Le présent chapitre propose un résumé des principaux thèmes abordés dans cet ouvrage. Il traite en l’occurrence de la nature évolutive des avancées à la frontière des connaissances, du recours à l’analyse des coûts et avantages environnementaux (ACAE) dans l’élaboration effective des politiques, ainsi que des éventuelles limites auxquelles peut se heurter l’analyse coûts-avantages. Il expose par ailleurs la structure de l’ouvrage.
Analyse coûts-avantages et environnement
Chapitre 1. Aperçu des grandes questions
Abstract
Imaginons qu’il faille faire un choix entre plusieurs projets énergétiques impliquant d’investir soit dans une centrale au charbon, soit dans des moyens de production renouvelables tels que des éoliennes. L’analyse coûts-avantages (ACA) constitue l’un des outils analytiques auxquels peuvent avoir recours les décideurs et les analystes pour faire un choix entre ces projets (ou décider de n’investir dans aucun d’eux).
Cette analyse pourrait commencer par déterminer quels sont les avantages (définis comme une augmentation du bien-être humain, ou de « l’utilité » pour parler comme les économistes) et les coûts (correspondant à une réduction du bien-être humain) générés par ces projets. Pour que l’un des projets soit retenu sur la base du critère coûts-avantages, ses avantages sociaux doivent être supérieurs à ses coûts sociaux. Les limites géographiques retenues pour circonscrire la société qui supporte ces coûts et bénéficie de ces avantages coïncident généralement avec les frontières nationales, mais elles peuvent aisément être élargies pour couvrir un territoire plus étendu. Mais avant d’en arriver là, il faut trouver un moyen d’agréger les avantages et les coûts impliqués par le projet pour les différentes personnes concernées (dans les limites géographiques considérées). Il pourrait être nécessaire à cet effet de mesurer en termes de quantités physiques les intrants et les extrants du projet. Il est également fondamental de trouver le moyen d’attacher à ces quantités physiques une valeur monétaire correspondant à ce que les gagnants et les perdants de ce projet seraient disposés à sacrifier pour obtenir (ou éviter) les changements considérés. Ces coûts et ces avantages exprimés en valeurs monétaires sont par ailleurs enregistrés à différentsmoments et leur agrégation dans le temps implique leur actualisation. Les valeurs des avantages et des coûts futurs actualisés constituent ce que l’on appelle leurs « valeurs actuelles ». C’est la somme de ces valeurs actuelles qui est à la base du critère coûts-avantages et de la recommandation qui s’ensuit concernant la façon de choisir entre différentes options envisagées.
Un analyste entreprenant une telle évaluation économique bénéficiera de l’ancienneté de cet outil d’aide à la formulation des politiques et à la sélection des projets d’investissement. Le très grand nombre de textes faisant autorité portant sur la théorie et la pratique de l’analyse coûts-avantages en offre une illustration, tout comme les lignes directrices officielles établies par des autorités nationales et supranationales ou par des organisations internationales. Ces sources indiquent assurément que cette évaluation soulève par ailleurs des interrogations tout aussi anciennes. Il peut notamment s’agir de préoccupations relatives au mode de répartition des coûts et des avantages entre les différents individus (dans les limites géographiques considérées) ou à la manière de traiter l’incertitude qui caractérise le profil temporel estimé de ces flux d’avantages nets.
Il convient cependant de préciser un fait important : un examen approprié de la justification économique de chacune des options de projet devra tenir compte des récentes évolutions de l’analyse coûts-avantages dans le domaine de l’environnement (ACAE). Celle-ci correspond à l’application de l’ACA aux projets ou politiques visant explicitement à une amélioration de l’environnement ou ayant d’une manière ou d’une autre un effet indirect sur les milieux naturels. Dans le cas de l’exemple ci-dessus, elle est pertinente pour un certain nombre de raisons. Chacune des options aura des conséquences très différentes du point de vue de l’atténuation du changement climatique, de sorte que les analystes pourraient devoir trouver une estimation des coûts sociaux du carbone. La contribution de chaque option à la qualité locale de l’air sera de même sensiblement différente et, pour en estimer la valeur, il sera nécessaire d’établir le lien entre les émissions (de substances polluantes telles que les particules) de la centrale au charbon, par exemple, et (les variations de) la pollution de l’air ambiant là où les gens vivent, puis d’évaluer en dernier lieu les risques environnementaux (relatifs) qui s’ensuivent pour la santé humaine.
