Ce chapitre examine les tendances récentes de l’émigration en provenance du Sénégal vers les principaux pays de destination de l’OCDE et de l’Afrique de l’Ouest. Afin de mieux comprendre l’évolution récente des flux migratoires en provenance du Sénégal, ce chapitre retrace tout d’abord le contexte historique de l’émigration sénégalaise pendant la seconde moitié du XXe siècle. Le chapitre examine ensuite l’évolution récente des flux d’émigration en provenance du Sénégal vers les pays de l’OCDE, puis analyse la nature de ces flux grâce aux données sur les catégories de titres délivrés aux ressortissants sénégalais dans les principaux pays de destination de l’OCDE. Enfin, la dernière section examine les intentions d’émigration au sein de la population sénégalaise et les principaux facteurs explicatifs de ces souhaits d’émigration.
Panorama de l’émigration sénégalaise
1. Tendances récentes de l’émigration sénégalaise
Abstract
En bref
Le Sénégal est le deuxième pays de la CEDEAO dont les flux d’émigration vers les pays de l’OCDE sont les plus élevés, après le Nigéria.
Les flux d’émigration en provenance du Sénégal vers les pays de l’OCDE ont fortement augmenté depuis le début des années 2000, passant de 9 700 entrées annuelles en 2000 à près de 20 000 en 2010 et à 23 500 en 2019
L’Espagne, suivie de l’Italie et de la France sont les trois premiers pays de destination de l’OCDE des ressortissants sénégalais. La concentration des flux d’émigration vers ces trois pays a toutefois diminué entre 2000 et 2019, reflétant une diversification des destinations particulièrement vers les États-Unis et l’Allemagne puis vers le Canada, la Belgique et le Royaume‑Uni.
Les hommes sont surreprésentés parmi les ressortissants sénégalais émigrant vers les pays européens de l’OCDE au cours des dix dernières années.
Depuis 2010, la part des motifs professionnels dans les titres de séjour octroyés aux ressortissants sénégalais par les pays européens de l’OCDE a diminué au profit de l’augmentation des permis délivrés pour motif familial, qui représentaient près de la moitié des permis en 2020.
La France est le seul pays européen délivrant des permis pour motif d’études aux ressortissants sénégalais, tandis qu’une part substantielle des permis de séjour espagnols sont des permis professionnels. L’essentiel des permis délivrés par l’Italie au milieu des années 2010 étaient des permis humanitaires.
Les intentions d’émigration au sein de la population sénégalaise sont relativement élevées : 36 % des Sénégalais indiquent souhaiter quitter leur pays et vivre de façon permanente à l’étranger, tandis que cela concerne 28 % de l’ensemble des personnes résidant dans les pays de l’UEMOA. Parmi ces Sénégalais souhaitant émigrer, la majorité indique souhaiter s’installer aux États-Unis ou en France.
Il existe toutefois un décalage entre l’intention d’émigrer et la concrétisation du départ : seulement un quart des personnes souhaitant émigrer envisageaient de le faire dans un délai d’un an.
Les intentions d’émigrer sont particulièrement élevées parmi les jeunes (52 %) et les chômeurs (50 %). Les femmes expriment moins souvent que les hommes l’intention d’émigrer.
Pour la plupart des personnes ayant l’intention d’émigrer, ce souhait est lié à une situation économique ou d’emploi difficile.
Contexte historique de l’émigration sénégalaise vers les pays de l’OCDE et les pays africains
Les premiers émigrés sénégalais proviennent de la Vallée du fleuve et se déplacent en Afrique de l’Ouest et en France
Les flux d’émigration en provenance du Sénégal ont débuté dans la Vallée du fleuve Sénégal, à la frontière entre le Mali et la Mauritanie, au sein des groupes ethniques Soninké puis Haalpulaar. Les Soninkés, qui habitaient la partie Nord de la Vallée du fleuve, ont commencé à émigrer afin de sortir de l’isolement économique de cette région enclavée et exclue du développement pendant la colonisation (Beauchemin et al., 2014[1]). Afin de pouvoir payer les taxes monétaires instaurés par l’administration coloniale, de nombreuses personnes ont émigré vers les zones de plantations d’arachide du Sénégal, ou vers d’autres colonies d’Afrique de l’Ouest ou d’Afrique Centrale, comme la Côte d’Ivoire ou le Gabon. Ces émigrés travaillaient généralement dans le commerce ou la construction de chemins de fer (Beauchemin et al., 2014[1]). Les premiers émigrés sénégalais étaient aussi des navigateurs, des commerçants et des « tirailleurs ».
