Les transferts de valeurs constituent le socle de l’analyse concrète des politiques car les praticiens n’ont que rarement le luxe de concevoir et de réaliser des études originales. Dans ces situations, les analystes doivent donc se rabattre sur les informations pouvant être tirées des études antérieures pour pouvoir estimer les valeurs monétaires associées à une proposition de politique ou de projet. Un tel raccourci est-il une solution valide ? C’est ce que visent à déterminer les tests de transfert de valeurs, qui fournissent des indications utiles sur les situations dans lesquelles les transferts de valeurs peuvent être effectués en toute confiance et les cas dans lesquels les spécialistes doivent procéder avec davantage de précaution. Il en ressort que d’importants arbitrages peuvent être opérés entre la simplicité du transfert effectué et sa précision. Pour appliquer les méthodes de transfert correctement, il faut donc pouvoir s’acquitter de cette tâche en toute connaissance de cause et disposer d’un savoir-faire très développé ; selon des commentateurs plus exigeants, il faut aussi parfois des compétences techniques aussi pointues que pour la réalisation des études originales. Il y a là quelque chose d’assez paradoxal, sachant que l’objet même des transferts est de simplifier et de généraliser l’évaluation. Un pas a été fait dans ce sens avec la création de bases de données d’études d’évaluation (commeEVRI) et de « tables de référence » (listes de valeurs moyennes et d’intervalles pour diverses catégories de biens et de services environnementaux), qui favorisent grandement le recours aux évaluations dans la formulation des politiques, encore que ces outils exigent de disposer d’indications solides sur la manière de les utiliser.
Analyse coûts-avantages et environnement
Chapitre 6. Transferts de valeurs
Abstract
6.1. Introduction
Les progrès des méthodes d’évaluation des biens et les services environnementaux (et de façon plus générale, des biens non marchands) constituent un trait marquant de l’analyse coûts-avantages (ACA). Évolution tout aussi importante, on recourt de plus en plus à ces méthodes pour éclairer les choix de projets en matière de politique et d’investissement dans un nombre toujours plus grand de pays. La possibilité de tirer pleinement parti de cette volonté apparente, chez les décisionnaires, d’exploiter ces avancées de façon pratique dépend elle-même d’un certain nombre d’autres considérations.
À titre d’exemple, il est nécessaire de disposer d’un ingrédient essentiel : d’abondantes études d’évaluation primaires pouvant être utilisées pour résoudre ces problèmes émergents de politique et de projets. Cependant, de tels ingrédients coûtent cher, et peuvent donc être rares. Lorsque c’est le cas, les praticiens doivent faire preuve de davantage d’initiative pour répondre à la demande d’ACA du monde des décideurs. Citons dans cet esprit le recours accru au transfert de valeurs (ou, plus précisément, d’avantages) : il s’agit en d’autres termes de prendre la valeur unitaire d’un bien non marchand telle qu’elle a été estimée dans une étude originale ou « primaire » et de s’appuyer sur elle (après lui avoir éventuellement apporté un certain ajustement) pour évaluer celle des avantages ou des coûts tirés de la mise en œuvre d’une nouvelle politique (ou d’un nouveau projet d’investissement).
Le transfert de valeurs fait aujourd’hui l’objet d’une abondante littérature. La raison en est évidente : à supposer que cette méthode soit valable, la nécessité de procéder à de longues et coûteuses études originales (également dites « initiales » ou « primaires ») en vue d’estimer les valeurs non marchandes s’en trouverait considérablement réduite. En d’autres termes, le processus d’évaluation permet de se contenter d’un plus petit nombre d’ingrédients. Cependant, pour pousser plus loin cette métaphore culinaire, il importe de garder à l’esprit un certain nombre d’autres considérations. Les ingrédients primaires doivent être d’une qualité suffisamment bonne pour que le plat préparé soit appétissant et il faut une recette pour guider leur utilisation. C’est pourquoi Rolfe et al. (2015) qualifient le transfert de valeurs d’ « […] attrayant à première vue […] » (p. 4).
Une grande partie de ce chapitre porte principalement sur la validité du transfert de valeurs, plutôt que sur l’abondance d’études de bonne qualité. Au risque de caricaturer, l’entreprise d’un transfert de valeurs est souvent le reflet de deux traditions opposées. La première entend rendre l’évaluation aussi accessible que cela est concevable. L’un des aspects alors étudiés, par exemple, est celui des valeurs « de référence externe » : des valeurs standard pour les impacts (non marchands) régulièrement évalués dans l’évaluation des politiques ou des projets d’investissement. La seconde conception traditionnelle redoute de prime abord qu’un transfert de valeurs mal fait puisse entraîner des erreurs dans le choix des politiques ; les tests pour savoir quand le transfert de valeurs fonctionne et quand il ne fonctionne pas sont un élément clé pour appréhender ce problème. De façon peut-être ironique, les deux traditions sont compréhensibles. Cette méthode peinera probablement à être adoptée si l’évaluation est du ressort exclusif d’experts dûment formés et spécialisés, qui pourront permettre la réalisation du transfert de valeurs mais en exigeant qu’il soit de plus en plus pointu dans son application. De même, il devient difficile de justifier le recours à l’analyse coûts-avantages pour les décisions de politique publique et d’investissement quand les estimations de valeur ne sont pas suffisamment fiables et peuvent êtrefacilement remises en question.
Il en est ainsi car la validité et la fiabilité des transferts de valeurs peuvent être examinées de près et – comme le montrent différents tests repris dans la littérature – leur insuffisance risque d’entraîner des inexactitudes de plus ou moins grande ampleur. Bien sûr, les conclusions sur l’exactitude des transferts de valeurs doivent comporter une certaine dose de pragmatisme. En d’autres termes, une certaine inexactitude est pratiquement inévitable et des transferts peuvent être jugés invalides en raison de l’application de critères trop stricts. D’un point de vue pratique, il se pourrait qu’un certain degré d’inexactitude soit « sans importance », encore qu’il serait légitime de discuter de la question de savoir ce que cela signifie réellement.
Il est donc clair qu’un équilibre doit être trouvé et que des considérations pratiques ne doivent pas se traduire par une approche de type « tout peut passer ». À ce jour, le fait que la méthode des transferts de valeurs soit examinée de près a été utile pour montrer en quoi elle semble mieux fonctionner dans certains contextes et dans certaines situations que dans d’autres. Les raisons à cela deviennent plus claires à mesure que les résultats d’études empiriques progressent, en même temps que la qualité des tests effectués. En conséquence, de tels résultats peuvent permettre de guider l’utilisation du transfert de valeurs en indiquant dans quel cas il est fiable et dans quel cas il convient de faire preuve de davantage de prudence. Il devrait en résulter un meilleur transfert de valeurs. Citons ici le problème de la variabilité spatiale, par exemple. S’agissant des services écosystémiques, la situation géographique est importante et les transferts qui n’en tiennent pas compte peuvent être extrêmement trompeurs. Néanmoins, lorsque ces considérations spatiales peuvent être prises en compte, le transfert de valeurs peut être un moyen utile et même puissant d’évaluer de nouvelles politiques ou de nouveaux projets d’investissement.
