La question de savoir pourquoi l’utilisation et l’influence de l’ACA sont ce qu’elles sont relève du domaine de l’économie politique, et exige une meilleure compréhension du processus de formulation des politiques. À la limite, si toutes les décisions devaient être arrêtées sur la base de l’ACA, les décideurs n’auraient plus aucune souplesse pour répondre aux diverses sollicitations en faveur de l’adoption d’une politique plutôt qu’une autre. Pour résumer, l’ACA, comme d’ailleurs n’importe quel type de calcul normatif, compromet la souplesse dont les décideurs ont besoin pour « agir en politiques » ou pour atteindre d’autres objectifs de l’action publique. Bien entendu, cela a pour effet d’en limiter l’utilisation ou d’en modifier le mode de réalisation. L’économie politique s’attache par conséquent à expliquer pourquoi l’économie telle qu’elle est enseignée dans les manuels ne trouve que rarement une traduction concrète dans le processus effectif de prise de décision comme dans les processus de formulation des politiques. Expliquer le fossé entre pratique et théorie ne revient toutefois pas à le justifier. S’il importe effectivement de bien mieux comprendre les pressions qui ont une incidence sur le processus réel de prise de décision, le rôle de l’ACA n’en demeure pas moins d’expliquer à quoi devrait ressembler une décision dans l’hypothèsede l’adoption d’une approche purement économique.
Analyse coûts-avantages et environnement
Chapitre 17. Économie politique de l’analyse coûts-avantages
Abstract
Note de la Turquie :
Les informations figurant dans ce document qui font référence à « Chypre » concernent la partie méridionale de l’Île. Il n’y a pas d’autorité unique représentant à la fois les Chypriotes turcs et grecs sur l’Île. La Turquie reconnaît la République turque de Chypre Nord (RTCN). Jusqu’à ce qu’une solution durable et équitable soit trouvée dans le cadre des Nations Unies, la Turquie maintiendra sa position sur la « question chypriote ».
Note de tous les États de l’Union européenne membres de l’OCDE et de l’Union européenne :
La République de Chypre est reconnue par tous les membres des Nations Unies sauf la Turquie. Les informations figurant dans ce document concernent la zone sous le contrôle effectif du gouvernement de la République de Chypre.
17.1. Introduction
La méthodologie de l’analyse coûts-avantages (ACA) a été mise au point sur la durée. Elle a également fait l’objet de nombreuses critiques, tout comme le fondement théorique sur lequel elle repose – à savoir l’économie du bien-être. Néanmoins, la plupart des économistes (quoique ce ne soit assurément pas le cas de la totalité d’entre eux) continuent de recommander l’utilisation de l’ACA en tant que procédure visant à « éclairer la prise de décision ». Le Chapitre 16 a en outre mis en évidence un large recours à l’ACA dans les pays de l’OCDE, du moins en ce qui concerne certains secteurs de la politique environnementale. Cependant, ce que l’on sait des politiques et des décisions d’investissement effectivement adoptées révèle une autre réalité : l’ACA ne joue souvent qu’un rôle réduit dans les processus d’évaluation, malgré le consensus qu’elle suscite parmi les économistes, et les prises de décisions effectives (éventuellement fondées sur cette évaluation) paraissent souvent peu conformes à ses résultats. L’une des raisons de ce fossé entre théorie et pratique est assez évidente : il existe souvent d’autres facteurs importants pour la prise de décision, dont la prise en compte nécessite d’appliquer d’autres outils enplus de l’ACA dans le cadre de l’évaluation de l’impact général (voir Chapitre 18). Dans certains cas, ces autres facteurs peuvent être jugés plus importants que les coûts et avantages monétaires et amener ainsi les décideurs à passer outre la recommandation de l’ACA. De même, les pouvoirs publics ne peuvent tout simplement pas prendre des décisions sur la conduite à suivre sans tenir compte des réalités politiques et institutionnelles. Cette constatation met en lumière un certain nombre de considérations importantes.
Premièrement, cet instrument, dont les économistes pourraient juger la conception « optimale », tend à servir un but primordial, à savoir l’efficience économique. Pour y parvenir, encore faut-il que d’autres objectifs soient pris en considération lors des prises de décisions effectives. Ces objectifs ne sont pas nécessairement cohérents entre eux, mais ils contribuent à déterminer le processus concret de formulation des politiques, tout comme le mode réel d’utilisation des divers outils d’aide à la décision, dont l’ACA.
Deuxièmement, les pouvoirs publics ne sont pas simplement le garant du bien-être social comme le supposent habituellement les manuels traitant de l’ACA. De fait, ce terme général et commode de « pouvoirs publics » désigne de fait différents acteurs prenant part de l’intérieur au processus de formulation des politiques, auxquels se joignent par ailleurs d’autres acteurs extérieurs au processus, mais qui n’en sont pas moins intéressés par son issue. Il s’agit notamment de groupes de pression et de lobbies qui peuvent eux-mêmes représenter des intérêts et des objectifs contradictoires.
Troisièmement, les considérations exposées ci-dessus indiquent que le contexte politique et institutionnel dans lequel s’inscrit l’ACA est d’une grande complexité. Tout comme la capacité des acteurs de l’évaluation à négocier cette réalité. Il pourrait ainsi être préférable de considérer que les acteurs de l’évaluation ne sont pas des décideurs omniscients et omnipotents, mais plutôt, pour paraphraser Cairney (2016), des intervenants dont la capacité à produire et à traiter l’ensemble des informations idéalement requises pour prendre des décisions « optimales » s’avère limitée. Autrement dit, ces acteurs sont rationnels (compte tenu de leurs objectifs), mais leur rationalité a des limites qui ne sont pas dénuées d’intérêt.
Tout cela revient à dire que la « fonction de bien-être social » qui est à la base de l’ACA n’est pas identique à la fonction (ou aux fonctions) de bien-être social adoptée(s) par les acteurs associés à la formulation des politiques et des décisions d’investissement. Aussi la politique réelle et la politique « optimale » ne coïncident-elles pas nécessairement. L’évaluation des facteurs à l’origine de ce « décalage » relève de plein droit d’une approche de l’analyse des politiques et du processus de formulation de l’action publique fondée sur l’économie politique. C’est là le sujet de ce chapitre, dont la suite s’articule comme décrit ci‐après. Il commence par poursuivre l’examen, entamé au Chapitre 16, de l’utilisation de l’ACA et de son influence sur les décisions d’investissement et sur celles relatives aux politiques à mettre en œuvre, même si l’analyse se rapporte en partie au rôle de l’ACA dans les processus d’évaluation de l’impact en général plutôt que sur l’ACA à proprement parler. Sont ensuite examinées les possibles explications de ces modes d’utilisation, de même que les motivations politiques qui expliquent le recours à l’ACA (ou bien la place réduite qui lui est accordée, voirele refus pur et simple d’y faire appel). Une vision plus réaliste du mode d’utilisation de l’ACA et des motivations auxquelles elle répond ne devrait cependant pas dispenser les décideurs de tenter de mieux faire. Un certain nombre d’innovations favorisant une évolution des pratiques dans ce sens sont de fait également examinées.
17.2. La réalité de l’ACA : un regard neuf sur son utilisation et son influence
Le Chapitre 16 a fait état d’une série de réponses fournies par les acteurs participant à l’élaboration des politiques dans les pays de l’OCDE concernant l’utilisation et l’influence de l’ACA (appliquée à l’environnement) dans le cadre de la formulation de l’action publique. Il en ressort une interprétation à double tranchant. D’une part, l’ACA est utilisée (parfois dans une large mesure) et ceux prenant part à ce processus ont le sentiment qu’elle exerce une influence, de sorte que ces efforts concrets ne sont pas vains. D’autre part, le recours à cet instrument n’est pas aussi largement répandu qu’il pourrait l’être, compte tenu des progrès accomplis à la frontière des connaissances relatives à l’ACA comme en ce qui concerne la traduction de ces progrès en applications concrètes. Ces constatations sont dans l’ensemble conformes à celles issues d’autres travaux relevant d’une littérature empirique en voie de constitution, qui vise à évaluer l’ampleur du recours à l’ACA à partir de données quantitatives et qualitatives.