Ce n’est bien sûr là qu’un exemple parmi d’autres. La définition de l’ACAE fournie ci‐dessus indique qu’elle peut s’appliquer à un grand nombre de politiques et de projets (et peut-être même dans une certaine mesure à toutes les initiatives de ce genre), tout comme à un large éventail de questions d’environnement. Dans un registre très différent, un autre projet pourrait ainsi viser à protéger les zones côtières de l’élévation du niveau des mers1. Les options envisageables peuvent faire appel à des moyens de défense traditionnels construits (ou produits) par l’homme, tels que des brise-lames ou des digues, ou bien à des solutions fondées sur la nature, qui pourraient impliquer un renforcement et une restauration des écosystèmes naturels. Dans le second cas, une recommandation importante serait que cette évaluation débute par un dialogue interdisciplinaire avec des spécialistes des sciences naturelles. C’est plus précisément la manière dont les différentes configurations d’habitats naturels (restaurés) contribueraient à atténuer la violence des vagues et assureraient à divers degrés des services écosystémiques de protection contre les inondations qui présente un intérêt. Encore une fois, l’évaluation de ce service et des variations des avantages auxquelles il contribue implique la prise en compte de divers impacts sur le bien-être humain pour lesquels on ne dispose d’aucun prix de marché évident.Par ailleurs, cette protection contre les inondations fondée sur la nature aura des impacts qui perdureront jusqu’à un avenir relativement lointain, et qui pourraient même être « perpétuels » si une gestion appropriée en est assurée. La question de la méthode à appliquer pour estimer la valeur d’avantages futurs très éloignés dans le temps par rapport à celle des mêmes avantages obtenus à une date plus rapprochée est particulièrement importante, d’autant que les considérations intergénérationnelles jouent un rôle primordial dans ce contexte.
Ce qu’il convient de retenir en l’occurrence, c’est qu’il faut se tenir au courant des évolutions de l’ACAE, puisqu’il s’agit d’une caractéristique potentiellement omniprésente des méthodes d’évaluation économique contemporaines. Le présent ouvrage vise à examiner ces évolutions récentes (et le contexte dans lequel elles s’inscrivent), ainsi qu’à en évaluer les conséquences pour la mise en œuvre concrète de l’ACA. Une grande partie des progrès réalisés jusqu’en 2006 ont été abordés dans la publication de l’OCDE rédigée par David Pearce et al. (2006) et intitulée Analyse coûts-bénéfices et environnement : développements récents. Cet ouvrage partait de la constatation que la théorie de l’ACA et sa mise en œuvre pratique avaient connu un certain nombre d’évolutions, pour la plupart indépendantes les unes des autres, mais qui, considérées conjointement, modifiaient l’idée que se faisaient bon nombre d’économistes d’une ACA bien menée. Il convient de noter que bon nombre de ces évolutions répondaient aux difficultés soulevées par l’application de l’ACA aux politiques et projets ayant d’importants impacts environnementaux.
Cette observation fondamentale constitue le point de départ du présent ouvrage. Cependant, comme c’était à prévoir, les évolutions intervenues depuis une dizaine d’années – sur lesquelles repose cette observation – se caractérisent par une certaine continuité, mais aussi par quelques traits distinctifs. Le reste de ce chapitre d’introduction propose une vue d’ensemble de certains des principaux thèmes examinés en détail dans les chapitres suivants.
