La raison d’être et les fondements de l’ACA dans le domaine de l’environnement sont bien connus, mais constituent néanmoins un point de départ logique. Pour résumer, les avantages correspondent à une augmentation du bien-être humain (ou de « l’utilité ») tandis que les coûts se traduisent par sa diminution ; un projet ou une politique satisfont au critère coûts-avantages si leurs avantages sociaux sont supérieurs à leurs coûts sociaux. Les limites géographiques dans lesquelles sont comptabilisés ces coûts et ces avantages sont généralement les frontières nationales, mais elles peuvent aisément être élargies à des régions plus vastes. L’agrégation des avantages tirés par les différents groupes sociaux ou pays peut amener à faire la somme de leurs consentements à payer (CAP) ou à accepter (CAA) sans tenir compte de la situation spécifique des gagnants ou des perdants (ou en faisant au contraire bénéficier de coefficients de pondération plus élevés les catégories défavorisées ou à faible revenu). L’agrégation dans le temps implique une actualisation dans le cadre de laquelle les avantages et les coûts futurs actualisés sont connus sous le nom de « valeurs actuelles ». On peut considérer qu’une grande partie du reste de cet ouvrage s’attache à apporter des perfectionnements à cette pratique courante en mettant l’accentsur l’ACA dans le domaine de l’environnement.
Analyse coûts-avantages et environnement
Chapitre 2. Analyse coûts-avantages dans le domaine de l’environnement – fondements, étapes et nouveaux enjeux
Abstract
2.1. Introduction : pourquoi avoir recours à l’ACA ?
Le présent ouvrage vise principalement à décrire les évolutions récentes de l’ACA en mettant l’accent sur celles en rapport avec l’environnement, ainsi qu’à en illustrer les applications. Ces évolutions doivent bien sûr être remises en perspective par rapport aux fondements de l’ACA (afin d’établir plus précisément ce qu’elles apportent de plus). Il peut également être utile de revenir sur les raisons pour lesquelles les économistes tendent à privilégier l’ACA (sans toutefois être unanimes à ce sujet).
Ce chapitre a donc un triple objectif et s’articule en trois parties remontant le fil des questions précédemment formulées. À savoir, pourquoi avoir recours à l’ACA ? (dans le reste de cette introduction) ; qu’est-ce que l’ACA ? (à la section 2.2) ; et que ressort-il de cet ouvrage concernant les évolutions de l’ACA en rapport avec ses applications dans le domaine de l’environnement (à la section 2.3) ?
Pour commencer par les raisons qui justifient le recours à cet instrument, les arguments pour et contre l’ACA ont été maintes fois exposés dans d’autres ouvrages (pour les critiques voir par exemple Sagoff, 1988 et 2004, ou encore Heinzerling et Ackerman, 2004 ; voir par ailleurs Pearce, 2001 pour quelques-uns des points controversés). Ces discussions critiques perdent souvent de vue les raisons pour lesquelles les économistes s’accordent généralement à privilégier l’ACA.
La première raison qui justifie l’utilisation de l’ACA tient au fait qu’elle constitue un modèle de rationalité. Outre qu’elle mesure les gains et les pertes en termes monétaires, ce sur quoi le présent ouvrage reviendra bien plus en détail ultérieurement, l’ACA contraint le décideur à se demander quels sont les gagnants et les perdants, tant d’un point de vue spatial que temporel. Elle évite un raisonnement de type « lexical » dans lequel les décisions seraient prises en fonction de leurs impacts sur un seul objectif ou groupe de population. Certaines mesures pourraient par exemple être prises en ne tenant compte que de leur incidence sur la santé humaine, sans se préoccuper de celle qu’elles pourraient par ailleurs avoir sur les écosystèmes. L’insistance de l’ACA sur la nécessité de prendre en considération l’ensemble des gains et des pertes d’« utilité » ou de « bien-être » contraint les décideurs à adopter un point de vue plus large1. L’ACA fait à cet égard partie d’un ensemble de méthodes d’analyse des politiques qui procèdent de la même manière. Bien qu’il n’en soit souvent pas tenu compte dans la pratique, il convient de souligner à ce sujet qu’une ACA correctement menée doit faire apparaître quels sont les coûts et les avantages pour les différents groupes sociaux gagnants ou perdants. Il n’en est pasmoins vrai que ces groupes doivent couvrir l’ensemble de la population et pas seulement un sous-ensemble de celle-ci.
Deuxièmement, l’ACA exige clairement que toute politique ou tout projet soient considérés comme une option parmi d’autres. Exposer les différentes options permettant d’atteindre le résultat souhaité constitue donc une condition préalable essentielle de l’ACA. Cette caractéristique est également partagée par d’autres méthodes d’analyse des politiques, mais pas par toutes. L’ACA se distingue toutefois plus particulièrement par sa capacité à déterminer l’échelle optimale de mise en œuvre de la politique retenue. C’est ce qui permet de maximiser les avantages nets. Pour pouvoir y parvenir, les coûts et les avantages doivent être exprimés dans une même unité (le plus souvent en valeurs monétaires pour des raisons pratiques). Dans le même ordre d’idées, l’ACA permet de décider si une intervention est véritablement nécessaire ou s’il est préférable de s’abstenir, contrairement aux autres approches, dans lesquelles on ne peut que choisir entre différentes possibilités d’intervention.
Troisièmement, l’ACA affirme expressément que la dimension temporelle doit être prise en compte de façon rigoureuse. C’est ce que permet de faire l’actualisation. Cette pratique demeure à juste titre controversée, mais il est impossible de s’abstenir de toute actualisation. Il convient de noter que la façon dont la dimension temporelle est traitée par les autres outils d’aide à la décision est loin d’être bien définie. S’abstenir de toute actualisation équivaudrait toutefois à appliquer un taux d’actualisation de 0 %, ce qui revient à dire qu’un gain de 1 USD enregistré dans 100 ans serait traité comme s’il avait la même valeur que s’il était réalisé aujourd’hui. Zéro est certes un nombre réel, mais la question de savoir quel est le nombre réel « approprié » n’en continue pas moins d’être débattue et le présent ouvrage rend amplement compte de ce débat.
Quatrièmement, l’ACA affirme expressément que ce sont les préférences individuelles qui comptent. Elle est donc « démocratique » à cet égard, mais certains y voient une faiblesse plutôt qu’un atout étant donné que ces préférences doivent dès lors être prises en considération, aussi mal informés que puissent être ceux qui les expriment. Les mêmes font également valoir qu’il existe deux sortes de préférences : celles correspondant aux intérêts personnels d’un individu et celles qu’il exprime en sa qualité de citoyen. Il y a à l’évidence du pour et du contre dans le jugement de valeur qui sous-tend l’ACA, à savoir que les préférences doivent être prises en considération.
Enfin, l’ACA cherche à établir les préférences explicites et non implicites. C’est pourquoi elle s’efforce de déterminer de manière directe ce que veulent les individus, bien qu’elle mette en œuvre divers moyens pour y parvenir, comme le montreront les applications de cet instrument au domaine de l’environnement. De quelque façon qu’elles soient prises, toutes les décisions impliquent aussi bien des préférences que des valeurs monétaires. Si la politique X est retenue au détriment de la politique Y, et si X coûte 150 millions USD alors que Y n’en coûte que 100, il s’ensuit que les avantages escomptés de X doivent être supérieurs d’au moins 50 millions USD à ceux de Y. Le caractère incontournable des valeurs monétaires a été démontré voici déjà quelque temps par Thomas (1963). Il pourrait être préférable de laisser les décisions révéler les valeurs implicites plutôt que de chercher à déterminer ces valeurs de manière explicite. Il n’en reste pas moins que l’ACA privilégie clairement cette dernière approche.
2.2. Étapes fondamentales de l’ACA
La présente section examine les étapes fondamentales d’une ACA. Il pourrait s’agir de l’ACA de n’importe quel projet d’investissement ou de n’importe quelle politique publique, bien que les aspects liés aux applications au domaine de l’environnement soient eux aussi brièvement mentionnés lorsque le besoin s’en fait sentir. Il importe également de garder à l’esprit que l’ACA s’appuie sur une théorie économique établie de longue date (bien que très controversée) qui sous-tend ces étapes concrètes. Cette théorie est brièvement décrite à l’encadré 1 ci-dessous et à l’Annexe 2.A1. Les chapitres suivants examineront toutefois un peu plus en détail cette théorie eu égard aux évolutions qu’a connues l’ACA dans le domaine de l’environnement.
2.2.1. Questions préliminaires
Bien que cela puisse paraître aller de soi, la première question, et fondamentalement la plus importante, qu’il convient de régler lors de la réalisation concrète d’une ACA est celle du problème à résoudre. En règle générale, une analyse commence par examiner l’ensemble des options disponibles. La première question qui se pose est donc celle-ci : quelles sont les options envisagées ? On peut espérer que l’objectif à atteindre soit relativement précis, mais il est probable que différents moyens puissent par ailleurs permettre d’atteindre un même objectif. Il est possible de distinguer les options réalisables de celles qui ne le sont pas ; par ailleurs, d’autres considérations tendront à restreindre également l’éventail des options disponibles, telles que les facteurs politiques qui déterminent l’action des pouvoirs publics. Une question est souvent négligée : celle de la date optimale de démarrage de la politique (ou du projet). Il conviendrait pourtant de la prendre en considération, quels que soient la politique ou le projet en question, d’autant plus qu’elle peut s’avérer importante lorsque des circonstances particulières entourent la prise de décision.