L’objectif idéal du transfert de valeurs est une base de données exhaustive des études ou des valeurs non marchandes spécifiques susceptibles d’être appliquées directement à de nouvelles politiques et à de nouveaux projets lorsque le besoin s’en fait sentir. Il existe aujourd’hui un certain nombre d’exemples de ces bases de données, l’inventaire EVRI1 étant peut-être le plus important et le plus ancien. L’établissement de « valeurs de référence » et de tables « de consultation » utilisées, par exemple, par les autorités gouvernementales, s’il n’est pas courant, est tout de même aussi un fait marquant. Une question essentielle est de savoir si ces évolutions (bienvenues) s’accompagnent d’indications suffisantes concernant la méthode à appliquer pour transférer les valeurs de façon valide et fiable.
Le reste de ce chapitre s’articule en plusieurs parties. La section 6.2 présente une définition du transfert de valeurs, puis aborde les étapes que devrait généralement suivre une méthode fondée sur le transfert de valeurs. Elle examine aussi la façon dont les valeurs unitaires (à transférer) pourraient être ajustées pour « mieux correspondre » aux caractéristiques (du bien considéré et de la population touchée) associées à une nouvelle politique. Un bref examen de ce qui est connu concernant la robustesse de ces transferts est ensuite présenté dans la section 6.3. La section 6.4 précise de quelle manière un enseignement tiré de ces tests a permis une meilleure utilisation du transfert de valeurs dans le cas de la variabilité spatiale. La section 6.5 étudie les efforts pour constituer de vastes bases de données de valeurs susceptibles d’être utilisées dans le cadre de futurs transferts. La section 6.6 formule en guise de conclusion un certain nombre de remarques sur des questions telles que celle des meilleures pratiques compte tenu des considérations précédemment exposées.
6.2. Transfert de valeurs : concepts fondamentaux et méthodes de base
6.2.1. Définition du transfert de valeurs
Le concept de transfert de valeurs ou transfert d’avantages (TV ou TA) a été avancé dans un certain nombre d’articles au cours de 25 dernières années. Il est apparu dans les premiers temps notamment dans les contributions novatrices parues en 1992 dans un numéro de la revue Water Resources Research (vol. 28, n° 3), spécialement consacré au transfert d’avantages. Cette revue donnait la définition suivante du transfert d’avantages : « … le transfert d’estimations existantes de valeurs non marchandes en vue de les utiliser dans le cadre d’une nouvelle étude différente de celle pour laquelle elles ont été initialement établies » (Boyle et Bergstrom, 1992). Depuis lors, le nombre et la qualité des études de TV ou de TA ont sensiblement progressé. Celle de Desvousges, Johnson et Banzhaf (1998), une des premières études d’envergure sur la validité du transfert d’avantages à avoir été publiée, a également marqué un tournant. Elle distinguait deux grandes définitions du transfert d’avantages, qui restent largement valables aujourd’hui.
La première définit ce concept au sens large et renvoie à l’utilisation des informations existantes valables dans un contexte particulier (le « contexte initial ») pour déterminer les politiques à mettre en œuvre dans un autre contexte (le « contexte du transfert »). L’analyse coûts-avantages (ACA) et les approches qui lui sont apparentées ne sont pas les seules à recourir au transfert d’avantages. Il y est fait appel chaque fois que les analystes s’appuient sur des études antérieures pour prédire les effets des politiques dans un autre contexte. Vu sous cet angle, le transfert de valeurs est, sous une forme ou une autre, bien plus répandu dans le cadre de l’analyse des politiques que beaucoup n’en ont peut-être vraiment conscience.
La seconde définition ramène le transfert de valeurs à un concept plus étroit et se réfère à l’utilisation de la valeur d’un bien estimée en un lieu (le « site de l’étude ») en tant que mesure représentative de la valeur du (même) bien en un autre lieu (le « site de mise en œuvre de la politique »). C’est ce type de TV qui est le plus couramment utilisé dans l’ACA et c’est donc cette définition plus restreinte que nous retenons dans ce chapitre.
Ce type de transfert de valeurs s’applique toutefois à un éventail de biens particulièrement vaste. Le bien non marchand à fournir sur le site de mise en œuvre de la politique pourrait ainsi correspondre à un cours d’eau situé en un lieu précis (alors que les études primaires porteraient sur des cours d’eau situés en d’autres lieux). Cependant, les impacts dont il doit être tenu compte sur un site pourraient également entraîner certaines modifications de l’état de santé de la population humaine. Le site de mise en œuvre de la politique pourrait par ailleurs être situé dans un pays totalement différent de celui où l’étude initiale a été menée. Les valeurs transférées pourraient dès lors provenir de pays sur lesquels on dispose d’abondantes informations (lesquels constituent une minorité) et être destinées à des pays sur lesquels on n’en possède que très peu (c’est-à-dire la majorité d’entre eux).
6.2.2. Méthodes de transfert
Il importe tout d’abord de préciser que le TV ne constitue pas nécessairement pour les analystes un choix par défaut ou allant de soi. Une fois le TV retenu en tant que méthode d’évaluation (choix qui exige en soi une certaine réflexion), il faut ensuite faire preuve de bon sens et de clairvoyance à chacune des étapes fondamentales à suivre pour le mener à bien. Des informations doivent ainsi être obtenues sur la qualité de l’environnement au départ comme sur ses variations, ainsi que sur les variables socio-économiques pertinentes. Il faut de surcroît identifier les études originales susceptibles de servir au transfert. On pourrait s’appuyer pour ce faire sur les travaux publiés et non publiés (dont par exemple ceux issus de la « littérature grise »). Les études précédemment réalisées pourraient néanmoins être déjà répertoriées dans une base de données, auquel cas sa consultation constituerait sans doute un bon point de départ. Plus loin dans ce chapitre, nous décrirons les mesures prises pour constituer des bases de données recensant les études d’évaluation de l’environnement (voir la section 6.5).
