par Angel Gurría, Secrétaire général de l’OCDE
La crise a eu pour effet de mettre au jour de graves lacunes dans notre pensée économique. Elle a mis en lumière la nécessité d’aborder la politique économique sous un angle plus critique et plus novateur. Elle a aussi servi de révélateur de l’incapacité des outils actuellement utilisés à prendre pleinement en compte les principaux phénomènes d’articulation, de rétroaction et d’arbitrage à l’œuvre, par exemple entre la croissance, les inégalités et l’environnement.
Nous devrions saisir l’occasion qui nous est offerte pour appréhender autrement l’économie, en tant que système hautement complexe qui, comme n’importe quel autre système complexe, fait l’objet d’une reconfiguration permanente en réponse à de multiples contributions et influences, souvent avec des effets imprévus ou non souhaitables. Un tel changement est lourd de conséquences. Il signifie que les responsables de l’action publique devraient rester constamment vigilants et faire preuve de davantage d’humilité quant à leurs prescriptions, agir plus comme des navigateurs que comme des mécaniciens, et être ouverts à des réalités telles que les risques systémiques, les effets de contagion, les points forts et les points faibles, et les sensibilités humaines. Cela exige un changement d’état d’esprit, et un changement dans les modèles que nous utilisons. Comme l’a dit John Kenneth Galbraith, « le point de vue conventionnel sert à nous épargner le douloureux travail de la pensée ».
C’est pourquoi nous avons, à l’OCDE, lancé une initiative relative aux Nouvelles approches face aux défis économiques (NAEC). Grâce à cette initiative, nous voulons mieux comprendre comment l’économie fonctionne, dans toute sa complexité, et concevoir des politiques publiques reflétant cette compréhension plus fine. Notre objectif est d’envisager les conséquences non intentionnelles de l’action des pouvoirs publics, et d’envisager des parades, tout en élaborant de nouvelles approches à même de promouvoir une croissance plus durable et inclusive.
La complexité est le point commun d’un nombre croissant de questions relevant de l’action publique dans un environnement de plus en plus mondialisé, utilisateur de technologies complexes et confronté à des contraintes sur les ressources.
Le rapport du Forum mondial de la science de l’OCDE consacré à l’application des sciences de la complexité à l’élaboration des politiques publiques (Applications of Complexity Science for Public Policy, 2009, disponible en anglais seulement) rappelle la distinction entre systèmes compliqués et systèmes complexes. La science (et la technologie) traditionnelle excelle lorsqu’il s’agit d’appréhender le « compliqué », mais pour ce qui est de comprendre des phénomènes complexes comme le climat par exemple, sa contribution n’en est qu’à ses débuts.
Ainsi, il est tout à fait possible de comprendre ce qu’est un véhicule compliqué en ayant recours à l’ingénierie classique. En revanche, un ensemble de véhicules circulant sur une autoroute constitue un système complexe. Les chauffeurs interagissent et ajustent mutuellement leur comportement en fonction de différents facteurs tels que des perceptions, des attentes, des habitudes, voire des émotions. Pour comprendre la circulation et construire des autoroutes de meilleure qualité, définir des limites de vitesse, installer des systèmes de radar automatiques, etc., il est utile de disposer d’outils permettant de prendre en compte des modèles de comportement linéaires et non collectifs, ainsi qu’une diversité de catégories de conducteurs ou de règles susceptibles d’être imposées. Dans de tels cas, nous avons besoin des outils relevant de la science de la complexité, et nous avons aussi besoin d’améliorer les codes de la route dans de nombreux domaines.
Ce débat est loin d’être théorique. L’importance de la complexité va bien au-delà du champ universitaire : elle trouve un écho puissant dans le monde de l’action publique. Ainsi, à la Banque d’Angleterre, Andy Haldane pense le système financier mondial en tant que système complexe et s’efforce d’appliquer à la sphère financière les enseignements tirés d’autres disciplines reposant sur des réseaux comme l’écologie, l’épidémiologie et l’ingénierie. Plus généralement, il est clair que le langage de la théorie de la complexité, qu’il s’agisse de points de bascule, de boucles de rétroaction, de discontinuités ou de risques extrêmes, est entrée dans le lexique de la finance et de la réglementation. Haldane a montré combien il était utile d’aborder la réalité sous l’angle de la complexité, et d’apporter ainsi des éclairages sur les vulnérabilités structurelles qui se sont accumulées dans le système financier. Des suggestions d’action visant à rendre le système financier plus robustes ont ainsi pu être formulées.