À partir de l’indépendance du Sénégal en 1960, les flux migratoires régionaux et internationaux en provenance du Sénégal se sont intensifiés. Pour capitaliser sur leurs ressources agricoles, certains pays d’Afrique de l’Ouest de culture de rente comme la Côte d’Ivoire, ont mis en place une politique d’ouverture à l’immigration afin d’attirer de la main d’œuvre. Dès lors, les Sénégalais émigraient principalement dans les zones côtières du Sud de la Côte d’Ivoire et du Ghana. La forte croissance économique de la Côte d’Ivoire, soutenue par le succès des cultures de cacao et de café, a rendu le pays particulièrement attractif pour les émigrés des pays de la région. La Mauritanie était aussi une destination majeure de l’émigration en provenance de la Vallée du fleuve durant les années 1960 et 1970. Toutefois, la crise politique entre la Mauritanie et le Sénégal en 1989 a mis fin aux flux migratoires vers la Mauritanie et a conduit au retour de milliers de Sénégalais (environ 50 000 Sénégalais de retour ont été recensés) (OIM, 2018[2]). Après l’indépendance et suite au boom pétrolier, les émigrés sénégalais se sont aussi déplacés au Gabon pour travailler dans le secteur du bâtiment et de la construction (Lessault et Flahaux, 2013[3]). Dans le contexte de l’émergence du commerce de diamants en Afrique Centrale dans les années 1970, l’émigration sénégalaise s’est étendue au Zaïre, au Congo et au Cameroun (Beauchemin et al., 2014[1]). La Gambie, ayant la particularité d’être géographiquement située à l’intérieur du Sénégal, était aussi un récipiendaire substantiel de l’émigration sénégalaise. L’insertion socioéconomique des Sénégalais en Gambie était alors facilitée par le fait que ces deux pays entretenaient des liens forts en raison de la présence de plusieurs groupes ethniques similaires au sein des deux territoires, dont les Wolofs.
À l’échelle internationale, l’émigration sénégalaise s’est dirigée vers la France, métropole coloniale et a commencé au travers du recrutement de Sénégalais dans la marine marchande ainsi que la marine de guerre française (Lessault et Flahaux, 2013[3]). Les premières migrations vers la France sont donc survenues pendant l’entre‑deux-Guerres mondiales lorsque les Soninkés étaient employés dans des ports comme Marseille, Bordeaux et le Havre, et que des soldats sénégalais étaient appelés à combattre pour la France. L’émigration en provenance du Sénégal s’est accrue après la Seconde Guerre Mondiale pour répondre à la très forte demande de main d’œuvre peu qualifiée en France, dans le cadre de la reconstruction.
Après l’indépendance en 1960, beaucoup de travailleurs sénégalais, majoritairement Soninkés, Toucouleurs ou Mandjacks ont émigré en France pour travailler dans l’industrie, notamment dans l’industrie automobile qui recrutait massivement des émigrés de la Vallée du fleuve Sénégal. Des traités bilatéraux ont été signés entre le Sénégal et la France en 1960 et 1964, instituant une liberté d’entrée et de séjour pour les émigrés sénégalais (Beauchemin et al., 2014[1]). Les vagues de sécheresse qui ont touchées le Sénégal dans les années 1970 ont davantage encouragé l’émigration de travail vers la France, qui se composait alors principalement d’hommes jeunes.
À partir de 1974, avec l’arrêt de l’immigration de travail en France, l’émigration sénégalaise a été progressivement dominée par la migration familiale. Néanmoins, les Sénégalais ont été moins touchés par les restrictions concernant l’immigration de travail que d’autres émigrés, puisqu’une convention d’établissement et de circulation des personnes a été signée le 29 mars 1974 par la France et le Sénégal permettant aux ressortissants sénégalais d’exercer des activités économiques en France.