Une autre question se posera vraisemblablement tout de suite après : y a-t-il foncièrement lieu de mettre en œuvre l’action X ? L’action peut désigner ici une politique ou un projet (un investissement) et cette question sera généralement posée ex ante. Elle vise alors à déterminer si quelque chose qui n’a pas encore été réalisé devrait l’être. Mais elle peut également être formulée ex post. Il s’agit dans ce cas d’établir si quelque chose qui a été fait (ou qui est peut-être en cours de réalisation) devait effectivement l’être. La raison justifiant de poser cette question ex ante tient au fait qu’il convient de déterminer s’il est ou non dans l’intérêt public de dépenser des sommes d’un montant souvent important. La raison justifiant de la poser ex post malgré l’impossibilité de revenir sur les dépenses déjà effectuées tient au fait qu’elle peut jeter une certaine lumière (a) sur le degré de pertinence de la réponse donnée ex ante à cette question, ou (b) sur l’adéquation de la règle de décision, quelle qu’elle ait pu être, ayant justifié la mise en œuvre de la politique ou du projet considérés.Dans l’un et l’autre cas, la réponse ex post vise à aider au processus d’apprentissage concernant les éléments qui contribuent au bien-être social global et ceux pour lesquels tel n’est pas le cas.
La réponse à cette question sera affirmative si la valeur actuelle des avantages escomptés (ex ante) est supérieure à celle des coûts escomptés, alors qu’elle sera négative dans le cas contraire. Il convient de noter que tout cela suppose que l’ACA soit l’un des outils d’aide à la décision appropriés, si ce n’est le seul. Dans ce qui suit, on partira du principe que l’ACA constitue toujours un instrument adéquat. Formuler cette hypothèse revient à faire abstraction des autres facteurs – politiques, éthiques, etc. – pertinents. En réalité, bien entendu, ces facteurs influeront souvent sur les décisions. Mais l’ACA constitue en l’occurrence un moyen de contrôle de ces décisions, de sorte qu’il est toujours avisé d’en réaliser une chaque fois que possible.
2.2.2. Qui doit être pris en considération ?
La question de savoir « qui doit être pris en considération » dans une ACA est connue sous le nom de problème du « statut ». Les avantages et les coûts pour les différents individus (i) sont additionnés conformément à la règle d’agrégation qui définit la « société » comme la somme de tous les individus. Aucune règle absolue ne définit dans quelles limites doit être effectuée cette somme des individus. Les ACA retiennent généralement à cet effet les frontières nationales, de sorte que la « société » se confond avec la somme de tous les individus (autrement dit de l’ensemble des habitants) que compte un pays. Des limites plus larges n’en devront pas moins être établies dans certains cas.
Les exemples qui illustrent cette question sont particulièrement pertinents dans le cas des applications de l’ACA au domaine de l’environnement. Les avantages et les coûts pour les habitants d’autres pays devraient être pris en considération si (a) la proposition s’inscrit dans un contexte international dans lequel il existe des obligations juridiques, par exemple dans le cadre d’une convention officielle (telles que celles sur les pluies acides, les changements climatiques, etc.), ou si (b) quelque argument éthique communément admis justifie qu’il en soit tenu compte. De manière générale, bien qu’aucune règle absolue ne s’applique, si le bien-être de la population du pays B revêt aux yeux du pays A la même importance que celui de ses propres habitants, les avantages et les coûts en question devraient être pris en considération dans l’ACA quels que soient ceux qui en bénéficient ou qui les supportent.
Dans de tels cas, l’ACA pour une action envisagée pourrait comporter deux volets. Le premier mettrait en évidence les avantages nets de cette action pour le seul pays où elle serait mise en œuvre. Le second ferait par exemple apparaître des coûts identiques, mais, au lieu de limiter les avantages indiqués à ceux retirés par le pays en question, il tiendrait également compte de ceux enregistrés par tous les autres pays qui bénéficieraient de l’action évaluée.
2.2.3. Évaluation des coûts et des avantages
Un critère fondamental doit être respecté pour qu’un projet ou une politique puissent être approuvés (ou recommandés) : leurs avantages doivent être supérieurs à leurs coûts. Cette règle apparemment simple présuppose un certain nombre d’étapes cruciales, dont la moindre n’est pas de disposer d’une base numérique permettant de comparer les avantages et les coûts. C’est là un trait distinctif de l’ACA (et des instruments économiques connexes), et il implique d’attribuer des valeurs monétaires aux impacts d’un projet ou d’une politique. Les principales étapes de cette procédure sont brièvement décrites ci-après. L’Annexe 2.A2 apportera davantage de précisions et exposera plus en détail les principes d’évaluation.
Un avantage ou une augmentation du degré de bien-être, d’utilité ou de satisfaction d’un individu peuvent être mesurés par le montant maximal de biens ou de services – ou encore de revenu monétaire (ou de patrimoine) – auquel cet individu serait prêt à renoncer pour bénéficier du changement en question. Cela pourrait s’écrire CAPG pour consentement à payer des « gagnants » en cas de mise en œuvre de la mesure proposée (G désignant les gagnants).
Si par contre le changement en question entraîne une réduction du bien-être, il pourrait être mesuré par le CAPP. Cela signifie que les coûts sont mesurés par le consentement à payer pour éviter les coûts en question (P désignant les perdants). Ce n’est pas le seul moyen de mesurer ces coûts. Si ceux qui se retrouvent parmi les « perdants » à la suite de la mise en œuvre du projet ou de la politique considérés possèdent un droit de propriété légitime sur l’objet de la perte, le CAP doit alors être remplacé par le consentement à accepter (CAAP).
La différence tient au fait que les pertes sont mesurées par le CAA et non par le CAP. On verra ultérieurement que le CAA peut s’écarter sensiblement du CAP. Il y a quelques dizaines d’années encore, on aurait supposé (partant de ce à quoi l’on aurait pu s’attendre en théorie) que l’écart entre ces deux mesures de la variation du bien-être serait très faible et n’aurait donc aucune conséquence pratique. L’estimation empirique de ces grandeurs a toutefois généralement montré qu’il existe entre elles un écart parfois important, le CAA étant supérieur au CAP. Dans ce cas, le choix de l’un ou l’autre de ces moyens de mesure peut avoir des répercussions non négligeables sur l’ACA (voir le Chapitre 4).
Le CAPG et le CAPP (ou le CAA), pour utiliser les formes les plus usitées, indiquent uniquement quels sont les avantages et les coûts. Les avantages correspondent à l’évidence à la valeur des catégories des biens et services produits par l’action envisagée, tandis que les coûts de cette politique (ou de ce projet) recouvrent divers éléments. Il peut notamment s’agir de « coûts de mise en conformité » supportés par le secteur des entreprises et par les ménages, aussi bien que d’éventuels « coûts liés à la réglementation » assumés par les pouvoirs publics du fait de la mise en œuvre de la politique considérée. Ceux-ci constituent des coûts d’opportunité liés à l’affectation de ressources à une action donnée plutôt qu’à une autre. L’action en question peut imposer aussi aux perdants des coûts liés aux dommages. Tel peut par exemple être le cas si l’action en question a un effet négatif sur la fourniture de certains biens ou services environnementaux.
Inflation : les valeurs monétaires des avantages et des coûts sont (ou devraient être) exprimées en termes réels. Les éventuels effets de l’inflation (c’est-à-dire d’une augmentation du niveau général des prix) sont de ce fait corrigés, de sorte que ces valeurs peuvent être comparées d’une année sur l’autre. Se pose dès lors la question du choix de l’année de référence, la solution généralement retenue consistant à exprimer l’ensemble des coûts et des avantages aux prix de l’année de réalisation de l’évaluation. Il est néanmoins tout à fait possible de convertir les prix de l’année considérée pour tenir compte de quelque autre contrainte, par exemple pour pouvoir comparer les résultats d’une étude avec ceux d’une autre.
Variations des prix relatifs : la variation des prix relatifs doit être distinguée de l’inflation. Elle indique que la valeur attachée à certains avantages et à certains coûts s’accroît au fil du temps par rapport au niveau général des prix. Il peut en être ainsi parce qu’une plus grande valeur est attribuée aux avantages ou aux coûts en question lorsque les revenus augmentent. Pour employer la terminologie consacrée, le CAP présente une élasticité-revenu positive, de sorte que lorsque les revenus (par habitant, par exemple) augmentent, il en va de même du CAP, dont l’ampleur de la variation est fonction de l’importance de la hausse des revenus et du degré d’élasticité estimé. L’Annexe 2.A1 montre plus en détail comment il en est tenu compte. Ce n’est pas là la seule raison d’une hausse (ou d’une baisse) des valeurs relatives dans le cadre d’une ACA. Si par exemple un bien devient plus rare, sa valeur marginale (par rapport aux autres biens) pourrait devenir relativement plus élevée à mesure que son offre diminue. En règle générale, d’autres caractéristiques du bien en question jouent alors un rôle essentiel, par exemple la possibilité restreinte d’y substituer d’autres biens. Dans les applications de l’ACA au domaine de l’environnement, il pourrait être particulièrement important de tenir compte de ces caractéristiques.
2.2.4. Actualisation des coûts et des avantages
Les coûts et les avantages seront échelonnés dans le temps et ils sont en règle générale pondérés de telle sorte que la valeur unitaire de ceux qui surviendront à une date future soit moindre que s’ils se produisaient au moment présent. Ce coefficient de pondération temporelle est appelé coefficient d’actualisation et s’écrit de la façon suivante :
[2.1]
où CAt désigne le coefficient d’actualisation, ou coefficient de pondération, au moment t, et s représente le taux d’actualisation. Si les projets et politiques sont évalués selon le point de vue de la société, s est un taux d’actualisation social. Les motifs qui justifient l’actualisation sont exposés au Chapitre 8.