Plus près de nous, Bill White, Président du Comité d’examen des situations économiques et des problèmes de développement (Comité EDR) est un ardent défenseur de l’approche consistant à penser l’économie comme un système complexe. S’exprimant lors de réunions à l’OCDE, il a souvent affirmé, en partie à titre d’explication et en partie à titre de mise en garde, que les systèmes se construisaient sous l’effet de processus cumulatifs, que leur dynamique pouvait être extrêmement imprévisible et que leur non-linéarité était quelquefois significative. De ce fait, Bill a instamment appelé les responsables de l’action publique à accepter davantage d’incertitudes, et à se montrer plus prudents. Il a aussi invité les économistes à s’inspirer des enseignements parfois extrêmement simples, mais très importants, tirés de l’expérience de ceux qui étudient ou travaillent sur des systèmes complexes comme les biologistes, les botanistes, les anthropologues, les contrôleurs de trafic ou les stratèges militaires.
Cependant, l’apport le plus important de la complexité réside peut-être dans le constat que les responsables de l’action publique devraient cesser de prétendre qu’une économie peut être contrôlée. Les systèmes ont tendance à avoir des comportements surprenants, à grande échelle et apparemment incontrôlables. Il faudrait plutôt s’employer plus vigoureusement à construire la résilience, à renforcer les mécanismes dont disposent les pouvoirs publics pour atténuer les chocs et à favoriser l’adaptabilité en favorisant une culture de l’expérimentation pour l’action publique.
À l’OCDE, nous avons décidé d’intégrer la complexité dans nos travaux. Depuis plusieurs années, nous nous employons à décoder le « génome » des échanges, grâce à notre base de données sur les échanges en valeur ajoutée (TiVA), dans le but d’expliquer les interconnexions commerciales entre les pays.
Nous avons examiné les possibilités permettant de coupler les modèles économiques à d’autres modèles systémiques, par exemple environnementaux (climat) et sociétaux (inégalités). Nos travaux sur le thème « Coût de l’inaction et manque de ressources : conséquences pour la croissance économique à long terme/avantages de l’action » (projet CIRCLE) montrent parfaitement comment on peut lier des modèles bio-physiques et des modèles économiques pour évaluer l’impact de la dégradation de l’environnement et du changement climatique sur l’économie.
Nous nous penchons également sur l’organisation des systèmes complexes dans des domaines aussi divers que l’éducation ou la politique en matière d’échanges internationaux. En outre, nous étudions le potentiel d’exploitation des données massives, élément incontournable des approches de modélisation de la complexité. Il reste toutefois beaucoup à faire pour qu’il soit possible d’enrichir nos travaux en les abordant sous l’angle de la complexité.
L’OCDE se félicite de travailler avec des partenaires de premier plan comme l’Institute for New Economic Thinking (INET) d’Oxford ou la Commission européenne afin d’aider les responsables de l’action publique à recourir à la réflexion sur les systèmes complexes pour aborder certains des défis les plus délicats à relever.
Une question importante subsiste : comment appliquer les éclairages et les méthodes de la science de la complexité pour accompagner les responsables de l’action publique lorsqu’ils sont confrontés à de sérieuses difficultés dans des domaines tels que la protection de l’environnement, la réglementation financière, la durabilité ou l’aménagement urbain ?
L’atelier sur la complexité et l’action publique qui s’est tenu en septembre 2016 à l’OCDE nous a aidés à trouver une réponse : il s’agit de stimuler une pensée novatrice et d’inciter à définir des approches innovantes de l’action publique pour, au final, favoriser l’adoption de politiques meilleures pour une vie meilleure.