L’un de ces thèmes a trait à la nature des évolutions à l’œuvre à la « frontière des connaissances ». La continuité est ici manifeste compte tenu de la place de choix qui est toujours faite à l’évaluation environnementale (ou évaluation non marchande). Rien de surprenant à cela. En effet, l’une des difficultés majeures auxquelles se heurte l’ACA dans le domaine de l’environnement consiste à trouver le moyen d’évaluer (les variations subies par) les intrants et les extrants non marchands. Il est donc inévitable que l’évolution des techniques d’évaluation non marchande conserve une place centrale et primordiale. Ces évolutions présentent néanmoins un certain nombre de caractéristiques inédites. Grâce à sa (relativement) longue tradition, ce sous-domaine a atteint un degré de maturité dont il faut se féliciter, à tel point que l’ACA est désormais couramment utilisée dans divers contextes environnementaux.
Cependant, cette maturité comporte aussi un inconvénient : les contributions véritablement novatrices se font sans doute plus rares. C’est naturellement une question de degré. L’évaluation selon la méthode du bien-être subjectif (Chapitre 7) représente une nouvelle évolution notable. Elle pourrait en effet ouvrir une nouvelle frontière en ce domaine. De manière plus générale, on constate logiquement une continuité dans les moyens mis en œuvre pour démontrer que ces techniques d’évaluation peuvent permettre d’assigner des valeurs monétaires robustes aux impacts environnementaux des politiques et des projets d’investissement.
Dans le cas des méthodes fondées sur les préférences révélées (Chapitre 3), par exemple, il s’en est suivi un raffinement statistique croissant qui a permis en particulier de mieux établir l’inférence causale entre la transaction portant sur un bien marchand (tel que l’achat d’une maison ou l’acceptation d’un emploi) et le prix implicite d’un bien environnemental (non marchand) (comme la qualité de l’air dans un quartier ou sur le lieu de travail). Ces techniques s’appuient sur le fait que beaucoup de biens et services environnementaux (non marchands) font implicitement l’objet de transactions commerciales sur les marchés, ce qui leur permet d’en déterminer la valeur de diverses manières, selon le bien considéré et le marché sur lequel s’opèrent les échanges correspondants. Par exemple, la demande de loisirs naturels est estimée sur la base des coûts de déplacement liés à cette activité, les évolutions récentes consistant à associer cette procédure aux systèmes d’information géographique afin d’en accroître la précision, notamment en inventoriant les caractéristiques naturelles des sites récréatifs. Une autre application notable est celle des techniques hédonistes, qui évaluent les biens et services environnementaux en les considérant comme des attributs ou des caractéristiques des achats correspondants, de propriétés résidentielles en particulier, ou des décisions telles que cellesd’accepter un emploi pour un salaire donné.
Pour ce qui est des méthodes des préférences déclarées (Chapitre 4Chapitre 5), le formidable accroissement de la popularité de l’économie comportementale et, par voie de conséquence, de son influence sur l’économie de l’environnement s’est montré utile, amenant à reconsidérer à la lumière de ces nouvelles théories du comportement ce que l’on sait des biais d’évaluation et de l’anormalité des réactions. L’essor des enquêtes en ligne a par ailleurs beaucoup contribué à permettre de plus larges applications et un réexamen des biais et des moyens d’y remédier.
Le Chapitre 4 examine la méthode d’évaluation contingente, dans laquelle les personnes interrogées sont directement questionnées sur leur consentement à payer (ou leur consentement à recevoir) pour un changement hypothétique du niveau de fourniture d’un bien non marchand. La vaste expérience aujourd’hui accumulée en la matière peut être trouvée dans les publications sur l’évaluation contingente et peut guider la réflexion actuelle sur la bonne conception des enquêtes et les moyens de réaliser une évaluation robuste. Les questions de validité et de fiabilité demeurent au cœur du débat, par exemple lors de l’examen des problèmes et biais spécifiques. Ces préoccupations paraissent de plus en plus étroitement liées aux recherches sur l’économie comportementale.