Un transfert ne peut en principe être plus fiable que les estimations initiales sur lesquelles il repose. Compte tenu que l’on manque d’études originales de qualité pour de nombreux types de valeurs non marchandes et que celles qui répondent à ce critère n’ont généralement pas été spécialement conçues pour servir au transfert d’avantages, il convient en l’occurrence de se montrer prudent. L’analyste doit à l’évidence se fonder sur certains critères pour juger de la qualité des études en l’absence de lignes directrices « officielles » (ou autres).
L’étape la plus essentielle est peut-être celle du choix des estimations ou des modèles déjà existants et de l’évaluation des effets escomptés pour le site de mise en œuvre de la politique (il pourrait par exemple s’agir des avantages par ménage). C’est à ce stade qu’a effectivement lieu le transfert et cela implique le choix d’une méthode de transfert particulière (voir ci-dessous). La population du site de mise en œuvre de la politique doit en outre être déterminée. L’agrégation est obtenue en multipliant les valeurs par ménage par la population, dont le choix exige un examen approfondi.
Pour illustrer les difficultés qui se posent lorsque l’on souhaite définir la population pour laquelle agréger les résultats, observons l’utilisation qui a été faite du transfert de valeurs au Royaume-Uni pour guider des décisions de refus d’autorisation de prélèvement d’eau aux compagnies de distribution d’eau dans le souci d’atténuer les problèmes de débit faible des cours d’eau. Une de ces décisions a été infirmée suite à une enquête judiciaire, laquelle a déterminé que la population concernée par la valeur de non-usage précédemment attribuée à une rivière (la Kennet) était plus petite d’un facteur 752. Cet exemple date un peu, mais à cette époque beaucoup d’observateurs avaient vu dans cette décision un coup dur pour l’ACA (ou du moins, pour son utilisation dans le processus décisionnel en matière d’environnement au Royaume-Uni) (Pearce, 1998). Avec le recul, ces craintes se sont révélées excessives ; il convient cependant de ne pas négliger ce genre d’exemple qui constitue un avertissement pertinent dans la situation actuelle.
Il existe au moins trois différents types d’ajustement de complexité croissante parmi lesquels l’analyste peut faire son choix. Ils sont successivement examinés ci-après.
Le transfert de valeurs non ajusté (ou transfert naïf)
Cette méthode consiste en l’occurrence à « emprunter » une estimation du CAP dans le contexte E (correspondant au site de l’étude) pour l’appliquer au contexte P (c’est-à-dire au site de mise en œuvre de la politique). L’estimation en question n’est généralement pas ajustée :
CAPP = CAPE.
Diverses valeurs unitaires peuvent faire l’objet du transfert, bien qu’il s’agisse le plus souvent de mesures moyennes ou médianes. Les valeurs moyennes sont en effet aisément compatibles avec une analyse coûts-avantages puisqu’il suffit d’une simple transformation pour pouvoir agréger les estimations des avantages en vue de calculer les avantages totaux, par exemple en multipliant le CAP moyen par le nombre de personnes qui composent la population à laquelle on s’intéresse.
L’intérêt de cette approche tient à l’évidence à sa simplicité et à la facilité avec laquelle elle peut être appliquée une fois les études primaires appropriées identifiées. Mais cette relative simplicité a bien entendu un revers, à savoir qu’elle ne permet pas de tenir compte des différences notables qui peuvent exister entre les caractéristiques du ou des sites où a été réalisée l’étude originale et celles du nouveau site de mise en œuvre de la politique. Si ces différences constituent d’importants facteurs du CAP, il s’ensuit que cette méthode de transfert – parfois appelée de façon plus normative « transfert naïf » – ne pourra rendre compte des probables écarts entre le CAP observé sur le site de l’étude et celui correspondant au site de mise en œuvre de la politique.
Les facteurs du CAP susceptibles de différer selon que l’on considère le site de l’étude ou celui de mise en œuvre de la politique sont notamment les suivants :
Les caractéristiques socio-économiques et démographiques des populations concernées. Il pourrait notamment s’agir du revenu, du degré d’instruction et de l’âge.
Les caractéristiques physiques du site de l’étude et de celui de mise en œuvre de la politique. Il pourrait notamment s’agir des services environnementaux procurés par le bien considéré, tels que, dans le cas d’un cours d’eau, les possibilités récréatives en général et la pêche à la ligne en particulier.
Les variations de l’offre du bien à évaluer envisagées sur chacun des sites. Les estimations de la valeur tirées d’études portant sur de légères améliorations de la qualité de l’eau risquent ainsi de ne pas être valables dans le cas des politiques qui impliqueraient de fortes variations quantitatives ou qualitatives de la ressource (du fait, entre autres, que la relation entre le CAP et les quantités offertes peut ne pas être parfaitement linéaire).
Les écarts entre les conditions du « marché » en vigueur sur chacun des sites. Il peut par exemple exister des différences au niveau de la disponibilité de substituts dans le cas des ressources récréatives telles que les cours d’eau. Deux rivières par ailleurs identiques pourraient se distinguer par les possibilités récréatives offertes par chacune d’elles. Toutes choses égales par ailleurs (hypothèse retenue ici), le CAP moyen pour éviter une dégradation de la qualité de l’eau d’une rivière dont il n’existe que peu de substituts devrait être plus élevé que s’il s’agissait d’une rivière ayant beaucoup de substituts. La raison en est que la ressource récréative est plus rare dans le premier cas que dans le second.
Les variations temporelles. Les estimations de la valeur peuvent varier au fil du temps, par exemple en raison de l’augmentation des revenus et/ou de la rareté croissante des cours d’eau non pollués.
De façon générale, il n’est pas certain qu’un transfert de valeurs non ajustées soit acceptable dans la pratique. Il faudrait en effet pour ce faire qu’aucune des variables listées ci-dessus ne varie d’un site à l’autre, c’est-à-dire que ceux-ci soient de fait « identiques » sous tous ces aspects (ou que les variables en question ne soient pas des facteurs importants du CAP, ce qui irait à l’encontre de la théorie économique).
Le transfert de valeurs avec ajustement
La formule suivante est largement utilisée pour procéder au transfert ajusté :
CAPP = CAPE (YP/YE)e,
où Y représente le revenu par habitant, CAP le consentement à payer, et e l’élasticité du CAP par rapport au revenu3. Ce dernier terme constitue une estimation de la façon dont le CAP pour le bien (non marchand) en question évolue compte tenu des variations du revenu. D’après cette formule, si e est supposé égal à un, le rapport entre les valeurs du CAP sur les sites E et P est égal au ratio des revenus par habitant sur chacun de ces sites (soit CAPP/CAPE = YP/YE). Dans cet exemple, les valeurs sont simplement ajustées à la hausse dans le cas des projets qui touchent des personnes dont les revenus sont supérieurs à la moyenne et à la baisse dans celui des projets ayant une incidence sur des personnes dont les revenus sont inférieurs à la moyenne. À titre d’illustration, Hamilton et al. (2014), d’après OCDE (2014), transfèrent le CAP pour différents états de santé (en particulier pour les risques de mortalité) en utilisant le ratio des revenus entre deux sites (et en formulant diverses hypothèses concernant l’élasticité du CAP par rapport au revenu) afin d’estimer le bilan sanitaire des particulesfines produites par les processus industriels en plus du dioxyde de carbone.
