par Patrick Love, Direction des relations extérieures et de la communication (PAC) de l’OCDE
L’Atelier sur la complexité et l’action publique organisé en septembre 2016 par l’équipe de l’OCDE responsable des Nouvelles approches face aux défis économiques (NAEC), en partenariat avec la Commission européenne et l’Institut pour la nouvelle pensée économique (Institute for New Economic Thinking, ou INET), a notamment donné lieu à une réflexion sur la façon de construire un récit autour de la complexité. Comme l’a fait remarquer un participant, « L’économie de la complexité » n’est pas un titre des plus palpitants, sauf (peut-être) pour les spécialistes du domaine. Et pourtant, « récit » faisait partie des termes récurrents de cette réflexion, tout comme « s’orienter » parmi des notions complexes. Si l’on ajoute à cela le plaidoyer en faveur de la modestie que Lex Hoogduin a rédigé dans son article pour OECD Insights et prononcé à l’occasion du débat, je pense que nous pourrions tirer quelques enseignements d’un expert du récit, de l’orientation et de la modestie : le poète Homère.
L’Iliade et l’Odyssée s’ouvrent toutes deux sur des demandes semblables adressées à la Muse pour qu’elle conte les aventures du héros, à une différence notable près, toutefois : dans l’Iliade, on la prie de narrer la colère d’Achille, l’épopée qui suit prenant la forme d’un récit plus ou moins chronologique situé sur une dizaine de jours à la fin de la guerre de Troie ; dans l’Odyssée, en revanche, le poète suggère à la déesse de débuter le récit où bon lui semble. Cette différence pourrait notamment s’expliquer, de notre point de vue, par le fait que l’Iliade est un récit linéaire dans lequel les événements s’enchaînent de façon logique, chacun étant le déclencheur du suivant, tandis que l’Odyssée épouse un schéma complexe, caractérisé par des sauts de narration tous azimuts dans le temps et dans l’espace, et par l’influence mutuelle qui s’exerce, souvent de manière inattendue, entre des événements éloignés les uns des autres.
Le point de départ d’un récit complexe détermine ce qu’on décrit et, dans une certaine mesure, la façon dont on le décrit. Si, par exemple, on commence à expliquer la crise financière par l’effondrement de Lehman Brothers, le récit sera raconté d’une certaine manière. Si l’on se place quelques années plus tôt au moment de la déréglementation du marché, le récit n’aura pas la même physionomie. Remontons jusqu’à l’abandon du principe de responsabilité illimitée des parties prenantes, et une intrigue encore différente, qui se noue autour d’une autre série de protagonistes, devient possible. Quel que soit le point de départ choisi, on raconterait la véritable histoire de la crise financière, mais ce récit ne serait pas le seul envisageable. Par conséquent, lorsqu’on relate un récit complexe, il faut décider d’abord de ce qu’on souhaite faire retenir au public, puis de la combinaison optimale d’éléments, disponibles à l’infini, qui permettrait au public de comprendre les enjeux et d’accepter un plan d’action.
Homère nous enseigne aussi qu’un récit simple peut faire intervenir un point de vue divin, par exemple lorsqu’Achille contemple le bouclier que lui a forgé le dieu Héphaïstos. Dans l’Odyssée, le narrateur ne dispose pas d’une telle vision, et fait d’ailleurs lui-même partie intégrante de l’histoire, dont il influence l’issue. Eric Beinhocker, de l’INET, qui a co-organisé l’Atelier NAEC sur la complexité et l’action publique, établit un parallèle avec les théorèmes d’incomplétude de Gödel, indiquant qu’il peut s’avérer impossible pour un agent intégré au système d’avoir accès aux informations dont aurait connaissance un agent extérieur au système bénéficiant d’un point de vue divin.
Une fois qu’on a décidé du message que l’on veut exprimer, et choisi un moyen pour l’exprimer, demeure la question de savoir comment exprimer ce message. Les spécialistes de l’action publique, à l’instar des experts d’autres domaines, justifient souvent la médiocrité de leur communication par le fait que la complexité du sujet abordé interdirait sa vulgarisation. Voici un extrait de la critique de la cosmologie newtonienne faite par Einstein dans son ouvrage La théorie de la relativité restreinte et générale : « Si l’on pose la question : comment l’univers peut être considéré comme un tout, la première réponse qui se présente est celle-ci : le monde est infini sous le rapport de l’espace (et du temps). Partout il y a des étoiles, de sorte que la densité de la matière est certes différente en détail, mais en moyenne elle est partout la même. En d’autres termes : Si loin qu’on voyage à travers l’espace de l’univers, il se trouve partout une multitude éparse d’étoiles fixes à peu près du même genre et de la même densité. »
À peu près n’importe quel adulte ou jeune sachant lire peut saisir le propos d’Einstein, quelle que soit la complexité du sujet. Voici, par comparaison, l’explication d’un concept économique fondamental donnée par l’OCDE : « (…) les différences de coût relatif qui définissent l’avantage comparatif, et sont à l’origine du commerce, s’annulent lorsqu’on atteint l’équilibre dans une situation de libre-échange. Autrement dit, dans la situation d’équilibre commercial représentée sur le graphique 1.2, chacun des deux pays se situe au point de sa courbe des possibilités de production où la pente est égale au prix relatif commun au niveau mondial. Par conséquent, à l’équilibre dans une situation de libre-échange, un avantage comparatif ne peut être mis en évidence à partir des coûts marginaux relatifs. » Après avoir lu cette explication, êtes-vous capable de dire si son auteur est pour ou contre le libre-échange ?
Il est frappant de constater que dans d’innombrables domaines, les plus éminents spécialistes sont aussi les plus farouches défenseurs de la simplicité. Lors du Congrès international des mathématiciens de Paris, en 1900, David Hilbert a dressé le programme des mathématiques pour le xxème siècle en présentant une liste de 23 problèmes non résolus. Hilbert soutenait l’idée selon laquelle « une théorie mathématique ne doit être regardée comme parfaite que si elle a été rendue tellement claire qu’on puisse la faire comprendre au premier individu rencontré dans la rue ». Le génie des mathématiques Alan Turing allait encore plus loin dans la provocation, affirmant qu’aucune méthode mathématique ne pouvait servir à résoudre un quelconque problème si elle impliquait un grand nombre de calculs (Turing avait écrit un article sur la calculabilité sans recourir à la moindre équation, en développant ses explications à partir de représentations de casse-tête en vente dans les magasins de jouets).
On peut tirer un dernier enseignement d’Homère, qui réside dans le caractère de ses personnages : Achille est arrogant, immature, impulsif et égocentrique (il est qualifié de « plus brave de tous les Achéens », ce qui donne à réfléchir sur la valeur de ses compatriotes), et il est fort et doué pour tuer mais finit lui-même par succomber ; Ulysse est intelligent et persuasif, il fait preuve de modestie et écoute les conseils, il s’inquiète pour autrui, et il surmonte les épreuves pour regagner Ithaque et retrouver Pénélope. Dans un monde complexe, tel qu’on le connaît aujourd’hui ou tel que le décrit Homère, la stratégie et l’ingéniosité donneront de meilleurs résultats que la force brute. D’ailleurs, le poète ne demande pas seulement à la déesse de conter les aventures d’Ulysse « en commençant où elle voudra » : il lui demande de les conter « à lui-même et ses contemporains aussi ».