De nombreux types d’impacts environnementaux sont de nature multidimensionnelle. Autrement dit, lorsque la mise en œuvre d’un projet ou d’une politique a des répercussions sur une ressource naturelle, elle entraîne souvent des modifications de diverses caractéristiques, dont chacune devra être évaluée séparément. Le Chapitre 5 examine un outil permettant d’obtenir des personnes interrogées une évaluation séparée de ces multiples dimensions : la méthode des choix discrets (MCD). De toutes les méthodes fondées sur les préférences déclarées, l’évaluation contingente est peut-être paradoxalement celle qui a suscité les polémiques les plus enflammées. Pourtant, la MCD en partage sans doute nombre des avantages et des inconvénients, aussi l’examen des questions de validité et de fiabilité au Chapitre 4 lui est-il également applicable. Là encore, les liens avec la recherche comportementale sont très pertinents, notamment concernant les règles d’heuristique et de filtrage qui amènent à choisir les options jugées suffisamment bonnes plutôt que celles maximisant l’utilité.
Un autre aspect remarquable tient à l’extension de l’évaluation à de nouveaux domaines d’action, et à l’application plus systématique de ces méthodes dans le cadre de l’évaluation de l’action publique. L’évaluation des services écosystémiques (Chapitre 13) est en l’occurrence exemplaire, et elle s’est pleinement imposée comme un sous-domaine important, notamment à la suite d’un certain nombre d’évaluations des écosystèmes mondiaux et nationaux. On dispose certes d’un socle de données factuelles étendu et – du moins pour certains services écosystémiques – d’une grande profondeur, mais l’analyse des progrès montre qu’une meilleure compréhension de la production écologique s’avère nécessaire, surtout en ce qui concerne la variabilité spatiale et la complexité des facteurs en jeu dans la production des services. Il s’agit là d’une activité réellement interdisciplinaire, vu que les sciences naturelles doivent éclairer les différentes étapes de ce processus analytique. Cette situation est loin d’être figée et d’importants domaines de recherche restent à explorer, notamment en ce qui concerne l’estimation de la valeur de non-usage des écosystèmes et l’évaluation des services culturels qu’ils fournissent, sujets qui ont moins retenu l’attention jusqu’à présent.
L’évaluation des problèmes de santé constitue une application plus ancienne. Néanmoins, l’accumulation des preuves concernant la charge mondiale de morbidité, et plus particulièrement la contribution de la pollution de l’environnement à cette charge, confère un degré d’urgence accru à ces travaux. Le Chapitre 15 examine ce contexte et les efforts menés pour mesurer quantitativement la charge physique et économique que fait en particulier peser la pollution atmosphérique. Les considérables progrès de ces dernières années ont permis de mieux définir le concept de « valeur d’une vie statistique » (VVS) et d’en offrir une estimation plus précise. Une des principales questions était de savoir comment « transférer » les VVS d’un pays à un autre par exemple, ou dans des situations où les personnes visées par des propositions de politique ou de projet d’investissement ont des espérances de vie variables. En termes de recommandations pratiques, le corpus empirique a été d’une grande utilité en permettant de transposer les résultats observés en niveaux de base ou de référence. Les études telles que celle de l’OCDE (2012) ont joué un rôle important dans la transformation de ce corpus en un outil d’une grande facilité d’utilisation fournissant des valeurs « unitaires » normalisées pour certains effets défavorables sur la santé, telles quela VVS pour un pays ou un groupe de pays de référence, qui peut être ajustée pour être appliquée à des pays extérieurs à ce groupe de référence.