Une diversification des destinations et des régions d’origine à partir des années 1980
À la fin des années 1970 et au début des années 1980, l’émigration sénégalaise s’est caractérisée par la diversification des pays de destination d’une part et la diversification des régions d’origine des émigrés d’autre part. La restriction de la migration de travail mise en place par la France, suivant la crise pétrolière de 1973, les incitations au retour, ainsi que la crise économique mondiale ont changé la nature de l’émigration sénégalaise à partir des années 1980. À la fin des années 1980, des restrictions additionnelles ont été instaurées par la France, concernant d’abord spécifiquement les étudiants puis plus tard les regroupements familiaux (Beauchemin et al., 2014[1]). L’Italie et l’Espagne, aux conditions d’entrée moins contraignantes et aux besoins de main d’œuvre plus forts que la France, sont devenus des pays très attractifs pour les émigrés sénégalais. Les programmes de régularisation des immigrés de 1989 en Italie et de 1986 et 1991 en Espagne leur ont permis d’intégrer légalement le marché du travail et de se déplacer librement dans le reste de l’Europe incitant ainsi plus de Sénégalais à émigrer dans ces deux pays. L’émigration des Sénégalais en Italie s’est notamment fortement intensifiée à partir de 1988, lorsque la France et l’Allemagne ont rendu obligatoire l’obtention d’un visa.
Par ailleurs, les crises politiques, sécuritaires et économiques des années 1980 dans les pays de la région d’Afrique de l’Ouest ont poussé les émigrés sénégalais à choisir des destinations européennes. La récession économique qui a touché la Côte d’Ivoire dans les années 1980, la politique d’ivoirisation des emplois et l’hostilité envers les étrangers qui en découlent ont progressivement mené à une réduction des flux migratoires de ressortissants sénégalais vers la Côte d’Ivoire, au profit notamment des flux à destination de la Gambie parmi les pays de destination d’Afrique de l’Ouest (Di Bartolomeo, Fakhoury et Perrin, 2010[4]).
Dans les années 1980 et 1990, les émigrés sénégalais ont commencé à rejoindre les pays d’Amérique du Nord, notamment les États-Unis. La littérature soutient que de nombreux immigrés sénégalais installés en Afrique ou en France, notamment les commerçants haalpulaars, se sont installés dans les principales grandes villes des États-Unis. L’émigration vers les États-Unis était constituée de commerçants, de travailleurs qualifiés, d’étudiants mais aussi d’ouvriers dans le secteur du bâtiment et d’employés de la restauration. De plus, à la fin des années 1980, de nombreux émigrés sénégalais peu qualifiés, majoritairement de la communauté mouride, se sont installés à New-York et ont participé au développement du commerce ambulant en travaillant en tant que vendeurs de rue (Ebin et Lake, 1992[5]).
Les régions d’origine des émigrés sénégalais se sont aussi diversifiées. La crise de la culture arachidière provoquée par les sécheresses des années 1970 a par exemple poussé la communauté mouride, originaire des bassins arachidiers, à émigrer vers les pays d’Europe et les États-Unis. Si les premiers émigrés sénégalais étaient majoritairement les Soninkés, à partir des années 1990 l’émigration sénégalaise a été dominée par les départs des Wolofs originaires du Baol et du Ndiambour, composé respectivement des régions de Diourbel (notamment de la cité religieuse de Touba) et de Louga (Lessault et Flahaux, 2013[3]). Dakar est aussi devenue un pôle d’émigration internationale, notamment depuis la crise économique des années 1980.
Par ailleurs, le durcissement des politiques migratoires en Europe a aussi contribué à l’accroissement des flux migratoires à l’intérieur de l’Afrique. À partir du début des années 2000, les flux migratoires de ressortissants sénégalais au Maghreb, et plus précisément au Maroc, sont devenus de plus en plus forts. Ces pays sont souvent des pays de transit pour les émigrés africains souhaitant atteindre l’Europe. Néanmoins, la communauté sénégalaise constitue l’une des mieux représentées parmi les émigrés des pays d’Afrique installés au Maroc.
Flux migratoires récents vers les pays de l’OCDE
Le Sénégal, deuxième pays de la CEDEAO avec les flux d’émigration les plus élevés dans l’OCDE
Parmi les pays membres de la Communauté Économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), le Sénégal est le deuxième pays dont les flux migratoires vers les pays de l’OCDE sont les plus élevés après le Nigéria. Les flux migratoires depuis le Sénégal ont atteint près de 23 500 personnes en 2019 (fluctuant entre 20 000 et 25 000 environ depuis 2015), tandis que les flux en provenance du Nigéria vers les pays de l’OCDE étaient de l’ordre de 70 000 par an. Le volume des flux en provenance du Sénégal est proche de celui des flux depuis le Ghana, et supérieur aux volumes des flux depuis la Guinée, la Côte d’Ivoire et le Mali (Graphique 1.1).
