Une autre dimension de l’incertitude est la valeur de quasi-option (VQO), qui consacre de façon plus formelle la notion de précaution. Comme précédemment, le point de départ est le constat que les coûts et les avantages ne sont presque jamais connus avec certitude. Mais la VQO intègre le fait qu’il est possible de réduire l’incertitude dans certaines situations en collectant des informations. Toute décision prise dès à présent et qui aurait pour effet d’engager des ressources ou de générer des coûts ne pouvant être ultérieurement recouvrés ou remis en cause peut être qualifiée d’irréversible. Dans ce contexte caractérisé à la fois par l’incertitude et l’irréversibilité, il peut être sage de remettre à plus tard la décision d’engager des ressources. La valeur des informations réunies grâce à ce report correspond à la VQO. Ce chapitre explique sous quelle forme se présente la VQO et en quoi elle complète les approches décrites dans le Chapitre 9, et précise certains points de terminologie soulevés par les publications spécialisées. Le concept de VQO peut avoir une influence significative sur la prise de décisions, car il vient nous rappeler que celle-ci doit tenir compte du plus grand nombre d’informations possible sur les coûts et les avantages qu’elle entraîne, et qu’il nous faut donc « avoir consciencede ce que nous ignorons (à l’heure actuelle) ». Si cette ignorance ne peut être levée, rien ne sert de reporter la prise de décision, En revanche, si des informations peuvent permettre d’y remédier, la qualité de la décision pourrait être accrue en la remettant à plus tard. L’ampleur du gain procuré constitue une question de nature empirique.
Analyse coûts-avantages et environnement
Chapitre 10. Valeur de quasi-option
Abstract
10.1. Un peu de terminologie
Intuitivement, la plupart des individus tendent à penser que les décisions qui impliquent la perte irréversible d’un actif devraient être prises en s’entourant d’un plus grand nombre de précautions que lorsque cet actif est certes perdu mais peut néanmoins être reconstitué si l’on juge après-coup avoir commis une erreur. Cette idée paraît particulièrement pertinente en cas d’incertitude quant aux avantages futurs procurés par l’actif en question. Les biens environnementaux offrent un bon exemple d’actifs sur lesquels nous ne possédons que des informations limitées : des millions et des millions d’espèces restent ainsi à découvrir et à étudier avant qu’elles ne nous soient parfaitement connues et nul ne sait avec certitude combien en abritent la canopée des forêts ombrophiles ou les récifs coralliens. Dans ce contexte, les règles de l’ACA ne paraissent guère adaptées : les avantages sont incertains, la perte risque d’être irréversible et elle pourrait bien être d’ampleur non négligeable. Or, l’ACA ignore les situations où incertitude et irréversibilité se trouvent conjuguées. Les coûts peuvent eux aussi être irréversibles. Il est tout à fait envisageable qu’une décision d’investissement puisse exiger que des ressources soient engagées en vue de sa mise en œuvre, si bien qu’en cas de renversement de la conjoncture rien ne peut être fait, ou du moins pas grand-chose, pour recouvrer les coûts encourus. Telsera par exemple le cas des dépenses d’investissement « dédiées » – c’est-à-dire consacrées à l’acquisition de biens d’équipement ne pouvant servir qu’à un seul usage très précis et qu’il serait difficile d’affecter à d’autres fins. Les études portant sur les ressources naturelles citent souvent l’exemple des investissements dans les flottilles de pêche. Il en résulte que tant les avantages que les coûts d’investissement ou de mise en œuvre des politiques peuvent être irréversibles.
En fait, la règle de décision de l’ACA peut être reformulée pour prendre en considération les cas où incertitude et irréversibilité se trouvent conjuguées, pour autant qu’un troisième élément y soit également associé – à savoir la possibilité d’en apprendre davantage, c’est-à-dire de collecter de nouvelles informations1. Ce type de situations renvoie à la notion de valeur de quasi-option (VQO) introduite et développée par Arrow et Fisher (1974) ainsi que par Henry (1974). La VQO correspond à la valeur des informations réunies grâce au report d’une décision ayant des conséquences irréversibles. Une source de confusion tient au fait que, dans les travaux consacrés aux finances et à l’investissement, il existe une notion connexe dénommée valeur d’option ou valeur d’option réelle (Dixit et Pindyck, 1994). Traeger (2014) montre formellement que ces deux concepts – VQO et valeur d’option « réelle » – sont distincts, mais qu’il existe entre eux un lien démontrable2.
