Si l’intervention dans des contextes fragiles est complexe, l’action menée par les membres du Comité d’aide au développement (CAD) pour soutenir les contextes fragiles sur le terrain est riche d’enseignements. S’appuyant sur les études de cas rassemblées dans le cadre du projet « Fit for Fragility » (Adaptés à la fragilité) et sur les analyses présentées dans les Chapitres 1 et 2, ce chapitre propose des orientations qui permettent d’appréhender ces environnements complexes du point de vue du fond, des stratégies et des institutions.
États de fragilité 2020
3. Adaptés à la fragilité : De la politique à la pratique
Abstract
En bref
Il n’y a pas de solution facile face à la fragilité. Les partenaires internationaux font l’expérience au quotidien de la complexité, de la volatilité et de l’incertitude qui caractérisent les contextes fragiles dans lesquels ils interviennent. Ces caractéristiques ont une incidence sur leurs activités et nécessitent des mécanismes d’adaptation.
Dans les contextes fragiles, l’efficacité des interventions commence par une analyse de qualité. Il est essentiel de tenir compte de la complexité et des relations de causalité interdépendantes, mais la recherche de la nuance devrait déboucher sur une action ciblée, et non sur une paralysie. Une gestion adaptative et un apprentissage itératif permettent à une approche suffisamment solide de contribuer à l’efficacité.
Pour être adapté à la fragilité, il faut avant tout être capable de collaborer. L’efficacité de l’action collective est tributaire de l’existence, chez tous les acteurs concernés, de structures de coordination essentielles et d’une capacité de vision des problématiques dans leur ensemble. Elle exige également des partenariats durables fondés sur la confiance, la responsabilité mutuelle et le partage des risques.
Le travail administratif dans les services centraux doit s’aligner sur les besoins sur le terrain. Pour s’adapter à des évolutions rapides, il faut utiliser efficacement la flexibilité présente au niveau des services centraux des partenaires internationaux. Le financement, les achats, la passation de contrats et la gestion des programmes sont souvent des points de friction.
Ne pas alourdir le fardeau. Il faut veiller à ne pas paralyser l’action collective avec un trop grand nombre de priorités, mais à utiliser les mécanismes existants et permettre aux acteurs nationaux d’occuper la place qui leur revient.
Le paysage de la fragilité évolue, et nous devons évoluer avec lui. Les évolutions mondiales, comme le rôle accru des partenariats Sud-Sud et la pandémie de COVID-19, ont un impact sur le paysage de la fragilité et sur le rôle que peut jouer l’aide publique au développement (APD). Compte tenu de ces changements, il est essentiel que le dialogue Nord-Sud sur les questions de fragilité conserve un cadre solide afin que la coopération reste pertinente et continue d’apporter une valeur ajoutée.
Tirer des enseignements des faits pour être efficace dans les contextes fragiles
Comment rendre la mobilisation internationale efficace dans les milieux fragiles ? Aider les pays à s’attaquer aux facteurs de fragilité et à compter sur leurs propres ressources ne se résume pas à une question de financement. Il faut aussi des partenariats à long terme, des programmes plus intelligents et un appétit pour le risque. Il s’agit d’assurer la complémentarité et la cohérence des interventions dans les domaines de la diplomatie, du développement, de la paix et de l’action humanitaire, conformément à la Recommandation du CAD sur le nexus entre action humanitaire, développement et recherche de la paix. Il faut également des approches stratégiques adaptées aux défis multidimensionnels et aux dynamiques volatiles des contextes fragiles, ainsi qu’à leur mélange hétérogène d’acteurs qui ont chacun des stratégies, des modes de fonctionnement et des priorités qui leur sont propres. Nous devons plus que jamais être « adaptés à la fragilité ».
Au cours des dix dernières années, on a vu apparaître un cadre solide de principes mondiaux pour un engagement efficace dans les contextes fragiles. Si ce cadre a pu constituer une référence normative utile, il s’est révélé moins efficace pour transformer les réalités sur le terrain. Dans un monde idéal, les partenaires internationaux pourraient librement adapter leur structure institutionnelle et leurs processus de travail à chaque contexte afin de réagir rapidement, de rester mobilisés, de collaborer et d’être flexibles. Or, les possibilités de réforme institutionnelle sont rares. Le schéma institutionnel des systèmes et mécanismes existants doit donc être considéré comme une donnée dont il faut tenir compte lorsque l’on s’engage et définit des programmes dans des contextes fragiles ; et il faut s’efforcer d’optimiser les cadres existants.