Les flux en provenance du Sénégal vers les pays de l’OCDE ont été plus importants que la majorité des autres pays de la CEDEAO en termes d’effectifs, mais leur croissance a été moins forte au cours de la période récente. Entre 2010 et 2019, les flux d’émigration depuis le Sénégal vers les pays de l’OCDE ont cru de 18 %, tandis que les flux depuis la Gambie, la Guinée et la Guinée‑Bissau ont cru de plus de 110 %. De même, la croissance des flux en provenance du Mali, de la Côte d’Ivoire, du Nigéria et du Niger a été relativement forte (entre 40 % et près de 70 % entre 2010 et 2019). La plus forte croissance de ces pays reflète toutefois une tendance de convergence de leurs flux migratoires vers ceux du Sénégal plutôt qu’un phénomène de dépassement.
Intensification des flux et diversification des pays de destination dans les années 2000
Les flux d’émigration en provenance du Sénégal vers les pays de l’OCDE ont progressivement augmenté au cours des 20 dernières années. Comme l’indiquent les chiffres issus de la Base de données de l’OCDE sur les migrations internationales (cf. Annexe A), le nombre d’entrées annuelles de ressortissants sénégalais dans les pays de l’OCDE a plus que doublé entre 2000 et 2010, passant de 9 700 en 2000 à près de 20 000 en 2010 et à 23 500 en 2019 (Graphique 1.2).
Alors que la France était longtemps le principal pays de destination des ressortissants sénégalais parmi les pays de l’OCDE, la diversification des destinations des émigrés sénégalais dans les années 1980, résultant notamment des politiques d’immigration restrictives en France et des incitations au retour, a conduit l’Italie et l’Espagne à devenir en 2000 leurs deux premiers pays de destination de l’OCDE en termes de flux (Graphique 1.3). Bien que les flux vers la France sont restés plus faibles que ceux à destination de l’Italie et de l’Espagne, le nombre d’entrées annuelles de ressortissants sénégalais en France a toutefois augmenté de façon régulière, passant d’environ 1900 en 2000 à près de 4 300 en 2019. Entre 2004 et 2007 les flux vers l’Italie ont soudainement diminué. Cette baisse peut en partie s’expliquer par l’adoption en 2002 de la loi Bossi-Fini, qui a notamment conditionné l’obtention d’un permis de séjour à la détention d’un contrat de travail, et a rendu plus difficile le regroupement familial en Italie. Durant cette même période, les flux d’émigration vers l’Espagne ont fortement augmenté, et l’Espagne est devenue le premier pays de destination des émigrés sénégalais, dépassant ainsi l’Italie. Toutefois à partir de 2007, les flux à destination de l’Espagne ont continuellement diminué au profit de l’augmentation des flux vers l’Italie, en partie suite à la mise en place par le gouvernement espagnol du renforcement et de l’externalisation du contrôle des flux migratoires depuis le Sénégal et d’autres pays ouest-africains (Gabrielli, 2009[6])).
La concentration des flux d’émigration de ressortissants sénégalais vers l’Italie, l’Espagne et la France a toutefois diminué au cours de la période 2000‑19, reflétant une nouvelle diversification des destinations des émigrés sénégalais, notamment vers les États-Unis et l’Allemagne puis le Canada, la Belgique et le Royaume‑Uni. Ainsi, les flux d’émigration vers les États-Unis ont presque triplé entre 2000 et 2019, une croissance essentiellement concentrée lors des dix premières années de cette période.
L’augmentation particulièrement forte en 2016 et en 2017, du nombre de premiers titres de séjour délivrés par les pays européens de l’OCDE, aux ressortissants sénégalais (calculés à partir des données recueillies par Eurostat – voir Annexe A), s’explique par la croissance substantielle du nombre de permis délivrés par l’Italie (112 % de croissance en 2010 et 84 % de croissance en 2016). Cette augmentation des permis de séjour délivrés par l’Italie concernait essentiellement des permis de courte durée : environ 77 % des permis délivrés par l’Italie en 2017 avaient une durée de validité inférieure à un an. Depuis 2018, le nombre de permis de séjour délivrés par l’Italie a considérablement baissé (Graphique 1.3).
Les hommes sont nettement surreprésentés parmi les ressortissants sénégalais émigrant dans les pays européens de l’OCDE : en 2019, 58 % des permis de séjour français ont été délivrés à des hommes. Ce déséquilibre est plus prononcé en Italie et en Espagne : 67 % des titres de séjour espagnols et 65 % des titres de séjour italiens ont été octroyés à des hommes 2019. La part des femmes parmi les ressortissants sénégalais recevant un titre de séjour en Espagne a toutefois augmenté de près de 10 points de pourcentage entre 2010 et 2019.
