Bama Athreya
Open Society Foundations and Fellow, Just Jobs Network
Coopération pour le développement 2021
17. Étude de cas : L’économie des « petits boulots » offre-t-elle des emplois décents ?
Abstract
Ces dix dernières années, les investissements consentis et les espoirs placés par les acteurs du développement dans le potentiel offert par les technologies numériques pour assurer et généraliser un emploi décent n’ont cessé de croître. Il semblerait toutefois que les plateformes numériques aillent à l’encontre de cet objectif. Ce chapitre expose de quelle manière les fournisseurs de coopération pour le développement et les autres investisseurs pourraient mesurer plus efficacement les effets qu’exercent ces plateformes sur les marchés du travail, soutenir des projets à l’appui du renforcement des droits collectifs des travailleurs à la demande et veiller à ce que les plateformes utilisent leurs données dans l’optique de favoriser un travail décent.
Messages clés
En règle générale, les plateformes numériques fragmentent le travail disponible et encouragent un surplus de main-d’œuvre, ce qui les amène à exercer une forme d’arbitrage aux effets préjudiciables sur les salaires et les conditions de travail.
L’accès limité aux données sur les travailleurs entraîne des asymétries d’information qui renforcent le contrôle du travail par les plateformes et réduisent la faculté d’action des travailleurs.
Les acteurs de la coopération pour le développement et les responsables publics nationaux devraient s’employer à mesurer les effets que les plateformes exercent sur les marchés du travail à l’échelon macroéconomique afin d’en déterminer les répercussions sur l’emploi et les conditions de travail en général.
Les projets à l’appui du renforcement des droits collectifs des travailleurs à la demande qui échappent aux structures syndicales classiques sont un complément nécessaire à l’utilisation des technologies numériques pour recueillir des données auprès des travailleurs (worker voice technologies).
Depuis le début de 2020, la pandémie de COVID-19 a accéléré le passage au numérique dans le monde du travail sur l’ensemble de la planète. Nombre des grands gagnants de cette évolution (Amazon, Doordash et Instacart, pour n’en citer que trois) sont des entreprises mondiales qui offrent une interface entre acheteurs et vendeurs de biens et de services via une plateforme web. Ces plateformes représentent désormais une importante source de travail partout dans le monde.
La transition vers le travail sur plateformes numériques est un phénomène inédit dans les pays où l’emploi formel est la norme. Elle l’est moins dans les pays à faible revenu et à revenu intermédiaire où le travail informel de prestation de services est déjà répandu. La résilience à long terme des économies peut dépendre de la capacité des travailleurs, y compris des travailleurs à bas salaire et des travailleurs précaires, de négocier un travail décent sur les marchés numériques.
On constate depuis dix ans une augmentation constante des investissements consentis par les acteurs de la coopération pour le développement dans les technologies numériques qui favorisent l’emploi décent. Ces investissements portent notamment sur des interventions destinées à assurer un fonctionnement efficace des marchés du travail en associant des travailleurs à des emplois ou des tâches à court terme (des « petits boulots »), ou sur le recours aux technologies pour collecter et gérer des informations relatives aux relations entre les partenaires sociaux en milieu professionnel. Il n’y a rien de surprenant à ce que les fournisseurs de coopération pour le développement investissent dans des plateformes qui promettent de combler les manques d'information sur le marché du travail (USAID, 2019[1]). Les responsables publics des pays en développement voient eux aussi les plateformes numériques comme une possible solution à leurs problèmes chroniques et apparemment insolubles de chômage et de sous-emploi. Il est tentant de croire que les nouvelles technologies sont la clé pour résoudre ces problèmes. Pourtant, le passage au numérique de l’économie n’est pas la panacée pour remédier aux obstacles systémiques persistants à un emploi décent.
Les hypothèses confrontées à la réalité : Les effets des plateformes sur les marchés du travail et les travailleurs
Des marchés du travail imparfaits, marqués par des asymétries d’information propices à l’exploitation des travailleurs, constituent un défi important pour le développement. Le passage au numérique s’accompagnait de la promesse de nouveaux débouchés et d’autonomisation des travailleurs. Or le peu de données dont on dispose donne à penser que les plateformes qui associent des travailleurs à des tâches ou à des emplois ne créent en fait pas plus de travail pour davantage de personnes. Alors qu’elles prétendent améliorer la communication, elles ne réduiraient en fait pas les asymétries d’information qui privent les travailleurs de la maîtrise complète des données qu’ils confient à leurs employeurs.
De nouveaux débouchés ou une précarité accrue ?
