent d’aller plus loin et d’attaquer les inégalités à la racine, en garantissant à chacun la possibilité de bénéficier de services d’enseignement et de santé de qualité, en même temps que des chances raisonnables de trouver un bon emploi, quelle que soit son origine sociale.
Améliorer l’accès des enfants et des jeunes de familles à faible revenu à l’éducation préscolaire et scolaire – ainsi que la qualité de celle-ci – constitue pour tous les pays l’une des premières grandes mesures à prendre. Trop de jeunes sortent de l’école sans posséder les savoirs de base, même dans certains des pays les plus riches. Leur proportion atteint 24 % aux États-Unis, 22 % en Norvège et 14 % en Suisse.
Mais il ne suffit pas de promouvoir l’éducation pour garantir l’égalité des chances. Il importe aussi d’assurer l’insertion sur le marché du travail des populations sous-représentées, comme les femmes et les jeunes. S’agissant des femmes, par exemple, il faut cesser de répéter qu’à travail égal, elles ont droit à un salaire égal, et agir pour que ce droit devienne effectif. Il faut aussi mieux soutenir les familles dans des domaines tels que le congé parental ou la garde des enfants, afin de donner aux deux parents les moyens de concilier leurs obligations professionnelles avec leur vie privée.
La situation des jeunes sur le marché du travail est devenue une source d’inquiétude grandissante depuis l’éclatement de la crise financière. En 2014, 14 % des jeunes de la zone de l’OCDE n’avaient pas d’emploi et n’étaient ni scolarisés ni en formation, mais la proportion atteint 25 % en Italie et en Grèce, et elle est encore plus forte dans certains pays émergents. Afin d’éviter que cette situation ne laisse des traces préjudiciables à leurs possibilités d’emploi à long terme, et au nom de la justice intergénérationnelle et de la stabilité sociale, nos sociétés doivent offrir de meilleures perspectives aux jeunes, surtout ceux qui sont peu qualifiés ou issus de familles immigrées. Pour s’attaquer au niveau élevé du chômage des jeunes, il est nécessaire d’être ambitieux et d’appliquer des stratégies d’activation bien ciblées et des mesures qui encouragent les entreprises à offrir des formations d’apprentis, des stages et autres activités de formation qui soient de bonne qualité.
On ne saurait toutefois se préoccuper uniquement d’accroître le nombre des emplois. Pour que la croissance soit réellement inclusive, les pays doivent faire en sorte qu’une bonne scolarité ouvre l’accès à des emplois productifs et rémunérateurs, qui offrent des possibilités de progression professionnelle et d’investissement, et qui soient des tremplins et non des impasses. Beaucoup d’efforts peuvent et doivent être faits à travers les politiques du marché du travail pour remédier à la segmentation de ce dernier, améliorer les conditions de travail, favoriser la reconnaissance des compétences acquises et mettre davantage en adéquation les salaires avec la productivité.
L’éventail des mesures que les pays prendront sera nécessairement variable de l’un à l’autre car chacun connaît une situation économique et politique qui lui est spécifique. Il existe des politiques qui permettent de gagner sur tous les tableaux, celui de la croissance et celui de la cohésion sociale. Mais de façon non moins inévitable, les pays devront aussi arbitrer entre les mesures de stimulation de la croissance à court terme et celles qui viseront à améliorer la répartition des dividendes de la croissance. Toutefois, compte tenu de l’ampleur des problèmes que posent les inégalités et de leur impact sur la croissance à long terme, il est nécessaire d’exploiter le potentiel de synergie et de complémentarité qui peut s’offrir entre les différents domaines d’action, tout en tenant compte des arbitrages qui peuvent s’imposer à court terme, afin de garantir un avenir meilleur qui ne laisse personne de côté.
Liens utiles
Article original sur le blog OECD Insights : http://wp.me/p2v6oD-2mx.
Centre de l’OCDE pour l’égalité des chances : www.oecd.org/inclusive-growth/about/centre-for-opportunity-and-equality/.
OCDE (2015), Tous concernés : Pourquoi moins d’inégalité profite à tous, Éditions OCDE, Paris.