Par exemple, une étude réalisée par le Groupe d’évaluation indépendant (IEG, 2011) fournit des informations sur l’utilisation de l’ACA au sein de la Banque mondiale. Le pourcentage des projets de la Banque mondiale s’appuyant sur une ACA a enregistré un recul sensible entre 1970 et 2000. D’après l’IEG (2011), cette tendance à la baisse a pour explication (immédiate) une évolution du portefeuille d’investissements, dans lequel les domaines d’action des pouvoirs publics ayant habituellement recours à l’ACA (tels que l’énergie, les transports et le développement urbain) ont cédé du terrain au profit de secteurs dans lesquels cette pratique n’était pas aussi ancrée (comme l’éducation, l’environnement et la santé). Le rapport de l’IEG n’en constate pas moins un recul sensible de l’utilisation de l’ACA dans les secteurs y ayant traditionnellement recours dans lesquels la Banque mondiale maintient un fort engagement en matière d’investissement (comme l’infrastructure matérielle). En outre, les progrès réalisés s’agissant de l’extension de la théorie et de la pratique de l’ACA à de nouveaux contextes dans lesquels sont mis en œuvre des projets obligent à se demander pourquoi ces avancées ne se traduisent pas par une application effective de cet instrument dans ces nouveaux secteurs.
Aux États-Unis, un examen de 74 études d’impact sur l’environnement publiées par l’Agence pour la protection de l’environnement entre 1982 et 1999 a mis en évidence que, s’il est vrai qu’elles exprimaient toutes en termes monétaires au moins certains des coûts, seule environ la moitié d’entre elles en faisait de même pour certains avantages (Hahn et Dudley, 2007). Elles étaient encore moins nombreuses (environ un quart en moyenne) à fournir un éventail complet d’estimations des avantages en termes monétaires, bien que leur nombre ait sensiblement augmenté au cours de la période examinée. Cela soulève certains points importants. Il conviendrait manifestement de déployer davantage d’efforts pour développer l’utilisation de l’ACA, tout comme pour mettre la pratique en accord avec les lignes directrices officielles. Il ne faut pas pour autant en conclure que l’évaluation économique est totalement inexistante : elle est généralement présente bien qu’elle ne soit souvent que partiellement mise en œuvre.
Une autre question logique se pose, celle de savoir si, dans les cas où l’ACA est mise en œuvre, ses applications peuvent être jugées de relativement bonne qualité. Certains des indicateurs réunis par Hahn et Dudley (2007) pour les États-Unis identifient un certain nombre de questions pertinentes. Par exemple, même dans les applications mises en œuvre par l’Agence pour la protection de l’environnement des États-Unis qui estimaient les coûts et/ou les avantages, il était relativement rare que les évaluations soient complètes (au lieu de n’exprimer sous forme monétaire qu’un petit sous-ensemble d’impacts) et qu’une fourchette de valeurs soit indiquée dans le cas des estimations ponctuelles (autrement dit une estimation basse et une estimation haute de la valeur d’un impact donné).
Par ailleurs, la prise en considération des coûts et des avantages de différentes options ou solutions de rechange était également peu fréquente. La pratique impliquait le plus souvent une simple comparaison entre une seule option (vraisemblablement) privilégiée de modification de la politique mise en œuvre et le statu quo. Un autre examen récent des études de l’UE portant sur des projets environnementaux pour lesquels un financement était sollicité dans le cadre des programmes d’aide régionale parvient à une conclusion similaire (COWI, 2011). Autrement dit, la question de savoir quelles sont les diverses options (Chapitre 2) envisagées pourrait avoir été posée dès le démarrage du processus d’évaluation. Cependant, les données tangibles tendant à montrer que l’ACA a exercé une incidence sur ce point à ce stade sont toutefois, semble-t-il, moins nombreuses.
De précieuses informations peuvent également être tirées des études portant plus largement sur le processus d’évaluation des impacts. Turnpenny et al. (2015) présentent des indices d’une telle utilisation des études d’impact en général – pour les États membres de l’UE comme pour la Commission elle-même – plutôt que de se focaliser plus étroitement sur l’ACA. Cependant, comme le montre le tableau, l’ACA sous une forme ou une autre est généralement l’un des éléments de ces études, puisqu’elles donnent lieu à une « évaluation monétaire ». Les auteurs examinent plus précisément 325 exemples de politiques impliquant des études d’impact au sein de 8 pays ou instances (Chypre, Commission européenne, Danemark, Finlande, Grèce, Irlande, Pologne et Royaume-Uni). Dans certains cas, ces études d’impact paraissent être des documents assez volumineux, en particulier dans le cas de la Commission européenne. Dans d’autres, il semble que la rédaction soit extrêmement concise ou l’analyse plutôt rudimentaire, du moins si l’on en juge par la longueur moyenne des rapports d’évaluation. Le pourcentage d’évaluations en termes monétaires est de même variable. Il va de 0 % à Chypre à 92 % au Royaume-Uni, comme le montre le Tableau 17.1. Naturellement,cela n’indique nullement dans quelle mesure l’évaluation était complète et avait donné lieu à une ACA pleine et entière. Mais il est probable que l’on puisse en tirer une première impression concernant le degré de développement d’une réflexion plus formelle en termes de coûts et d’avantages dans le cadre du processus d’évaluation.
Tableau 17.1. Évaluation des politiques au sein de certains pays et de certaines instances de l'UE
Pays/instances (période couverte) |
Objectif déclaré de l’évaluation |
Nombre d’études d’impact |
Longueur moyenne des rapports (pages) |
Évaluation monétaire (%) |
---|---|---|---|---|
Chypre (2009-11) |
Amélioration de la législation, allégement de la charge administrative |
20 |
14 |
0 |
Commission européenne |
Amélioration de la réglementation et de son efficience ; consultation et communication |
50 |
84 |
44 |
Danemark |
Amélioration de la réglementation ; élaboration des politiques sur la base de données factuelles |
50 |
2.5 |
56 |
Finlande (2009) |
Amélioration de la réglementation, participation et transparence ; élaboration des politiques sur la base de données factuelles |
50 |
2.5 |
18 |
Grèce (2010-11) |
Amélioration de la réglementation ; consultation, délibération et participation, et transparence ; allégement de la charge administrative |
36 |
17 |
14 |
Irlande (2004-10) |
Allégement de la charge administrative ; amélioration de la réglementation ; élaboration des politiques sur la base de données factuelles ; consultation |
49 |
13 |
45 |
Pologne (2008-10) |
Amélioration de la réglementation ; élaboration des politiques sur la base de données factuelles ; allégement des coûts de réglementation ; transparence et consultation |
20 |
7 |
40 |
Royaume-Uni (2007-10) |
Allégement de la charge administrative ; transparence et responsabilité ; évaluation des coûts et des avantages |
50 |
38 |
92 |
Source : D’après Turnpenny et al. (2015)
L’ACA a été largement utilisée en 2014 lors d’une évaluation par le Canada des options de gestion de la qualité de l’air qui s’offraient à lui (ministère de l’Environnement et ministère de la Santé du Canada, 2014)1. Parmi les valeurs estimées figuraient non seulement celles relatives aux améliorations de la santé, mais aussi diverses valeurs environnementales, telles que la baisse des impacts sur la productivité agricole (par la réduction de l’exposition à l’ozone troposphérique), la diminution de l’encrassement des bâtiments résidentiels et tertiaires (grâce à des réductions de la pollution atmosphérique ambiante) ou l’amélioration de la visibilité. Il s’ensuit des ratios avantages-coûts très élevés – allant de 15 à plus de 30 – pour les réglementations durcissant les normes environnementales applicables aux moteurs (autres que ceux des moyens de transport), aux chaudières et appareils de chauffage, et à la production de ciment. Sous réserve que ces valeurs soient à peu près exactes, cela met en évidence que le durcissement de ces normes offre manifestement un intérêt d’un point de vue économique. Cette analyse présente une caractéristique intéressante, à savoir qu’elle représente l’aboutissement d’un processus institutionnel de nature collaborative auquel ont entre autres été associéesles autorités fédérales, provinciales et territoriales de tout le Canada2.