L’actualisation du flux des coûts et des avantages peut quant à elle s’écrire sous la forme suivante :
[2.2]
Il s’agit alors de savoir jusqu’à quel moment du futur il convient d’estimer ces impacts. Il n’existe là encore aucune règle absolue. Dans les premiers temps, lorsque l’ACA se limitait à évaluer l’intérêt des projets d’investissement, l’horizon temporel, c’est-à-dire le point au‐delà duquel les coûts et les avantages ne sont plus estimés, était déterminé en fonction de la durée de vie matérielle ou économique de l’investissement. Dans le cas des infrastructures routières, portuaires, de distribution et de traitement de l’eau, etc., il était généralement d’au moins 30 ans et d’au plus 50 ans. Cette règle s’appliquait même aux actifs dont la durée de vie était plus longue, tels que les ensembles immobiliers, dont la durée de vie peut dépasser 100 ans. L’extension de l’ACA aux politiques à mettre en œuvre a assoupli cette règle puisque l’on ne sait avec certitude quelle sera la durée de leurs effets. La question de l’horizon temporel devient d’autant plus cruciale que l’ACA commence à s’appliquer à des politiques publiques visant expressément à atteindre des objectifs à plus long terme.
2.2.5. Risque et incertitude
Les avantages et les coûts ne seront pas connus avec certitude. Bien que les conventions varient, il semble légitime de distinguer « risque » et « incertitude » en en précisant le sens ainsi que les conséquences pour l’ACA. On parle de risque lorsque les avantages ou les coûts (voire les deux) ne sont pas connus avec certitude, mais que l’on connaît la distribution de probabilités. Ces distributions de probabilités peuvent quelquefois être très rudimentaires. Elles peuvent aussi être parfois d’une grande complexité. L’incertitude est une tout autre chose. Aucune distribution de probabilités n’est connue. Il se peut que les valeurs extrêmes le soient. Autrement dit, on sait ou on escompte que la valeur considérée ne pourra être inférieure à un certain plancher ni supérieure à un certain plafond. Dans d’autres cas, l’incertitude peut toutefois être totale et « tout peut arriver ».
Que l’incertitude soit indissociable de l’ACA n’est certes pas un fait nouveau pour les utilisateurs de cet outil. En effet, diverses procédures sont depuis longtemps appliquées pour faire face au risque et à l’incertitude. Leurs justifications théoriques sont variables, tout comme les aspects pratiques de leur mise en œuvre dans l’analyse. Dans le cas du risque, il s’agit notamment des approches fondées sur la valeur ou l’utilité escomptées, assorties des hypothèses correspondantes quant à l’indifférence du décideur à l’égard du risque ou à son aversion pour le risque2,3. En situation d’incertitude, c’est-à-dire si la distribution des avantages (ou des coûts) n’est pas connue, l’ACA exige à tout le moins qu’une analyse de sensibilité soit réalisée. Une analyse de sensibilité requiert que les calculs nécessaires à la réalisation d’une ACA soient effectués en faisant varier la valeur des paramètres sur lesquels il existe une incertitude. Cette façon de procéder impose de formuler des hypothèses concernant les valeurs minimales et maximales probables, mais pas pour ce qui est de la distribution des valeurs à l’intérieur de cette fourchette. Supposons par exemple qu’un taux d’actualisation de 4 % soit pris pour valeur centrale, il serait également envisageable de retenir les taux de 2 % et6 %…, par exemple, dans une analyse de sensibilité. Il se peut que le signe des avantages nets ne soit pas affecté par le choix de l’une ou l’autre de ces dernières valeurs. Auquel cas, l’analyse est dite « robuste » s’agissant de ces hypothèses. Il est tout aussi possible que la modification des hypothèses ait des répercussions sur le résultat de l’ACA. Il faut alors s’interroger sur la pertinence des valeurs retenues.
2.2.6. Règles de décision
Dans la formule [2.2], les avantages et les coûts au fil du temps sont actualisés et leur addition permet d’obtenir ce que l’on appelle la valeur actuelle (VA). La valeur actuelle correspond simplement à la somme de toutes les valeurs futures actualisées. La formule [2.2] pourrait par conséquent s’écrire plus simplement de la façon suivante :
[2.3]
L’actualisation est la méthode indiquée pour ramener les avantages et les coûts à une valeur synthétique unique. La règle de décision appropriée consiste à adopter tout projet présentant une valeur actuelle nette (VAN) positive et à classer les projets en fonction de leur VAN. Toutefois, en cas de contraintes budgétaires, les critères à appliquer sont plus complexes. Si ces contraintes – telles que le manque de capitaux – ne s’exercent que sur une seule période, il est possible d’avoir recours au rapport avantages-coûts (A/C) pour classer les projets. Les projets sont alors classés selon leur rapport A/C et leur mise en œuvre est recommandée selon cet ordre jusqu’à ce que la contrainte financière s’exerce. Sous d’autres aspects, il y a en règle générale moins de raisons de recommander cette procédure pour le choix des projets.
Un large consensus se dégage parmi les économistes sur le fait que le taux de rendement interne (TRI) ne devrait pas être utilisé pour classer et sélectionner des projets s’excluant mutuellement. Lorsqu’un projet constitue la seule alternative au statu quo, il s’agit de savoir si le fait de connaître le TRI permet de disposer d’un surcroît d’informations dignes d’intérêt. Les opinions divergent à cet égard. Certains font valoir qu’il n’est guère utile de calculer une statistique qui est soit de nature à induire en erreur, soit tributaire de la VAN. D’autres estiment que le TRI a un rôle à jouer dans la mesure où il donne une indication claire de la sensibilité des avantages nets d’un projet au taux d’actualisation. Quel que soit le point de vue adopté, force est de conclure que la règle fondée sur la VAN mérite généralement une place prépondérante dans l’analyse.
Encadré 2.1. La théorie de l’ACA
L’ACA est en définitive un outil pratique susceptible d’être utilisé pour aider à la formulation concrète des politiques. Il serait toutefois négligent de notre part d’omettre ses fondements théoriques, qui sous-tendent les étapes pratiques précédemment décrites. Ces fondements théoriques peuvent être brièvement résumés de la façon suivante :
Les préférences individuelles doivent être considérées comme la source de la valeur. Dire que le degré de bien-être, de satisfaction ou d’utilité d’un individu est plus élevé dans la situation A que dans la situation B revient à dire que cet individu préfère la première à la seconde.
Les préférences sont mesurées par un consentement à payer (CAP) dans le cas d’un avantage et par un consentement à accepter une compensation (CAA) s’il s’agit d’un coût1.
On part du postulat que les préférences individuelles peuvent être agrégées, de sorte que l’avantage social correspond simplement à la somme de tous les avantages individuels et le coût social à celle de tous les coûts individuels. Dans les faits, on admet l’utilisation d’une approche cardinale de l’utilité dans une certaine mesure.
Si ceux qui tirent avantage d’un changement ont potentiellement la capacité d’offrir une compensation à ceux qui y perdent et qu’ils n’en continuent pas moins de bénéficier d’un gain net, la règle fondamentale selon laquelle les avantages doivent être supérieurs aux coûts est respectée.
Ce dernier fondement théorique correspond au principe de compensation de Kaldor-Hicks. Celui-ci assouplit la condition extrêmement restrictive connue sous le nom de « principe de Pareto », en vertu duquel une politique ne peut être tenue pour « bonne » que si une personne au moins enregistre un gain effectif sans que quiconque subisse de perte effective2. Presque toutes les situations de la vie réelle impliquent des gagnants et des perdants et le « principe de compensation » de Kaldor-Hicks repose sur l’idée que la capacité d’offrir une compensation potentielle fournit un critère de décision concret pour le choix des politiques et des projets dans ces situations réelles. Pour bénéficier d’une amélioration « potentielle » au sens de Pareto, il suffit que les gagnants aient la capacité de verser une compensation aux perdants. Le principe de compensation permet de vérifier la règle admise selon laquelle, pour être approuvés, les politiques et les projets doivent offrir des avantages (accroissement du bien-être humain) supérieurs à leurs coûts (diminution du bien-être humain). D’où la règle de décision de l’équation [2.3].
Toute cette théorie est sous-tendue par l’économie du bien-être, ou plus exactement par l’« économie néoclassique du bien-être », qui atteint son expression suprême dans le principe de compensation de Kaldor-Hicks. L’économie du bien-être a toujours suscité de houleuses controverses, tant de la part des économistes qu’en dehors de cette profession3. Les débats entre experts s’intéressent entre autres à un certain nombre d’anomalies susceptibles d’être créées par l’approche fondée sur la théorie du bien-être. Ces incongruités peuvent miner la confiance dans le bien-fondé de l’ACA comme outil d’aide à la décision concernant les politiques ou projets, bien que la portée pratique de ces complications théoriques reste sujette à caution4. Hors des cercles d’initiés (même si de nombreux économistes peuvent partager les mêmes points de vue), la controverse tourne notamment autour de l’affirmation selon laquelle la théorie du bien-être serait trop restrictive pour évaluer la « valeur » des projets ou mesures publics pour les individus et la société en général. La section 2.3.4 étudie les conséquences de ces controverses et la manière dont elles pourraient poser des limites à l’utilisation de l’ACA (plutôt que d’en remettre en cause la nécessité).
1. Les notions de CAP et de CAA peuvent être élargies afin d’englober respectivement le consentement à payer pour éviter un coût et le consentement à accepter une compensation pour renoncer à un avantage.