Hypothèse : Les plateformes sont source de nouveaux débouchés pour les travailleurs
Dans certains contextes, c’est grâce aux technologies web que des acteurs économiques ont pu nouer des liens. Des plateformes comme Etsy, qui reposent sur l’engouement croissant en faveur d’une économie de partage entre pairs, ont joué un rôle utile en rééquilibrant les asymétries d’information dans les différents pays. Certaines plateformes de recherche d’emploi, comme l’agence pour l’emploi ouverte par l’Organisation internationale du travail en Jordanie, ciblent intentionnellement des populations réfugiées, les ayant identifiées à juste titre comme confrontées à des obstacles importants à l’emploi. Des fournisseurs de coopération pour le développement comme l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID) ont investi dans des plateformes numériques telles que Babajob en Inde et Bong Pheak au Cambodge, pour n’en citer que deux, en partant du principe que des informations plus nombreuses et de meilleure qualité diminuent les coûts de recherche et d’autres frictions, permettent à un plus grand nombre de demandeurs d’emploi de trouver du travail, et en fin de compte font baisser le chômage (Athreya, 2020[2]).
Toutefois, la réussite de ces projets est généralement évaluée au moyen de mesures d’engagement, à savoir le nombre d’utilisateurs ou de « visites », et non au regard des effets plus vastes sur le marché du travail qu’ils peuvent exercer sur le chômage ou le sous-emploi. Même si ces mesures peuvent être utiles pour évaluer l’efficacité des projets auprès de leurs groupes cibles, elles ne donnent aucune indication des effets possibles de déplacement sur les marchés du travail locaux. En bref, il y a peu de raisons de penser que ces plateformes sont créatrices d’emploi.
Réalité : Par leur nature intrinsèque, les plateformes produisent un surplus de main-d’œuvre préjudiciable aux salaires et aux conditions de travail
À ce jour, il existe peu de données systématiques sur les effets globaux des plateformes sur les personnes en situation de bas salaire et de travail précaire, malgré le nombre croissant de plateformes qui ciblent cette population. L’Organisation internationale du travail a mené à terme la première enquête mondiale, portant sur 12 000 travailleurs des plateformes du monde entier, dans le cadre de son dernier rapport phare (BIT, 2021[3]). Les tendances relevées dans le rapport font état d’une pénétration accrue des plateformes de travail numériques dans toutes les régions, tout en soulignant l’insuffisance de données qui permettraient de projeter des estimations réelles de la main-d’œuvre des plateformes à l’échelle mondiale.
Lorsque des chiffres existent, ceux-ci donnent à penser que les plateformes sont conçues pour attirer un très grand nombre d’utilisateurs et les soumettre ensuite à un arbitrage des coûts de main-d’œuvre, cette pratique qui consiste à transférer les emplois existants de travailleurs mieux payés et bénéficiant d’une plus grande sécurité vers des travailleurs moins bien rémunérés et plus précaires, à la fois à l’échelle nationale et au plan transfrontalier. Tout au long de son enquête, l’Organisation internationale du travail a relevé des preuves que les plateformes numériques entretiennent et exploitent le surplus de main-d’œuvre, qui a pour effet d’accroître la concurrence entre les travailleurs pour les tâches offertes et d’abaisser le prix par tâche.
Les plateformes sont conçues pour attirer un très grand nombre d’utilisateurs et les soumettre ensuite à un arbitrage des coûts de main-d’œuvre, cette pratique qui consiste à transférer les emplois existants de travailleurs mieux payés et bénéficiant d’une plus grande sécurité vers des travailleurs moins bien rémunérés et plus précaires, à la fois à l’échelle nationale et au plan transfrontalier.
C’est ce que l’on constate avec des plateformes de services comme Uber et Grab, qui ont bouleversé l’offre locale de taxi et de transport dans de nombreuses localités et ont inondé le marché de fournisseurs non réglementés. Selon des études récentes, sur toutes ces plateformes, plus de 80 % du travail est effectué par environ 20 % de la main-d’œuvre disponible. Sans ces travailleurs à temps plein, les plateformes seraient incapables de répondre à la demande de services (Gray et Suri, 2019[4]). Ce faisant, le maintien d’une vaste réserve de travailleurs à temps partiel ou occasionnels est extrêmement important pour la poursuite de l’arbitrage des coûts de main-d’œuvre. En créant une situation d’excédent de main-d’œuvre, les plateformes continuent d’infliger une pression à la baisse sur les prix ou les salaires pour les personnes qui travaillent à temps plein. Dans les secteurs où l’activité est liée à localisation, comme les transports, cette pression s’exerce tant sur les fournisseurs classiques que sur les fournisseurs sur plateformes, et il semblerait qu’on assiste à une détérioration des conditions des prestataires de transport dans de nombreux pays à faible revenu faible et à revenu intermédiaire (Rest of World, 2021[5]).