S’appuyant sur les conclusions du Cadre sur la fragilité 2020, ce chapitre récapitule les enseignements récemment tirés des études de cas nationales réalisées pour le projet « Fit for Fragility » (Schreiber et Loudon, 2020[1]). À partir de la pensée systémique décrite dans le Chapitre 1, il analyse comment les caractéristiques complexes de la fragilité se manifestent dans les environnements opérationnels où l’APD est fournie, examine les implications de ce paysage complexe pour les partenaires internationaux et étudie les moyens de renforcer l’efficacité de l’engagement aux niveaux stratégique, organisationnel, national et mondial.
Les milieux fragiles en tant qu’environnements opérationnels complexes
Les acteurs du développement, de la paix et de l’aide humanitaire intervenant dans des contextes fragiles sont à la fois extérieurs aux réalités complexes qu’ils cherchent à faire évoluer et partie intégrante de ces réalités. De ce fait, et pour être adaptés à la fragilité, ils doivent s’assurer que leurs stratégies et leurs méthodes de travail sont adaptées aux spécificités des environnements opérationnels fragiles, qui sont complexes du point de vue du fond, des stratégies et des institutions. Une approche pratique de la pensée systémique est nécessaire pour gérer ces trois types de complexité qui concernent à la fois les systèmes des donneurs et l’environnement opérationnel. L’Encadré 3.1 présente une description.
Encadré 3.1. Application de la pensée systémique à la conception de programmes : une gestion de la complexité au quotidien
1. Complexité de fond
Dans les contextes fragiles, la prise de décision s’opère dans des situations de volatilité, d’incertitude, de relations complexes à causes multiples et d’informations ambiguës. Même si le manque de données et d’éléments factuels disponibles complique souvent la définition d’objectifs programmatiques, la solution ne passe pas toujours par davantage d’informations. En effet, la fragilité se présente comme un maillage complexe d’interdépendances systémiques, qu’il est impossible de circonscrire aisément dans des cadres de référence précis ou des définitions de problèmes communes. En conséquence, les personnes et les personnalités sont importantes, et les connaissances ne sont pas données mais négociées ; il est impossible d’énumérer un ensemble exhaustif de mesures à prendre ; il n’y a pas de « test immédiat ou ultime » permettant d’évaluer les différentes options en termes de politiques publiques (Head et Alford, 2015[2]) ; les solutions sont en outre généralement « ponctuelles », et les possibilités d’apprentissage par la pratique sont limitées (Ramalingam, Laric et Primrose, 2014[3]).
2. Complexité stratégique
Les contextes fragiles sont caractérisés par de fortes interdépendances entre les acteurs concernés, qu’ils soient nationaux ou internationaux. La grande diversité des stratégies et des activités déployées par ces acteurs, chacun avec des objectifs et priorités qui lui sont propres, limite l’efficacité de la coopération pour le développement. Parce que les acteurs sont autonomes et liés par des obligations de rendre des comptes souvent floues ou faibles, dans ces contextes, le système d’aide dans son ensemble résiste fortement aux tentatives visant à réduire ou à gérer la complexité. En conséquence, il arrive que des stratégies et des programmes divers et parfois contradictoires soient élaborés (Hill et al., 2012[4]) .
3. Complexité institutionnelle
Dans de nombreux contextes fragiles, des réseaux, des institutions et des économies à caractère informel conditionnent la réalité quotidienne des activités et des relations politiques, économiques et sociales locales. En revanche, les efforts internationaux de développement se concentrent souvent sur les institutions et les systèmes formels. Il en résulte un cadre complexe, présentant de multiples niveaux, et constitué de systèmes formels et informels dans lequel les lois et les politiques officielles sont parfois assez éloignées des réalités quotidiennes des programmes. À l’intérieur de ce cadre, les acteurs agissent selon des ensembles de règles et de procédures souvent concurrentes ou peu claires, ce qui ajoute à l’imprévisibilité des résultats. À un niveau d’analyse inférieur, la fragilité nuit également à la coordination entre les systèmes de prestation de services, entraînant une déconnexion entre les attentes des citoyens à l’égard de l’État et la capacité de ce dernier à y répondre. Ce décalage est souvent amplifié lorsque les efforts de modernisation ou de décentralisation des institutions étatiques ne s’accompagnent pas d’un déplacement de l’allocation des ressources du centre vers la périphérie.