Il importe en outre de distinguer ces deux notions d’un troisième type de valeur d’option (VO) dont font état les études sur l’économie de l’environnement. Cet autre concept est égal à la différence entre le prix d’option et la valeur escomptée de la rente du consommateur. Le prix d’option (PO) représente le consentement à payer maximal pour l’obtention d’un bien quelconque dans un monde plein de risques et dans lequel on ne sait avec certitude quelle sera l’issue. Il s’agit d’un concept ex ante, puisqu’il correspond au consentement à payer au moment présent pour une situation à venir incertaine. Le prix d’option peut ne pas être égal à la valeur escomptée de la rente du consommateur, ou E(RC), la différence constituant la valeur d’option. Il convient de noter que le prix d’option et la valeur d’option apparaissent dans les situations d’aversion pour le risque. Comme nous le verrons plus loin, la VQO peut quant à elle être observée en cas d’aversion ou d’indifférence à l’égard du risque. De façon générale :
En principe, la valeur d’option ou VO peut tout aussi bien être positive que négative. Autrement dit, avoir recours à la valeur escomptée de la rente du consommateur, comme c’est en fait le cas dans l’ACA, risque d’introduire une erreur dans les estimations obtenues au moyen de celle-ci. La VO ne peut en effet être estimée sans une certaine connaissance de la structure sous-jacente des préférences des individus dont il s’agit (c’est-à-dire de leurs fonctions d’utilité). Dans la pratique, on ne sait avec certitude si cette erreur est significative. En d’autres termes, après avoir formulé des hypothèses quant à la structure des préférences individuelles, on observe que la prise en considération de la seule valeur escomptée de la rente du consommateur n’entraîne aucune erreur majeure.
Nous n’examinerons pas plus avant la valeur d’option ainsi définie. Elle peut certes être importante dans certains cas, mais nous mettons ici l’accent sur la VQO, concept équivalent à celui de VO réelle, dans la mesure où elle a plus de chances d’exercer une influence sur la façon dont est menée l’ACA.
Pour résumer :
Dans l’économie de l’environnement, la VO recouvre généralement la différence entre le prix d’option et la valeur escomptée de la rente du consommateur.
Toujours dans l’économie de l’environnement, la VQO correspond à la valeur des informations obtenues grâce au report d’une décision lorsque l’issue en est incertaine, de même que tout ou partie de ses avantages (ou de ses coûts), et qu’il est en outre possible d’en apprendre davantage en la remettant à plus tard.
Dans les travaux consacrés aux finances, la VO ou VO réelle renvoie à la valeur des informations réunies grâce au report d’investissements incertains et irréversibles, mais pas tout à fait de la même façon que la VQO.
10.2. Un modèle de VQO3
La plupart des descriptions du concept de VQO sont complexes et difficiles à suivre. Nous tenterons ici d’en comprendre les éléments fondamentaux.
Considérons une zone forestière qui peut être soit sauvegardée soit convertie à un usage agricole. Appelons « développement » le processus de conversion. Soit 0 la période actuelle et 1 la période à venir. Par souci de simplicité, nous limitons à deux le nombre de périodes. Il apparaît immédiatement que si la forêt est convertie dès à présent, c’est-à-dire à la période 0, elle ne peut être sauvegardée ni à la période 0 ni à la période 1 à venir. Si par contre on prend dès à présent la décision de la sauvegarder, il sera toujours possible de la convertir ou de la sauvegarder à la période 1. Supposons que les avantages procurés par le développement agricole soient connus avec certitude mais que ceux liés à la sauvegarde ne le soient pas. C’est là une hypothèse tout à fait plausible : nous pouvons être à peu près sûrs du rendement que pourront avoir les terres occupées par la forêt après leur conversion à un usage agricole, mais nous en savons encore fort peu sur la nature et la valeur des services écologiques procurés par les forêts. Si on convertit la forêt dès à présent, certains avantages de D0 et D1 sont garantis (D0 et D1 peuvent être considérés comme des valeurs présentes). Si on la sauvegarde dès à présent, on obtient une valeur de sauvegarde de V0, plus une valeur de sauvegarde incertaine de V1 à la période 1. Par souci de simplicité, admettons que ces valeurs incertaines à la période 1 puissent être et . correspond par exemple à la présence dans la forêt d’informations génétiques de grande valeur, et à une situation où la valeur de ces informations s’avère bien moindre. Supposons que les probabilités de et de soient respectivement p et (1 – p). La valeur escomptée (c’est-à-dire pondérée en fonction des probabilités) des avantages tirés de la sauvegarde (ES) au cours des deux périodes en cas de décision de conserver dès à présentla forêt est par conséquent la suivante :