Une augmentation des flux pour motif familial et une diminution des flux professionnels
La majorité des permis de séjour délivrés par les pays européens de l’OCDE ont été délivrés pour des motifs familiaux entre 2010 et 2020 (Graphique 1.4) 1. En moyenne au cours de cette période, ces derniers représentaient 46 % de la totalité des permis délivrés aux ressortissants sénégalais, tandis que 24 % des permis étaient délivrés pour des motifs professionnels, 13 % étaient des permis d’éducation, le reste (16 %) étant pour des raisons « autre », catégorie qui comprend essentiellement des permis pour motifs humanitaires. La part des permis délivrés pour des motifs professionnels est passée de plus de la moitié des permis délivrés aux ressortissants sénégalais en 2010 à 19 % en 2020 (Graphique 1.4).
Le type de permis délivrés aux ressortissants sénégalais varie significativement selon les pays de destination. La France est le seul pays parmi les principaux pays de destination en Europe à octroyer un nombre substantiel de permis de séjour pour motif d’étude : la part de ces derniers est passée d’environ un tiers des permis en 2010 à près de la moitié en 2020, tandis qu’elle n’a pas dépassé 1 % des permis délivrés par l’Italie et l’Espagne au cours de cette période (Graphique 1.5). Le poids important du motif d’étude dans les flux vers la France peut s’expliquer par la connaissance de la langue française par les jeunes Sénégalais, l’offre de bourses subventionnées par l’État, ainsi que la qualité et le faible coût des études relativement à d’autres pays (Fall, 2010[7]). Par ailleurs, entre 2010 et 2020, la part des permis de séjour délivrés par la France aux ressortissants sénégalais pour motif familial a diminué d’environ 15 points de pourcentage.
Au cours des dix dernières années, l’Espagne a principalement délivré des permis pour motif professionnel et familial. Alors qu’au début des années 2010, plus de la moitié des permis délivrés par l’Espagne étaient des permis pour motif professionnel, cette part a diminué de 20 points de pourcentage entre 2010 et 2020. Cette diminution s’est produite parallèlement à une hausse du nombre de permis pout motif familial, qui représentaient plus de la moitié des permis délivrés par l’Espagne en 2020.
Les flux vers l’Italie présentent une tendance significativement différente. En 2010, près de 70 % des permis étaient délivrés pour des motifs professionnels et moins d’un tiers des permis l’étaient pour des motifs familiaux. Toutefois entre 2015 et 2017, plus de 60 % des permis délivrés par l’Italie aux ressortissants sénégalais étaient des permis humanitaires. Cette part a progressivement diminué à partir de 2018, au profit de l’augmentation du nombre de permis délivrés pour motif familial (66 % en 2020). L’augmentation du nombre de permis humanitaires coïncide aussi avec une hausse du nombre de demandeurs d’asile sénégalais en Italie (de 1 000 en 2013 à plus de 8 000 en 2017).
Comme le montre le Graphique 1.6, les femmes reçoivent plus souvent des permis pour motif familial que les hommes. En 2020, plus de 60 % des permis délivrés aux femmes sénégalaises par l’ensemble des pays européens de l’OCDE étaient des permis pour motif familial, tandis que cela ne concernait que 37 % des permis délivrés aux hommes. Cet écart est particulièrement marqué pour les permis délivrés par l’Espagne et l’Italie : plus de 80 % des femmes sénégalaise ont reçu des permis familiaux contre près de 50 % des hommes en 2020. La part des permis de séjour pour motif d’études (essentiellement délivrés par la France) est toutefois similaire parmi les femmes et les hommes.