Howlett et al. (2015) ont mené une enquête auprès de près de 3 000 décideurs au sein d’importants ministères d’orientation canadiens, au niveau fédéral comme à celui des provinces. Leur enquête couvre également ceux qui opèrent dans des secteurs autres que l’environnement : éducation, finances, santé, transports et action sociale, entre autres. Les résultats montrent que les responsables du secteur de l’environnement ont tout aussi largement recours à une analyse technique reposant sur l’ACA (mais aussi sur l’analyse des risques et sur l’analyse de l’impact financier) que ceux (de la plupart) des autres ministères, et qu’ils disposent d’une expertise et d’une capacité à prendre des décisions comparables à celles de ces derniers. Cependant, l’environnement fait plutôt figure d’exception du point de vue de la proportion des personnes interrogées qui jugent que les données issues de l’analyse exercent effectivement une influence sur la prise de décision dans ce secteur et que le financement et les ressources disponibles sont suffisants pour entreprendre des travaux étayés par des données factuelles. En l’occurrence, les personnes interrogées actives dans ce domaine se montraient relativement dubitatives à propos de ces critères, par comparaison avec celles travaillant dans d’autres grands secteurs d’action des pouvoirs publics.
Les études qui se sont également attachées à déterminer avec précision le degré d’influence de l’ACA sur les décisions fournissent d’autres indications intéressantes. Par exemple, l’IEG (2011) constate que les projets de la Banque mondiale pour lesquels une ACA avait été entreprise ex ante offrent des rendements relativement plus élevés. Cependant, comme le reconnaît le rapport de l’IEG, il est particulièrement ardu d’isoler les effets de l’évaluation sur les résultats du projet et de les distinguer de l’impact d’autres facteurs, qui peuvent être une source de confusion. Hahn et Tetlock (2008) passent en revue les éléments d’information disponibles sur l’influence exercée par l’évaluation économique sur un certain nombre de réglementations relatives à la santé et à la sécurité aux États-Unis. Leur étude semble indiquer qu’une telle évaluation n’a guère contribué à l’élimination des réglementations destinées à assurer la protection de la vie et de l’intégrité des personnes à un coût exorbitant. Par ailleurs, dans les cas où son influence peut être déterminée, l’ACA a surtout servi à préciser les détails d’une option préalablement retenue. Autrement dit, il est plus difficile de trouver des exemples où l’ACA a été utiliséepour contribuer à éclairer la réflexion sur les réponses appropriées que peuvent apporter les pouvoirs publics dès le démarrage du processus de prise de décision. Il apparaît donc que, du moins dans ce contexte, ces applications effectives n’ont pas tiré parti de l’atout qui est celui de l’ACA (ainsi que des techniques similaires) selon Turnpenny et al. (2015), c’est-à-dire de la possibilité d’évaluer les différentes options dès le stade de la conception du processus de formulation des politiques. En revanche, certaines au moins des données les plus saillantes dont on dispose incitent à penser que l’ACA a plutôt été utilisée pour ajuster la conception des projets après qu’une décision a été prise par les pouvoirs publics.
Le fait que la qualité de bon nombre d’applications de l’ACA puisse être loin, et peut-être même très loin, de se conformer aux bonnes pratiques pourrait faire douter de l’existence d’une véritable volonté d’utiliser l’évaluation économique pour guider la formulation des politiques. Il ne faudrait cependant pas en tirer des conclusions trop pessimistes. En effet, si, comme cela a été indiqué plus haut, certains pays ne font pas du tout appel à l’ACA dès le départ de la formulation de l’action publique, on observe par ailleurs un recours non négligeable à cet instrument à un stade encore plus précoce du cycle d’élaboration des politiques, puisqu’il contribue même à la définition des priorités. Au Royaume-Uni, le rapport Stern sur l’économie du changement climatique (Stern, 2007) et l’évaluation des écosystèmes nationaux (UK National Ecosystems Assessment, 2011) en offrent des exemples. D’autres grandes évaluations des écosystèmes – telles que l’initiative sur l’économie des écosystèmes et de la biodiversité (TEEB, 2010) – s’appuient sur l’estimation des avantages pour fournir d’importants éléments d’information ou des arguments de poids concernant la perte entraînée par l’épuisement ou la dégradation des écosystèmes. Bien qu’elles ne puissent se substituer à une politique en la matière (qui devrait elle-mêmefaire l’objet d’une évaluation), les connaissances de ce type ont un rôle important à jouer en délimitant le cadre dans lequel s’inscriront non seulement la réflexion sur les politiques, mais aussi leur formulation ultérieure.
En outre, les études de l’utilisation et de l’influence de l’ACA rendent compte de cette situation mouvante, puisque les pratiques – et leur ampleur – sont en (plus ou moins) constante évolution. Il reste sans doute aussi beaucoup d’autres nuances et éléments d’information à mettre au jour. En Angleterre et au Pays de Galles, par exemple, les sociétés du secteur de l’eau font de l’ACA dans le domaine social un élément du dossier d’investissement qu’elles soumettent à l’OfWAT dans le cadre des révisions périodiques de prix auxquels ce secteur est soumis. Il s’en est suivi une abondante « littérature grise » sur la mise en œuvre pratique des méthodes des préférences déclarées – et notamment des approches fondées sur la modélisation des choix – dans le secteur de l’eau. Ces études peuvent bien entendu également être une source d’enseignements sur l’utilisation de l’ACA. Cependant, comme les données qui en sont issues sont tout à la fois exclusives et non publiées (pour une large part), on ne sait avec certitude dans quelle mesure des enseignements pourront en être aisément tirés.
17.3. Les aspects politiques de l’ACA
La constatation que les décisions sont souvent peu conformes à l’ACA, ou ne lui accordent qu’une importance restreinte, peut être rapportée au fait que, dans la pratique, cet instrument n’est qu’un élément parmi d’autres dans la prise de décision et que, dans certaines circonstances, d’autres considérations (et d’autres outils analytiques) éclipsent la logique qu’incarne cette évaluation économique. Dans la pratique, elle met en évidence la nécessité d’un examen plus approfondi et, dans le meilleur des cas, le besoin urgent d’acquérir une compréhension plus précise et plus nuancée de la manière dont sont effectivement formulées les politiques et dont l’ACA s’insère dans ces processus.
En effet, d’après Adelle et al. (2012, p. 402), ce mode de formulation de l’action des pouvoirs publics relève « … [d’]un modèle bien plus chaotique d’élaboration des politiques dans lequel un grand nombre d’acteurs poursuivent des buts multiples », par comparaison avec ce que supposent généralement les textes relatifs à l’ACA.
Il pourrait par exemple être souhaitable de distinguer parmi ce « grand nombre d’acteurs » ceux qui participent « de l’intérieur » au processus d’évaluation (tels que les fonctionnaires en activité et les ministres en exercice) et ceux qui lui sont « extérieurs » (parlementaires ou conseillers externes, etc.) (Turnpenny et al., 2015). Les « objectifs multiples » pourraient correspondre aux diverses motivations qui incitent ces acteurs à avoir recours à l’ACA (ou, à l’inverse, à en minimiser le rôle). Pour Dunlop et al. (2010), cela contribue à expliquer leurs observations sur ce qu’ils considèrent comme un « contrat incomplet » ; c’est-à-dire sur l’inadéquation entre la codification des conditions d’évaluation décrites dans les lignes directrices officielles et la marge d’appréciation qui paraît être accordée dans la pratique. Dans les études, ce débat se concentre généralement sur les outils d’évaluation et les études d’impact plus généralement. Il n’en demeure pas moins parfaitement pertinent dans le cadre de la réflexion sur les questions relatives à l’ACA, et l’utilisation de l’ACA peut donc être analysée dans ce contexte.
À cet égard, Dunlop et al. (2010) identifient quatre motivations sous-tendant le recours aux outils d’évaluation.
Premièrement, il convient de citer celle qui est sans doute la plus familière pour ceux qui mettent concrètement en œuvre l’analyse coûts-avantages. Elle correspond à une « utilisation instrumentale », ayant notamment pour objectif d’éclairer le processus d’élaboration des politiques sur la base de données factuelles. Il s’agit d’une approche plus rationaliste de l’utilisation des outils d’analyse pour les besoins de la formulation des politiques.