Dans la formule d’ajustement courante présentée ci-dessus, le revenu par habitant est la seule caractéristique modifiée d’un site à l’autre. En effet, il s’agit sans doute du plus important facteur dont dépend l’évolution du CAP, selon ce qu’indiquent des méta-études comme OCDE (2014). Or, le revenu n’est évidemment pas le seul facteur du CAP, ce qui signifie que même cette amélioration pourrait ne pas suffire pour se rapprocher du CAP effectif sur le site de l’étude. Il est toutefois possible d’opérer un ajustement similaire pour tenir compte par exemple des différences dans la pyramide des âges des deux sites, des écarts de densité démographique, etc. La prise en compte de multiples différences de ce type revient à procéder au transfert des fonctions d’avantages et c’est cette dernière approche du transfert qui est étudiée ci-après.
Le transfert de fonction de valeurs
Une approche plus complexe consiste à transférer la fonction d’avantages ou de valeurs du site E pour l’appliquer au site P. Par conséquent, si l’on sait que le CAP sur le site de l’étude est fonction d’un éventail de caractéristiques physiques du site et de l’utilisation de celui-ci, ainsi que des caractéristiques socio-économiques (et démographiques) de la population du site, cette information peut elle-même être utilisée dans le cadre du transfert. Supposons par exemple que CAPE = f(A,B,C,Y), où A, B et C représentent d’autres facteurs significatifs qui (outre Y) affectent le CAP sur le site E. La variable CAPP peut être estimée en appliquant les coefficients de cette équation aux valeurs prises par A, B, C et Y sur le site P, soit :
CAPS = f(A, B, C, Y)
CAPS = a0 + a1A + a2B + a3C + a4Y,
où les termes ai correspondent à des coefficients permettant de quantifier la variation du CAP entraînée par une variation (marginale) de cette variable. Supposons par exemple que le CAP dépende (simplement) du revenu, de l’âge et du niveau d’instruction de la population du site de l’étude et que les analystes qui entreprennent cette étude aient estimé la relation suivante entre le CAP et ces variables (explicatives) :
CAPE = 3 + 0.5ANE - 0.3 ÂGEE + 2.2 INSTRE
Autrement dit, CAPE est fonction croissante du revenu et du niveau d’instruction mais fonction inverse de l’âge comme l’indique la formule. Dans cette méthode de transfert, l’intégralité de la fonction d’avantages serait transférée de la façon suivante :
Þ CAPP = 3 + 0.5AN P - 0.3 ÂGE P +2.2 INSTR P
Pour illustrer les conséquences de cette approche, admettons que la population du site de mise en œuvre de la politique soit dans l’ensemble bien plus âgée que celle du site de l’étude, la valeur de CAPP sera alors – toutes choses égales par ailleurs – inférieure à celle de CAPE.
La méta-analyse constitue une approche encore plus ambitieuse (voir par exemple Bateman et al. 2000). Il s’agit d’une analyse statistique des résultats synthétiques d’un ensemble d’études (généralement) assez vaste. L’objectif est d’expliquer pourquoi des études différentes donnent des estimations moyennes (ou médianes) du CAP différentes. Dans sa forme la plus simple, une méta-analyse consiste à calculer la moyenne des estimations existantes du CAP, à condition que la dispersion autour de la moyenne ne soit pas trop importante, et à l’utiliser dans les études du site où doivent intervenir les pouvoirs publics. Les valeurs moyennes pourraient par ailleurs être pondérées en fonction de la dispersion autour de la moyenne, le coefficient de pondération attaché à une estimation étant d’autant plus faible que la dispersion est importante.
Les résultats des études antérieures peuvent également être analysés en vue de pouvoir expliquer les variations du CAP. Cette solution devrait favoriser un meilleur transfert des valeurs puisqu’elle permet à l’analyste de déterminer de quelles variables le CAP est systématiquement fonction. Dans le cas de la méta-analyse, ce sont des fonctions entières et non des valeurs moyennes qui sont transférées et ces fonctions ne sont pas tirées d’une étude unique mais d’un ensemble d’études. À titre d’illustration, supposons que la fonction suivante soit estimée à l’aide d’études antérieures de la valeur de l’ « offre » de zones humides dans un pays donné :
CAP = a1 + a2 TYPE DE SITE + a3 AMPLEUR DE LA VARIATION + a4 VISITEURS + a5 NON-UTILISATEURS + a6 REVENU + a7 MODE D’ENQUÊTE + a8 ANNÉE
La méta-analyse prise ici pour exemple vise à expliquer le CAP en se rapportant non seulement aux particularités des sites sur lesquels portent les études sur les zones humides (type de site, ampleur de la variation de l’offre de zones humides, et distinction des visiteurs et des non-utilisateurs) et aux caractéristiques socio-économiques (revenu) de la population concernée, mais aussi à des variables de processus découlant des méthodes utilisées dans les études initiales (modes d’enquête utilisés dans les études fondées sur les méthodes des préférences déclarées etc.) et de l’année où l’étude a été réalisée. L’application de la méta-analyse au domaine de l’estimation des valeurs non marchandes a connu une rapide expansion ces dernières années. Des études de ce type ont ainsi été réalisées sur la pollution urbaine, sur les activités récréatives, sur les fonctions écologiques des zones humides, sur la valeur d’une vie statistique, ou encore sur le bruit et les embouteillages.
De nombreux commentateurs en ont conclu que, du moins en théorie, plus l’approche est complexe, plus le transfert gagne en exactitude. Cette conclusion se fonde vraisemblablement sur le fait que le transfert de valeurs a peu de choses pour lui s’il est entaché d’erreur et trompeur. Beaucoup n’en ont pas moins conjugué à juste titre ce souci d’exactitude à un certain pragmatisme à l’heure de décider s’il fallait totalement écarter les approches les plus simplificatrices. Dans cette optique, le TV peut difficilement être recommandé s’il n’est pas possible de l’appliquer de façon systématique. Il en résulte que le TV aurait probablement moins d’attraits s’il demeurait en tous lieux et en tous temps la chasse gardée de spécialistes de haut niveau. Des méta-études comme OCDE (2014) clarifient les situations dans lesquelles des méthodes simples sont justifiées et celles dans lesquelles elles ne le sont pas. Des tensions persistent cependant, comme l’illustre la présence accrue de méta-fonctions sophistiquées pour le transfert de valeurs d’une part, et pour des « tables de référence » qui se veulent pratiques (par exemple listes de valeurs moyennes et de plages de CAP pour les services écosystémiques) et des bases de données d’évaluations d’autre part.