De manière plus générale, ces évolutions rendent possible un plus large recours à l’évaluation environnementale pour formuler les politiques et sélectionner les projets d’investissement. Il importe que tel soit le cas afin de remédier à un paradoxe potentiel, à savoir que la complexité toujours plus grande des techniques sur lesquelles s’appuient ces évaluations monétaires en fait le domaine réservé des spécialistes de l’économie. La transformation de ce corpus empirique en un outil plus aisément utilisable par les pouvoirs publics devient cruciale, et les bases de données d’évaluation (telles que l’EVRI) et les « barèmes de référence » (listes de valeurs moyennes et de fourchettes pour les différentes catégories de biens et services environnementaux) témoignent manifestement d’une prise de conscience de cet état de fait. Les instruments de ce type pourraient en vérité apporter une importante contribution à la diffusion de l’évaluation environnementale, sous réserve que les enseignements tirés des tentatives de transfert soient pris en considération lors de leur mise en œuvre (voir le Chapitre 6, sur les « transferts de valeurs ») et mis à profit pour formuler des conseils avisés concernant leurs limites et leur utilisation. Une bonne application des méthodes de transfert requiert un jugement éclairé et une certaine expertise, mais aussi dans quelques cas, d’après les commentateursles plus exigeants, des compétences techniques aussi poussées que pour la réalisation des études originales. C’est un peu paradoxal, puisque le recours au transfert trouve précisément sa justification dans la volonté de simplifier les évaluations courantes et d’en généraliser l’utilisation.
La contribution de l’économie du climat en est une autre illustration, vu l’attention qu’elle accorde aux évaluations du coût social des émissions de carbone (Chapitre 14). Les difficultés et les incertitudes, concernant par exemple la sensibilité du climat, la croissance économique et les trajectoires d’émissions futures, ainsi que les dommages auxquels on peut s’attendre en conséquence, n’en rendent pas pour autant inutiles les évaluations concrètes, étant donné qu’il est très peu probable que le prix du carbone soit nul. Il est néanmoins nécessaire dans un tel contexte de recommander une interprétation prudente s’il s’agit d’éclairer l’action publique. Le problème tient en l’occurrence à la complexité technique des problèmes analytiques que soulève l’estimation du coût social du carbone (CSC). Cela a entraîné une nouvelle demande de transparence et d’approches illustratives plus simples, bien qu’il soit encore trop tôt pour décider du meilleur moyen d’introduire davantage de clarté sans perdre en rigueur et en crédibilité.
Les réflexions sur l’ACA dans le contexte de l’économie du climat ont également été de portée plus générale, concernant en particulier le taux d’actualisation social (Chapitre 8). Les questions intergénérationnelles, telles que celle du changement climatique, ont lancé un formidable défi à l’approche classique de l’actualisation. Non seulement les hypothèses qui sous-tendent l’actualisation traditionnelle deviennent problématiques, mais les principes éthiques sur lesquels elle repose acquièrent une extrême importance. Aussi la manière dont les paramètres du taux d’actualisation utilisé dans l’analyse des coûts et avantages sociaux (ACAS) sont déterminés a-t-elle suscité un intérêt considérable, tout comme leurs fondements éthiques et pratiques. La manifestation la plus patente de cet intérêt est peut-être le consensus grandissant autour de l’idée d’un taux d’actualisation social décroissant. N’en demeurent pas moins d’innombrables débats sur le profil d’évolution empirique souhaitable de ces taux décroissants. Une chose est néanmoins claire : ces évolutions ont des ramifications dans d’autres domaines que l’économie du climat.
Certaines de ces évolutions présentent une caractéristique commune : le degré croissant de complexité technique de divers éléments de l’ACAE. Il s’ensuit certains avantages, tels que la rigueur statistique, qui constitue désormais une caractéristique habituelle des applications de l’évaluation environnementale – ce qui rend l’évaluation monétaire d’autant plus solide. Cela permet également d’asseoir sur une base théorique rigoureuse les efforts pour établir un taux d’actualisation social. Cette complexité entraîne toutefois un inconvénient : elle fait de beaucoup de ces évolutions le domaine réservé des spécialistes de l’économie. Au risque qu’elles ne soient pas prises en considération dans la pratique s’il apparaît qu’elles rendent ces questions moins accessibles à un public plus large.
Ce n’est toutefois pas inévitable, bien qu’un effort délibéré et supplémentaire puisse être nécessaire pour traduire les travaux des spécialistes en des termes plus généraux, tout comme pour diffuser des résultats analytiques sans doute complexes sous une forme qui les rend plus aisément utilisables. Parmi les exemples en la matière figure la modélisation statistique dans le cadre de la méthode des choix discrets, qui est de plus en plus largement accessible grâce aux possibilités croissantes de formation et à la diffusion de logiciels statistiques gratuits, mais aussi aux « barèmes de référence » et aux bases de données d’évaluation qui intègrent une quantité ahurissante de données empiriques et des profils concrets de décroissance des taux d’actualisation.