L’arbitrage des coûts de main-d’œuvre se produit aussi au niveau régional et à l’échelon mondial. Les plateformes mondiales de travail infonuagique, comme Mechanical Turk d’Amazon, Rev et Upwork, sont conçues de manière à ce que le travail soit exécuté virtuellement, ce qui a ainsi pour effet de mettre en concurrence des travailleurs de pays moins développés avec ceux de pays de l’OCDE lorsqu’ils postulent pour des tâches. Ces dernières peuvent faire appel à des compétences spécialisées, comme l’’édition, le doublage ou le travail de création par exemple (Hill, 2017[6]). Certains types de travail à la tâche numérique, comme le géo-balisage, ont dès le début été externalisés vers des pays où le travail informel est la norme, et dans ce cas-là, la concurrence peut s’exercer entre travailleurs de divers pays à faible revenu et à revenu intermédiaire.
Les plateformes numériques semblent également entraîner une fragmentation du travail disponible. Même dans les pays qui possèdent une solide économie formelle, on constate une tendance généralisée à la fragmentation de postes autrefois salariés ou à contrat à long terme en du travail à la tâche (De Stefano, 2016[7]). Dans tous les pays, les travailleurs sont également confrontés à la fragmentation du travail à la tâche en des micro-tâches de plus en plus petites. Il n’existe pas suffisamment de données pour déterminer si cette pratique a eu pour effet d’accroître soit la quantité totale de travail disponible, soit le revenu moyen des travailleurs informels.
La question de savoir si les plateformes sont en fait des employeurs fait l’objet de débats houleux dans les pays de l’OCDE (International Lawyers Assisting Workers, 2021[8]). Toutefois, dans les pays où le caractère informel de l’économie est généralisé, on constate que les travailleurs qui effectuent des tâches via des plateformes, que ce soit de livraison, de transport et même des tâches infonuagiques, effectuaient déjà, dans la plupart des cas, des petits boulots ou des missions à la tâche en fonction des disponibilités, hors tout cadre officiel de relations professionnelles.
Donner aux employés voix au chapitre ou monétiser leurs données ?
Plusieurs plateformes créées récemment mettent à la disposition des travailleurs des outils numériques issus de la « worker voice technology » leur permettant de dire directement à leur employeur ce qu’ils pensent de leurs conditions de travail. Des investissements massifs, y compris au titre de la coopération pour le développement, ont également été consentis dans des initiatives qui visent à utiliser les plateformes pour permettre aux travailleurs de communiquer entre eux. Malgré tout, la promesse d’une amélioration des conditions de travail ne se concrétise pas toujours. Jusqu’à présent, il semblerait que le remplacement des réseaux sociaux hors ligne par ce type d’outils en ligne pose des problèmes, dans la mesure où il permet aux plateformes d’amasser, voire de monétiser, les données des travailleurs à des fins détournées.
Hypothèse : Les technologies renforcent le pouvoir des travailleurs
Portés par leur engouement croissant pour les technologies de l’information et de la communication comme vecteurs de justice sociale et ce qu’on appelle communément la « voix des travailleurs », les fournisseurs de coopération pour le développement et les donneurs philanthropiques privés investissent dans des technologies destinées à fournir aux employeurs des informations sur les conditions de travail des personnes qu’ils emploient. Ulula et Labor Link sont de parfaits exemples de ce type d’investissements.
La plupart de ces plateformes ont adopté un modèle d’extraction de données et ont pour objectif d’améliorer les solutions d’entreprise (par exemple, diminuer la rotation de l’emploi et accroître la productivité sur le lieu de travail) (Rende Taylor et Shih, 2019[9]). Elles extraient généralement des informations auprès des travailleurs par des méthodes dites « push-pull », comme l’envoi d’enquêtes, pour constituer des ensembles de données relatives à des problématiques courantes en milieu professionnel, tout en privant les travailleurs individuels des moyens d’en suivre les résultats. Si le postulat de départ est que les employeurs utiliseront les résultats pour améliorer les conditions des travailleurs, les résultats des projets ne sont généralement pas mesurés en termes d’amélioration réelle du lieu de travail, mais plutôt en termes de niveau d’engagement des travailleurs avec la plateforme.
Certains projets visent à utiliser les plateformes numériques pour mettre en relation les travailleurs entre eux afin de favoriser le partage d’informations et d’éventuelles actions collectives (Farbenblum, Berg et Kintominas, 2018[10]). Ces projets reposent sur le constat que les travailleurs à bas salaire et précaires, comme les travailleurs domestiques migrants dans les États du Golfe, bien qu’entravés par un accès limité aux médias sociaux, parviennent malgré tout à se regrouper et à communiquer entre eux de manière organique sur des plateformes communes de messagerie comme WhatsApp et Facebook Messenger. Certaines organisations, inspirées par ce modèle, ont créé des applications ciblées telles que Just Good Work (Fifty Eight, Royaume-Uni) et Golden Dreams (Issara Institute, Thaïlande) pour tenter d’atteindre les travailleurs et de leur donner les moyens de mettre en commun des informations.