Deuxièmement, une « utilisation politique » pourrait renvoyer aux situations où une entité politique se sert de l’évaluation pour exercer un contrôle sur le processus de formulation des politiques. Elle peut prendre diverses formes selon le contexte politique et institutionnel (Turnpenny et al., 2015). Posner (2001) fait toutefois valoir que, dans le contexte des États-Unis, le recours à l’ACA a pu être un moyen pour des responsables politiques (tels que des élus) d’exercer un pouvoir sur les agences chargées de la formulation des politiques. Cela peut être tout simplement une manifestation de la volonté d’éviter que cette dernière ne prenne une initiative décisive (et peut-être irréversible) avant qu’ils aient pu s’assurer que les mesures considérées sont compatibles avec leurs objectifs politiques (Radaelli, 2008).
Troisièmement, il existe une « utilisation communicative » qui désigne le recours à un outil d’évaluation à des fins de consultation. Elle peut prendre, là encore, diverses formes, depuis des processus de consultation de nature formelle et en place de longue date jusqu’à des interactions davantage axées sur le fond entre une autorité et les parties prenantes, donnant peut-être même lieu à des délibérations. Les outils du processus de formulation des politiques, tout comme le processus lui-même, constituent le moyen par lequel ont lieu ces interactions, vraisemblablement dans une plus ou moins large mesure selon les caractéristiques de l’outil considéré3.
Enfin, une « utilisation de pure forme », condensé de pragmatisme, correspond au cas de figure où l’évaluation est requise, mais mise en application par les acteurs institutionnels sans aucune conviction. En ce sens, l’évaluation constitue certes un élément du processus de formulation des politiques, mais elle relève peut-être de ce que Radaelli (2008) appelle le « symbolisme politique », l’utilisation de l’outil de formulation des politiques considéré étant « exclusivement » (ou peut-être principalement) considérée comme un « rituel » ou simplement comme une « case à cocher ».
Tableau 17.2. Exemples de motivations sous-tendant l'utilisation des outils d'évaluation
Politique |
Instrumentale |
Communicative |
De pure forme |
|
---|---|---|---|---|
Changement climatique I – évaluation des options en matière de lutte contre le changement climatique en Europe après 2012 (CE) |
X |
|||
Protection des eaux souterraines – directive visant à renforcer la protection des eaux souterraines contre la pollution (CE) |
X |
|||
Pollution atmosphérique – stratégie thématique sur la pollution atmosphérique (CE) |
X |
X |
||
Décharges – politique de mise en œuvre de la directive sur la mise en décharge de l’UE (Royaume-Uni) |
X |
X |
||
Changement climatique II – politique visant à lier les crédits de projet du Protocole de Kyoto au système européen d’échange de quotas d’émission(SEQE-UE) (Royaume-Uni) |
X |
|||
Environnement / santé – plan d’action visant à prévenir les effets sur la santé imputables à des sources environnementales (CE) |
X |
X |
Source : D’après Dunlop et al. (2010).
Il importe de préciser ici que, pour évaluer une mesure particulière dont la mise en œuvre est proposée, il n’est nul besoin de supposer qu’une seule et unique de ces motivations soit à l’origine du projet. À cet égard, le Tableau 17.2 décrit les résultats obtenus par Dunlop et al. (2010) dans le cadre plus général des études d’impact réalisées au sein de la Commission européenne ou au Royaume-Uni (plutôt que dans celui plus spécifique de l’ACA). Le tableau tient compte des évaluations afférentes aux propositions environnementales et récapitule les motivations auxquelles répond l’utilisation des outils correspondants, que les auteurs ont pu répartir entre les quatre catégories précédemment définies, et il s’appuie pour ce faire sur les jugements formulés à la suite d’un examen détaillé des documents d’orientation appropriés, etc. Il en ressort que la réalisation de l’évaluation peut de fait correspondre à plus d’un de ces divers types d’utilisations envisageables, même dans le cas du très petit nombre de propositions environnementales examinées ici. En outre, l’utilisation instrumentale ne constitue pas nécessairement une motivation à l’origine de l’évaluation ; en effet, d’après le tableau, elle ne constitue une motivation que dans 2 des 6 cas examinés, et elle n’est jamais l’unique motivation si l’onen croit Dunlop et al.
Bien qu’ils aient plus généralement trait aux études d’impact, ces résultats pourraient éclairer les débats relatifs à la qualité de l’ACA évoqués au Chapitre 16 et dans la précédente section du présent chapitre. Autrement dit, la prise en considération d’un ensemble plus large de motivations sous-tendant l’utilisation des outils analytiques tels que l’ACA offre une interprétation des insuffisances concernant le recours à l’ACA ou sa qualité généralement mises en évidence dans le petit nombre d’études qui se sont penchées sur cette question. Elle pourrait également expliquer pourquoi les responsables politiques ont dans la pratique recours à divers outils analytiques aux fins d’évaluation bien qu’ils soient eux-mêmes incomplets ou tout aussi problématiques que l’ACA (si ce n’est davantage) (voir Chapitre 18).
En guise d’illustration, rappelons que, pour Posner (2001), l’utilisation politique de l’ACA pourrait être motivée par la volonté des responsables politiques d’exercer un contrôle sur l’administration. Dans ce cas, les responsables politiques s’intéressent à l’ACA pour d’autres raisons que le souhait de voir les décisions effectivement prises être en tous points conformes à ses recommandations. En effet, pour illustrer cette souplesse, Posner prend l’exemple d’un projet de loi du Sénat des États-Unis de 1999. Selon ce texte, si une ACA est entreprise, la mesure envisagée sur laquelle elle porte ne doit pas nécessairement se conformer à ses conclusions. Par ailleurs, l’utilisation politique pourrait influer sur la nature de l’ACA mise en œuvre. Les priorités d’ordre politique en matière de gestion publique pourraient par exemple avoir une incidence sur la mise en œuvre de l’ACA, qui pourrait éventuellement se contenter de mettre essentiellement l’accent sur les coûts qui devraient être supportés, ou bien sur les avantages du strict point de vue d’un secteur particulier de la société (tel que les petites et moyennes entreprises) (Radaelli, 2008).
Autrement dit, le plaidoyer en faveur du recours à l’ACA – dans les processus de formulation des politiques et dans le cadre d’utilisations non instrumentales – n’implique pas nécessairement que les responsables politiques la considèrent comme un moyen d’atteindre l’objectif social dont le critère coûts-avantages standard est l’expression même : l’efficience économique. Cet état de fait peut également contribuer à expliquer les déficits de qualité de l’ACA, tels qu’une quantification et une évaluation des impacts laissant manifestement à désirer. Face aux jugements formulés à propos des insuffisances de l’ACA, Adelle et al. (2012) posent par conséquent une question : « la qualité selon quels critères ? » Autrement dit, si les économistes évaluent (assez logiquement) l’ACA effectivement mise en œuvre en s’appuyant sur leurs propres critères, les acteurs prenant part au processus de formulation des politiques, qui doivent jongler avec une multiplicité de motivations et de priorités, pourraient avoir une vision bien différente de ce qui est « suffisant ».
Tout cela présente également une importance pratique pour la formulation de recommandations quant à la manière dont le processus d’évaluation pourrait produire de meilleurs résultats. Généralement, les propositions en la matière sont axées sur l’amélioration des lignes directrices et sur le renforcement des capacités (c’est-à-dire sur l’investissement dans l’expertise technique). En 2015, le troisième rapport du Comité du capital naturel britannique (Natural Capital Committee – NCC), qui préconise un meilleur traitement du capital naturel dans la politique menée par les pouvoirs publics au Royaume-Uni, formulait ainsi la recommandation suivante : « Le Gouvernement devrait revoir son évaluation économique (Livre vert), conformément à l’avis que nous avons formulé, et appliquer d’urgence les lignes directrices révisées aux nouveaux projets. » (NCC, 2015, p. 6). Quinet et al. (2013) ont également formulé (pour la France) d’importantes recommandations au sujet des lignes directrices françaises afin de relever les nouveaux défis auxquels est confrontée l’évaluation. Ces lignes directrices constituent des documents centraux et représentent donc des points de départ importants. Adelle et al. (2012) font cependant valoir que certaines considérations d’ordre supérieur peuvent en dernière analyse imposer des restrictions aux meilleures pratiques (ou plus simplement en limiter l’application de sorte qu’ellesservent les mesures qu’il est effectivement prévu de mettre en œuvre). Cependant, l’assouplissement des contraintes ainsi imposées – qui pourraient sinon aboutir à une dilution de l’ACA – constituera vraisemblablement un défi de taille qui soulèvera des questions relatives au leadership politique, au contexte institutionnel et à la culture bureaucratique.