2. Pigou considérait qu’un paiement effectif était nécessaire et que la tâche de l’économiste consistait à déterminer la forme qu’il pourrait prendre. Cependant, comme cela a déjà été indiqué, l’ACA a continué d’être appliquée en partant de l’hypothèse que si le pollueur a la capacité de verser une compensation aux perdants tout en continuant à bénéficier d’un avantage net, l’activité polluante satisfait au critère coûts-avantages.
3. Toutes ces considérations sont bien sûr antérieures à l’ACA telle qu’elle est pratiquée actuellement. Les fondements théoriques de l’économie du bien-être moderne surlaquelle repose l’ACA ont été établis dans les années 30 et 40 par Hicks (1939, 1943), Kaldor (1939) et d’autres auteurs, tandis que la contribution de Pareto (1848-1923) avait été présentée bien avant, en 1896, dans son Cours d’économie politique
4. Par exemple, les critiques ne manquent pas sur les effets que la mise en œuvre d’une politique ou d’un projet risque d’exercer sur la répartition des revenus. Celle-ci pourrait en théorie s’en trouver à tel point modifiée que la politique initialement approuvée en vertu du principe de compensation potentielle pourrait tout aussi bien être remise en cause au nom de ce même principe – autrement dit, les avantages de cette politique sont certes supérieurs à ses coûts, mais l’ACA pourrait tout autant justifier un retour à la situation préalable à la mise en œuvre de la politique en question. C’est le « paradoxe de Scitovsky » (Scitovsky, 1941). Un autre problème résulte du fait que les politiques peuvent modifier la répartition du revenu (et donc les prix relatifs), c’est ce que l’on appelle le « paradoxe de Boadway » (Boadway, 1974). La politique qui offre les avantages nets les plus élevés peut en effet ne pas être la meilleure à mettre en œuvre. Cela a conduit à rechercher des « échappatoires » permettant d’éviter ce type de problèmes. Les efforts dans ce sens ont commencé avec Bergson (1938) et se sont concentrés sur la conception d’une « fonctionde bien-être social » – c’est-à-dire d’une règle indiquant comment le bien-être global varie en fonction de la somme des bien-être individuels. Ces réflexions ont à leur tour soulevé de nouveaux problèmes (voir par exemple Arrow, 1951). L’une de ces difficultés est de trouver une fonction de bien-être social susceptible de faire l’objet d’un « consensus » au sein de la société : bien des fonctions peuvent être envisagées sans que rien ne permette de décider concrètement laquelle retenir.
2.3. Évolutions récentes de l’ACA dans le domaine de l’environnement : principaux thèmes abordés dans cet ouvrage
Les principes fondamentaux de l’analyse coûts-avantages (ACA) sont certes établis depuis longtemps, mais les problèmes liés à leur application sont en constante évolution. Comme cela a été souligné au Chapitre 1, ce sont ces évolutions qui constituent le principal centre d’intérêt de cet ouvrage. Les prochains chapitres décriront plus en détail un certain nombre de domaines importants où se sont produites de telles évolutions. La présente section recense certains des thèmes majeurs qui ressortent de ces chapitres. Elle indique par ailleurs où pourront être trouvés, dans la suite de l’ouvrage, davantage de précisions et un examen plus approfondi de ces questions.
2.3.1. Détermination des valeurs monétaires
La comparaison des coûts et des avantages dans une même unité, traditionnellement les valeurs monétaires correspondant à la valeur que les individus concernés par un projet ou une politique attribuent aux changements qu’entraînerait leur mise en œuvre, constitue un élément central de l’ACA. Il faut bien reconnaître que l’ACA dans le domaine de l’environnement serait d’une utilité très limitée si les diverses méthodes d’évaluation des impacts environnementaux n’avaient pas enregistré des progrès considérables depuis plusieurs décennies. Aussi les Chapitre 3 à Chapitre 7 consacrent-ils une grande attention à ces progrès.
L’ACA postule souvent que la somme nette de tous les CAP et CAA associés au résultat d’un projet ou à une modification des politiques correspond à la valeur économique totale (VET) de l’éventuelle variation du bien-être entraînée par ce projet ou cette politique. La VET peut être définie de différentes manières selon les types de valeurs économiques en jeu. Elle se répartit généralement entre les valeurs d’usage et de non-usage (ou d’usage passif). Les valeurs d’usage correspondent à l’utilisation effective (par exemple, visite d’un parc national), envisagée (visite prévue à l’avenir) ou possible du bien en question. Les utilisations effective et envisagée sont des concepts assez évidents, mais la notion d’« utilisation possible » pourrait aussi être importante du fait que les individus peuvent être disposés à payer pour sauvegarder un bien afin de conserver la possibilité de l’utiliser dans l’avenir. Cette valeur d’option est donc une forme de valeur d’usage. La valeur de non-usage est égale au consentement à payer pour préserver sans qu’il y ait d’utilisation effective, envisagée ou possible.
Il est possible de distinguer plusieurs types de valeurs de non-usage, mais il est commode de les répartir en trois catégories : a) valeur d’existence, b) valeur altruiste, et c) valeur patrimoniale. La valeur d’existence correspond au consentement à payer d’un individu pour la sauvegarde d’un bien dont il n’a aucune utilisation effective ou envisagée, que ce soit pour lui-même ou quiconque d’autre. Les motivations peuvent varier et aller d’un intérêt pour le bien lui-même (espèce menacée, par exemple) à un souci de « bonne gestion » conduisant à se sentir responsable de ce bien. La valeur altruiste reflète la volonté de faire en sorte que d’autres personnes de la génération présente puissent disposer du bien en question. La valeur patrimoniale est du même ordre, mais il s’agit alors d’assurer à la prochaine génération et aux suivantes la possibilité d’utiliser ce bien.
La notion de valeur économique totale (VET) fournit une mesure globale de la valeur économique de tout actif environnemental. Elle se décompose en valeur d’usage et de non-usage (ou d’usage passif) et d’autres sous-catégories peuvent être utilisées en cas de besoin. La VET n’englobe pas d’autres types de valeur, telle que la valeur intrinsèque, qui est généralement définie comme une valeur « incorporée dans » les actifs eux-mêmes et indépendante des préférences de l’être humain ou même de son observation. Cependant, quelles que soient les difficultés à rendre opérationnelle la notion de valeur intrinsèque, on peut arguer que le consentement à payer de certains individus pour la sauvegarde d’un actif, indépendamment de l’usage qu’ils pourraient en faire, est influencé par leur propre jugement quant à sa valeur intrinsèque. Cet état de fait peut en particulier se manifester dans des notions telles que le « droit à l’existence », mais aussi constituer une forme d’altruisme.
D’un point de vue pratique, les techniques d’évaluation environnementale peuvent être considérées comme un moyen de mesurer (les variations de) la VET dans son ensemble ou des éléments qui la composent. Il existe d’autres manières (connexes) d’établir une relation entre ces techniques concrètes et les concepts économiques. L’intérêt porté aux services écosystémiques ces vingt dernières années a par exemple contribué à établir quelles en sont les conséquences sur la manière dont les fonctions assurées par un actif écosystémique sous-jacent (forêt, zone humide, terre agricole, etc.) – offrent certains avantages aux entreprises et à la population. C’est ce que Freeman et al. (2013) appellent « le canal économique au travers duquel s’exercent des effets sur le bien-être » (p. 13). Ce canal prend des formes très diverses (voir par exemple Brown et al., 2007 ; ou Freeman et al., 2013), mais on peut de manière générale les classer en trois catégories.
Premièrement, certains services écosystémiques sont utilisés en tant que facteurs de production dans l’activité économique. À titre d’exemple, le cycle des éléments nutritifs et la pollinisation sont à l’origine d’une accumulation de biomasse entrant dans la production agricole. Les services de régulation et d’épuration de l’eau constituent des intrants pour les unités économiques (de production) pour lesquelles l’approvisionnement en eau salubre constitue un moyen de production indispensable, éventuellement en combinaison avec d’autres.
Deuxièmement, les services écosystémiques peuvent constituer des intrants conjoints dans la consommation finale des ménages. Autrement dit, les services écosystémiques sont utilisés en association avec des dépenses consacrées à l’achat de biens et services (ou en remplacement de ces dépenses) pour obtenir un « produit » destiné à la consommation. Dans de tels cas, le service écosystémique considéré et les biens ou services marchands constituent des intrants complémentaires (ou substituables), et les dépenses consacrées à l’achat de ces biens ou services peuvent donner une indication de la valeur du service écosystémique en question. Les services naturels utilisés en complément des dépenses de déplacement pour produire des avantages récréatifs en sont une illustration. Un exemple de service écosystémique substituable aux dépenses marchandes est celui de l’épuration de l’air assurée par les écosystèmes, qui peut remplacer l’achat de produits manufacturés de filtration de l’air.
Troisièmement, les services écosystémiques peuvent contribuer directement au bien-être des ménages. Autrement dit, ils n’entrent pas à titre d’intrant dans la composition d’une quelconque production économique ou d’un quelconque bien ou service de consommation des ménages. Ces services sont consommés directement en fournissant leurs avantages : ils sont directement issus de la nature, sans contribution d’aucun autre intrant (produit par l’homme). Les exemples en ce domaine sont assez abstraits, mais ils incluent notamment les services auxquels est attachée ce que l’on appelle communément une valeur « de non-usage » ou « d’usage passif ».
