par Colin Harrison, ingénieur émérite IBM (en retraite), ancien responsable de l’élaboration de la stratégie technique relative à l’initiative Smarter Cities d’IBM
La ville est la plus grande invention de l’humanité : un écosystème artificiel qui permet à des millions d’individus de vivre à proximité immédiate les uns des autres et de collaborer à la création de nouvelles formes de valeur. Si les villes ont été inventées il y a des millénaires, leur importance économique s’est spectaculairement accrue avec la Révolution industrielle, au point qu’elles abritent désormais la majeure partie de l’économie mondiale. Tous les aspects de la vie humaine s’y retrouvent, et c’est pourquoi étudier les villes implique de traverser les frontières entre l’économie, la finance, l’ingénierie, l’écologie, la sociologie, l’anthropologie et, de fait, la quasi-totalité des formes de savoir. Cependant, si nous disposons de vastes connaissances dans chacun de ces domaines pris individuellement, nous en savons peu, scientifiquement parlant, sur la façon dont ces domaines s’articulent au sein du système de systèmes que constitue une ville. Bref, comment une ville fonctionne-t-elle ?
Le comprendre serait utile pour les décennies qui viennent. Ces 60 à 70 dernières années, la mondialisation a répandu encore plus largement la Révolution industrielle, créant au sein des villes de nouvelles possibilités qui attirent des centaines de millions de migrants internes et internationaux. Ce processus permet à nombre de ces migrants de sortir de la misère, tout en causant aux villes, de Londres à Nairobi, des difficultés d’ordres divers face à ce flux incessant d’arrivées.
En outre, les villes sont responsables d’une part importante des émissions de gaz à effet de serre, consomment des ressources naturelles telles que l’eau et l’air et produisent de la pollution. La bataille contre les changements climatiques ne pourra se gagner qu’au niveau des villes. Les villes sont aussi les principaux pôles d’innovation et de développement économique, deux conditions nécessaires pour continuer de sortir les migrants de la pauvreté.
On peut faire remonter l’histoire de l’urbanisme à plus de trois mille ans, avec l’adoption des premiers schémas directeurs pour l’aménagement des villes, mais c’est l’extraordinaire essor urbain de la fin du xixe siècle qui a révolutionné ce domaine en obligeant à tenir compte des nombreux services et affordances nécessaires aux citadins. Toutefois, l’urbanisme est né, avant tout, des sciences humaines, et il se fonde essentiellement sur de vastes études de cas, même s’il a adopté de nombreux outils numériques. La démarche consistant à appréhender la ville comme un objet d’étude scientifique est plus récente, et elle en est encore à ses prémices. Cette démarche trouve notamment son origine dans les progrès de la réflexion sur la complexité – théorie des réseaux, lois d’échelle et science des systèmes, par exemple – et dans l’accessibilité croissante des données urbaines.
L’étude des lois d’échelle en milieu urbain remonte au moins au début du xxe siècle, époque à laquelle on a constaté que les villes offraient un exemple de la loi de Zipf. Appliquée aux villes, la loi de Zipf veut que, dans la plupart des pays, le nombre de villes dotées d’une population supérieure à S soit proportionnel à 1/S. On a beaucoup progressé dans la compréhension des lois d’échelle ces dernières années, grâce aux travaux de West, Bettencourt et Batty. Leurs travaux montrent que les villes présentent de nombreuses propriétés (telles que le nombre ou la longueur des routes, le nombre d’aménités de type restaurants, etc.) qui suivent des lois d’échelle, pour des populations allant de dix mille habitants à des dizaines de millions d’habitants. De plus, ces lois d’échelle ont des exposants s’échelonnant entre 0.85 et 1.15 qui montrent que les grandes villes sont plus productives, plus innovantes, plus économes en énergie et plus coûteuses – mais aussi plus rémunératrices – que les petites villes. De même, les attributs négatifs tels que la délinquance, la morbidité etla pollution présentent une progression super-linéaire, ce qui signifie qu’ils ne suivent pas une augmentation strictement proportionnelle à celle de la taille de la ville. Par exemple, le PIB est proportionnel à la taille (S) d’une ville, à une puissance légèrement supérieure à 1 (soit S1.15), alors que d’autres attributs tels que, par exemple, la consommation d’énergie par habitant suivent une progression sublinéaire (soit S0.85). Les lois de réseaux décrivent également bien l’évolution à long terme des réseaux routiers et ferroviaires urbains.
Si les lois d’échelle et de réseaux sont très utiles d’un point de vue descriptif, les avis sont partagés quant à leur validité pour des pays différents et quant à leur pouvoir prédictif. En d’autres termes, le positionnement des attributs sur l’échelle est un instantané du rapport fréquence/taille à un moment donné. Si une ville progresse en taille, il n’est pas certain qu’elle enregistre, à court terme, toutes les conséquences positives et négatives décrites. De plus, ces lois ne proposent aucune explication aux comportements observés. Il s’agit néanmoins d’un champ d’étude important pour les urbanistes qui constatent l’expansion ou la contraction d’une ville.
Les données urbaines étant devenues plus nombreuses, il est désormais possible d’étudier les villes en tant que systèmes complexes d’interactions. On peut considérer une ville comme une myriade d’interactions entre ses habitants, ses infrastructures et affordances, son environnement naturel et ses organisations publiques, privées et civiques. Certaines de ces interactions consistent en la fourniture de biens ou de services en échange d’une contrepartie financière, mais nombre d’entre elles consistent en l’échange ou la transmission d’informations permettant aux habitants et aux organisations de faire des choix. Le transport public est souvent étudié sous cet angle, ce qui a permis, par exemple, de montrer que les villes de taille petite et moyenne se dotaient progressivement de réseaux permettant des déplacements pendulaires entre un petit nombre de quartiers résidentiels et de quartiers d’activité, tandis que les très grandes villes telles que Londres étaient dotées de réseaux beaucoup plus riches, qui offraient aux habitants plus de flexibilité quant à leurs lieux de résidence et de travail.
On peut aussi modéliser le fonctionnement des villes en utilisant des populations synthétiques d’agents logiciels qui représentent la répartition des comportements ou préférences de populations réelles beaucoup plus vastes. De tels modèles fondés sur des agents représentant des paramètres de point de départ, de destination, de temps de trajet et de préférences modales sont utilisés pour examiner l’impact global de nouveaux services tels que le Crossrail de Londres.
À l’heure où l’internet des objets permet de mieux observer comment les habitants d’une ville donnée choisissent de tirer parti des possibilités qu’elle offre, nous pouvons espérer découvrir des principes abstraits de fonctionnement des villes. Nous pouvons imaginer construire des modèles basés sur des agents représentant l’éventail complet des choix que les habitants d’une ville font, à une échelle temporelle allant de quelques minutes à des années et à une échelle spatiale allant de quelques mètres à des kilomètres. De même, au vu de la disponibilité croissante de l’information en temps réel, nous pouvons espérer comprendre un jour l’utilisation efficace des services d’une ville en termes d’équilibre de Nash, situation (souvent utilisée pour décrire une partie de poker) dans laquelle, selon la théorie des jeux, aucun joueur n’a intérêt à modifier la stratégie qu’il a choisie si les autres joueurs ne modifient pas la leur : toutes les stratégies des joueurs sont optimales. Il s’agit là de perspectives lointaines, mais le programme de la Commission européenne relatif à la science des systèmes globaux représente le point de départ de cette aventure.