Encadré 1.1. Les migrations régionales des Sénégalais au sein de la CEDEAO
La Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) a été créée en 1975 avec la ratification du Traité de Lagos, afin de promouvoir et d’assurer la coopération et l’intégration d’abord économique puis politique des États membres. Entre 1979 et 1993, six protocoles ont été signés afin d’établir notamment le droit d’entrée, l’abolition du visa pour un séjour de moins de 90 jours et le droit de résidence au sein des pays membres de la CEDEAO (ICMPD/OIM, 2015[8])
Les flux récents d’émigration des Sénégalais se font majoritairement au sein du continent africain et particulièrement en Afrique de l’Ouest. Il existe toutefois très peu de données permettant de documenter ces flux migratoires régionaux. En 2018, près de 42 % de l’ensemble des flux d’émigration en provenance des pays de la CEDEAO se sont dirigés vers d’autres États membres de la CEDEAO. Parmi les flux d’émigration sortant de la zone CEDEAO, 23 % se sont dirigés vers des pays d’Afrique hors CEDEAO, 23 % vers l’Union européenne et 14 % vers l’Amérique du Nord (CEDEAO, 2019[9])
Les données du dernier recensement général de la population au Sénégal réalisé en 2013 indiquent que 46 % des ressortissants sénégalais ayant émigré entre 2008 et 2012 se sont installés en Afrique et 44.5 % en Europe. Relativement aux autres pays d’Afrique de l’Ouest, les Sénégalais émigrent plus souvent hors du continent africain. Plus précisément, 27 % des ressortissants sénégalais ont émigré en Afrique de l’Ouest et 11 % en Afrique Centrale au cours de cette période. En Afrique de l’Ouest, les destinations principales des émigrés sénégalais sont la Mauritanie, la Gambie, la Côte d’Ivoire et le Mali. La diversification des pays de destination des émigrés sénégalais a conduit à un accroissement des flux migratoires à destination de pays africains hors de la CEDEAO, notamment le Gabon, le Congo, et le Maroc (OIM, 2018[2]).
Les flux migratoires entre les pays de la CEDEAO correspondent principalement à des migrations de travail et des migrations humanitaires (ICMPD/OIM, 2015[8]). Ces migrations sont surtout des migrations temporaires, saisonnières, ainsi que des déplacements transfrontaliers de courte durée. Les flux de migration de travail passent majoritairement par l’axe Dakar-Agadez qui lie le Sénégal, le Mali, le Burkina Faso et le Niger (OIM, 2019[10])
La pandémie de COVID‑19 et les restrictions imposées par l’ensemble des pays dans le monde ont provoqué une diminution considérable des flux migratoires. L’OIM a estimé que les flux migratoires au sein de l’Afrique de l’Ouest et l’Afrique Centrale ont été réduits de 48 % entre 2019 et le premier semestre de 2020. En juin 2020, il a été estimé que plus de 30 000 migrants étaient bloqués aux frontières. Des milliers de travailleurs saisonniers, et particulièrement les éleveurs transhumants transfrontaliers qui se déplacent au sein de la zone du Mali, du Burkina Faso et de la Côte d’Ivoire, sont restés bloqués aux frontières. Néanmoins, malgré les restrictions sanitaires, des flux migratoires se sont poursuivis pour certaines catégories de migrants qui se sont déplacés de façon irrégulière (IOM, 2020[11]).
Les souhaits d’émigration des Sénégalais
Appréhender les intentions d’émigration au sein de la population du Sénégal permet de mieux comprendre l’ampleur et les raisons des flux migratoires en provenance de ce pays. Par ailleurs, les intentions d’émigration peuvent donner des indications utiles sur les tendances futures de ces flux. L’Enquête mondiale Gallup (voir Annexe A) permet de recueillir des informations sur les intentions d’émigration des personnes nées et résidant au Sénégal âgées de 15 ans ou plus. La disponibilité d’informations sur les caractéristiques de ces individus permet d’analyser la corrélation entre les intentions de quitter le pays et différentes variables socio-économiques, comme le niveau d’éducation ou la situation de l’emploi.
Des intentions d’émigration élevées relativement aux autres pays de l’UEMOA, surtout parmi les jeunes
Sur la période 2010‑18, le Sénégal est le deuxième pays parmi les pays de l’UEMOA où les intentions d’émigration étaient les plus élevées, après le Togo. 36 % des personnes de 15 ans et plus nées et résidant au Sénégal indiquaient souhaiter vivre de façon permanente dans un autre pays, tandis que cette proportion est de 28 % en moyenne dans l’ensemble des pays de l’UEMOA (Graphique 1.7). Les intentions d’émigration des Sénégalais sont proches de celles de l’ensemble des pays d’Afrique sub-saharienne (37 %). En 2018, les destinations préférées des sénégalais exprimant le désir d’émigrer étaient les États-Unis (21 %), la France (20 %) et l’Allemagne (10 %). La part importante de personnes souhaitant quitter le pays pour s’installer aux États-Unis reflète le phénomène récent de diversification des pays de destination des émigrés sénégalais, dont les flux d’émigration sont de plus en plus souvent dirigés vers l’Amérique du Nord. De ce point de vue, alors que l’Espagne et l’Italie sont les deux principaux pays de destination des Sénégalais parmi les pays de l’OCDE, ces deux pays sont peu cités par les répondants comme destinations souhaitées (9 % et 7 % respectivement). Ces deux pays semblent ainsi davantage représenter une étape éventuelle dans le parcours migratoire des Sénégalais que des pays de destination où s’installer de façon durable.