De même, la capacité et l’expertise peuvent également limiter l’acceptation et l’utilisation de l’ACA étant donné qu’il faut du temps, mais aussi consentir un effort pour en comprendre la logique sous-jacente tout comme certains détails techniques. Hertin et al. (2009) observent que, dans des pays tels que le Royaume-Uni et l’Allemagne, les acteurs prenant part de l’intérieur aux processus d’évaluation (tels que les fonctionnaires en activité) ont tendance à s’occuper moins fréquemment des questions relatives à l’action publique relevant des domaines de fond auxquels ils ont été formés ou à n’être que très peu formés à l’analyse formelle des politiques. Au Royaume-Uni, un éminent conseiller économique a ainsi souligné la distinction entre « les théoriciens qui s’efforcent de dévoiler les secrets les plus profonds de l’économie dans leurs modèles et les praticiens qui vivent dans un monde d’action où le temps est précieux, les connaissances sont limitées, rien n’est certain et les considérations non économiques sont toujours importantes et bien souvent décisives » (Cairncross, 1985).
Le raffinement de ses fondements théoriques et l’abondance des règles pourtant relativement bien définies qui doivent être respectées pour en assurer une mise en œuvre satisfaisante risquent de rendre l’ACA trop complexe pour des fonctionnaires déjà fort affairés à jongler avec les diverses motivations auxquelles répond l’action des pouvoirs publics. Ce ne pourra être que pire encore si les conseils ou l’expertise économiques apparaissent comme un « élément surajouté » aux plus hauts niveaux de décision. Les situations de ce type peuvent être jugées de deux façons, selon que l’on considère (a) qu’elles résultent d’une mauvaise compréhension de l’intérêt de l’ACA et des techniques économiques en général ou (b) que la structure du processus de décision reflète elle-même un sentiment de défiance à l’égard des techniques d’évaluation économique. Il semble plus facile de trouver une solution dans le premier cas de figure que dans le second, bien que les travaux sur la dimension politique de l’ACA (et de l’étude d’impact de manière plus générale) portent à croire que ce sont précisément ces questions plus délicates qui ont vraiment de l’importance, dans la mesure où elles limitent l’utilisation de cet instrument.
Howlett et al. (2015) mettent l’accent sur un important groupe d’acteurs extérieurs associés au processus d’évaluation qui a dû avoir un certain rôle dans l’assouplissement de cette contrainte. Ce groupe est formé d’analystes, et notamment de conseillers extérieurs, mais travaillant pour des gouvernements dans le domaine de l’analyse de leurs politiques. Dans le contexte de l’ACA appliquée au domaine de l’environnement, la tâche de ces acteurs pourrait être de procéder à une évaluation environnementale (que les estimations portent sur les valeurs monétaires primaires ou secondaires) aux stades préalables (tels que celui de l’estimation des paramètres physiques à évaluer) ou aux étapes ultérieures du processus d’ACA. Comme le font observer Howlett et al., ces travaux réalisés par un personnel extérieur qualifié pourraient même supplanter l’analyse interne. Une externalisation de la capacité et de l’expertise techniques est donc en cours et contribue à atténuer les problèmes de capacité, tout en soulevant par ailleurs des questions intéressantes sur la gouvernance de ce processus d’externalisation.
Il importe de souligner que le fait de replacer l’ACA dans le contexte de ces considérations plus larges sur le processus de formulation des politiques ne signifie pas nécessairement qu’elle ne puisse pas être à la hauteur de la mission fondamentale que lui assignent les praticiens de l’analyse coûts-avantages. Adelle et al. (2012), par exemple, se demandent s’il est possible d’apaiser les controverses politiques, et donc de les surmonter plus aisément, en transférant une question conflictuelle dans un contexte technocratique comme l’est l’ACA. Au premier abord, le recours à l’ACA pourrait être un moyen de réduire l’influence exercée par les groupes d’intérêts spéciaux au sein du processus de formulation. Cela pourrait ne pas être une si mauvaise chose si l’on suppose que ces groupes d’intérêt ne se contentent pas d’être des « médiateurs honnêtes » dans ce processus (voir par exemple Posner, 2001). Par ailleurs, l’ACA pourrait offrir aux parties intéressées extérieures au gouvernement un moyen d’exercer une surveillance sur un organisme et sur ses propositions, assurant ainsi un niveau de contrôle supplémentaire (Radaelli, 2008).
L’évaluation d’un projet d’investissement du gouvernement britannique visant à relier Londres aux Midlands et au nord de l’Angleterre par un réseau ferroviaire à grande vitesse (HS2) pourrait en être un exemple. L’ACA faisait partie du dossier officiel à constituer pour obtenir un soutien financier public, et cette ACA officielle du réseau HS2 a été soumise à un examen approfondi par les opposants au projet. Les débats ont principalement porté sur les coûts qui n’étaient pas pris en considération par l’évaluation, et en particulier sur les modifications des paysages et les pertes de biodiversité que pourrait provoquer la nouvelle infrastructure. La controverse a également tourné autour de l’estimation du gain de temps que procurerait aux voyageurs d’affaires une liaison ferroviaire plus rapide. L’intéressant, en l’occurrence, est la manière dont les arguments relatifs aux coûts et aux avantages ont contribué à orienter ce débat, mais aussi le fait que la teneur économique de la controverse n’a pas été le domaine réservé des experts techniques.
17.4. Incitations, comportement et ACA
La qualité de l’ACA pourrait être évaluée d’une autre manière, en s’interrogeant sur son degré de précision. La réponse à cette question pourrait tout d’abord impliquer un exercice mécanique de comparaison des ACA ex ante et ex post relatives à la même intervention. Une ACA ex ante constitue essentiellement une prévision de l’avenir : une estimation des avantages nets probables destinée à éclairer la prise de décision. L’ACA ex post – c’est-à-dire la réalisation d’une analyse approfondie des coûts et des avantages d’un projet à un stade ultérieur – peut donc être considérée comme une « vérification » de cette prévision. Il s’agit en d’autres termes de tirer des enseignements rétrospectifs – en vue, par exemple, de guider les applications similaires qui pourraient être entreprises à l’avenir ou d’évaluer le degré d’exactitude de l’ACA telle qu’elle est généralement mise en œuvre. L’utilisation effective de l’ACA ex post est moins fréquente que celle de l’évaluation économique ex ante. Il existe toutefois quelques exceptions importantes. Meunier (2010) a ainsi fait état voici quelquesannées d’une large utilisation officielle de l’ACA ex post pour les investissements dans les infrastructures de transport en France.
Ces évaluations peuvent fournir d’utiles indications complémentaires qui pourraient améliorer la manière dont l’ACA ex ante est effectuée (et dont ses résultats sont interprétés) (Meunier, 2010, Quinet et al., 2013). Flyvbjerg et al. (2003) proposent une métaétude des coûts ex ante et ex post des investissements dans les infrastructures de transport en Europe, aux États-Unis et dans d’autres pays (des années 20 jusqu’aux années 90). Les résultats sont révélateurs : l’inflation des coûts ex post a touché 90 % des projets qu’ils ont examinés. Leurs données montrent par ailleurs que cette inflation des coûts n’est nullement un phénomène du passé. Le Trésor britannique (HM Treasury, 2003) fournit par exemple des indications sur la manière de tenir compte de ces résultats dans l’évaluation effective par le biais de majorations officielles des coûts d’investissement (et d’allongements des calendriers de réalisation) dans le cas des projets d’infrastructures matérielles. Le biais ne va toutefois pas toujours dans le même sens, quel que soit le contexte. Un phénomène inverse peut en effet être constaté dans le cas des réglementations environnementales. À titre d’exemple, MacLeod et al. (2009) observent que, d’après des données en provenance de toute l’UE,les coûts liés à ces réglementations s’avèrent inférieurs ex post (comparativement aux prévisions ex ante), phénomène qu’ils attribuent au fait que les entreprises ayant à supporter ces coûts trouvent des moyens plus efficients de se conformer aux mesures adoptées. Dans le cas des États-Unis, Hahn et Tetlock (2008) ne trouvent pas d’éléments attestant de façon systématique d’un tel biais pour les réglementations environnementales.