Il serait bien sûr étonnant que des tensions n’apparaissent pas en chemin entre les innovations à la « frontière des connaissances » de l’ACAE, d’une part, et l’utilisation effective de cet instrument pour formuler les politiques concrètes de l’autre. Il est par ailleurs vrai qu’un certain nombre de progrès à la frontière des connaissances qui émanent pour l’essentiel (mais pas exclusivement) de l’économie du climat et de l’économie du développement durable paraissent restreindre l’utilisation (et l’utilité) de l’ACA. On peut y voir, en d’autres termes, une prise de conscience des limites potentielles auxquelles se heurte l’application de l’ACA dans le domaine de l’environnement.
Cette idée qu’il existe des limites n’a bien sûr rien de nouveau. Les évolutions en cours marquent cependant un tournant et se manifestent en particulier dans les préoccupations scientifiques au sujet des seuils qui pourraient caractériser les systèmes écologiques, associées à la crainte que le non-respect de ces seuils puisse être extrêmement coûteux du point de vue du bien-être humain, voire menacer la durabilité du développement humain (Chapitre 12). Il s’ensuit d’importantes implications pour l’ACA. Par exemple, en économie du climat, l’existence d’un risque faible, mais tout de même non négligeable de dommages climatiques catastrophiques l’emportera sur toute analyse coûts-avantages. Dans un tel cas de figure, les responsables de la formulation des politiques ne se soucieront pas tant d’en examiner attentivement les coûts et les avantages (marginaux) que de chercher les moyens de réduire ces risques catastrophiques formant une « queue de distribution épaisse ».
Une considérable incertitude entoure la nature de la perte occasionnée par la dégradation ou la destruction du capital naturel, tout comme la localisation effective des seuils critiques (contrairement aux distributions des probabilités connues). Le postulat pourrait être que la précaution doit prendre le pas sur l’analyse coûts-avantages dans ce genre de situations. Les considérations éthiques ne sont pas non plus absentes des réflexions sur le rôle de l’évaluation formelle des coûts et des avantages, vu qu’il s’agit fondamentalement là de questions de justice intergénérationnelle.
Tout cela pourrait donner le sentiment que le rôle de l’ACAE en tant qu’aide à la prise de décision collective en matière de formulation des politiques et de sélection des projets d’investissement est plutôt limité. Les recommandations économiques pourraient dès lors devoir être assorties de contraintes (de durabilité). Ou bien, l’ACA pourrait ne concerner que certaines options après que la décision stratégique d’agir a été prise. Le rôle joué par l’ACA pourrait même s’en trouver globalement amoindri. Par exemple, dans le cas de la protection des zones côtières dont il a été question au début du présent chapitre, il est possible que les préoccupations relatives à la durabilité influent sur les décisions stratégiques et fassent de ce fait préférer les solutions fondées sur la nature. Il s’agit alors pour l’ACA de faire un choix entre différentes options de protection contre les inondations fondées sur la nature, plutôt que de les comparer avec des infrastructures bâties (telles que des brise-lames construits par l’homme).
Il est certes important d’avoir conscience des limites susceptibles de donner lieu à de telles réactions, mais il existe par ailleurs un risque de surréaction. Il est tout à fait possible de repousser la frontière des connaissances et d’élargir cet outil de décision à des domaines où son application était auparavant jugée problématique ou délicate, comme l’attestent les nombreuses améliorations apportées par le passé à l’ACAE. Il importe d’établir si ces contraintes imposent d’importants coûts (d’opportunité). Le rôle de l’ACAE, qui consiste à déterminer le degré d’efficience (sociale) des décisions dans le cadre plus large de l’élaboration des politiques, demeure crucial.