Cette manière de concevoir les écosystèmes et leurs avantages présente un grand intérêt pratique dans la mesure où elle permet d’établir des correspondances naturelles avec les méthodes appropriées pour évaluer les services écosystémiques non marchands (Day et Maddison, 2015). Certaines possibilités sont présentées au Tableau 2.1 à titre d’exemple.
Tableau 2.1. Techniques d'évaluation environnementale des services écosystémiques – une vue d'ensemble
Canal économique |
Explication d’un point de vue économique |
Exemples de services écosystémiques |
Méthodes d’évaluation |
---|---|---|---|
Production économique |
Le bien ou service écosystémique constitue un intrant contribuant en association avec d’autres à la production économique |
Services d’élimination des déchets Biens écosystémiques renouvelables et non renouvelables Qualité de l’eau |
Méthodes indirectes telles que les fonctions de production |
Production ou consommation des ménages |
Les ménages choisissent le niveau du service écosystémique par l’achat de quelque bien marchand hétérogène par diverses caractéristiques dont il fait partie intégrante (incorporant le service écosystémique) |
Valeur d’agrément Qualité locale de l’air Possibilités récréatives Valeur de non-usage mise en évidence par des achats et des dons |
Méthodes indirectes telles que celle des prix hédonistes (par exemple sur les marchés immobiliers) |
Les ménages choisissent le niveau de service écosystémique dont ils bénéficieront par l’achat d’un bien marchand qui lui soit complémentaire (ou substituable) |
Loisirs Qualité de l’eau Qualité de l’air |
Méthodes indirectes telles que celles des coûts de déplacement ou des dépenses de protection |
|
Les ménages bénéficient du service écosystémique indépendamment de l’achat de tout bien marchand |
Non-usage « pur » Climat stable |
Méthodes directes telles que celle de l’évaluation contingente et celle de l’expérimentation des choix (discrets) |
Source : Voir le corps du texte, et d’après Brown et al. (2007) et Day et Maddison (2013).
Depuis peu, l’évaluation des écosystèmes présente une autre grande caractéristique, son interdisciplinarité. L’évaluation doit bien entendu être le plus souvent précédée d’une quantification des impacts physiques. À ce titre, une bonne connaissance des sciences naturelles permettant de décrire (les variations de) la disponibilité d’un écosystème constitue un atout. Ce besoin d’interdisciplinarité ne se limite pas à l’évaluation des écosystèmes, bien qu’il s’y fasse particulièrement ressentir (voir par exemple MAE, 2006 ; TEEB, 2010 ; UK National Ecosystem Assessment, 2011). L’évaluation des effets sur la santé n’en est qu’un exemple parmi bien d’autres. Dans ce cas, il convient de disposer d’une évaluation physique de la réponse de la santé humaine aux variations de l’exposition à des polluants atmosphériques tels que les particules, les oxydes de souffre (SOX) et les oxydes d’azote (NOX), par exemple. Ces « répercussions finales » sur la santé – variations de la mortalité prématurée, du nombre d’hospitalisations pour des affections respiratoires, ou de celui de « jours d’activité restreinte » (jours de moindre activité que ce n’aurait été le cas si l’état de santé avait été normal), etc. – peuvent être évaluéesau moyen de diverses techniques.
Ces applications de l’ACA posent entre autres un problème dit « de correspondance », qui explique en grande partie que leur mise en œuvre concrète puisse être limitée : les informations scientifiques sur l’évolution des écosystèmes ne correspondent pas à des indicateurs facilement compréhensibles par les particuliers. Ce problème est moins important dans le domaine de la santé, pour autant que les « répercussions finales » puissent être exprimées en unités aisément intelligibles telles que le nombre de journées d’arrêt de travail, ou celui de jours supplémentaires passés à souffrir d’une irritation oculaire, etc. Il convient cependant de retenir un point essentiel : l’interdisciplinarité n’est pas un processus à sens unique. Tout comme la science est souvent nécessaire à la réalisation ultérieure d’une évaluation robuste, un dialogue est également indispensable, par exemple, pour garantir que la première s’attache à mesurer des variables utiles à la seconde.
2.3.2. Quels sont les gagnants et les perdants ?
Tout au long de son histoire, l’économie néoclassique du bien-être s’est principalement préoccupée d’établir dans quelle mesure la notion d’efficience économique qui sous-tend le principe de compensation de Kaldor-Hicks peut ou doit être dissociée du problème de l’identification des gagnants et des perdants – c’est-à-dire de l’incidence des coûts et des avantages sur la répartition. Bien entendu, les questions d’équité et d’efficience sont difficiles à dissocier et la réflexion sur les implications pour l’ACA a donné naissance à plusieurs « écoles de pensée ». Certains font ainsi valoir que l’incidence sur la répartition n’a aucun rapport avec l’ACA : cette dernière devrait se contenter de « maximiser la taille du gâteau » de sorte que l’on ait davantage à se partager suivant une règle de répartition définie selon des critères moraux ou politiques. D’autres soutiennent que les notions d’équité et de justice sont plus profondément enracinées dans l’esprit humain que celle d’efficience, si bien que la répartition devrait être considérée comme un précepte moral primordial, l’efficience demeurant au second plan. D’autres encore partagent l’avis des précédents tout en ajoutant que c’est précisément parce que le discours social « minimise » l’importancede l’efficience qu’il est d’autant plus impérieux de lui réserver une place privilégiée dans l’ACA. En d’autres termes, on peut toujours compter sur les processus politiques pour aborder les problèmes d’équité, mais pas les questions d’efficience.
Les méthodes de prise en compte de l’équité dans l’ACA suivent l’une ou l’autre de ces différentes orientations et seront examinées au Chapitre 11. Le premier point de vue part par exemple du principe qu’un analyste ayant recours à l’ACA dans la pratique doit faire totalement abstraction de ces questions, l’ACA classique étant suffisante pour formuler des recommandations. La seconde façon de voir suggère une approche plus proactive. Une de ses variantes prend en considération les différences de revenu ou de patrimoine. Par exemple, si les habitants de B sont pauvres alors que ceux de A sont riches, il pourrait être tenu compte de la probabilité qu’un gain ou une perte de 1 USD représente une plus grande variation du bien-être (ou « utilité ») pour une personne dans le besoin que pour un nanti. Cela donne lieu à une forme très répandue de « pondération au titre de l’équité ».
Le dernier point de vue, sans doute plus nuancé, pourrait ne pas aller jusqu’à cette pondération au titre de l’équité. En effet, il n’est pas tout à fait évident de savoir comment pondérer les valeurs monétaires des avantages et des coûts par des mesures de l’« intérêt social ». Si l’ACA en devient trop confuse, cette approche risque sans doute de perdre l’un de ses atouts majeurs. Il serait possible de chercher d’autres moyens de tenir compte d’un aspect important. À titre d’exemple, une présentation sous forme de tableau des coûts et des avantages ne doit pas seulement faire apparaître leurs montants globaux, conformément aux règles précédemment indiquées, mais aussi quels sont les gagnants et les perdants. Il peut en l’occurrence s’agir de différents groupes de population définis en fonction de leurs revenus, de leur appartenance ethnique, de leur localisation géographique, etc. D’autres types d’effets sur la répartition peuvent par exemple avoir trait au mode de partage des coûts et des avantages entre les entreprises et les consommateurs.
La question de savoir pourquoi les individus ont certaines préférences plutôt que d’autres – autrement dit de connaître leurs motivations – suscite un intérêt croissant, tout comme la perspective de juger quelles sont les motivations acceptables et celles qui ne le sont pas. Les valeurs morales peuvent également influer sur les comportements et si tel est le cas ces motivations pourraient peut-être être intégrées dans l’ACA. Malgré le sentiment largement partagé par certains détracteurs de l’ACA, rien dans la notion de préférences individuelles n’implique qu’elles soient nécessairement toujours fondées sur « l’intérêt personnel » et sur « la convoitise ».
La prise en compte des problèmes de répartition n’est pas seulement importante pour l’ACA en général, mais aussi, et surtout, pour ce qui est de l’environnement, et il convient de noter que ces préoccupations (et les jugements moraux de manière plus générale) émergent dans bien des domaines d’application de l’ACA aux questions d’environnement. Le Chapitre 14, consacré à l’économie du climat et à la contribution de ce sous-domaine à une meilleure compréhension de cet important secteur de la politique environnementale, montre clairement à quel point les aspects éthiques et les jugements moraux sont omniprésents. Ce thème sera en outre de nouveau abordé lors de l’examen des taux d’actualisation au Chapitre 8. Le Chapitre 12, sur la durabilité et l’ACA, repose sur les mêmes préoccupations d’équité intergénérationnelle, bien qu’elles soient envisagées sous un angle légèrement différent.
2.3.3. Choix d’un taux d’actualisation
L’actualisation constitue un problème omniprésent en sciences économiques, et sans doute dans l’ACA plus que dans tout autre domaine. De fait, le choix du taux d’actualisation est l’une des questions les plus controversées dans la réflexion sur l’ACA. D’un point de vue technique, il faut « simplement » déterminer le (taux de variation du) prix fictif d’une unité de consommation à une date future. Il s’agit en d’autres termes de quantifier dans quelle mesure la valeur de cette consommation future sera inférieure à celle d’une unité de consommation au moment présent. Le choix du prix que les pouvoirs publics devraient retenir pour les besoins d’une ACA d’ordre social est cependant loin d’être simple dans la pratique et donne lieu à des débats sans fin. Ainsi, dans la pratique, les taux d’actualisation utilisés dans les différents pays (ou par les diverses organisations, dont les agences de développement international) varient sensiblement (voir le Chapitre 16).