[10.1]
Il suffit d’un instant de réflexion pour s’apercevoir qu’en cas de conversion de la forêt à la période 0, la valeur escomptée des avantages du développement (ED) sera égale à leur valeur certaine :
[10.2]
Si la décision de sauvegarder ou de développer doit être prise dès à présent, il suffira tout simplement de comparer [10.1] et [10.2]. La forêt sera donc développée si :
[10.3]
L’analyse coûts-avantages procèderait ainsi dans la plupart des cas : la valeur escomptée du développement (qui est en l’occurrence égale à sa valeur certaine) serait comparée à la valeur escomptée de la sauvegarde. L’intérêt de la VQO tient au fait qu’elle modifie le critère coûts-avantages de telle sorte que la décision puisse être reportée. Des considérations politiques peuvent certes imposer une décision immédiate, mais il est souvent possible de la remettre à plus tard, c’est-à-dire d’attendre avant de faire un choix définitif entre la sauvegarde et le développement. Pour examiner les différents choix envisageables, il peut être utile d’établir un arbre de décision tel que celui présenté au Graphique 10.1 4. Un tel arbre montre chacune des étapes du processus de décision si certains événements se produisent et si certains choix sont effectués. Dans le Graphique 10.1, le « tronc » de l’arbre est relié à diverses « branches » par des nœuds de décision (représentés par des carrés) et par des événements probabilistes (représentés par des cercles). L’analyse commence par un nœud de décision permettant de faire un choix immédiatement (c’est-à-dire « s’engager »)ou d’attendre. Opter pour le développement permet à l’évidence d’obtenir des avantages nets correspondant à . Sauvegarder offre des avantages dont la valeur escomptée est la suivante : . En d’autres termes, s’engager dès à présent revient à comparer les deux valeurs escomptées, ce qui correspond comme nous l’avons déjà dit ci‐dessus à la façon dont procède normalement l’analyse coûts-avantages.
Considérons à présent la décision d’attendre. Il nous faut donc examiner la partie droite du Graphique 10.1. Attendre signifie que la décision de développer ou de sauvegarder est reportée jusqu’à la période 1. Des avantages égaux à V0 sont enregistrés à la période 0. La suite varie selon que les avantages procurés par la sauvegarde sont « élevés » ou « faibles ». Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de décider s’il convient de sauvegarder ou de développer au cours de la période 1. Il existe donc 2 x 2 possibilités : si la sauvegarde offre des avantages élevés, la décision de développer à la période 1 aboutit à et celle de sauvegarder à ; si la sauvegarde procure de faibles avantages, ces deux séquences seront respectivement de et . Il convient de noter que nous avons écarté la possibilité de développer à la période 0 et celle de sauvegarder à la période1. La raison en est que le développement est supposé irréversible : dès l’instant qu’il se produit, il est impossible de faire marche arrière. Cette façon de voir les choses peut s’avérer utile face à de nombreux problèmes, mais il existe en pratique bien des degrés d’irréversibilité. Ainsi, la destruction d’une forêt primaire du fait de sa conversion à un usage agricole n’exclut pas nécessairement la création d’une forêt secondaire, laquelle pourrait lui être tout à fait semblable malgré des caractéristiques écologiques différentes. Et qui sait s’il ne sera pas possible un jour de faire revivre des espèces éteintes comme dans Jurassic Park.
Pour savoir quelle est la meilleure option – du point de vue des valeurs escomptées – il peut être commode de remplacer par des nombres hypothétiques les probabilités et les résultats indiqués au Graphique 10.1. Cela évite de « se perdre » dans les équations complexes qu’il faudrait sinon examiner.
Soit : .
Comparons la décision d’attendre et celle de s’engager. La décision d’attendre a les conséquences suivantes :
[a] , ou
[b] , ou
[c]
La décision de s’engager a quant à elle les effets suivants :
[d] , ou
[e] , ou
[f]
Il convient de noter que [e] et [f] sont identiques à [b] et [c].