Note : La distinction entre complexité de fond, stratégique et institutionnelle s’appuie sur les travaux de Klijn et Koppenjan sur la gouvernance dans des réseaux complexes. Voir, par exemple (Klijn et Koppenjan, 2014[5]).
Alignement des processus au service de l’efficacité opérationnelle
Pour être « adapté à la fragilité », il faut faire correspondre les caractéristiques organisationnelles aux impératifs des environnements opérationnels complexes. Cette section examine comment la manifestation de la complexité au quotidien dans les milieux fragiles peut guider l’engagement des partenaires internationaux.
En commençant par analyser les réalités des pays, les acteurs de la coopération pour le développement peuvent prendre des mesures en vue de s’adapter aux contextes fragiles et en situation de crise : chercher à réduire la vulnérabilité générale et les besoins non satisfaits, renforcer les capacités d’adaptation et s’attaquer aux causes profondes de la crise et de la fragilité. S’ils veulent obtenir des résultats, ils doivent exploiter les points forts de leurs systèmes et mécanismes existants en utilisant les instruments disponibles à quatre niveaux : la planification stratégique, l’engagement au niveau national, les processus organisationnels et le cadre mondial. Il s’agit, en substance, d’être « adapté à la fragilité », comme l’illustre l’infographie 3.1.
Planification stratégique : maintenir les objectifs à long terme
Intervenir dans des contextes fragiles consiste à gérer des compromis, par exemple entre les actions à court terme et à long terme, entre la réflexion globale et les complexités techniques, ou encore entre les besoins et les moyens. Il est essentiel d’investir dans une analyse du contexte initial et de la fragilité afin de préparer le terrain pour un engagement plus poussé. Ainsi, lorsque des objectifs clairs découlent d’une analyse générale solide de l’environnement opérationnel, il devient possible de concilier le défi essentiel que constituent les incertitudes à court terme avec les objectifs à plus long terme.
Commencer par considérer la situation dans son ensemble
Les praticiens du développement qui opèrent dans des contextes fragiles admettent de plus en plus que les programmes techniques, même lorsqu’ils sont bien formulés, sont souvent insuffisants pour atteindre le résultat souhaité. Ce constat est corroboré par les études de cas par pays. De nombreux acteurs du développement et de la société civile s’efforcent d’expliquer la trajectoire du développement au moyen d’une théorie claire du changement qui repose sur la pensée systémique. Et, si les processus politiques, les institutions informelles et les relations de pouvoir jouent un rôle essentiel dans le succès ou l’échec des interventions à l’appui du développement dans chaque contexte, ces processus ne sont pas systématiquement pris en compte dans l’analyse du contexte initial. Les acteurs du développement doivent faire reposer leur engagement sur un examen approfondi du contexte, et reconnaître que la fragilité multidimensionnelle constitue une caractéristique fondamentale de ce contexte. Cette analyse initiale est essentielle pour définir l’intervention dans chaque contexte, en fonction de l’avantage comparatif et des objectifs stratégiques.
Étant donné que les activités de développement viennent en complément des systèmes nationaux, une vision claire des résultats souhaités devrait notamment inclure une vision de ce que serait un contrat social opérationnel entre des systèmes d’État et de société résilients. En République centrafricaine, par exemple, on a remarqué que les échéances politiques, les accords de paix et les cycles électoraux sont susceptibles de faire perdre de vue aux autorités et aux partenaires au développement la nécessité d’élaborer une vision à long terme pour la planification du développement. De même, l’étude de cas sur le Tchad a mis en évidence la nécessité d’une vision collective plus explicite de la manière dont la définition actuelle des programmes contribue à la durabilité et au renforcement de la cohésion sociale. L’Encadré 3.2 passe en revue les éléments essentiels d’une analyse du contexte initial élaborée pour le projet « Fit for Fragility ».
Encadré 3.2. Éléments essentiels de l’analyse du contexte initial
Les données factuelles compilées à partir des études de cas menées au Honduras, au Libéria, en République centrafricaine et au Tchad dans le cadre du projet « Fit for Fragility » laissent à penser que l’analyse du contexte initial devrait inclure les éléments essentiels suivants :
principaux risques multidimensionnels, vulnérabilités et capacités d’adaptation
contexte institutionnel et stratégies au niveau national
dynamique du pouvoir et de l’exclusion sociale
activités et projets des autres acteurs concernés.
