par Alan Kirman, École des hautes études en sciences sociales (EHESS), Paris ; Aix-Marseille Université
Les deux derniers siècles ont vu peu à peu s’imposer l’idée que le libéralisme social et politique constituait le fondement souhaitable sur lequel organiser la société. Les théoriciens de l’économie se sont efforcés de s’adapter à ce point de vue et ont mis au point des modèles de plus en plus élaborés pour étayer l’affirmation selon laquelle laissés à eux-mêmes, les individus s’organiseront spontanément en un « état socialement souhaitable ». Ce faisant, toutefois, ils nous ont conduits à une vision du système économique qui est en désaccord avec ce que l’on observe dans de nombreuses autres disciplines.
En effet, alors que dans des domaines comme la physique statistique, l’écologie et la psychologie sociale, il est désormais largement admis que des systèmes d’individus interagissant entre eux n’auront pas le type de comportement qui correspond à celui d’un individu (ou particule) moyen ou caractéristique, cette idée n’a guère eu d’effet sur la science économique. Si les tenants de ces disciplines se sont mis à étudier l’émergence des systèmes dynamiques non linéaires résultant d’interactions complexes entre des individus, les économistes, pour leur part, n’ont pas cessé de vouloir fonder leur analyse sur l’idée d’individus de « rationalité optimisatrice », se comportant comme s’ils agissaient de manière isolée. Tel est, en effet, le paradigme fondamental sur lequel sont construits la théorie économique moderne et nos modèles économiques classiques. Ce paradigme remonte à 1776 et à la notion de « main invisible » chère à Adam Smith, qui suggère que lorsque les individus sont laissés, pour autant qu’il soit possible, à eux-mêmes, l’économie se structure d’elle-même pour parvenir à un état doué de caractéristiques satisfaisantes en termes de bien-être.
Or, ce paradigme non seulement n’est pas validé par l’observation des faits, mais ne repose pas non plus sur de solides fondements théoriques. Il est devenu une hypothèse, la pierre angulaire de la théorie économique, même si la persistance de crises économiques majeures pourrait, semble-t-il, nous porter à croire que cette analyse est réellement problématique. L’expérience montre que l’amnésie est fréquente chez les économistes et que, si chaque crise débouche sur le besoin de sortir des sentiers battus pour approcher l’économie (en témoigne la création de l’Institute for New Economic Thinking de George Soros), in fine c’est l’inertie qui prévaut et les économistes retournent sur des sentiers maintes fois foulés.
Il est remarquable que l’on ait tendance à profiter d’une période d’accalmie relative pour déclarer victoire sur l’ennemi. Rappelons-nous Robert Lucas, lauréat du Prix Nobel, qui déclarait en 2003, dans son discours de la présidence devant l’American Economic Association, que « le problème central de la prévention des dépressions était résolu ».
Pendant ce bref épisode de calme, économistes comme responsables de l’action publique s’étaient, en effet, laissés aller à croire que tout allait bien.
Puis vint 2008 et, comme toujours en période de crise, des voix s’élevèrent, principalement du côté des observateurs et des responsables politiques, pour demander pourquoi les économistes n’avaient anticipé ni le déclenchement de la crise, ni sa gravité.
Lorsque Sa Majesté la Reine demanda aux économistes de la London School of Economics pourquoi les choses avait mal tourné, on lui répondit en ces termes : « En résumé, votre majesté, l’incapacité à prévoir la date, l’ampleur et la gravité de la crise … a été au fond l’incapacité de l’imaginaire collectif de plusieurs esprits brillants … à comprendre les risques qui pesaient sur tout le système ».
Dès que l’on considère l’économie comme un système complexe adaptatif dans lequel le comportement du tout résulte des interactions entre ses diverses composantes, il n’est plus possible d’établir une relation simple entre chacune des parties et le tout. Du fait de toutes ces interactions et boucles de rétroaction complexes entre les actions des individus et le comportement du système, les actions des particuliers, des entreprises et de l’État auront immanquablement des « conséquences imprévues ». Non seulement les individus eux-mêmes évoluent au fil du temps, mais également le réseau qui les relie. L’évolution de tels systèmes est intrinsèquement difficile à prévoir, ce qui signifie que le discours des responsables de l’action publique, de type « cette mesure produira tel et tel résultat », doit changer pour un autre : « un certain nombre de résultats sont possibles et selon nos meilleures estimations, les probabilités d’obtenir ces résultats actuellement sont… ».
Prenons le cas de l’impact possible du Brexit sur l’économie britannique et sur l’économie mondiale. Des prévisions de croissance révisées sont actuellement publiées pour ces économies mais, lorsque tout dépend à ce point des conditions dans lesquelles s’effectuera cette sortie, est-il raisonnable d’être aussi déterministe dans ses prévisions ? Étant donné la complexité et l’imbrication des économies, les facteurs politiques qui influeront sur la nature de la séparation, la perception qu’en auront les acteurs (des individus aux gouvernants) et leurs anticipations de ses conséquences, quel degré de confiance pouvons-nous placer dans les estimations ponctuelles de la croissance des prochaines années ?
Alors que d’aucuns sont tentés de considérer l’approche par les systèmes complexes comme un aveu de notre incapacité à contrôler, voire à influer sur les résultats économiques, tel n’est pas nécessairement le cas. Hayek a soutenu en son temps qu’il n’existait pas de « lois » (laws) économiques, seulement des « modèles structurants » (patterns). Le développement des « données massives » et des techniques permettant de les analyser peuvent nous donner les outils nécessaires pour identifier ces modèles structurants et s’y adapter. Toutefois, ceux-ci se dessinent à partir des interactions entre des individus qui sont, à maints égards, plus simples que l’homo economicus, et ce sont ces interactions entre des individus relativement simples, qui réagissent à leur environnement plus qu’ils n’optimisent leurs choix de manière isolée, qui engendrent les troubles majeurs caractéristiques de nos systèmes.
Dernier point : lorsque l’on tente de stabiliser ces systèmes, c’est une erreur de s’intéresser à une seule variable, que ce soit pour avoir prise sur le système ou pour se renseigner sur son évolution. S’intéresser à une variable unique, au taux d’intérêt par exemple, ne confère pas suffisamment de souplesse aux responsables de l’action publique, et mesurer des résultats de variables considérées isolément, comme le taux de chômage ou le PIB, ne renseigne pas suffisamment sur l’état de l’économie.