Quelle est la meilleure décision ? L’analyse permettant de répondre à cette question doit être menée en deux étapes. Il nous faut en dernier ressort comparer les valeurs escomptées correspondant respectivement à la décision de développer immédiatement (ED), à celle de sauvegarder dès à présent et à tout jamais (ES) et à celle d’attendre (EA). Cependant, pour calculer EA, nous devons tout d’abord nous demander quelle est la solution optimale après avoir pris la décision d’attendre. Quelle est donc la meilleure décision après avoir décidé d’attendre ? Tout dépend selon que la valeur de V1 est élevée ou faible. Dans le premier cas, il est préférable d’attendre et sauvegarder puisque 320 > 140, alors que dans le second, il convient d’attendre et développer puisque l’on parvient alors à un résultat de 140 au lieu des 60 correspondant à la décision d’attendre et sauvegarder. Mais comment savoir si la valeur de la sauvegarde sera faible ou élevée ? Ce qui justifie la décision d’attendre, c’est précisément qu’elle nous donne la possibilité de déterminer si la valeur de la sauvegarde sera faible ou élevée. Autrement dit, attendre (c’est-à-dire opter pour un report) permet d’obtenir des informations qui peuvent grandement accroître l’efficience de la prise de décision : l’incertitude des avantages procurés par la sauvegarde s’en trouve en effet réduite. La VQO tient compte de ces importants aspects qui caractérisent la prise de décision dans de nombreux contextes environnementaux :
incertitude
irréversibilité
attente et obtention d’un plus grand nombre d’informations.
Il convient toutefois de remarquer que la règle de décision n’en continue pas moins de s’appuyer sur des valeurs escomptées.
On affirme souvent que les décisions relatives à la lutte contre le réchauffement planétaire doivent être reportées du fait des rapides progrès de la science en ce domaine. Le report des décisions pourrait éviter d’engager de manière irréversible des ressources pour lutter contre le réchauffement planétaire alors qu’elles pourraient sans doute être affectées à d’autres usages offrant de plus grands avantages pour la société. La décision de lutter contre le réchauffement planétaire peut être prise ultérieurement, lorsque des informations plus précises seront disponibles. Le problème du réchauffement planétaire s’avère toutefois plus complexe : si les décisions sont reportées et que le réchauffement a bien lieu, il en résulte une aggravation du phénomène tout comme des dommages qui lui sont liés. L’arbre de décision doit donc tenir compte de la probabilité que le choix d’attendre accroisse les dommages si le réchauffement se confirme. Deux éléments irréversibles se trouvent en l’occurrence conjugués : les coûts irrécupérables imposés par les mesures de lutte adoptées et le réchauffement, dont les effets ne pourront être inversés. La théorie de la décision paraît pouvoir prendre en considération cet aspect du processus décisionnel. Une autre caractéristique du réchauffement planétaire tient au fait que nous n’avons qu’une idée extrêmementapproximative de la probabilité des différentes issues. L’ampleur des catastrophes peut ainsi être incertaine, tout comme la probabilité qu’elles surviennent et le moment où elles pourraient se produire. Les décisions peuvent donc devoir être prises dans un contexte d’« incertitude totale », c’est-à-dire où les probabilités ne sont pas connues. Même dans un tel cas de figure, l’attente peut permettre de disposer d’informations plus précises au sujet de ces probabilités, si bien que l’approche fondée sur la VQO demeure en tout état de cause pertinente5. On constatera aisément que l’approche fondée sur la VQO améliore dans l’ensemble le processus décisionnel par rapport à la simple comparaison des valeurs escomptées des coûts et des avantages de la décision de « ne pas attendre » – c’est-à-dire de s’engager. La question de savoir dans quelle mesure cette approche prend en compte l’ensemble des problèmes que recouvrent l’incertitude et l’irréversibilité n’est cependant toujours pas tranchée.
Il est à présent possible d’écrire de la façon suivante l’équation relative à la valeur escomptée de la décision d’attendre (EA) :
[10.4]
Pour comprendre cette équation, examinons de nouveau le Graphique 10.1. EA est la valeur de la décision d’attendre à la période 0 et de choisir ensuite la meilleure option à la période 1. Attendre garantit manifestement V0 à la période 0. L’exemple numérique nous montre que . V1 est aléatoire – pouvant aussi bien s’avérer « élevée » que « faible » – et correspond à la valeur de la sauvegarde à la période 1. Si cette valeur est élevée nous optons pour la sauvegarde, puisque . Si par contre elle est « faible », nous choisissons dans tous les cas le développement puisque . La valeur escomptée à la période 1 est donc égale à la moyenne pondérée de la valeur élevée procurée par la sauvegarde d’une part et de la valeur du développement d’autre part, soit , dont l’addition à V0 à lapériode 0 nous donne la valeur escomptée de la décision d’attendre indiquée à l’équation [10.4].