Utiliser l’espace disponible pour élaborer des programmes flexibles
La flexibilité des programmes et des financements est cruciale dans des contextes en évolution rapide. Par exemple, si les fonds sont strictement destinés à être utilisés dans un endroit précis, les populations vulnérables risquent de se retrouver sans aide si elles se déplacent ou rentrent chez elles après avoir été déplacées. Les systèmes de conformité peuvent également constituer un obstacle majeur à la flexibilité. Les partenaires internationaux doivent par conséquent chercher à tirer parti de toute possibilité d’introduire de la flexibilité dans leurs programmes. En République centrafricaine, les mécanismes de financements conjoints, comme le Fonds Bêkou et les fonds « paix et résilience » (Minka), offrent de la flexibilité. Les capacités de réaction prépositionnées, comme le mécanisme de réaction rapide dirigé par l’UNICEF, permettent elles aussi de réaliser des investissements conjoints dans des mécanismes flexibles. En outre, la programmation adaptative constitue un moyen important pour assurer la flexibilité et l’apprentissage itératif dans ces contextes changeants.
Du point de vue des partenaires financiers, l’inclusion de scénarios d’urgence dans les programmes et de flexibilité dans la conception, la passation des marchés et des contrats permet aux programmes d’évoluer avec le contexte fragile plutôt que de devoir être revus complètement. L’objectif est de gérer les risques plutôt que de les éviter, d’adopter une programmation adaptative et de saisir les possibilités d’apprentissage collectif et de changement. Ces mesures permettent également de poursuivre des objectifs à long terme tout en gérant les réalités à court terme. En République centrafricaine et au Honduras, plusieurs facteurs ont limité la flexibilité des acteurs du développement, notamment la pression exercée pour décaisser des fonds pour ne pas les perdre, les normes de qualité des programmes qui sont mal adaptées aux environnements peu sûrs ou instables, et le financement à court terme axé sur les projets qui empêche les partenaires opérationnels de développer une vision à long terme et de retenir leur personnel.
Privilégier une analyse simple, mais pas simpliste
Les contextes fragiles présentent bien souvent des signaux contradictoires dont il peut être difficile de rendre compte par une analyse unique, car les nuances sont généralement difficiles à saisir. L’étude de cas du Honduras, par exemple, a souligné l’utilité pour les institutions des donneurs de disposer de cadres, de stratégies et d’outils qui tiennent compte des différents types de fragilité et pas uniquement du fait que tel ou tel pays est ou non en crise. Lorsque les pays présentent un mélange de signaux de crise et de reprise, comme cela peut se produire dans un contexte post-conflit, il est difficile mais souvent essentiel d’élaborer une analyse complète pour continuer d’attirer l’attention internationale en mettant l’accent sur le potentiel de développement du contexte en question.
Une compréhension binaire de la situation d’un pays partenaire sur sa trajectoire de développement peut conduire à une réponse binaire : fourniture d’une aide humanitaire ou coopération au développement, par exemple. Pour éviter ce type d’approche simpliste, l’apprentissage itératif, une approche suffisamment solide et des objectifs clairs peuvent permettre d’élaborer une réponse nuancée à des défis complexes. La sélection d’objectifs atteignables et de résultats réalistes constitue un pan essentiel de ce défi.
Engagement au niveau du pays : identifier les partenaires et investir dans ceux-ci
La plupart des membres du CAD sont généralement peu présents dans les pays, ce qui limite les capacités et les moyens dont ils disposent pour appréhender des paysages complexes, d’où l’importance d’investir dans des actions communes, de tirer parti des partenariats et de veiller à adopter une approche réaliste.
L’appropriation locale est essentielle et doit être inclusive
Dans les contextes fragiles, il est généralement possible d’identifier des alliés pour la paix au sein des structures politiques, administratives et civiles. À titre d’exemple, au Libéria, on sait qu’il est utile d’identifier des entités administratives sectorielles et spécialisées et de nouer des partenariats avec elles afin de garantir l’appropriation nationale et la compétence technique, notamment dans le secteur agricole. Toutefois, la coopération bilatérale doit également reposer sur une approche diversifiée à l’échelle de toute la société, et tenir compte des points de vue des parties prenantes sur l’ensemble du territoire. Pour conserver sa légitimité, l’État doit être présent à la fois dans la capitale et dans la périphérie. En République centrafricaine, par exemple, il est essentiel d’aider les pouvoirs publics à assurer une présence administrative et une prestation de services minimales pour la population en dehors de Bangui, y compris dans les zones peu densément peuplées situées dans l’est du pays.