La « tyrannie de l’actualisation » est également devenue une préoccupation de premier plan : les coûts et les avantages de grande ampleur survenant dans un avenir lointain sont en effet insignifiants en valeur actuelle (VA) du fait que le prix (fictif) qui leur est associé est si faible qu’il en devient quasiment nul. Les travaux relatifs à l’ACA dans le domaine de l’environnement – en particulier, et de manière plus générale, ceux ayant trait à l’économie du climat – ont ouvert de nouvelles perspectives concernant ces résultats « tyranniques ». Comme le Chapitre 8 le met en évidence, cela a concouru à ébranler les fondements théoriques de l’actualisation, grâce en partie à de nouvelles connaissances techniques, mais aussi (et surtout) à la relance des débats sur les principes éthiques sous-jacents.
Une partie non négligeable du débat actuel tourne autour de la notion de taux d’actualisation décroissants, par opposition aux taux constants habituellement utilisés dans l’ACA, qui ont en outre servi de base à l’introduction initiale à l’analyse coûts-avantages ci‐dessus, dans laquelle était appliqué un taux d’actualisation constant, c’est-à-dire identique quelle que soit l’année du cycle de vie du projet ou de la politique considérés. C’est ce qui ressort de bien des enquêtes sur les raisons qui justifient le recours à des taux d’actualisation décroissants. Une idée maîtresse s’en dégage, à savoir que l’incertitude concernant l’avenir, associée à la prudence (à la précaution dont font preuve les décideurs sociaux face aux risques en question), aboutit à des grilles de taux d’actualisation décroissants. Cette incertitude pourrait par exemple avoir trait à la croissance économique (à son taux et à sa variation) ou aux taux d’intérêt futurs.
À mesure que les idées économiques ont évolué, les travaux de recherche semblent avoir relativement vite adhéré à la théorie des taux d’actualisation décroissants, adoptés par ailleurs rapidement par un certain nombre de gouvernements nationaux (voir par exemple Groom et Hepburn, 2016). Néanmoins, comme le montre le Chapitre 8, d’autres approches théoriques de la question des taux d’actualisation sont particulièrement pertinentes du point de vue de l’ACA dans le domaine de l’environnement. Il convient notamment de mentionner un regain d’intérêt pour la « double actualisation ». Dans le cadre de celle-ci, des taux d’actualisation différents pourraient être appliqués aux diverses catégories de biens. Une de ces catégories pourrait être constituée par les biens « environnementaux ». Fait important, si ces biens sont relativement rares par rapport aux (autres) biens « de consommation » et si, par ailleurs, la substituabilité des biens environnementaux est limitée, il s’ensuit qu’un taux d’actualisation différent devrait leur être appliqué. Il est toutefois délicat de tirer de ce constat une règle exploitable, et un moyen d’y parvenir (Weikard et Zhu, 2005) consiste à estimer pour les biens environnementaux des valeurs fictives tenant compte de ces paramètres (rareté croissante et substituabilité limitée).
2.3.4. Quelles limites poser à l’ACA ?
Dans quelle mesure le recours à l’ACA en tant qu’outil d’élaboration des politiques exige-t-il de la part de l’analyste ou de son utilisateur effectif qu’il adhère à la théorie du bien-être généralement avancée pour motiver son utilisation (voir l’Encadré 2.1) ? C’est là une question primordiale car nombreux sont ceux qui peinent à souscrire à cette prémisse théorique. Randall (2014) donne un certain nombre d’explications à cette résistance, la plupart liées au fait que cette théorie repose sur une vision étroite du niveau de bien-être d’un individu en la réduisant au niveau de satisfaction des préférences de cet individu et au fait qu’elle s’appuie sur le degré de satisfaction des préférences de la population pour estimer ensuite ce qui est bon pour la société.
Randall défend l’idée qu’il s’agit d’une théorie de l’éthique lacunaire comme outil d’aide à la décision. Son appréciation s’accompagne toutefois d’un important corollaire, à savoir que les informations sur l’évolution du bien-être sont loin d’être dénuées d’intérêt pour juger le bien-fondé des décisions de politique ou sur les projets. Autrement dit, tenir compte de l’évolution du bien-être devient un principe éthique parmi d’autres en vue de déterminer les bienfaits d’une action. Ces autres considérations éthiques – qui peuvent tenir compte entre autres des valeurs intrinsèques et des droits et obligations des individus – peuvent donc poser des limites à l’analyse fondée sur la théorie du bien-être, et donc à l’ACA.
De prime abord, il semble difficile de nier cette « pluralité » de considérations éthiques. Rares sont ceux, parmi les partisans de l’ACA, qui prétendent qu’il s’agit d’une règle devant s’appliquer de façon générale et exclusive. Autrement dit, ce n’est pas le seul jugement de valeur pertinent. Mais une fois ce point acquis, s’ouvre un débat sur les cas où son application pourrait être admise et ceux où elle ne le serait pas. S’agissant de l’ACA, par exemple, ces limites seraient « partout » pour certains, et peut-être en particulier dans la prise de décisions en matière de politique environnementale. Pour d’autres, à l’inverse, elles ne seraient qu’exceptionnelles, si bien que la primauté serait « presque toujours » accordée à la théorie du bien-être et à l’ACA. Quoi qu’il en soit, le « pluralisme de valeurs » formulé par Randall (2014) constitue à tout le moins le ferment de débats plus approfondis sur le rôle de l’ACA et d’une meilleure compréhension des éventuelles divergences d’opinion. On peut estimer à bien des égards que cet ouvrage étaye les débats sur la question. D’une part, il fait état d’évolutions récentes qu’il est important de prendre en compte dans les cas où l’ACA peut paraître utile à la prise de décisions environnementales. D’autrepart, l’ouvrage s’intéresse également aux circonstances dans lesquelles elle semble montrer des limites, si bien qu’il étudie les conséquences pratiques sur la manière dont l’ACA est menée.
Des limites peuvent se poser notamment lorsqu’il s’agit de tenir compte des préoccupations relatives à la durabilité (en termes d’équité intergénérationnelle) de l’ACA, comme l’explique le Chapitre 12. Cette démarche peut reposer sur des méthodes permettant de déterminer les valeurs fictives du « capital naturel » ou de son évolution, mais elle se situe aux frontières mêmes de l’ACA. Une évaluation systématique pourrait ne pas être envisageable de sitôt, si tant est qu’elle le soit jamais. Peut-être certains estiment-ils en effet que les individus sont mal informés au sujet de l’environnement et de l’importance qui doit lui être accordée en sa qualité d’actif indispensable à la vie. Vouloir fonder le choix des politiques à mettre en œuvre sur des mesures des préférences individuelles risquerait alors de nuire aux autres objectifs sociaux, voire à la survie de l’espèce humaine elle-même.
Une solution pourrait être de fixer des contraintes de durabilité en termes physiques. Autrement dit, s’il est possible d’établir quels niveaux de capital naturel il convient de conserver, ceux-ci pourraient faire office de contrainte imposée aux politiques ou aux projets envisagés. Dans cette hypothèse, l’ACA serait réalisée en tenant compte de ces contraintes. Cela reviendrait in fine à suivre les recommandations des ceux qui prêtent aux autres espèces des « valeurs intrinsèques » ne pouvant être analysées en se fondant sur les seules préférences humaines (à moins de supposer que les êtres humains tiennent compte de ces valeurs quand ils expriment leurs propres préférences). Bien que certains analystes ayant recours à l’ACA dans la pratique puissent être réticents à l’idée d’avoir les mains liées de la sorte (Pearce, 1998), il n’est pas interdit de penser que cette contrainte découle de l’application du « pluralisme de valeurs » proposé par exemple par Randall (2014). Il n’en semble pas moins utile d’évaluer les coûts (d’opportunité) de ces contraintes de durabilité, afin de mieux comprendre quelles concessions le respect de ces limites implique.
2.3.5. Comment l’ACA est-elle menée dans les faits (et comment mieux faire) ?
Bien que l’ACA mette essentiellement l’accent sur sa fonction d’outil normatif, un nombre croissant d’études ont procédé à une analyse positive des conditions et des raisons qui poussent les responsables de l’action publique à avoir ou non recours à l’ACA pour formuler les politiques qui seront effectivement mises en œuvre. Ces études sont pour partie le fait d’économistes soucieux de savoir comment sont réellement utilisés leurs outils d’analyse (tels que Hahn et Tetlock, 2008 ; ou encore Groom et Hepburn, 2017). Des données tout aussi intéressantes peuvent être trouvées dans les études réalisées par des non-économistes (notamment des spécialistes des sciences politiques et des analystes de l’action publique), bien que ces dernières s’intéressent davantage à l’évaluation des impacts de manière générale qu’à l’ACA proprement dite (pour une vue d’ensemble, voir OCDE, 2015, et Adelle et al., 2012). Par ailleurs, de nouveaux organismes de contrôle tels que le Comité d’examen de la réglementation de l’UE collectent de plus en plus de données sur l’utilisation et la qualité de l’ACA (voir le Chapitre 17).
Cet effort vise aussi à déterminer à quel stade du processus de l’action publique cette évaluation intervient effectivement (au début, au moment de la définition des mesures envisageables, ou bien après la décision prise par les pouvoirs publics d’entreprendre telle ou telle action, par exemple). L’examen des données disponibles à ce jour donne à réfléchir à quiconque s’imaginerait que l’ACA est systématiquement utilisée, qu’elle est toujours réalisée comme il convient et qu’elle exerce toujours une influence notable sur l’élaboration des politiques publiques.