Les intentions d’émigration des Sénégalais ont augmenté entre 2010 et 2018. Entre 2010 et 2014, 30 % des Sénégalais indiquaient souhaiter quitter le pays. Cette part s’est élevée à 38 % entre 2015 et 2018. Cette tendance est commune à l’ensemble de la région puisque les six autres pays de l’UEMOA dont les données sont disponibles présentent également des intentions d’émigration plus fortes entre 2015 et 2018 qu’entre 2010 et 2014, à l’exception du Burkina Faso dont les intentions d’émigration de la population sont restées stables entre les deux périodes.
Cependant, la plupart des personnes souhaitant quitter le Sénégal ont peu de chances de concrétiser leurs intentions d’émigration à court ou moyen terme. La question « envisagez-vous de partir vivre de façon permanente dans un autre pays dans les 12 prochains mois » permet d’évaluer si la volonté d’émigrer est susceptible de se traduire en action dans un horizon temporel défini. Les réponses à cette question mettent en évidence, pour tous les pays de l’UEMOA, un décalage important entre l’intention d’émigration et la probabilité que cette intention se concrétise à court terme. Alors que les intentions d’émigration des Sénégalais sont particulièrement élevées, seulement 24 % des personnes souhaitant émigrer considéraient le faire au cours des 12 prochains mois, et 22 % indiquaient avoir commencé à préparer leur départ du pays.
Les jeunes et les chômeurs ont plus souvent l’intention d’émigrer
Les intentions d’émigration varient significativement selon les caractéristiques sociodémographiques comme l’âge, le niveau d’éducation et la situation sur le marché du travail. Dans tous les pays de l’UEMOA, les intentions d’émigration sont particulièrement élevées parmi les jeunes (personnes âgées de 15 à 24 ans). Comme le montre le Graphique 1.8, 52 % des jeunes Sénégalais expriment l’intention d’émigrer, soit près de 15 points de pourcentage de plus que l’ensemble de la population. Si les jeunes expriment les plus fortes intentions d’émigration, ils sont cependant peu nombreux à indiquer une concrétisation de ce souhait à court-moyen terme : seulement 22 % des jeunes Sénégalais souhaitant émigrer considéraient quitter le pays dans un délai d’un an. Il existe par ailleurs, une différence majeure entre hommes et femmes dans les intentions d’émigration : 30 % des femmes sénégalaises indiquent souhaiter quitter le pays, soit 12 points de pourcentage de moins que parmi les hommes, une tendance commune à la plupart des pays de l’UEMOA. De plus, parmi les femmes qui veulent quitter le pays, seulement une sur cinq considère émigrer au cours des 12 prochains mois.
On observe également des différences marquées selon la situation sur le marché du travail. Les individus se déclarant au chômage indiquent plus souvent souhaiter quitter le Sénégal : 50 % souhaitent quitter le pays (Graphique 1.8), alors que ce n’est le cas que de 36 % des personnes indiquant avoir un emploi. Les individus ayant un niveau d’éducation intermédiaire ont de même plus souvent l’intention d’émigrer (51 %) que les personnes ayant un niveau d’éducation faible (32 %) ou élevé (35 %).
La situation de l’emploi et particulièrement la situation défavorable des jeunes et des personnes éduquées sur le marché du travail au Sénégal peut notamment expliquer cette répartition des intentions d’émigration. En effet, l’inadéquation entre l’offre et la demande de travail et la difficulté pour les personnes possédant un niveau d’éducation intermédiaire ou élevé à trouver un emploi correspondant à leurs qualifications peuvent les conduire à envisager de rechercher une meilleure situation à l’étranger.