Reconnaître et relever les défis politiques
Certains facteurs de fragilité parmi les plus critiques font également partie des plus sensibles sur le plan politique. Des approches créatives, cohérentes et adaptées au contexte peuvent aider à surmonter les tensions politiques. On en trouve une illustration au Honduras, où les acteurs ont cherché des solutions créatives pour aborder des questions importantes mais controversées telles que les droits humains, la corruption et l’état de droit, tout en atténuant les risques pour d’autres programmes de développement en cours. À cet égard, comme indiqué au Chapitre 2, les liens entre développement et diplomatie sont essentiels. Les acteurs doivent non seulement reconnaître la nécessité de sauvegarder l’espace humanitaire, mais aussi prendre en compte et traiter les causes politiques des vulnérabilités et des besoins humanitaires. L’exemple du Honduras montre ainsi comment des désaccords politiques et techniques ainsi qu’un manque de communication peuvent entraver les rapprochements et les relations entre les experts techniques et les dirigeants de haut niveau, et partant, saper la capacité à appuyer les discussions techniques par des décisions stratégiques.
Investir dans des partenariats durables
Des partenariats durables et un partage des risques éclairé offrent la possibilité de bâtir la confiance dans un environnement par ailleurs souvent instable. Les enseignements tirés des études de cas montrent l’importance de la confiance mutuelle pour promouvoir la flexibilité dans l’élaboration des programmes et les accords. De tels partenariats supposent un niveau de gestion des risques, l’identification des avantages comparatifs des partenaires clés et l’investissement dans une assistance technique qui renforce la responsabilité mutuelle, les capacités et le partage des responsabilités, et pas uniquement au niveau central.
Simplifier la coordination
La coordination est complexe dans les contextes fragiles, car tout y est prioritaire, les capacités de coordination nationale sont limitées et une multiplicité d’acteurs interviennent dans un même espace. Trois niveaux de coordination doivent être reliés entre eux : la coordination stratégique (objectifs stratégiques et messages politiques communs, notamment), la coordination opérationnelle (élaboration de programmes harmonisés et complémentaires) et la coordination technique (apprentissage mutuel et définition de normes). La pensée systémique et la co-création de programmes sont des moyens de faciliter le nexus entre action humanitaire, développement et recherche de la paix, ainsi que de surmonter les obstacles entre les acteurs au sein de chaque pilier de cette nexus - souvent appelée trilinguisme - tout en restant axé sur l’échelon local.
La coordination à tout prix risque d’épuiser les ressources humaines, déjà rares dans de nombreux contextes fragiles. Il est donc essentiel de concentrer les activités de coordination uniquement dans les domaines où elles amélioreront l’efficacité et l’efficience de l’élaboration des programmes. Les études de cas soulignent que si la coordination consiste en une multitude de réunions ne visant pas à obtenir de meilleurs résultats, les acteurs essentiels risquent de se désengager. Les mécanismes de coordination peuvent se concentrer sur des priorités stratégiques et des analyses ou des questions communes ; ils peuvent également être élaborés sur une base géographique. Pour porter leurs fruits, ces mécanismes doivent être complétés par un système efficace d’échange d’informations sur les programmes, le financement, les calendriers et les lacunes, comme l’indique l’Encadré 3.3.
Encadré 3.3. Les plateformes nationales comme mécanismes collectifs de coordination et d’apprentissage itératif
Le renforcement de la coordination au moyen d’une planification et d’un apprentissage itératifs communs est le socle qui permettra de renforcer la cohérence à l’échelle du système dans les environnements fragiles. Même s’il n’existe pas de solution unique pour rendre la coordination multipartite efficace, les exemples de plateformes qui portent leurs fruits abondent.
Les plateformes nationales, qui offrent des éléments fondamentaux pouvant être appliqués pour s’adapter à chaque contexte et s’appuyer sur les systèmes existants, constituent une tentative de standardisation de la coordination. Elles fonctionnent comme des cadres publics qui prévoient un mécanisme de responsabilité intégré pour toutes les organisations et organismes partenaires. Il s’agit d’un « véhicule pour des approches plus collaboratives, résilientes, adaptatives et évolutives », dont l’objectif principal est d’améliorer la collaboration et la coopération entre les partenaires au développement, en plus de renforcer les partenariats nationaux.