Il montre combien il importe, en fin de compte, de situer l’évolution de l’évaluation des politiques, y compris l’ACA, dans une vision réaliste de la façon dont se déroule réellement le processus de formulation des politiques. Si, par exemple, l’ACA n’était « tout bonnement » qu’un outil de rationalité permettant d’optimiser la formulation des politiques en s’appuyant sur des données factuelles, tout défaut manifeste de qualité (toute mesure peu satisfaisante des impacts, etc.) ne pourrait être qu’une simple conséquence d’une mauvaise mise en œuvre dans le cadre de ces applications réelles. Le Chapitre 17 développe l’idée que le recours à l’ACA répond également à d’autres motivations de divers ordres. Il peut s’agir d’objectifs de communication, de visées politiques, mais aussi de fonctions plus symboliques. Ce qui importe, c’est que les différentes utilisations qui en sont faites peuvent offrir un bon moyen de comprendre pourquoi la qualité effective de l’ACA peut laisser à désirer (si elle est considérée comme un outil purement rationnel comme le « postulent » la plupart des manuels relatifs à l’ACA).
Du point de vue de ce qui fait une bonne ACA, rien de tout cela n’excuse les insuffisances constatées. Indiscutablement, une meilleure compréhension de la manière dont se déroule réellement la formulation des politiques permet de se faire une idée plus réaliste de la stratégie à adopter en la matière. Autrement dit, il ne suffit pas d’accomplir davantage de progrès à la frontière des connaissances de l’ACA, de perfectionner les outils existants (en améliorant les méthodes d’évaluation) et d’améliorer les lignes directrices officielles relatives à l’ACA. Tous ces éléments demeurent certes importants. Après tout, si on a le sentiment que l’ACA ne repose pas dans la pratique sur des bases robustes, il sera sans doute moins probable qu’il y soit fait appel et plus vraisemblable que cette approche soit rejetée. Mais cette stratégie doit d’accompagner d’une réflexion sur les modifications à apporter aux processus de formulation des politiques, concernant par exemple la nécessité de mettre en place de nouvelles infrastructures institutionnelles (dont les lignes directrices ne sont qu’un élément parmi d’autres).
Des signes d’évolution des pratiques qui pourraient aller dans ce sens se font jour dans certains pays. L’évaluation de l’ACA mise en œuvre dans le cadre de la politique régionale de l’UE, dans l’objectif plus particulier d’orienter le décaissement des fonds régionaux en faveur des projets d’infrastructure, s’attache ainsi non seulement à renforcer les lignes directrices, mais aussi à comprendre les incitations auxquelles sont soumis les bénéficiaires des projets lors de la présentation des analyses coûts-avantages, ainsi que la capacité limitée des procédures institutionnelles en place quand il s’agit d’examiner de près les données et de faire en sorte que ces incitations promeuvent ce qui est socialement souhaitable. Cette évolution s’inscrit dans une tendance plus large ayant pour objectif d’interpréter les décisions prises par ceux qui procèdent à l’ACA ou qui l’utilisent pour effectivement formuler des politiques dans les mêmes termes (tels qu’une rationalité limitée des acteurs) que ceux utilisés par l’économie comportementale pour expliquer les choix des ménages.
Des organismes officiels sont en cours de mise en place pour assurer un tel examen. Le Comité d’examen de la réglementation de la Commission européenne et le Comité de la politique réglementaire du Royaume-Uni en sont des exemples. Ces évolutions paraissent toutefois répondre bien souvent à des préoccupations diverses des pouvoirs publics qui ne relèvent pas de la mission fondamentale qui est celle de l’ACA, comme peuvent l’être par exemple les priorités en matière de déréglementation ou dans le domaine de la gestion publique. Néanmoins, ces évolutions institutionnelles pourraient jouer un rôle plus large et contribuer dans le même temps à promouvoir et renforcer l’utilisation et l’application futures de l’ACA (dans le domaine de l’environnement).
Un dernier commentaire paraît s’imposer. Les évolutions à la frontière de l’ACA pourraient paraître aller à l’encontre de ce qui serait souhaitable pour en favoriser l’utilisation par les pouvoirs publics. En dépit de leur diversité, un certain nombre d’évolutions récentes sont le reflet de considérations relativement techniques et de plus en plus spécialisées. Cette spécialisation a évidemment été cruciale pour assurer un progrès approprié et durable dans des domaines inévitablement complexes. Cependant, on peut craindre qu’elle réduise aujourd’hui les chances d’une adoption effective de l’ACA, à moins que ces enseignements puissent facilement trouver une application concrète (et qu’un renforcement des capacités économiques soit en outre présent au niveau des mécanismes décisionnels). Il est essentiel que ces nouvelles évolutions débouchent sur des approches pratiques : l’exemple des taux d’actualisation décroissants est en l’occurrence particulièrement pertinent.
2.4. Conclusions
Les fondements de l’ACA peuvent être résumés de la façon suivante :
Les avantages sont définis comme des augmentations du bien-être humain (ou de l’utilité).
Les coûts sont définis comme des réductions du bien-être humain.
Un projet ou une politique satisfont au critère coûts-avantages si leurs avantages sociaux sont supérieurs à leurs coûts sociaux.
Les limites géographiques dans lesquelles sont comptabilisés ces coûts et ces avantages sont généralement les frontières nationales, mais elles peuvent aisément être élargies à des régions plus vastes.
L’agrégation des avantages tirés par les différents groupes sociaux ou les différents pays amène à faire la somme de leurs consentements à payer (CAP) ou à accepter (CAA) sans tenir compte de la situation spécifique des gagnants ou des perdants, mais elle peut également conduire à attacher des coefficients de pondération plus élevés aux catégories défavorisées ou à faible revenu. Une des raisons en est que l’utilité marginale du revenu est variable et s’avère plus élevée pour les catégories à faible revenu.
L’agrégation dans le temps implique l’actualisation. La raison qui justifie l’actualisation est indiquée plus loin dans cet ouvrage. Les avantages et les coûts futurs actualisés sont connus sous le nom de « valeurs actuelles ».
Le présent chapitre a également identifié quelques thèmes importants qui se dégagent des évolutions récentes de l’ACA dans le domaine de l’environnement. Les chapitres suivants de cet ouvrage les examinent bien plus en détail.
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Annexe 2.A1. Exemple numérique
Le tableau ci-dessous présente un exemple numérique simple du calcul des avantages nets actualisés. Il indique que c’est la valeur actualisée des avantages et des coûts qui doit être additionnée ou faire l’objet de l’agrégation, et non leur valeur absolue, comme le montre la dernière ligne du Tableau 2.A1.1.
Tableau 2.A1.1. L'ACA – Un exemple simple
Année 1 |
Année 2 |
Année 3 |
Année 4 |
|
---|---|---|---|---|
Avantages (à prix courants) |
0 |
80 |
60 |
40 |
Coûts (à prix courants) |
-103 |
24 |
24 |
23 |
Avantages nets (à prix courants) |
-103 |
64 |
44 |
23 |
Indice des prix (Année 0 = 1.000) |
1.030 |
1.061 |
1.093 |
1.126 |
Avantages nets (aux prix constants de l’année 0) |
-100 |
60.0 |
40.0 |
20.0 |
Coefficient d’actualisation (CA) (Taux d’actualisation = 5 % et CA pour l’année 0 = 1.000) |
0.952 |
0.907 |
0.864 |
0.823 |
Avantages nets actualisés (aux prix constants de l’année 0) |
-95.2 |
54.4 |
34.6 |
16.5 |
Dans ce tableau, les signes moins indiquent un coût. Les coûts et les avantages sont mesurés aux prix de l’année en cours. Aussi, pour illustrer la procédure de correction de l’inflation, le tableau inclut-il un indice des prix qui suppose un taux d’inflation de 3 % par an, l’année 0 (celle où est entreprise l’évaluation) est prise en tant qu’année de référence. La division des avantages nets à prix courants par cet indice permet de calculer les coûts et les avantages à prix constants.
La distinction entre correction des effets de l’inflation et actualisation devrait donc être claire : il faut toujours commencer par s’assurer que les avantages et les coûts sont exprimés à prix constants et ne procéder que dans un second temps à l’actualisation des valeurs ainsi obtenues. Les coefficients d’actualisation sont calculés à l’aide de la formule [2.2], le taux d’actualisation étant supposé égal à 5 %. La dernière ligne fait apparaître les avantages nets actualisés. Après les avoir additionnés, on constate que ceux de signe positif s’élèvent au total à 105.5, alors que les coûts ne sont que de 95.2 ; autrement dit la valeur actuelle nette (VAN) est positive. Cet exemple illustre également la notion d’« année de référence », c’est-à-dire l’année par rapport à laquelle les coûts et avantages futurs sont actualisés. Dans le cas qui nous occupe, il existe une année 0, si bien que les coûts supportés au cours de l’année 1 sont actualisés par rapport à l’année 0 pour obtenir la valeur actuelle des coûts de l’année 1 (première colonne de chiffres). Il est plus courant de choisir pour année de référence celle où se produisent les coûts initiaux – qui prennent généralement la forme de dépenses d’investissement. Il n’existelà encore aucune règle absolue. N’importe quelle année peut être prise pour référence, à condition que ce choix soit cohérent avec les procédures appliquées.