Pour reprendre les valeurs numériques utilisées dans l’exemple hypothétique ci‐dessus :
La valeur de EA (232) est plus élevée que la valeur de
.
Par conséquent, dans cet exemple EA > ES. En fait, si , il est toujours préférable d’attendre que de s’engager à sauvegarder à tout jamais. La décision d’attendre préserve en effet la possibilité de bénéficier de la valeur ES étant donné qu’elle implique la sauvegarde à la période 0 et permet d’opter pour la sauvegarde à la période 1. La décision d’attendre présente donc l’avantage de la souplesse puisqu’elle offre la possibilité de sauvegarder à la période 0 puis à la période 1 ou bien de sauvegarder à la période 0 et de développer à la période 1.
Il est dès lors préférable d’attendre plutôt que de s’engager à tout jamais dans la sauvegarde. Faut-il par contre attendre ou développer immédiatement ? Pour répondre à cette question, il nous faut comparer EA et ED. Nous savons que EA = 232 et que . La valeur escomptée de l’attente est donc supérieure à celle du développement immédiat.
Deux « règles » nous permettent à présent de comparer le développement et la sauvegarde. La première découle de l’analyse précédente, et la seconde de l’ACA classique. Le développement immédiat est justifié si ED > EA ou si ED > ES. Tant que EA > ES, les tenants du développement auront plus de difficultés à respecter la première règle que la seconde. La prise en considération de la possibilité d’attendre rend par conséquent plus difficile la décision d’un développement irréversible (il convient de rappeler qu’une ACA « classique » se contenterait de comparer ED et ES).
Les dernières étapes de l’analyse nous permettent de mieux comprendre ce que recouvre la VQO. Commençons par réécrire de la façon suivante EA:
[10.5]
La démonstration de cette égalité est apportée à l’annexe du présent chapitre. Le terme correspond à la valeur escomptée de D1 – V1 ou de 0, selon le plus élevé de ces deux nombres, si l’on se place du point de vue de la période 0. Il en résulte que si D1 – V1 est supérieur à zéro, la valeur escomptée de cette expression est intégrée dans l’équation [10.5] (rappelons qu’à la période 0 nous ne connaissons pas V1 qui est donc aléatoire. Elle est par contre connue à la période 1).
Pour que la décision de développer le terrain immédiatement soit prise, il faut que ED > EA, or nous avons observé qu’il s’agit là d’une condition plus stricte que la simple comparaison de la valeur escomptée du développement et de celle de la sauvegarde qu’exigerait l’analyse coûts-avantages classique. Nous pouvons réécrire la condition ED > EA en reprenant les termes de l’équation [10.5], si bien que le développement immédiat n’est justifié que si :
[10.6]
Sous une forme légèrement différente, il s’agit là de l’équation établie par Arrow et Fisher (1994).
Nous sommes passés par de nombreuses étapes de calcul, aussi paraît-il souhaitable de résumer les principales conclusions :
L’analyse coûts-avantages « classique » exigerait, pour que le développement soit justifié, que ED > ES.
L’approche fondée sur la VQO requiert pour sa part le respect d’une condition plus stricte, à savoir que ED > EA.
EA et ES diffèrent d’un montant égal à .
ES sous-estime donc d’un montant égal à la « véritable » valeur de la sauvegarde.
Comment faut-il interpréter la VQO ? Certaines analyses considèrent qu’elle est égale à la dernière expression indiquée ci-dessus, soit . Il serait toutefois plus exact de dire que la VQO correspond à l’accroissement de la valeur escomptée des avantages rendu possible par l’attente. Elle serait donc définie par l’équation suivante :
[10.7]
Autrement dit, la VQO est la différence entre la valeur escomptée de l’attente et la plus élevée des deux variables ED et ES. Il résulte de l’équation [10.5] que si ED < ES, la VQO est égale à . Si par contre, comme dans l’exemple ci-dessus ED > ES, la VQO est inférieure à .