Les plateformes nationales sont structurées autour de trois niveaux de coordination :
Un groupe de pilotage de haut niveau contribue à favoriser la cohérence entre différentes stratégies nationales et traduit leurs objectifs en plans réalisables, dans une perspective à long terme. Il permet également de responsabiliser les partenaires au niveau stratégique et de mobiliser les ressources nécessaires à la réalisation d’objectifs stratégiques communs.
La coordination au niveau sectoriel est dirigée par les ministères compétents et les experts techniques. Elle joue un rôle essentiel dans la détermination des flux de ressources et la gestion des doublons organisationnels ou des lacunes dans la mise en œuvre des programmes.
Un secrétariat agit au niveau fonctionnel pour faciliter l’ensemble des processus de développement conjoints.
L’exemple de la Somalie montre comment une plateforme nationale peut contribuer à améliorer la coordination. Même si la coordination entre les partenaires internationaux en Somalie était efficace avant la création de la plateforme, le manque de participation locale dans les programmes de développement était criant. La plateforme nationale a été créée en 2017 afin de surmonter ce problème au moment où le gouvernement somalien préparait un plan de développement national (PDN). La plateforme nationale de la Somalie a permis de réduire considérablement le nombre de priorités de développement, de faire passer l’élaboration des programmes de développement d’un modèle piloté par les donneurs à un modèle piloté par les autorités nationales et d’offrir une structure de gouvernance inclusive pour superviser la réalisation des activités dans le cadre du PDN, soutenue par un fonds commun dédié (Papoulidis, 2020[6]).
Processus organisationnels : rendre le fonctionnement du système plus intelligent
Vu sous l’angle de l’engagement au niveau des pays, les processus organisationnels sont le lieu des processus et pratiques administratives servant à aligner et à contrôler l’appui opérationnel apporté par le siège. Il s’agit notamment des procédures permettant de planifier la stratégie et les opérations, d’établir les budgets, de mesurer et de récompenser les performances, ainsi que de rendre compte des progrès et de conduire les réunions. On peut dire que la plupart des membres du CAD utilisent depuis toujours le même modèle organisationnel pour opérer dans des environnements à tous les degrés de fragilité. Dans les contextes les plus fragiles, les exigences de cette approche ont tendance à éclipser les objectifs stratégiques à long terme de l’engagement national. Voilà pourquoi la volonté de « faire du développement autrement » est particulièrement forte pour les donneurs qui interviennent dans des contextes fragiles (Gulrajani et Honig, 2016[7]).
Néanmoins, si certains modèles de conception organisationnelle semblent mieux adaptés à la gestion adaptative reposant sur des éléments factuels et à l’apprentissage itératif dans des contextes fragiles, une réforme organisationnelle profonde visant à adopter de nouveaux paradigmes semble souvent hors de portée, notamment, parce que la refonte du cadre institutionnel sous-jacent n’est que rarement possible. Toute tentative de réforme des systèmes existants a également un coût en termes d’efficacité et d’impact à court terme. Une autre approche consiste à tirer le meilleur parti des cadres existants, en tenant compte des avantages comparatifs et en recherchant la complémentarité entre les partenaires.
Offrir incitations et récompenses à des équipes caractérisées par la diversité pour les renforcer
Comme l’illustrent les études de cas par pays et l’analyse du capital humain présentée au Chapitre 1, les contextes extrêmement fragiles ont tendance à se caractériser par une capacité d’absorption nationale limitée et des lacunes dans les capacités nationales dûment formées. Dans ces contextes, il convient de déployer de nombreux collaborateurs internationaux expérimentés. Les partenaires au développement ont beaucoup de mal à pourvoir les postes, d’où une grande rotation du personnel qui nuit à la mémoire institutionnelle et réduit la qualité et la rapidité de la mise en œuvre. Le personnel international n’a pas toujours l’impression que l’incitation à postuler à un poste dans un contexte fragile est proportionnelle aux difficultés inhérentes au travail dans ce contexte. Il faut davantage récompenser l’engagement, la ténacité et l’esprit d’entreprise pour rendre les contextes fragiles attrayants aux yeux du personnel disposant de l’expertise et des compétences requises. Ainsi, au Honduras, un partenaire financier a spécifiquement demandé que le personnel de terrain intègre dans son évaluation annuelle des performances un objectif lié à la prise de risques en toute connaissance de cause. Non seulement le membre du personnel n’est pas pénalisé par son institution pour avoir pris des risques, mais il est activement incité à le faire.