6.3. Le transfert de valeurs est-il solide ?
À l’évidence, dans la mesure où l’on se fonde de plus en plus sur le transfert de valeurs pour l’ACA, il est essentiel de déterminer dans quels cas ce transfert est une procédure solide. D’une manière générale, on trouve deux types de réponses à cette question dans les études relatives au TV. En premier lieu, de plus en plus d’études ont visé à évaluer l’ordre de grandeur probable des erreurs de transfert et, dans une large mesure, à comprendre quand et où ces erreurs ont le plus de chances d’être observées (et d’être importantes). En second lieu, dans la pratique, ces observations ont permis d’améliorer les transferts. La présente section traite du premier aspect, tandis qu’une illustration du second est présentée dans la section suivante.
Un nombre croissant d’études se sont attachées à mesurer la validité du transfert de valeurs. L’idée de base qui sous-tend ces tests de validation est de réaliser également une étude originale sur le site de mise en œuvre de la politique. La valeur dont le transfert est envisagé peut ainsi être comparée à celle obtenue dans cette étude primaire. Le bien-fondé général du transfert est clairement indiqué par le fait que la valeur transférée et l’estimation primaire soient ou non jugées similaires sur la base d’un ou plusieurs critères (statistiques ou autres).
La façon la plus évidente de procéder à cette évaluation consiste à se référer à la validité de convergence, c’est-à-dire à chercher à savoir dans quelle mesure on observe une concordance ou des erreurs (une divergence ou une convergence) quand on compare le CAP estimé sur le site de l’étude et sur le site de mise en œuvre de la politique. Afin d’en mesurer l’ampleur, comme conséquence du transfert de valeurs, on considère successivement chaque site dans un test de TV comme la « cible », c’est-à-dire comme le site de mise en œuvre de la politique. En d’autres termes, chaque site est tour à tour considéré comme le site pour lequel une estimation de valeur est nécessaire. L’estimation transférée est alors comparée à l’estimation faite dans l’étude pour le site cible, et l’erreur de transfert peut être calculée comme suit :
Brouwer et al. (2015) constatent qu’un avantage de la méthode des choix discrets (MCD) (voir Chapitre 5) est l’évaluation des changements marginaux dans les attributs associés à un changement de politique. Cela représente en principe une base solide pour des transferts de valeurs subséquents, surtout lorsque ces attributs varient considérablement entre le site d’accueil et le (ou les) site(s) de l’étude. Pour tester cela, les auteurs étudient la transférabilité des valeurs entre les pays. Plus spécifiquement, l’étude couvre la Grèce, l’Italie, l’Espagne et l’Australie et utilise la méthode des choix discrets (MCD). L’accent est mis sur le fait que tous ces pays sont exposés à la sécheresse et les tests réalisés portent sur la transférabilité des valeurs non marchandes pour la préservation de l’eau. L’eau est ainsi considérée comme un bien, ce qui signifie que la consommation domestique d’eau apporte des avantages aux ménages et que l’amélioration des écosystèmes contribue au bien-être de ces derniers. Les attributs de la MCD dans cette étude sont la situation écologique en fonction du débit des eaux, la probabilité de restrictions à l’utilisation de l’eau en extérieur pour les ménages, et le coût pour un ménage, sous forme de facture de consommation d’eau.
Un certain nombre de méthodes de transfert ont été utilisées, avec notamment des transferts d’un seul pays vers un seul autre (par exemple un transfert de valeurs de la Grèce à l’Australie) ainsi que des transferts de valeurs moyennes d’un groupe de pays vers un pays unique (par exemple un transfert de valeurs d’un groupe de pays constitué de la Grèce, de l’Italie et de l’Espagne vers l’Australie). Différents modèles statistiques ont aussi été utilisés pour estimer les valeurs des attributs, en insistant sur l’utilisation de différents modèles capables de prendre en compte des caractéristiques socioéconomiques variées au sein de ces pays ainsi que l’hétérogénéité des préférences d’une façon relativement complexe (un modèle logit mixte). Comme cela semble être souvent le cas avec ces tests, les résultats sont à la fois rassurants pour les pragmatistes et dérangeants pour les puristes. Le degré d’erreur de transfert est considérablement réduit quand les données des pays sont regroupées et quand il est tenu compte des différences socioéconomiques entre le site cible et le (ou les) site(s) de l’étude. Néanmoins, l’hétérogénéité des préférences non observées est importante aussi et ce facteur, de par sa nature même, ne peut pas être aussi « facilement » pris en compte.
Kaul et al. (2013) proposent un test d’erreurs de transfert à l’aide d’une méta-étude relativement complète portant sur plus de 30 études antérieures, comportant au total plus de 1 000 estimations d’erreurs de transfert (mais provenant essentiellement des États-Unis et d’Europe). En conséquence, leur étude fournit des observations éloquentes sur les perspectives empiriques essentielles pouvant être obtenues sur la base de toutes ces études antérieures. Il en ressort un certain nombre de constats intéressants. Les marges d’erreur possibles sont véritablement étendues. Pour une étude type, l’erreur peut varier de quelques points de pourcentage seulement à un nombre de l’ordre de de dix fois plus (et parfois même davantage). Cependant, quand il est fait abstraction des valeurs extrêmes atypiques (ce qui réduit l’échantillon à 925 tests de TV), l’erreur de transfert moyenne est d’environ 40 %.
Un certain nombre d’autres éléments identifiables contribuent aussi aux différences au niveau des erreurs. Les approches les plus complexes (celles basées sur les transferts de fonction d’avantages) l’emportent sur les approches les plus simples (basées sur des transferts de valeurs généralement non ajustés) en termes de réduction de la marge d’erreur probable, mais le regroupement des estimations permet aussi de limiter les erreurs. La proximité géographique entre les sites de mise en œuvre et les sites des études réduit l’erreur de transfert. En outre, les erreurs de transfert sont moins grandes avec les mesures environnementales consistant à réaliser des changements quantitatifs qu’avec celles consistant à réaliser des changements qualitatifs.