Le progrès consiste en l’occurrence à repousser les limites existantes pour en rencontrer de nouvelles qui peuvent soulever des questions inédites sur les cas où il peut être fait appel à l’ACA et sur la manière de la mener à bien. Il importe également de se demander où on en est dans l’application des progrès de l’ACAE à l’élaboration des politiques et des projets d’investissement effectifs. Par exemple, l’idée d’intégrer les problèmes de répartition dans l’ACA remonte à loin (Chapitre 11), bien que les applications concrètes en aient été moins fréquentes. On peut supposer qu’il ne s’agit pas uniquement là d’un problème d’offre (c’est-à-dire de l’intérêt particulier des spécialistes de l’ACA pour l’efficience), mais sans doute aussi d’un problème de demande tenant au fait que les responsables de l’action publique n’exigent pas la présentation des informations correspondantes dans le cahier des charges de l’ACAE sur laquelle ils fondent leurs décisions. Il est intéressant de se demander pourquoi il en est ainsi. Le problème pourrait tenir au fait que les réponses traditionnelles sont jugées discutables ou arbitraires (à l’instar de la pondération des coûts et des avantages en fonction des niveaux de vulnérabilité ou de revenu des différentes catégories de population sur lesquelles l’action envisagéeaurait une incidence). Il existe d’autres solutions moins ambitieuses, mais instructives, telles que le recensement des modalités de répartition interindividuelle des coûts et des avantages, ou encore de certains biens ou de certaines nuisances spécifiques de nature environnementale (tels qu’une bonne ou une mauvaise qualité de l’air, des utilisations des sols non souhaitées, etc.).
De manière plus générale, la question de savoir si l’ACA(E) est ou non utilisée pour formuler des politiques réelles ou sélectionner de vrais projets d’investissement mérite un examen plus approfondi. L’importance de cette question est pourtant souvent minorée dans les études relatives à l’évaluation des coûts et des avantages, pour excellents que soient leurs conseils quant à la manière dont devrait être réalisée l’ACA en théorie comme en pratique2. Il n’en existe pas moins des exceptions, et l’enquête sur les pratiques des pays membres de l’OCDE menée dans le présent ouvrage offre un exemple parmi d’autres de systématisation du recueil d’informations sur l’utilisation officielle de l’ACAE (Chapitre 16).
Cette enquête parvient aux mêmes conclusions que les études antérieures, à savoir que la métaphore du « verre à moitié plein, à moitié vide » résume le mieux la situation en matière de recours effectif à l’ACAE. Le degré auquel il est fait appel à l’ACA est très variable, tout comme celui auquel les divers impacts sur l’environnement sont pris en compte dans ces analyses, selon les secteurs économiques et les contextes analytiques. Par exemple, les propositions de mesures et les investissements dans les secteurs des transports et de l’énergie sont relativement bien pris en considération dans les ACA, mais celles-ci tiennent bien moins compte des impacts non climatiques sur l’environnement. Certains éléments mettent en évidence un recours effectif (et parfois de grande ampleur) à cet instrument, tandis que d’autres montrent que beaucoup de progrès restent à accomplir. À l’évidence, le processus de formulation des politiques fait intervenir un ensemble complexe d’institutions publiques et il importe d’en tenir compte lors de l’examen du recours effectif à cet instrument. En d’autres termes, il est essentiel de comprendre l’économie politique de l’ACA pour bien saisir comment elle est effectivement utilisée et quelles seraient les mesures envisageables pour améliorer la situation en la matière.
L’économie politique s’attache en effet à expliquer pourquoi l’économie telle qu’elle est enseignée dans les manuels ne trouve que rarement une traduction concrète dans le processus effectif de prise de décision ou dans le domaine connexe de la formulation des politiques. Expliquer le fossé entre pratique et théorie ne revient toutefois pas à le justifier. S’il importe effectivement de bien mieux comprendre les pressions qui s’exercent sur les décisions réelles, le rôle de l’ACA n’en demeure pas moins d’expliquer à quoi devrait ressembler une décision en cas d’adoption d’une approche économique.