Les équipes les plus solides sont celles où la diversité est présente. Si l’on reconnaît que l’expertise du personnel international ne peut être optimisée sans connaissance locale, il faut s’assurer que la voix locale n’est pas seulement présente, mais qu’elle est la pierre angulaire du développement d’une équipe. Si elle est judicieusement gérée, elle peut apporter des gains mutuellement bénéfiques tant à l’équipe qu’à ses interlocuteurs, dans un contexte fragile, en termes de conception (programmes de meilleure qualité), de rentabilité et de légitimité (centrés sur l’échelon local et les personnes) (Slim, 2020[8]).
Veiller à ce que les processus soient axés sur les solutions
Lorsque l’on intervient dans des contextes fragiles, la flexibilité et l’adaptabilité aux risques à venir sont primordiales. Toutefois, la flexibilité du secteur de l’aide est menacée par un ensemble d’éléments structurels et culturels. Les études de cas par pays montrent que la standardisation des processus au niveau du siège a pour effet de réduire la flexibilité opérationnelle. Cette constatation souligne combien il est important que les organisations maintiennent une culture qui permette l’utilisation d’un pouvoir discrétionnaire dans des limites réglementaires. Pourtant, les personnes interrogées ont rapporté une tendance inverse. Ainsi, une personne citée dans une étude de cas nationale pour le projet « Fit for Fragility » a déclaré : « Dans le passé, on était autorisé à agir si aucune règle explicite ne l’interdisait. Aujourd’hui, si les règles ne l’autorisent pas explicitement, c’est considéré comme interdit ».
Les décideurs à haut niveau doivent rendre la culture organisationnelle mieux adaptée aux réalités du pays et utiliser pleinement la flexibilité bureaucratique pour adapter les processus au contexte. Il s’agit de questions telles que l’éthique organisationnelle, les termes des contrats, les cadres logiques, les critères de ciblage et des cycles de financement plus cohérents et mieux définis dans le cadre du nexus entre action humanitaire, développement et recherche de la paix.
Tirer parti des capacités de l’ensemble du système
La nature pluridimensionnelle, et souvent enracinée, de la fragilité dans de nombreux contextes exige des efforts d’analyse plus diversifiés et plus intenses ainsi qu’un éventail d’outils plus large que celui que les programmes de développement classiques peuvent offrir. Au Honduras, par exemple, les acteurs du développement et les représentants de la société civile ont déclaré, lors d’entretiens menés dans le cadre du projet « Fit for Fragility », qu’une meilleure compréhension des facteurs de fragilité historiques, anthropologiques et sexospécifiques et de l’économie politique du contexte rendrait l’engagement plus efficace.
Une telle approche exige des partenaires internationaux qu’ils puissent accéder à une expertise et à des compétences qui vont au-delà du champ traditionnel du développement. Selon le contexte, c’est là que les acteurs de la diplomatie et de la sécurité pourraient jouer un rôle moteur (Chapitre 2). Il faudrait également promouvoir un engagement cohérent et efficace dans tous les piliers concernés de l’administration publique, guidé par une communauté d’objectifs et de besoins sur le terrain. Au-delà d’une approche pangouvernementale, l’investissement dans une approche à l’échelle de toute la société offre un moyen de mobiliser l’expertise et les capacités de la société civile et des milieux universitaires.
Planifier la sortie aussi soigneusement que l’entrée
Concernant la stratégie de sortie d’un contexte d’après-crise, les partenaires internationaux devraient éviter de se désengager dès les premiers signes d’une amélioration de la sécurité et de la stabilité politique. Les progrès devraient être récompensés par une multiplication des efforts financiers et un renforcement des partenariats inclusifs. Il ressort des études de cas consacrées au Libéria et à la République centrafricaine qu’une diminution de l’attention internationale peut rapidement entraîner des reculs. Après une crise, les besoins en développement et en stabilité s’ajoutent à des besoins humanitaires encore aigus, créant ainsi un besoin de soutien encore plus important. Toutefois, à mesure que la situation s’améliore, il est essentiel que les partenaires élaborent une vision destinée à accompagner le pays partenaire sur la voie de son relèvement post-crise et définissent des exigences évolutives en termes d’appropriation, de pouvoir et de prestation de services au niveau local. Dans le cas de contextes touchés par un conflit, il faut donc analyser les éléments nécessaires pour réussir la transition vers des résultats durables (OCDE, 2020[9]).