Deux attitudes initiales peuvent être adoptées face à cet optimisme concernant les coûts des projets d’investissement public (ou plus généralement face à l’optimisme des évaluations). La première consiste à « faire avec ». Tel est par exemple le cas de la procédure britannique, puisque les lignes directrices officielles recommandent d’appliquer une majoration aux estimations des dépenses d’investissement et des frais d’exploitation, en particulier pour ce qui est des projets publics impliquant des investissements d’infrastructure. Une seconde solution serait de « surmonter » le problème. Il s’agirait, autrement dit, de considérer que cette sous-évaluation des coûts est la conséquence technique d’une analyse laissant à désirer, et qu’il convient donc de s’efforcer de mieux faire en dispensant une meilleure formation aux praticiens, etc. Cependant, les débats sur ce type de sujets doivent à l’évidence également prendre en considération « l’économie politique de l’ACA » et les incitations comportementales auxquelles sont confrontés les acteurs participant à ce processus. Comme l’a fait remarquer de Rus (2011) dans le contexte des projets ferroviaires, il apparaît ex post que les prévisions de la demande sont toujours surestimées alors que celles des coûts sont toujours sous-estimées. Faire des prévisions est assurément une tâche difficile et cela peut expliquerles erreurs techniques de ce type. Cependant, les comportements stratégiques et les incitations jouent probablement aussi un rôle.
Par exemple, Florio et Santori (2010) se penchent sur la question de l’optimisme des évaluations dans le contexte de l’analyse de l’UE sur le montant des fonds structurels et de cohésion décaissés dans le cadre de sa politique régionale4. Le problème qui se pose en l’occurrence tient au fait que, pour prendre sa décision d’approuver ou non le financement des projets, l’UE en est réduite à s’appuyer sur les informations (relatives aux coûts et aux avantages) qui lui sont communiquées par ceux qui, dans les régions éligibles, lui proposent de procéder à des investissements (dans les infrastructures environnementales ou de transport, par exemple). Il peut s’agir d’une autorité régionale ou nationale qui peut elle-même se fonder sur des informations fournies par des acteurs privés (comme un sous-traitant).
Un pays membre ou une région (susceptible de bénéficier des fonds de l’UE) propose un projet. Pour justifier cette demande d’aide, le pays ou la région en question doit d’abord déterminer la valeur actuelle nette (VAN) du projet sous l’angle des coûts et avantages sociaux. Si la VAN d’ordre social est supérieure à zéro, il lui est demandé d’effectuer une analyse financière des flux de trésorerie associés au projet. Si la VAN d’ordre financier est supérieure à zéro, l’UE ne (co-)financera pas le projet, puisque celui-ci est en mesure de s’autofinancer. L’UE n’envisagera de combler une partie du déficit de financement que si la VAN d’ordre financier est inférieure à zéro.
Le cabinet de conseil COWI (2011) met bien en évidence le problème des incitations en citant un représentant d’un État membre de l’UE d’après lequel, dans cette évaluation, « … il s’agit de faire en sorte que l’analyse financière paraisse aussi mauvaise que possible afin d’accroître le besoin de financement, et que l’analyse économique paraisse aussi positive que possible pour justifier le financement public » (p. x). Le soupçon que ces incitations pourraient expliquer en grande partie ce qui paraissait auparavant une simple conséquence des carences de l’analyse est de plus en plus largement partagé.
Comment ce biais dont pourrait souffrir l’évaluation pourrait-il être une conséquence des incitations auxquelles sont soumis les acteurs participant à la formulation des politiques, mais aussi le processus d’ACA ? Un problème tient au fait que l’UE, en sa qualité de « principal » dans le processus d’évaluation, ne dispose inévitablement que d’une capacité limitée à juger de la sincérité de l’analyse des coûts et avantages sociaux et financiers figurant dans le dossier qui lui est soumis par le pays ou la région concernés en leur qualité d’« agent ». La réalisation d’une telle vérification serait coûteuse et, de toute façon, ceux chargés de la mener à bien auraient inévitablement une rationalité limitée (par le temps et les capacités dont ils disposent, compte tenu des autres priorités urgentes auxquelles ils doivent faire face). Dans la mesure où il existe une possibilité (et une volonté) de surestimer les coûts financiers et les avantages sociaux, ce contexte institutionnel pourrait réunir toutes les conditions nécessaires pour qu’il en soit ainsi.
Pour y remédier, il est nécessaire de modifier les incitations. L’instauration du « cofinancement » a amorcé une évolution en ce sens. Par exemple, une partie de la charge imposée par l’inefficacité par rapport aux coûts est supportée par les pays ou les régions qui participent désormais au financement du projet conjointement avec l’UE. Florio et Sartori (2010) proposent d’imposer une obligation de rendre compte ex post à titre complémentaire. Autrement dit, si un pays ou une région sait qu’il y de bonnes chances pour que son processus d’évaluation soit contrôlé ex post et que ce contrôle mettra très probablement en lumière les éventuelles carences, lesquelles pourraient être « sanctionnées » d’une manière ou d’une autre, les incitations à procéder dès le départ à une évaluation ex ante conforme aux règles de l’art s’en trouveront renforcées.
Ces conditions sont toutefois loin d’être réunies. S’il est vrai que la sanction ou le risque de réputation seront sans doute une source de préoccupation pour l’agent, il reste à démontrer que le principal sera vraiment prêt à jouer à ce point le rôle d’accusateur. Une telle attitude pourrait en effet être injuste (si le manque de précision est le fruit de facteurs inconnus indépendants de la volonté de l’agent) ou politiquement difficile. Plus généralement, le fait de savoir si des études ex post peuvent être entreprises de manière systématique demeure une question ouverte. Les responsables politiques pourraient être peu désireux de s’engager à procéder à de coûteuses études ex post pour examiner des décisions qui font littéralement partie du passé et qui pourraient se révéler politiquement embarrassantes (Hahn et Tetlock, 2008). Cela dit, ce type d’examen approfondi de l’économie politique de l’ACA constitue un moyen tout à fait bienvenu d’améliorer le processus d’ACA.
17.5. Amélioration du processus d’évaluation
Bien entendu, il est important d’expliquer les défauts de l’ACA telle qu’elle est effectivement mise en œuvre, par rapport à ce qu’elle devrait être dans l’idéal, mais cela ne les justifie pas pour autant, et le rôle de l’ACA demeure de montrer à quoi devrait ressembler une décision si cette approche est appliquée en adoptant le point de vue de l’économiste. La question est alors de savoir comment faire en sorte que l’ACA soit dans la pratique plus conforme à l’idéal. Un aspect important a en l’occurrence trait à l’infrastructure institutionnelle qui pourrait contribuer à ce processus. Cette infrastructure doit non seulement comporter des règles fondamentales auxquelles devront se conformer les applications pratiques de l’ACA – utilisation obligatoire, lignes directrices, manuels, etc. –, mais aussi disposer de capacités techniques. Toutefois, comme l’ont montré les précédentes sections, ces éléments ne seront sans doute pas suffisants.
Le renforcement d’autres aspects du processus de réalisation de l’ACA est tout aussi crucial, si ce n’est plus. Il pourrait notamment s’agir de mettre en place des institutions officielles chargées de contrôler (et d’apprécier) la qualité des évaluations. Par exemple, les analyses d’impact réalisées au sein de l’UE en sont une composante essentielle et sont elles-mêmes le reflet d’un processus en cours, puisque les lignes directrices les plus récentes renforcent le rôle potentiel de l’ACA (Commission européenne, 2009a, b). Celles-ci exigent désormais que les résumés des rapports d’analyse d’impact (AI) « fournissent une présentation claire des avantages et des coûts (y compris un chiffrage approprié) des diverses options » (p. 1). Pour les plus importantes des ACA mises en œuvre dans le cadre des AI de l’UE, ces lignes directrices sont complétées par des instructions plus détaillées concernant la quantification et l’estimation de la valeur des impacts non marchands. Une innovation intéressante a toutefois été introduite dans toute cette architecture de l’analyse économique. Il s’agit de l’instauration d’un contrôle indépendant des conclusions et de l’évaluation de l’AI par un comité d’examen de la réglementation (CER) indépendant, auparavant dénommé « comité des analyses d’impact ».