Chose intéressante, des améliorations institutionnelles du type de celles que pourrait inspirer cette vision de l’économie politique sont en cours dans le contexte plus large de la réforme des cadres réglementaires engagée dans bien des pays et des instances supranationales. Cette modification de l’architecture institutionnelle qui influe sur le mode de réalisation de l’ACAE (et sur le moment où elle est mise en œuvre) a notamment donné lieu à la création d’organismes publics (souvent indépendants) qui pourraient conférer un rôle plus important à l’ACA, par exemple en ajoutant un niveau de contrôle supplémentaire sous la forme d’une « vérification » ou d’un « examen par les pairs » des évaluations officielles. Le comité d’examen de la réglementation de la Commission européenne en est un exemple notable.
Le reste du présent ouvrage s’articule de la manière suivante.
Le Chapitre 2 plante le décor plus en détail et donne une vue d’ensemble du cadre de base sur lequel repose l’ACAE, tout en montrant comment les chapitres suivants présentent les évolutions de ce cadre et les réflexions sur son utilité.
Une série de chapitres traite ensuite de manière plus approfondie des évolutions intervenues dans les méthodes auxquelles les spécialistes de l’ACA ont recours.
Tel est pour commencer le cas des Chapitre 3 à Chapitre 7 qui traitent des techniques d’évaluation environnementale, dont les approches classiques reposant respectivement sur les comportements révélés et déclarés (ainsi que les « transferts de valeurs » fondés sur les études existantes, qui forment le corpus empirique). L’évaluation subjective du bien-être, basée sur les comportements expérimentés, est récemment venue s’ajouter à cet éventail de techniques.
Les quatre chapitres suivants (Chapitre 8 à Chapitre 11) présentent un certain nombre d’éléments « classiques » au cœur de l’ACA, dont l’incertitude, l’actualisation et la répartition (intragénérationnelle).
Les Chapitre 12 à Chapitre 15 se penchent sur quelques domaines d’intervention des pouvoirs publics extrêmement importants, où les évolutions intervenues ont eu des conséquences non négligeables pour l’ACAE. Il s’agit notamment de la notion de durabilité, qui se rapporte à la manière dont le capital naturel est affecté par les politiques et les projets envisagés. Un autre aspect pertinent est celui de l’évaluation des écosystèmes, qui constitue un domaine de recherche appliquée très en vue depuis plus d’une décennie. De même, l’économie du climat a été une source prolifique de nouveaux défis, compte tenu des caractéristiques du problème du changement climatique. La dernière de ces applications, l’évaluation des effets sur la santé, est la plus ancienne, mais soulève des questions intéressantes sur la pratique consistant à condenser les données empiriques disponibles en la matière sous la forme d’une « valeur de référence » susceptible d’être utilisée pour orienter l’action publique.
Les trois derniers chapitres (Chapitre 16 à Chapitre 18) poursuivent l’examen des questions relatives au recours à l’ACA par les pouvoirs publics. Ils évoquent les résultats d’une enquête auprès des pays de l’OCDE sur l’utilisation et l’influence de l’ACA dans divers domaines d’action liés à l’environnement, tels que les transports et l’énergie. Les chapitres suivants, consacrés à l’économie politique de l’ACA et aux autres outils de formulation des politiques, précisent le contexte pour permettre une meilleure compréhension des résultats.
Références
Barbier, E.B. (2012), « Progress and challenges in valuing coastal and marine ecosystem services », Review of Environmental Economics and Policy, vol. 6, n° 1, pp. 1-19, https://doi.org/10.1093/reep/rer017.
Nayaran, S. et al. (2016), « The effectiveness, costs and coastal protection benefits of natural and nature-based defences », PLOS One, vol. 11, n° 5, e0154735, http://dx.doi.org/10.1371/journal.pone.0154735.
OCDE (2012), La valorisation du risque de mortalité dans les politiques de l’environnement, de la santé et des transports, Éditions OCDE, Paris, http://dx.doi.org/10.1787/9789264169623-fr.