Comme l’indiquent les auteurs, ces constats sont importants dans la mesure où ils permettent de savoir dans quels cas les praticiens doivent envisager avec davantage de prudence l’utilisation des TV. Cela ne signifie pas nécessairement qu’il conviendrait d’éviter le TV, qui est parfois, malgré tout, la seule solution pour évaluer les changements induits par une politique ou un projet. Cependant, il peut être approprié d’être plus circonspect, de recourir à l’analyse de sensibilité, etc. Un bon exemple est l’évaluation des changements de politique quand la qualité de l’environnement est en question.
Dans l’interprétation de ces résultats, il convient également de s’interroger sur l’ampleur de l’erreur de transfert à laquelle les décideurs (ou les analystes) doivent être prêts à s’exposer pour mieux éclairer leurs choix. D’aucuns estiment que la réponse à la question de savoir si ces marges d’erreur (tout comme d’autres) devraient être considérées comme « importantes » ou « excessives » pourrait dépendre de l’utilisation à laquelle sont destinés les résultats. Pour certaines applications relatives aux projets et aux politiques, elles sont sans doute acceptables lorsque leur ampleur est celle indiquée par le Graphique 6.1. Ready et al. (2004) font en effet valoir que, par rapport aux autres sources d’incertitude auxquelles est exposée l’analyse des politiques, l’ampleur de la marge d’erreur constatée par eux est probablement acceptable dans la pratique. Une analyse de sensibilité peut être entreprise pour lever toute incertitude quant aux résultats finals.
Le degré d’exactitude requis devra légitimement faire l’objet d’un débat. Brookshire (1992) a apporté une contribution déjà ancienne mais d’un grand intérêt pour structurer la réflexion. Le Graphique 6.1 indique que, si une étude fondée sur le transfert de valeurs a pour objectif d’accroître les connaissances disponibles sur quelque valeur sur le site de mise en œuvre d’une politique ou de réaliser une première évaluation de la valeur des différentes options envisageables (c’est-à-dire de procéder à une sélection ou à une étude exploratoire), il n’est pas exclu qu’un assez faible degré d’exactitude soit acceptable. Si, par contre, l’analyste vise à réaliser une telle étude pour éclairer une prise de décision concrète des pouvoirs publics ou une procédure pour obtenir l’indemnisation d’une atteinte à des ressources naturelles, une plus grande exactitude sera sans doute souhaitable. Dans de tels cas, la réalisation d’une évaluation originale pourrait vraisemblablement être justifiée, à moins que l’on ne possède des preuves irréfutables de la validité du transfert d’avantages.
6.4. Transfert de valeurs et variabilité spatiale4
Les tests de validité des TV et les méta-études de ces tests (par exemple Kaul et al., 2013) montrent clairement que les similitudes géographiques ont tendance à limiter les erreurs possibles. En d’autres termes, lorsque cette condition de « similitude » n’est pas vérifiée, les transferts doivent être effectués avec un soin tout particulier. Il est indispensable que la variabilité spatiale soit prise en compte dans la réalisation d’un transfert de valeurs. Certains points peuvent être illustrés en ce qui concerne les valeurs standard des services écosystémiques par hectare et par grands types d’habitat (hautes terres, espaces verts urbains, etc.). Plusieurs problèmes peuvent se poser lors d’une estimation naïve de la valeur totale comme produit de cette valeur unitaire représentative et (de la variation) de la superficie totale de l’écosystème d’un type particulier.
Un exemple est donné par Barbier et al. (2008), qui se sont intéressés à la relation éventuellement non linéaire entre l’étendue de l’écosystème et les fonctions et services qu’il assure. Dans l’exemple des mangroves en Thaïlande, qui permettent d’atténuer les dommages causés par les vagues lors des types de tempêtes les plus courants, on observe une hétérogénéité spatiale parce que la proximité (des mangroves) du littoral est un facteur critique qui détermine le degré auquel cette fonction est assurée : plus l’écosystème en question est éloigné du littoral (vers l’intérieur des terres), plus ce degré diminue. Il est nécessaire de tenir compte explicitement de cette hétérogénéité pour mieux défendre le bien-fondé de l’agrégation. C’est nécessaire également pour mener une analyse plus précise de l’action des pouvoirs publics. En d’autres termes, ce que montrent Barbier et al., c’est que la valeur marginale (estimée) des zones de mangroves dans l’exemple de leur étude, en Thaïlande, est en baisse. À l’évidence, il est important de tenir compte de cette non-linéarité pour aboutir à des transferts plus fiables.
L’un des plus importants transferts de valeurs de services écosystémiques réalisés à ce jour a joué un rôle central dans l’analyse économique sur laquelle s’est appuyée l’évaluation nationale des écosystèmes au Royaume-Uni (UK-NEA, 2011). Des fonctions de valeurs ont été estimées pour un certain nombre de services écosystémiques comme la valeur d’approvisionnement de la production agroalimentaire, les services de régulation qu’apporte l’environnement comme espace de stockage des gaz à effet de serre (GES) et ce que l’on appelle les services culturels des loisirs de nature, qu’ils soient ruraux ou urbains. L’approche adoptée s’inspire de Bateman et al. (2011), avec des fonctions de valeurs simplifiées afin de s’en tenir aux principaux déterminants de la valeur et de rester ainsi dans le général. Les fonctions ont aussi été établies selon une approche unifiée, en les liant les unes aux autres. À titre d’illustration, si la valeur des services d’approvisionnement augmente par suite d’une intensification de l’agriculture, cette intensification peut aussi avoir pour conséquences un accroissement des émissions de GES et une dégradation des possibilités de loisirs en milieu rural.
Le Graphique 6.2 illustre les conclusions de l’analyse par l’UK-NEA des avantages pour les loisirs en milieu rural d’un changement d’affectation de terres consacrées à l’agriculture conventionnelle pour en faire des zones boisées à usage multiple et d’accès libre (voir aussi Bateman et al., 2003). La distribution obtenue en transférant une fonction de valeur récréative sur la totalité du Pays de Galles reflète divers facteurs, notamment la distribution de la population ainsi que la disponibilité et la qualité du réseau routier. De tels résultats géographiquement désagrégés permettent aux décisionnaires de cibler les ressources de façon plus efficace. Les responsables politiques britanniques ont rapidement tiré parti de ces avantages et les leçons de l’évaluation nationale britannique des écosystèmes ont été explicitement intégrées dans le Livre blanc du Royaume-Uni pour l’environnement (Defra, 2011), publié à la suite du rapport d’évaluation.