10.3. Quelle est la « taille » de la VQO ?
Il n’est guère utile à certains égards de s’interroger sur la « taille » de la VQO. Ce qui importe, c’est de savoir si la prise en considération de la possibilité d’attendre et d’en apprendre davantage a pour effet de modifier la décision d’affecter des ressources à une politique ou un projet donnés. Si elle aboutit à un autre choix que celui qui aurait été arrêté si le report n’avait pas figuré parmi les options envisagées, la VQO peut s’avérer élevée par rapport aux ressources engagées pour mettre en œuvre cette décision. C’est en ce sens que les études consacrées aux questions financières font valoir que ce que nous avons appelé VQO et qu’elles dénomment « valeur d’une option »6 peut être élevée (Dixit et Pindyck, 1995). Dans ces études, la décision d’investir « élimine » définitivement toute possibilité de choix puisque l’on ne peut revenir sur la décision ni attendre de disposer de nouvelles informations. D’où il résulte que :
La perte de cette valeur d’option constitue un coût d’opportunité qui doit être considéré comme faisant partie intégrante du coût de l’investissement (Dixit et Pindyck, 1994, p. 6).
Il est bien plus difficile de trouver des exemples d’estimation de la VQO dans le domaine de l’économie de l’environnement. L’Encadré 10.1 décrit une étude de la conversion des forêts à d’autres usages. Wesseler (2000) a suggéré que la VQO s’avère positive dans le cas du report de l’introduction de cultures végétales génétiquement modifiées en Europe.
Encadré 10.1. Aspects empiriques de la valeur de quasi-option
Il est facile d’envisager une série de problèmes en rapport avec l’environnement et les ressources dans lesquels la valeur de quasi-option (VQO) est à la fois pertinente et potentiellement significative. Cela amène naturellement à se demander dans quelle mesure l’importance empirique de la VQO peut être démontrée. Une poignée d’études ont cherché à répondre à cette question pratique. L’une des premières a été celle de Bulte et al. (2002) sur les forêts tropicales du Costa Rica. L’estimation empirique de la VQO qui y est présentée illustre le fait que l’incertitude entourant la valeur des forêts justifie qu’on fasse plus d’efforts pour sauvegarder celles-ci que si cette valeur était connue avec certitude. Néanmoins, les auteurs constatent également que la VQO revêt une importance empirique bien moindre pour la décision de sauvegarder la forêt ou de la convertir en superficies agricoles que des questions d’évaluation plus classiques, comme l’évaluation des externalités mondiales et l’appréciation de la valeur relative croissante attribuée aux terres forestières en voie de raréfaction.
Malheureusement, les éléments disponibles ne semblent pas suffisants pour déterminer plus avant s’il s’agit là d’une constatation de portée générale ou non (même si elle rejoint les résultats antérieurs d’Albers et al., 1996). D’autres auteurs ont cherché à mettre en lumière l’importance empirique de la VQO (ou de notions connexes) en examinant sur le plan théorique et par des essais pratiques l’influence exercée sur le consentement à payer (CAP) des individus pour une amélioration de l’environnement. Ainsi, Zhao et Kling (2009) examinent les implications théoriques de la reconnaissance du fait que, dans la réalité, les paramètres de l’action publique sont souvent dynamiques en ce sens qu’il est possible de reporter une décision (l’adoption d’une politique améliorant l’environnement, par exemple) afin d’en savoir plus sur l’avenir. Cette possibilité d’en apprendre plus fait partie intégrante de la détermination du consentement à payer des individus. En l’occurrence, l’adoption immédiate d’une politique améliorant l’environnement permet de profiter plus rapidement de ses retombées bénéfiques, mais elle implique aussi ce que Zhao et Kling appellent un « coût d’engagement » et qui constitue un concept parallèle à la VQO dans cette application théorique du CAP. Autrement dit, les individus sacrifient la faculté d’apprendre s’ils ont intérêt à ce changementde politique ou non. Cela a des conséquences pour le CAP prévisible. Par exemple, dans une enquête sur les préférences déclarées, si on demande aux répondants leur CAP pour bénéficier des retombées bénéfiques sur l’environnement rapidement et non plus tard, et si la situation se caractérise par l’existence d’incertitudes et de possibilités d’apprentissage, les montants obtenus seront « décotés » en fonction de la valeur attribuée par les répondants au « coût d’engagement ». En d’autres termes, le CAP total pour l’adoption de la politique en question sera plus faible que si la marge d’apprentissage était nulle, car on demande concrètement aux répondants de renoncer à cette opportunité d’en apprendre davantage.