L’augmentation des valeurs relatives pourrait également être prise en compte dans l’estimation. Dans le cas de figure où la valeur relative augmente du fait d’une hausse des revenus par habitant, il faudrait pour ce faire calculer l’équation suivante pour n’importe quelle année donnée : (1 + [e × g])t, où e représente l’élasticité du consentement à payer par rapport au revenu, c’est-à-dire le pourcentage de variation du consentement à payer résultant d’un certain pourcentage de variation du revenu réel par habitant et où g correspond au taux de croissance des revenus (réels) par habitant. Des informations devront être obtenues sur la taille probable de e. Mais à des fins d’illustration, supposons que la fourchette estimative des avantages procurés par cet exemple simplifié de projet soit d’environ 0.3 à 0.7. Pour toute année t, et si l’on retient une estimation médiane de 0.5 pour e et un taux de croissance du revenu réel de 2 % par exemple, le montant des avantages enregistrés au cours de cette année doit être multiplié par (1 + [0.5 × 0.02])t. S’il s’agit de l’année 3, cela signifie que les avantages de l’année 4 doivent être multipliéspar 1.04. S’il s’agit de l’année 40, les avantages enregistrés l’année en question doivent être multipliés par 1.49. La prise en considération des variations des prix relatifs risque donc de modifier sensiblement le résultat d’une ACA.
Annexe 2.A2. L’interprétation en termes de bien-être des coûts et des avantages
Considérons un individu dont l’état initial de bien-être U0 est le résultat de l’association d’un revenu monétaire Y0 et d’une qualité de l’environnement E0 :
U0 (Y0, E0) [A2.1]
Supposons une proposition visant à améliorer la qualité de l’environnement pour la faire passer de E0 à E1. Cette amélioration porterait à U1 le bien-être de l’individu :
U1 (Y0, E1) [A2.2]
Il nous faut savoir de combien le bien-être de cet individu s’est accru du fait de cette amélioration de la qualité de l’environnement, c’est-à-dire déterminer la valeur de U1 - U0. Compte tenu de l’impossibilité de mesurer directement l’utilité, nous devrons recourir à une mesure indirecte, à savoir la part maximale de son revenu que l’individu consentirait à payer (CAP) pour bénéficier de ce changement. L’individu est supposé avoir le choix entre deux combinaisons de revenu et de qualité de l’environnement dont l’une et l’autre lui procurent le même degré de bien-être (U0) : dans la première son revenu diminue et la qualité de l’environnement augmente, alors que dans la seconde son revenu ne baisse pas et la qualité de l’environnement ne s’améliore pas, soit :
U0 (Y0 - CAP, E1) = U0 (Y0, E0) [A2.3]
Le CAP d’un individu correspond au point où ces deux combinaisons de revenu et de qualité de l’environnement produisent un même degré de bien-être. Le CAP est alors égal à la valeur monétaire de la différence de bien-être U1 - U0 résultant d’une augmentation de la qualité de l’environnement portant celle-ci de E0 à E1. Ce CAP correspond à la variation compensatoire de cet individu, et il est calculé par rapport au degré de bien-être initial, U0.
Une autre possibilité consiste à se demander quelle augmentation de son revenu un individu consentirait à accepter (CAA) pour renoncer à l’amélioration de la qualité de l’environnement tout en conservant néanmoins le même degré de bien-être que si la qualité de l’environnement s’était accrue. L’individu doit donc choisir entre deux combinaisons de revenu et de qualité de l’environnement qui engendrent l’une et l’autre un même degré de bien-être (U1) :
U1 (Y0 + CAA, E0) = U1 (Y0, E1) [A2.4]
où CAA est une mesure de la valeur monétaire attachée par l’individu à la différence de bien-être (U1 - U0) qu’il éprouve à la suite de l’amélioration de la qualité de l’environnement. C’est ce que l’on appelle la variation équivalente. Elle est mesurée par rapport au degré de bien-être W1 enregistré après qu’ait eu lieu ce changement de qualité de l’environnement. La valeur monétaire de la différence de bien-être pourrait en l’occurrence être infinie si aucune somme d’argent ne peut constituer pour l’individu une compensation suffisante de l’absence d’amélioration de l’environnement.
Des mesures analogues de la valeur monétaire des changements entraînés par des politiques aboutissant à des pertes de bien-être peuvent en être dérivées. La variation compensatoire est alors mesurée par le CAA et la variation équivalente par le CAP. Supposons que le passage de E0 à E1 soit à l’origine d’une réduction du bien-être de l’individu. La variation compensatoire est donc la somme d’argent que l’individu serait prêt à accepter à titre de compensation pour laisser le changement se produire en conservant néanmoins un aussi grand bien-être qu’avant ledit changement :
U0 (Y0 + CAP, E1) = U0 (Y0, E0) [A2.5]
La compensation requise pourrait là encore être en principe infinie si aucune somme d’argent ne peut constituer une compensation suffisante pour remplacer pleinement la perte de qualité de l’environnement.
La variation équivalente correspond à la somme d’argent que l’individu consentirait à payer pour éviter le changement :
U1 (Y0 - CAP, E0) = U1 (Y0, E1) [A2.6]
Dans ce cas, mesurée par la variation équivalente, la valeur attachée par l’individu à la perte de bien-être subie à la suite d’une dégradation de la qualité de l’environnement faisant passer celle-ci de E0 à E1 est finie et elle est limitée par le revenu de l’individu.
Le Tableau 2.A2.1 présente de façon synthétique les diverses mesures des gains et des pertes de bien-être.
Tableau 2.A2.1. Mesure par les variations compensatoire et équivalente
Variation compensatoire = Quantité de Y qui peut être retirée à un individu après un changement de telle sorte qu’il conserve un aussi grand bien-être qu’avant le changement |
Variation équivalente = Si un changement ne se produit pas, quantité de Y qui devrait être donnée à l’individu pour qu’il bénéficie d’un aussi grand bien-être que si le changement avait eu lieu |
|
---|---|---|
Augmentation du bien-être humain |
U0 (Y0 CAP, E1) = U0 (Y0, E0) |
U1 (Y0 + CAA, E0) = U1 (Y0, E1) |
Diminution du bien-être humain |
U0 (Y0 + CAA, E1) = U0 (Y0, E0) |
U1 (Y0 CAP, E0) = U1 (Y0, E1) |
Jusque voici quelques dizaines d’années, la plupart des économistes supposaient que l’écart entre les mesures de la différence de bien-être selon qu’elles sont effectuées au moyen de la variation compensatoire ou de la variation équivalente devait être très faible et n’avoir aucune conséquence pratique. Autrement dit, pour les besoins de l’ACA, peu importait que le CAP ou le CAA soient utilisés dans l’une ou l’autre des situations envisageables (c’est-à-dire qu’il s’agisse d’un gain ou d’une perte). Certains arguments théoriques permettent en effet de supposer que le CAP et le CAA devraient être très similaires. L’estimation empirique de ces grandeurs a toutefois généralement montré qu’il existe entre elles un écart parfois important, le CAA étant supérieur au CAP. Selon l’attitude de chacun face à cet écart entre le CAA et le CAP observé dans la pratique, le choix de l’un ou l’autre de ces moyens de mesure peut avoir des répercussions non négligeables sur l’ACA. Nous reviendrons donc sur cette question au Chapitre 4, où elle sera examinée plus en détail. Elle n’est pas sans conséquence sur notre étude de l’ACA. Si les perdants possèdent un droit légitime sur ce qu’ils perdent, c’est alors le CAA au titre de cet impact qui constitue la mesure de la valeur appropriée.
Notes
← 1. L’analyse coût-efficacité (ACE) et l’analyse multicritères (AMC) imposent ainsi une discipline en matière de définition des objectifs – en explicitant quels devraient être les résultats de la politique mise en œuvre et en différenciant les coûts des indicateurs de réalisation des objectifs (voir le Chapitre 18).
← 2. L’indifférence à l’égard du risque signifie que le décideur ne montre aucune préférence lorsqu’il doit choisir entre deux distributions de probabilités ayant l’une et l’autre la même moyenne. Pourtant, deux distributions peuvent présenter des mesures de dispersion très différentes tout en ayant la même moyenne. L’indifférence à l’égard du risque implique que le décideur ne se soucie pas de la probabilité que la politique ou le projet considérés n’offrent qu’un très faible rendement, voire un rendement négatif. L’hypothèse qu’il puisse exister une telle indifférence à l’égard du risque ne paraît pas déraisonnable dans la mesure où l’ACA tend à se cantonner aux décisions des administrations publiques, lesquelles peuvent en effet « mutualiser » de diverses manières les risques liés à leurs décisions. Lorsque les probabilités sont connues et que le décideur est indifférent au risque, la méthode appropriée consiste à utiliser la valeur escomptée des avantages et des coûts. Par conséquent, si l’on pense que des avantages de A1 ont une probabilité p1 de se produire, que des avantages de A2 ont une probabilité p2 de se produire, etc., la valeur escomptée des avantages est tout simplement la suivante : .
← 3. Si l’on se trouve dans une situation de risque (probabilités connues), mais que le décideur montre une aversion à l’égard du risque, en donnant une plus grande importance aux conséquences négatives, par exemple, qu’aux conséquences positives, la méthode de la valeur escomptée cède le pas devant celle de l’utilité escomptée. La procédure est la même que dans le cas précédent, mais la formule à appliquer est à présent la suivante : . Cette formule indique l’utilité escomptée et le moyen le plus aisé de se la représenter consiste à y voir une série de coefficients de pondération attachés par un décideur aux résultats susceptibles d’être obtenus. De façon plus formelle, ces coefficients de pondérationfont partie intégrante d’une fonction d’utilité des avantages. Pour autant qu’une forme spécifique puisse être donnée à cette fonction, il est possible de calculer ce que l’on appelle l’équivalent certain des avantages, lequel correspond à la probabilité que ces avantages se produisent. C’est cet équivalent certain qui sera introduit dans la formule coûts-avantages.