À titre d’exemple de ces résultats de transferts, Bateman et al. (2011) estiment qu’au Royaume-Uni, les services écosystémiques apportent chaque année 3 milliards de visites récréatives extérieures et que la valeur sociale du produit de toutes ces visites pourrait bien dépasser 10 milliards GBP. La situation géographique (de ces sites) compte considérablement et, ce qui n’a rien de surprenant, ces chiffres globaux ne sont qu’un élément de l’ensemble. Un site récréatif naturel particulier de taille modérée, par exemple, peut produire une valeur comprise entre 1 000 GBP et 65 000 GBP par an, tout dépend uniquement de sa localisation. Il n’est peut-être pas étonnant que cette fourchette de valeurs dépende fondamentalement de la proximité d’une importante agglomération. En d’autres termes, une zone boisée qui ne se trouverait pas au « bon » endroit (qui serait relativement éloignée des populations susceptibles de s’y rendre) aurait peu de chances de produire des valeurs sociales aussi élevées (toutes choses égales par ailleurs), une observation qui revêt une importance particulière pour les responsables politiques qui envisageraient de nouveaux investissements dans ces sites naturels.
6.5. Bases de données de transferts de valeurs et directives
Faute de disposer d’un ensemble d’études d’évaluation des avantages aisément accessible, toute tentative de transfert de valeurs risque de se trouver compromise par la nécessité ô combien décourageante de répertorier les résultats des études antérieures. Encore suppose-t-on ici qu’il existe une abondance d’études originales qui resteraient à rassembler de cette manière. Cette supposition est peut-être optimiste. Les examens des études relatives aux transferts de valeurs et de la pratique en la matière, comme Johnston et Rosenberger (2010) et Johnston et al. (2015), mettent en lumière des difficultés sur ce plan qui ne sont pas sans conséquences, entre autres le biais géographique dans les études (à savoir qu’elles proviennent principalement d’Amérique du Nord et d’Europe occidentale). Il s’agit aussi d’observations sur la nature des recherches dans le domaine de l’évaluation environnementale, dans lesquelles on privilégie généralement les innovations théoriques (la production d’un nouveau savoir) plutôt que la production de données plus reproductibles empiriquement mais de bonne qualité. C’est là un exemple de progrès à la frontière de l’ACA susceptible de ne pas répondre aux besoins des pouvoirs publics aussi efficacement que possible. Si Johnston et Rosenberger (2010) prennent leurs distances à juste titre avec la communauté des chercheurs en raison de ce biais, la question de savoir si les responsables politiques ont suffisamment encouragé ce domaine de recherchea aussi son importance. Loomis (2015) note des preuves émergentes d’exceptions à cette tendance dans l’évaluation des dégâts causés par les marées noires le long du littoral aux États-Unis.
L’idée qu’il conviendrait de créer des bases de données des études d’évaluation auxquelles les chercheurs désireux de procéder à un transfert d’avantages puissent avoir accès est déjà ancienne. Un exemple pratique est d’ailleurs connu depuis longtemps. La collaboration internationale entre Environnement Canada, l’Agence américaine pour la protection de l’environnement et le ministère britannique de l’Environnement, de l’Alimentation et des Affaires rurales a abouti à la création d’un considérable répertoire des estimations des avantages baptisé EVRI (www.evri.ca).
Les bases de données et les manuels relatifs au transfert de valeurs constituent de façon générale un progrès, comme en témoigneraient très probablement les analystes ayant jamais eu à rechercher longuement des valeurs sur lesquelles se fonder. Cependant, il faut bien entendu émettre quelques réserves. Il reste nécessaire de s’appuyer sur le jugement et l’analyse d’experts pour procéder au choix et à l’ajustement des valeurs. Cette base de données doit en principe fournir des informations sur la qualité probable des études, bien que, dans la pratique, les modalités d’évaluation de cette qualité ne paraissent pas bien claires à ce stade. Ajouter à la « trousse à outils » du transfert d’avantages un instrument qui rende beaucoup plus aisé le travail de l’analyste et lui permette de bien mieux l’étayer à mesure que les études d’évaluation antérieures sont systématiquement synthétisées et organisées, ne peut qu’être dans l’ensemble quelque chose de bienvenu.
Les valeurs de référence sont une variante de la base de données des transferts de valeurs : des valeurs non marchandes « officielles » pour certaines catégories de services que les praticiens chargés d’évaluer les politiques et les projets d’investissement pour le compte des décisionnaires doivent utiliser quand le besoin s’en fait sentir. Un exemple concernant l’Allemagne (plus particulièrement, l’Agence fédérale allemande pour l’environnement) est l’étude de Schwermer et al. (2014), qui présente un ensemble de valeurs unitaires dont certaines sont reprises dans le Tableau 6.1 pour les polluants atmosphériques.
Tableau 6.1. Valeurs « de référence » de l'Agence fédérale allemande pour l'environnement
a) Coûts de la pollution atmosphérique, coût total et coût par catégorie de dommage, en EUR par tonne, valeurs 2010
Santé |
Perte de biodiversité |
Dommages aux cultures |
Dommages matériels |
Total |
|
---|---|---|---|---|---|
PM2.5 |
55 400 |
55 400 |
|||
NOx |
12 600 |
2 200 |
500 |
100 |
15 400 |
b) Coûts des particules fines par source d'émission et par site, en EUR par tonne, valeurs 2010 |
|||||
Industrie |
Centrales électriques |
Transport routier |
|||
Urbain |
56 000 |
30 600 |
364 100 |
||
Rural |
55 400 |
30 600 |
122 800 |
Source : D’après Schwermer et al. (2014).
Bien que la relative facilité de calcul de cette méthode la rende largement applicable, de nombreux analystes risquent de protester avec véhémence devant le risque qu’elle s’avère par trop simplificatrice en l’absence d’orientations sur la façon de réaliser des transferts de valeurs robustes. La validité dépend pour une large part de la façon dont les données sont utilisées et de la provenance des valeurs synthétiques, qui peuvent découler ou non d’éléments d’information abondants et de bonne qualité. Si l’on observe quelques variations dans le tableau selon la source d’émission et selon que les émissions se produisent en zone urbaine ou rurale (surtout pour le transport routier), sachant que les valeurs telles que celles présentées au Tableau 6.1 sont tout simplement utilisées comme si elles étaient « prêtes à l’emploi », c’est-à-dire sans qu’aucun ajustement ne leur soit apporté, il y a tout lieu de se demander si l’exactitude ne s’en trouve pas dans une certaine mesure sacrifiée. On peut en tirer la conclusion d’ensemble que les efforts pour constituer des bases de données susceptibles de servir au transfert d’avantages sont assurément bienvenus mais qu’ils devraient être conjugués à l’élaboration de procédures largement admises et faisant autorité en vue de définir quelles sont les meilleures pratiques en matière d’utilisation des valeursrépertoriées. Schwermer et al. (2012), dans un document distinct mais annexé à l’étude, nous donnent des informations, en faisant valoir par exemple que des valeurs unitaires comme celles du tableau fournissent une base pour « (…) permettre simplement un calcul approximatif des dommages possibles imputables aux émissions de polluants atmosphériques » (p. 22).