La détermination de cet élément du CAP offre un moyen utile d’évaluer dans quelle mesure la VQO est importante pour les individus dans différents contextes de l’action publique. C’est précisément ce que Corrigan et al. (2008) ont entrepris de faire en recourant à l’évaluation contingente (EC, voir Chapitre 4) dans le contexte de l’amélioration de la qualité de l’eau à Clear Lake, dans l’État de l’Iowa (États-Unis). En l’occurrence, les auteurs ont examiné la compensation (implicite) qu’exigent les répondants pour consommer le bien environnemental tout de suite au lieu de reporter la décision d’une année pour en savoir plus sur la valeur des améliorations spécifiées. Il s’agissait donc de déterminer si le consentement à payer des individus est moindre pour des améliorations immédiates de la qualité de l’eau au motif qu’elles conduisent à sacrifier une opportunité d’apprentissage. Même si la taille de l’échantillon était plutôt restreinte (N = 158), il ressort de l’étude que le « coût d’engagement » représente plus de 75 % du CAP (moyen) pour les options d’amélioration de la qualité de l’eau à Clear Lake.
Dans le même ordre d’idées, Strazzera et al. (2010) recourent à la méthode des choix discrets (voir Chapitre 5) pour apprécier la valeur que les répondants – des habitants d’une zone urbaine de l’île de Sardaigne en Italie – attachent à l’amélioration d’une zone humide côtière située près de chez eux. Lorsqu’on indique aux répondants qu’il est possible d’en apprendre plus sur la valeur scientifique et culturelle de la zone humide, ils semblent valoriser sensiblement les options correspondantes dans les ensembles de choix qu’on leur présente. En d’autres termes, le CAP est plus élevé pour les options d’amélioration de la zone humide qui prévoient une approche prudente et cherchent à éviter les conséquences irréversibles d’une action engagée tout de suite sans plus d’informations sur ses conséquences.
Cet exposé devrait suffire à mettre en évidence une importante caractéristique de la VQO : elle ne constitue pas une composante de la valeur économique totale (VET). Elle nous rappelle plutôt que les décisions doivent être prises de façon rationnelle. La VQO n’en apparaît pas moins bien souvent dans les travaux publiés comme si elle était une composante de la VET. Tel n’est pourtant pas le cas. Freeman et al. (2013) résument très bien ce qu’il en est :
La valeur de quasi-option n’est pas une composante de la valeur attachée par les individus aux variations enregistrées par les ressources. À supposer même que les fonctions d’utilité des individus soient connues, la valeur de quasi-option ne pourrait être estimée séparément ni être ensuite intégrée dans une équation coûts-avantages. La valeur de quasi-option correspond à l’avantage généré par l’adoption de meilleures procédures de décision. Sa taille ne peut être mise en évidence qu’en comparant deux stratégies dont l’une suppose une suite de décisions optimales permettant de tirer parti des informations obtenues grâce au report de tout engagement irréversible concernant les ressources. Un décideur sachant mettre en œuvre une stratégie fondée sur une suite de décisions optimales n’aurait aucune raison de calculer la valeur de quasi-option. Un tel calcul serait en effet superflu puisque la meilleure décision lui serait déjà connue (pp. 250-251).
10.4. Conclusion
La notion de valeur de quasi-option est apparue il y a une trentaine d’années dans les travaux sur l’économie de l’environnement. Les économistes financiers ont parallèlement développé le concept de « valeur d’option ». Une source de confusion tient au fait que les économistes de l’environnement ont également élaboré un concept de valeur d’option sans rapport avec la VQO ni avec la VO telle qu’elle est définie dans les études financières. Finalement, la VQO a été considérée comme équivalente à cette dernière.
La VQO n’est pas une catégorie particulière de valeur économique. Elle correspond plutôt à la différence entre les avantages nets que procurerait la meilleure décision possible et ceux qu’offrirait un choix qui ne serait pas optimal du fait qu’il ne tiendrait pas compte des gains susceptibles d’être obtenus en remettant la décision à plus tard et en profitant de ce délai pour en apprendre davantage. La VQO apparaît d’ordinaire dans les situations d’irréversibilité. Elle ne peut être observée que s’il existe quelque incertitude qui puisse être levée grâce à un complément d’informations. S’il s’avère impossible d’en apprendre davantage, il ne peut y avoir de VQO.