Sous sa forme initiale, le CER avait été créé en 2007 pour contribuer à l’évaluation de l’analyse des impacts des politiques (plutôt que des projets). Ce rôle est fondamental, puisque toute proposition subordonnée à la présentation d’une analyse des impacts à la Commission européenne doit obtenir une décision positive de cet organisme. Le CER peut exiger que des améliorations soient apportées aux résultats de l’analyse, mais aussi que ces résultats lui soient de nouveau soumis, à la lumière de ces révisions. Un récent exemple d’AI soumise à un contrôle nous est fourni par un document de la Commission européenne (2013a) présentant les options envisageables concernant les règles institutionnelles qui pourraient régir l’exploitation des ressources énergétiques non conventionnelles (telles que le gaz de schiste) dans les États membres (dont une éventuelle nouvelle directive si la législation en vigueur, en particulier sur la protection de l’environnement, est jugée insuffisante). L’avis formulé par le CER (Commission européenne, 2013b) s’est essentiellement intéressé à certains points importants de cette analyse, demandant que les avantages économiques soient plus clairement identifiés (dans le cadre de l’analyse des impacts sur l’activité économique et sur les recettes budgétaires) et que les coûts et les avantages des différentes options soient de manière plus générale mieux pris en considération (outreun certain nombre de questions spécifiques sur la manière dont les estimations des coûts de mise en conformité avaient été calculées dans le cas des données présentées dans l’AI initiale).
Le Tableau 17.3 indique le pourcentage des analyses d’impact dont le CER a demandé qu’elles lui soient à nouveau soumises. Fait notable, le nombre de nouvelles soumissions demandées a d’abord augmenté à la suite de la mise en place de cet organisme, et il n’a semblé montrer aucune baisse apparente au cours des années qui ont suivi, bien qu’à l’évidence la série soit ici limitée compte tenu de la création récente de l’institution. Le nombre d’AI soumises a cependant été sensiblement inférieur en 2014 et 2015. Chose intéressante, les problèmes soulevés dans les évaluations récentes de ces AI (par exemple au cours de la période 2012-15) ne semblent pas avoir beaucoup évolué par rapport aux années précédentes. Banable (2013) décrit succinctement certaines des grandes questions qui ressortent du travail de contrôle entrepris par cet organisme entre 2009 et 2012. Les conclusions les plus marquantes et les plus fréquentes sur la qualité des AI font en règle générale mention de problèmes concernant l’analyse des impacts, la définition des objectifs des projets, les points de référence et les options, ainsi que l’évaluation des impacts économiques.
Tableau 17.3. Pourcentage des évaluations ayant dû être soumises à nouveau
2007 |
2008 |
2009 |
2010 |
2011 |
2012 |
2013 |
2014 |
2015 |
|
---|---|---|---|---|---|---|---|---|---|
% de nouvelles soumissions demandées |
9 % |
33 % |
37 % |
42 % |
36 % |
47 % |
41 % |
40 % |
48 % |
nombre d’AI initialement soumises |
102 |
135 |
79 |
66 |
104 |
97 |
97 |
25 |
29 |
Source : Comité d’examen de la réglementation (2015).
Au Royaume-Uni, le comité des politiques réglementaires (Regulatory Policy Committee – RPC) est une institution à peu près analogue au CER. L’ensemble de ses informations et de ses rapports sont librement accessibles en ligne, ce qui assure une certaine transparence permettant aux « personnes extérieures » au processus d’examiner le travail du comité. Une caractéristique essentielle de celui-ci tient toutefois au fait que ses attributions mettent l’accent sur la rationalité économique, ainsi que sur l’impact des propositions sur les intérêts des entreprises (et sur les organismes de bienfaisance ou d’action bénévole). À l’évidence, ce n’est pas tout à fait la même chose qu’une évaluation de la rationalité sociale, peut-être effectuée sur la base de l’ACA classique. Ses recommandations reposent néanmoins sur un examen approfondi. Par exemple, dans son évaluation de l’application d’une taxe sur les sacs en plastique au Royaume-Uni (RPC, 2014), qui exigerait que les détaillants facturent les sacs en plastique (jetables) fournis à leurs clients, le RPC a remis en cause l’hypothèse formulée dans l’analyse coûts-avantages réalisée par le ministère britannique de l’Environnement, de l’Alimentation et des Affaires rurales (Defra) selon laquelle les recettes de cette taxe seraient reversées à des organismes de bienfaisance (au lieu d’aller grossir les bénéfices des entreprises) alors que les réductionsdes coûts seraient répercutées sur les consommateurs.
Au premier abord, les verdicts du RPC sont incisifs. En dernier ressort, cet organisme confirme ou rejette les données qui lui sont présentées, en vertu de son mandat (qui consiste à juger des coûts et des avantages sous l’angle économique, la qualité des données, etc.). L’évaluation par le RPC d’une proposition du Defra sur les compensations des atteintes à la biodiversité (RPC, 2013) va plus loin dans la critique, lui infligeant un « carton rouge » parce qu’elle ne la jugeait pas adaptée au but visé. Elle soulignait en particulier l’absence manifeste de dispositions visant à garantir et à vérifier le respect de la nouvelle réglementation envisagée, mais aussi l’alourdissement des coûts que cette proposition imposerait aux promoteurs (étant donné que la politique en question avait en partie pour but d’exiger que les promoteurs immobiliers compensent la perte d’espaces verts et de biodiversité entraînée par leurs projets de construction).
Les cas du RPC au Royaume-Uni et du CER au sein de la CE ne sont pas uniques : d’autres exemples existent également dans d’autres pays, comme la France (voir, par exemple, Quinet et al., 2013). En effet, un grand nombre de pays de l’OCDE disposent, sous une forme ou une autre, de structures institutionnelles similaires, dont certaines sont indépendantes du gouvernement (voir OCDE, 2015). Les institutions mises en place par la directive relative aux produits chimiques (c’est-à-dire REACH, voir par exemple Commission européenne, 2007) offrent par ailleurs un autre exemple du contrôle exercé au niveau de l’UE. Dans le cadre de ce régime, l’utilisation de produits chimiques (nouveaux ou existants) par l’industrie requiert une autorisation qui n’est accordée que si le demandeur peut démontrer que les avantages sociaux nets sont positifs.
La création de ces institutions pourrait être considérée comme une évolution positive. Elle permet à tout le moins de collecter régulièrement des données sur la qualité des analyses et, dans les deux cas mentionnés ci-dessus, d’en permettre l’accès à un public potentiellement large. Et si la lecture des rapports du CER donne à réfléchir sur la qualité des AI récentes, l’existence de cet organisme fournit une plate-forme et des incitations poussant à mieux faire à l’avenir. Toutes ces mesures pourraient avoir dès le départ une importante influence sur la qualité de l’ACA (par exemple s’il devient plus probable que les analyses de qualité médiocre ou insuffisamment détaillées soient rejetées).
Il importe également de poser certaines questions critiques. Bien que les membres du CER soient indépendants et occupent leur poste à plein temps, ils semblent être pour l’essentiel d’anciens fonctionnaires de haut rang issus des organes de décision économiques, sociaux et environnementaux de l’UE. Une question naturelle doit être posée, celle de savoir jusqu’à quel point ses membres devraient être représentatifs des divers acteurs participant au processus d’analyse et quelle devrait être alors la part relative des acteurs « internes » et de ceux « extérieurs ». Un autre problème tient au fait que tout organisme de ce genre est tributaire des informations qui lui sont fournies et que, comme le montre l’exemple des fonds de cohésion de l’UE, un contrôle approprié est tout à la fois coûteux et difficile à assurer (voir Florio et Sartori, 2010).