Selon Rolfe et al. (2015), il n’existe pas de lignes directrices plus générales, ou du moins d’accord général sur le sujet. Cependant, un exemple vaut d’être cité pour le Royaume-Uni, celui d’eftec (2009), qui pose les une base pour réaliser un transfert de valeurs dans une ACA officielle. Cet organisme renforce les lignes directrices du ministère britannique de l’Environnement relatives à l’évaluation des services écosystémiques, lesquelles sont une extension des lignes directrices en matière d’ACA publiées par le Trésor de Sa Majesté (le Green Book, HM Treasury, 2003). Ce guide propose en tout huit étapes pour la réalisation d’un transfert de valeurs en vue de l’évaluation d’une politique ou d’un projet d’investissement. Certaines de ces étapes concernent des points généraux à propos de l’ACA environnementale : par exemple, définir le changement politique et définir la population touchée au début de l’analyse. D’autres étapes ont plus spécifiquement trait au transfert de valeurs et consistent à se poser une série de questions sur la qualité des études initiales auxquelles il s’agit de se référer pour le transfert et sur les différences qui pourraient exister entre les sites de l’étude et les sites de mise en œuvre. L’accent est mis sur la démonstration pratique de la manière dont ces différences peuvent être prises en compte lors de la réalisation du transfertet dont la sensibilité des résultats peut être testée.
6.6. Remarques conclusives
Dans la pratique, l’analyse des politiques s’appuie bien souvent sur des études utilisant le transfert d’avantages car les praticiens n’ont que rarement le luxe de concevoir et de réaliser des études originales. Dans ces circonstances, les analystes en sont réduits à se rabattre sur les informations qui peuvent être tirées des études antérieures. Le transfert de valeurs introduit presque inéluctablement une part de subjectivité et une plus grande incertitude dans les évaluations puisque les analystes doivent formuler un certain nombre d’hypothèses et de postulats supplémentaires à ceux des études originales. Bien entendu, cette observation ne doit pas être sortie de son contexte, car on pourrait en dire autant de pratiquement tout exercice de modélisation. La question fondamentale est de savoir si ce surcroît de subjectivité et d’incertitude que génère le transfert est acceptable et si ce dernier demeure une source d’informations utile.
L’analyse présentée dans ce chapitre indique que malgré le rôle central qu’elles jouent dans la prise de décision publique, les études reposant sur des transferts de valeurs doivent éviter d’utiliser des méthodes simplistes pour interpréter, résumer et rassembler les informations disponibles. Le danger est en effet que l’on ne puisse privilégier la simplicité sans sacrifier la précision du transfert, et vice-versa. Pour appliquer les méthodes de transfert correctement, il faut donc pouvoir s’acquitter de cette tâche en toute connaissance de cause et disposer d’un savoir-faire très développé ; selon les commentateurs les plus exigeants, il faut aussi parfois des compétences techniques aussi pointues que pour la réalisation des études originales. Cependant, le dilemme entre simplicité et précision n’est sans doute qu’une partie du problème, sachant qu’un certain nombre d’études importantes mettent en doute le fait que des méthodes plus élaborées permettent toujours d’obtenir des valeurs de transfert plus précises. Quand bien même, il est peu probable – et peu souhaitable – que la réalisation transferts fiables puisse jamais se résumer à une procédure purement mécanique. Des expériences montrent en effet qu’une telle approche de ce processus peut avoir des conséquences hasardeuses pour les perspectives plus larges des approches coûts-avantages.
Certaines conditions doivent sans doute être satisfaites pour qu’un transfert d’avantages puisse être valablement réalisé. De ce point de vue, il est peut-être surprenant de constater le petit nombre de protocoles généralement acceptés (voir cependant eftec, 2009 à titre d’exemple). Néanmoins, les pratiques que l’on pourrait juger exemplaires en matière de transfert d’avantages forment un puzzle dont un certain nombre de pièces reprises ci-après sont couramment mentionnées.
Premièrement, les études sur lesquelles s’appuie l’analyse doivent elles-mêmes être fiables. Une étape initiale mais essentielle de tout transfert consiste pour une très large part à vérifier soigneusement l’exactitude et la qualité des études d’origine. En soi, cela requiert de faire preuve d’un grand discernement, même si le regroupement des informations dans la base de données EVRI en cours de constitution et l’évaluation de la qualité de chaque étude au sein du système rendent cette tâche particulière moins épineuse. Des efforts analogues s’imposent pour établir, dans des protocoles (officiels) exposant les meilleures pratiques en matière de transfert de valeurs, les procédures « idoines » de sélection et d’ajustement des valeurs du site d’étude, par exemple. Ce n’est que de cette manière que la valeur des bases de données peut être pleinement et judicieusement exploitée.
Lors de la réalisation d’un transfert de valeurs, la population touchée et ses caractéristiques doivent être comparables sur le site de l’étude et sur celui de mise en œuvre de la politique. Si tel n’est pas le cas, il devra être tenu compte des différences démographiques et de leurs conséquences du point de vue du CAP. Il est tout aussi essentiel que la variation de l’offre du bien évalué soit similaire sur les deux sites. Ce dernier point soulève de nombreuses questions, comme celle de savoir si le contexte dans lequel la fourniture d’un certain bien est assurée constitue un facteur important du CAP. Dans un certain sens, la dissemblance est la norme (par exemple, les habitats écosystémiques et la répartition spatiale des substituts autour d’un site sont uniques). L’élément décisif, cependant, est de savoir dans quelle mesure cette dissemblance influe sur les valeurs.
Les tests du transfert d’avantages ont essentiellement eu pour objectif d’évaluer dans quelle mesure des biens en apparence similaires pouvaient effectivement être caractérisés comme tels dans la réalité. L’une des interprétations possibles des résultats de ces tests est que la validité et la précision du transfert d’avantages sont discutables. Une autre interprétation possible est que ces tests eux-mêmes fournissent des indications utiles sur les situations dans lesquelles un transfert de valeurs peut être réalisé avec confiance et les cas dans lesquels les spécialistes doivent procéder avec davantage de précaution et de minutie.
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