Toutefois, les intentions d’émigration ne correspondent pas toujours aux décisions réelles d’émigration, en particulier pour certains groupes démographiques. Les personnes en emploi ou hautement qualifiés ont probablement plus de capital économique et social, nécessaires pour émigrer, que les jeunes ou les personnes au chômage, qui font face à de difficultés pour envisager concrètement cette émigration. Les facteurs déterminant les intentions d’émigration et la possibilité de faire des plans concrets d’émigration sont toutefois très nombreux, et liés à la fois à des contraintes structurelles et conjoncturelles, mais aussi aux caractéristiques individuelles, aux attitudes à l’égard de la migration, au contexte familial, aux réseaux transnationaux, et à la qualité de vie perçue (Piguet et al., 2020[12]).
Le manque d’opportunités d’emploi au Sénégal est la principale raison des intentions d’émigration
Les mesures disponibles sur le bien être subjectif des Sénégalais souhaitant émigrer mettent en lumière les déterminants des intentions d’émigration, et donc pour partie les facteurs explicatifs des mouvements migratoires effectifs. Le Graphique 1.9 montre que près de 50 % des personnes ne souhaitant pas émigrer considèrent que leur emploi actuel est l’emploi idéal, tandis que ce n’est le cas que pour 31 % des individus souhaitant quitter le pays. Bien que la part des personnes affirmant être satisfaites de la liberté de mener leur vie soit élevée, elle reste inférieure pour les personnes souhaitant émigrer (62 %) à celle des individus ne souhaitant pas quitter le Sénégal (70 %). De plus, les personnes exprimant le désir d’émigrer sont plus susceptibles d’avoir des amis et de la famille à l’étranger sur qui ils peuvent compter.
Ces résultats sont confirmés par ceux de l’enquête Afrobaromètre qui couvre plus de 30 pays africains (Annexe A). D’après les données de la vague d’enquête 2016/2018, le motif principal du souhait d’émigration des Sénégalais est l’emploi, et ce quel que soit leur âge. Pour près de 20 % d’entre eux, la volonté d’émigrer est liée aux difficultés économiques auxquelles ils font face au Sénégal. Enfin, 7.5 % des Sénégalais indiquent que la pauvreté est le motif le plus important de leur souhait d’émigrer (Graphique 1.10). Au total, plus de huit adultes sénégalais souhaitant émigrer sur dix (85 %) le feraient pour des raisons économiques.
La comparaison avec les autres pays de la région montre que les difficultés économiques et le fait de vouloir trouver du travail sont les deux principaux motifs du souhait d’émigration pour la plupart des populations des pays d’Afrique de l’Ouest. Cependant, la part des Sénégalais indiquant que le motif principal d’émigrer est de trouver un travail est d’une part, nettement supérieure aux autres raisons évoquées, et d’autre part supérieure à la même part dans les autres pays de l’UEMOA. Il semble donc que le manque d’opportunités d’emploi au Sénégal est déterminant dans le processus d’émigration.
Conclusion
Les flux migratoires en provenance du Sénégal vers les pays de l’OCDE se sont intensifiés au cours des 20 dernières années et le Sénégal est le deuxième pays de la CEDEAO dont les flux d’émigration vers la zone OCDE sont les plus élevés. Les ressortissants sénégalais émigrent principalement vers l’Espagne, l’Italie et la France et de manière croissante vers les États-Unis, l’Allemagne, le Canada et la Belgique, reflétant une diversification récente des pays de destination. Les migrations depuis le Sénégal vers les pays européens de l’OCDE sont de plus en plus dominées par les flux familiaux, aux dépens des migrations professionnelles. Les Sénégalais ont plus souvent l’intention d’émigrer que l’ensemble de la population des pays de l’UEMOA. Au Sénégal, les intentions d’émigration sont particulièrement élevées parmi les jeunes et les chômeurs. Ce souhait d’émigration est lié de loin au manque d’opportunités sur le marché du travail.
References
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[10] OIM (2019), Définir une feuille de route pour la gestion des migrations mixtes - Réunion d’experts de haut niveau., Organisation Internationale pour les migrations.
[2] OIM (2018), Migration au Sénégal. Profil national 2018, Organisation Internationale pour les Migrations.
[12] Piguet, E. et al. (2020), « African students’ emigration intentions: case studies in Côte d’Ivoire, Niger, and Senegal », African Geographical Review, pp. 1-15, https://doi.org/10.1080/19376812.2020.1848595.
Note
← 1. Les permis de séjour délivrés pour des motifs familiaux sont majoritairement des permis octroyés à des membres de la famille, surtout des conjoints et des enfants rejoignant des ressortissants de l’UE et, dans une moindre mesure, des conjoints rejoignant des ressortissants de pays tiers.