Une autre question intéressante a trait aux motivations sous-jacentes qui animent ces institutions. Autrement dit, s’agit-il de promouvoir de meilleures pratiques à des fins « instrumentales » ou dans quelque autre but, comme celui d’exercer un contrôle politique et peut-être aussi d’imposer des restrictions aux propositions ? Par conséquent, bien que cela reste une pure spéculation pour l’instant, il pourrait y avoir lieu de se demander si la baisse du nombre d’AI soumises (comme le montre le Tableau 17.3) est due à un éventuel effet dissuasif de cet examen et, qui plus est, si cet effet est une conséquence prévue (délibérée) de sa conception. Dans le cas du RPC, le mandat de cet organisme laisse transparaître de manière plus évidente (du moins dans une certaine mesure) une « utilisation politique », compte tenu de son orientation dans le cadre d’un programme visant manifestement à la déréglementation. Le RPC lui-même semble en avoir conscience, tout comme de l’effet dynamique que cela pourrait avoir sur les données qu’il est amené à examiner. Un rapport sur le travail du RPC réalisé par la commission parlementaire des comptes publics en offre une illustration (PAC, 2016). Il relève une constatation du RPC selon laquelle, en 2014, les coûts et avantages sociaux étaient évalués de manière satisfaisante dans un tiers seulement des dossiers qu’il avait examinés, et le fait que cet organisme n’est pas en mesure d’exercerune influence sur cet état de fait en rejetant par exemple les évaluations laissant à désirer (compte tenu du mandat qui lui est donné de se concentrer sur les coûts (nets) imposés à l’activité économique par les réglementations). Aussi, compte tenu de ces faibles incitations, il n’est pas étonnant que ceux qui proposent l’adoption d’une certaine politique fournissent des données incomplètes ou de qualité médiocre pour ce qui est des avantages sociaux (bien qu’il s’agisse là d’une obligation et que ce point ait fait l’objet de nombreuses lignes directrices, à commencer par celles du Trésor britannique ; HM Treasury, 2003). Bien évidemment, le domaine de compétences du RPC – ou d’un autre organisme – pourrait être élargi de manière à corriger ce déséquilibre.
La plus large diffusion de l’ACA pourrait naturellement aussi dépendre du degré de commodité et d’accessibilité de cet outil dans le cadre d’une utilisation courante. Renda et al. (2013) évaluent le rôle et l’utilisation des méthodes d’AI parmi les États membres de l’UE et au-delà, et ils examinent de manière critique comment les différentes approches pourraient être couramment utilisées. Ce jugement est basé sur divers critères, dont les charges imposées par les exigences en matière de collecte de données et le fait de savoir si les applications peuvent être confiées à des généralistes ou uniquement à ceux disposant de connaissances spécialisées (utilisation de modèles économiques, etc.). La capacité à répondre en temps voulu aux besoins des pouvoirs publics est un critère important par rapport auquel pourraient être jugés les processus d’évaluation. À cet égard, l’ampleur et la profondeur croissantes des bases de données relatives à l’évaluation environnementale constituent une évolution notable. La base de données pilote EVRI (Environmental Valuation Reference Inventory) administrée par les autorités canadiennes (www.evri.ca) en est une illustration (voir Chapitre 6).
Au Royaume-Uni, l’Agence pour l’environnement a recours à l’ACA pour examiner les options de mise en conformité avec la directive-cadre sur l’eau de l’UE. Ces évaluations présentent une caractéristique intéressante, à savoir qu’une grande partie des travaux approfondis d’évaluation sont réalisés par des dizaines de responsables environnementaux – peu formés au préalable aux approches économiques – chargés de gérer les bassins fluviaux à une échelle relativement locale. En l’occurrence, la connaissance des conditions écologiques locales est combinée avec les données d’évaluation collectées à un niveau plus central. Il s’ensuit que si le défi de la fourniture de données peut être surmonté, il n’y a aucune raison que le processus permettant de tirer de ces données une évaluation utile soit le domaine réservé des spécialistes de l’économie.
17.6. Conclusions
L’ACA donne un sens bien précis à la notion d’efficience économique. Une politique est efficiente si elle entraîne un gain de bien-être pour au moins une personne sans que quiconque ne subisse pour autant de perte ou, de façon beaucoup plus réaliste, si les gains de bien-être qu’elle génère pour certains sont supérieurs aux pertes subies par les autres. Le bien-être est quant à lui défini en fonction des préférences des individus : une politique est réputée l’accroître si ceux qui y gagnent la préfèrent davantage que ceux qui y perdent ne la « préfèrent pas ». Enfin, les préférences sont mesurées par le consentement à payer (ou à accepter) et cela facilite leur agrégation pour l’ensemble de la population concernée, puisque l’unité de compte est de nature monétaire. La fonction de bien-être social sous-jacente est égale à la somme des variations du bien-être des différents individus et elle prend généralement la forme suivante : où Δ signifie « variation de » et W désigne le bien-être, où la variation du bien-être ΔW peut être positive pour certains individus et négative pour d’autres, et où i représente le iième individu et t le temps (il est par commodité fait abstraction de l’actualisation).Pour qu’une politique satisfasse au critère coûts-avantages, il faut que ΔSW soit positif.
L’économie politique donne à penser que les décisions concrètes ne sont pas adoptées sur la base de cette fonction de bien-être social. Pour simpliste qu’elle soit à ce stade, elle offre une explication immédiate du fait que l’ACA puisse être rejetée ou que son utilisation (et sa nature) puisse être peu adaptée d’un point de vue politique : cette technique ne peut tout simplement pas rendre compte des diverses pressions et des diverses motivations qui en déterminent l’utilisation par les pouvoirs publics dans leurs processus décisionnels. Le problème fondamental est que les recommandations formulées dans les manuels renvoient à un tout autre contexte que celui de la politique. L’ACA est de toute évidence une procédure normative. Elle vise à distinguer ce qui est « bien » de ce qui est « mal » lors de la prise de décision. La politique peut toutefois être considérée comme l’art du compromis, de la conciliation des divers intérêts publics et particuliers incorporés dans ce que l’on pourrait appeler la « fonction de bien-être politique ».
À la limite, si toutes les décisions devaient être arrêtées sur la base de l’ACA, les décideurs n’auraient plus aucune souplesse pour répondre aux diverses pressions qui s’exercent en faveur de l’adoption d’une politique plutôt qu’une autre. Pour résumer, l’ACA, comme d’ailleurs n’importe quel type de calcul normatif, compromet la souplesse dont les décideurs ont besoin pour « agir en politiques ».5 Bien entendu, cela a pour effet d’en limiter l’utilisation ou d’en modifier le mode de mise en œuvre, comme il en a été question dans le présent chapitre. L’économie politique s’attache donc à expliquer pourquoi l’économie telle qu’elle est enseignée dans les manuels ne trouve que rarement une traduction concrète dans le processus effectif de prise de décision et dans celui, connexe, de formulation des politiques. Expliquer le fossé entre pratique et théorie ne revient toutefois pas à le justifier. S’il importe effectivement de bien mieux comprendre les pressions qui ont une incidence sur le processus réel de prise de décisions, le rôle de l’ACA n’en demeure pas moins de montrer à quoi ressemblerait une décision prise sur la base de la fonction de bien-être social qui a les faveurs des économistes.
Références
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Notes
← 1. Voir www.gazette.gc.ca/rp-pr/p1/2014/2014-06-07/html/reg2-fra.html (consulté en décembre 2017).
← 2. Voir www.ccme.ca/fr/resources/air/aqms.html (consulté en décembre 2017).
← 3. L’examen au Chapitre 16 de la pratique actuelle des differents pays en matière de publication des ACA dans divers contextes est valable ici.
← 4. Les fonds structurels et de cohésion (FSC) de l’UE ont décaissé plus de 300 milliards EUR au cours de la période 2007-2013. La manière dont les parties demandant à en bénéficier devraient procéder à l’ACA est illustrée dans un document d’orientation (Commission européenne, 2008).
← 5. Le Parlement européen (2018) intègre la déclaration suivante dans un projet d’avis sur l’interprétation et la mise en œuvre de l’accord interinstitutionnel « Mieux légiférer » :« La commission de l’environnement, de la santé publique et de la sécurité alimentaire appelle la commission des affaires juridiques et la commission des affaires constitutionnelles,compétentes au fond, à incorporer dans la proposition de résolution qu’elles adopteront les suggestions suivantes : (…)
Analyses d’impact
réitère son appel à l’intégration obligatoire, dans toutes les analyses d’impact, d’une analyse équilibrée des impacts économiques, sociaux, environnementaux et sanitaires à moyen et long termes ;
souligne que les analyses d’impact devraient servir uniquement de guide pour mieux légiférer et d’aide à la prise de décisions politiques, et qu’elles ne devraient en aucun cas remplacer les décisions politiques dans le cadre du processus démocratique de prise de décision, pas plus qu’elles ne devraient entraver le rôle des décideurs politiquement responsables ;
considère que les analyses d’impact ne devraient pas retarder indument les procédures législatives, ni être utilisées comme des obstacles de procédure pour retarder des textes législatifs non souhaités ;(...) ».