La VQO peut-elle sensiblement influer sur la prise de décision ? Potentiellement, oui. Il convient en l’occurrence de garder en mémoire que les décisions doivent être prises en tenant compte du plus grand nombre d’informations possible sur les coûts et les avantages qu’elles entraînent et qu’il nous faut donc « avoir conscience de ce que nous ignorons ». Si par contre des informations peuvent permettre d’y remédier, la qualité de la décision pourrait être accrue en la remettant à plus tard. L’ampleur des gains ainsi tirés constitue pour l’essentiel une question de nature empirique étant donné que la VQO est égale à la différence entre les avantages nets que procurerait la meilleure décision possible et ceux qu’offrirait un choix qui ne serait pas vraiment optimal. Les études financières suggèrent que cette différence pourrait être relativement importante par rapport au volume des ressources susceptibles d’être affectées à la mise en œuvre d’une décision. D’autres études doivent être réalisées dans le domaine de l’environnement pour voir si elles parviennent à des résultats similaires. Les exemples en demeurent à ce jour limités.
Références
Arrow, K. et A. Fisher (1974), « Environmental Preservation, Uncertainty and Irreversibility », The Quarterly Journal of Economics, vol. 88, n° 2, pp. 312-319, https://doi.org/10.2307/1883074.
Bulte, E., M. Joenje et H. Jansen (2000), « Is there too much or too little forest in the Atlantic Zone of Costa Rica? », Canadian Journal of Forest Research, vol. 30, n° 3, pp. 495-506.
Bulte, E. et al. (2002), « Forest conservation in Costa Rica when nonuse benefits are uncertain and rising », American Journal of Agricultural Economics, vol. 84, n° 1, pp. 150-160, https://doi.org/10.1111/1467-8276.00249.
Corrigan, J.R., C.L. Kling et J. Zhao (2008), Willingness to pay and the cost of commitment: An empirical specification and test, Environmental and Resource Economics, n° 40, pp. 285-298, https://doi.org/10.1007/s10640-007-9153-0.
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Annexe 10.A1. Calcul de la valeur escomptée de l’attente
L’équation [10.5] se présentait sous la forme suivante dans le corps du texte :
[10.A1.1]
Elle est dérivée de la première formule de calcul de EA (équation [10.4] dans le corps du texte) de la façon suivante :
[10.A1.2]
Ajoutons puis soustrayons ce terme de l’équation [10.A1.2], ce qui nous donne
[10.A1.3]
ou
[10.A1.4]
La probabilité que les avantages de la sauvegarde soient élevés à la période 1 est égale à p et D1 – V1 est négatif et inférieur à 0 étant donné que la valeur tirée du développement à la période 1 est inférieure à la valeur élevée de la sauvegarde. La probabilité que les avantages de la sauvegarde soient faibles à la période 1 est quant à elle égale à (1-p), et D1 – V1 est alors positif D1 – Vfaible et supérieur à 0 puisque la valeur tirée du développement est supérieure à la valeur faible de la sauvegarde. D’où :
[10.A1.5]
L’équation [A10.4] peut donc s’écrire ainsi :
[10.A1.6]
expression qui correspond à l’équation [10.5] du corps du texte.
Notes
← 1. La question de savoir laquelle de ces caractéristiques est la plus importante n’est toujours pas tranchée. D’aucuns ont avancé que ce sont l’incertitude et la possibilité d’en apprendre davantage qui ont le plus d’importance et que l’irréversibilité n’a que des conséquences limitées. La plupart des travaux publiés n’en tiennent pas moins pour acquis que les ressources engagées ou certains des avantages auxquels il faut renoncer présentent une part incertitude.
← 2. En l’occurrence, Traeger (2014) note que la VQO représente la valeur de l’apprentissage en cas de report d’un projet, tandis que la valeur d’option « réelle » représente la valeur nette du report d’un projet lorsqu’il y a apprentissage, et que cela a des conséquences légèrement différentes pour la règle type de calcul de la valeur actualisée nette appliquée dans l’ACA.
← 3. Cette section s’inspire des documents aimablement communiqués par le Dr Joseph Swierzbinski du Département d’économie de l’University College London, et reprend pour une large part tout en le simplifiant l’article original de Arrow et Fisher (1974).
← 4. Les arbres de décision constituent un des outils essentiels de l’analyse décisionnelle (voir par exemple Merkhofer, 1987).
← 5. Dixitet Pindyck (1994, pp. 395-396) ont préconisé d’utiliser leur méthode d’analyse par les « options réelles » pour évaluer les politiques en matière de réchauffement planétaire. Pour une application voir Ulph et Ulph (1997).
← 6. Elle présente également des analogies avec les options d’achat telles que définies par les études consacrées aux questions financières – voir Dixit et Pindyck (1994).