Cadre global : porter un regard neuf sur le dialogue
Malgré l’évolution du paysage de la fragilité résultant de l’impact de la pandémie de COVID-19, il existe globalement un large consensus sur la substance du programme et des principes de développement, ainsi qu’un accord général parmi les membres du CAD sur le fait que l’efficacité de l’aide, y compris dans les milieux fragiles, doit faire l’objet d’un regain d’attention.
Évaluer les conséquences de l’évolution des réalités mondiales
La coopération pour le développement dans les contextes fragiles subit de plus en plus la pression de modèles alternatifs concernant l’engagement international et le décaissement de l’APD. Au Libéria, par exemple, les cycles de planification des donneurs sont souvent trop courts et les cadres institutionnels trop contraignants pour soutenir les projets à grande échelle susceptibles de dynamiser l’économie du pays et les économies comparables. Un horizon de coopération pour le développement à plus long terme et des efforts accrus pour diversifier la combinaison des ressources pourraient permettre aux partenaires bilatéraux et multilatéraux de fixer des objectifs plus ambitieux et d’accroître leur impact.
Renouveler et poursuivre le dialogue Nord-Sud
Au cours des dix dernières années, la communauté internationale a élaboré et mis en œuvre diverses initiatives et cadres normatifs pour atteindre les Objectifs de développement durable et accroître l’efficacité du développement dans les contextes fragiles. Cependant, l’espace de dialogue autour de l’efficacité se rétrécit (Brown, 2020[10]). Le dialogue actuel offre en effet des possibilités limitées de partager des analyses et des approches communes pour les milieux fragiles associant des acteurs du développement autres que les pourvoyeurs de formes conventionnelles d’APD. Lorsqu’ils existent, ces espaces sont aussi généralement axés sur les engagements plutôt que sur le dialogue (Bracho, 2017[11]). Il est essentiel de (ré)élargir l’espace mondial qui encourage le dialogue, notamment sur l’efficacité de l’aide et les partenariats, mais aussi pour la prévention des conflits et la consolidation de la paix, afin de garantir un engagement efficace dans des contextes fragiles.
Investir dans la collaboration et l’interopérabilité
Pour être adapté à la fragilité, il faut, dans une large mesure, être adapté à la collaboration. Au Tchad, par exemple, les donneurs qui opèrent dans la capitale semblent désireux de se coordonner pour la mise en œuvre. Mais leurs priorités et cadres institutionnels ne sont pas toujours optimisés pour la coordination. Certains des éléments constitutifs de cette collaboration existent au niveau du pays, lorsque les donneurs travaillent sur les mêmes types d’analyses et élaborent des cadres logiques similaires. Ici, au niveau national, il existe également une volonté politique et une communauté de donneurs très soudée pour faire avancer la coordination. Cependant, les procédures et les mécanismes institutionnels (mécanismes de règlement des différends ou d’audit et autres cadres juridiques, notamment) présentent souvent des obstacles pratiques à la coordination autres que le partage de l’information. Ces limites structurelles vont à l’encontre des objectifs communs d’amélioration de la flexibilité et de la cohérence. Il est important de continuer à améliorer l’interopérabilité entre les acteurs internationaux dans les milieux fragiles de sorte à accroître l’impact et l’efficacité de l’engagement collectif.
Références
[11] Bracho, G. (2017), The troubled relationship of the emerging powers and the effective development cooperation agenda, Deutsches Institut für Entwicklungspolitik, Bonn, https://www.die-gdi.de/uploads/media/DP_25.2017.pdf.
[10] Brown, S. (2020), « The rise and fall of the aid effectiveness norm », European Journal of Development Research, http://dx.doi.org/10.1057/s41287-020-00 272-1.
[7] Gulrajani, N. et D. Honig (2016), Reforming Donors in Fragile States: Using Public Management Theory More Strategically, Overseas Development Institute, Londres, https://www.odi.org/sites/odi.org.uk/files/resource-documents/10479.pdf.
[2] Head, B. et J. Alford (2015), « Wicked problems: Implications for public policy and management », Administration & Society, vol. 47/6, pp. 711-739, http://dx.doi.org/10.1177/0 095 399 713 481 601.
[4] Hill, P. et al. (2012), « Development cooperation for health: Reviewing a dynamic concept in a complex global aid environment », Globalization and Health, vol. 8/1, p. 5, https://doi.org/10.1186/1744-8603-8-5.
[5] Klijn, E. et J. Koppenjan (2014), « Complexity in governance network theory », Complexity, Governance & Networks, vol. 1/1, pp. 61-70, http://dx.doi.org/10.7564/14-CGN8.
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