Réalité : Les travailleurs sont privés du pouvoir de contrôler l’utilisation qui est faite de leurs données sur les plateformes numériques
Disposer de données sur les travailleurs et les citoyens peut être un précieux atout pour les administrations publiques et les sociétés, et les plateformes qui recueillent ces données via des technologies numériques permettent à leurs clients de les utiliser au profit de solutions en rapport avec leurs activités. Toutefois, la monétisation des données des clients et des employés est également un aspect fondamental du modèle économique des plateformes (Lee, 2018[11]), d’où le risque que les données ne soient pas toujours traitées de manière à protéger les intérêts et la vie privée des travailleurs. Les organismes de coopération pour le développement qui investissent dans des plateformes telles que celles qui servent à collecter et obtenir des données sur les travailleurs observent généralement des règles strictes en matière de protection de la vie privée des individus. Certains d’entre eux ont mis en place des politiques d’ouverture des données qui permettent à d’autres entités publiques, comme des chercheurs universitaires, d’accéder à leurs données. Les travailleurs à proprement parler et les organisations qui les représentent sont en revanche privés du droit d’accéder à ces données ou d’en contrôler l’utilisation ultérieure.
Ce déséquilibre ne fait que s’accentuer à mesure que le nombre d’applications développées et déployées augmente. Récemment, des acteurs du secteur privé soutenus par des fonds de capital-risque ont développé des applications qui ciblent l’intérêt mutuel des travailleurs à communiquer entre eux (Gurley, 2021[12]). Il ne fait aucun doute que la valeur dégagée de ce type d’activité viendra gonfler le volume des données accumulées au fil du temps sur le comportement des travailleurs.
Des plateformes de collecte de données aux effets perturbateurs sur le marché du travail
Si les plateformes ont bien une caractéristique commune, c’est leur tendance à traiter les travailleurs comme des points de données individuels plutôt que comme des membres d’un groupe, capables d’agir collectivement. Les plateformes d’attribution de travail à la demande utilisent des données individuelles pour optimiser les missions qu’elles confient, ce qui a pour effet de perturber les réseaux sociaux traditionnels qui jouent un rôle majeur sur les marchés informels du travail. Si certains travailleurs peuvent y trouver leur compte, d’autres risquent de s’en trouver lésés (BIT, 2021[3]). En outre, la collecte de données, qui fait partie intégrante du modèle économique des plateformes, peut donner lieu à une manipulation du marché du travail.
Si les plateformes ont bien une caractéristique commune, c’est leur tendance à traiter les travailleurs comme des points de données individuels plutôt que comme des membres d’un groupe, capables d’agir collectivement. Les plateformes d’attribution de travail à la demande utilisent des données individuelles pour optimiser les missions qu’elles confient, ce qui a pour effet de perturber les réseaux sociaux traditionnels qui jouent un rôle majeur sur les marchés informels du travail.
Le recours accru à la gestion algorithmique constitue un autre facteur de perturbation significatif du marché du travail. La gestion algorithmique se sert de l’intelligence artificielle pour assurer à la fois la collecte de données et la surveillance continue des travailleurs. Des chercheurs ont répertorié toute une série de préjudices liés à une gestion algorithmique dépourvue de garde-fous, dont les codes sont paramétrés pour exercer une pression à la baisse sur les salaires (Mateescu et Nguyen, 2019[13]). Confrontés à des fonctionnalités de gestion reposant sur l’attribution par les clients de notes de satisfaction ou sur l’évincement de la plateforme pour des infractions mineures, les travailleurs n’ont guère d’autre choix que d’accepter de s’acquitter de tâches dans des conditions d’exploitation, de peur d’être mal notés. Mateescu et Nguyen (2019[13]) ont constaté que ces fonctionnalités de gestion peuvent dissuader les travailleurs de signaler des cas de harcèlement ou d’abus.
D’autres chercheurs observent que l’utilisation incessante de signaux algorithmiques d’incitation à travailler plus peut conduire les travailleurs à ignorer leur bien-être personnel (Kellogg, Valentine et Christin, 2020[14]). En effet, la conduite en état d’épuisement est un phénomène documenté dans le secteur des courses en taxi, et la publication des taux d’accidents a amené plusieurs plateformes à créer une fonction qui oblige les conducteurs à se déconnecter au bout d’un certain nombre d’heures (Scheiber, 2017[15]).
Les plateformes disposent de moyens perfectionnés de pénétrer les marchés du travail et d’orienter dans une large mesure l’activité économique. Ce pouvoir peut être utilisé à bon ou à mauvais escient. Lorsque des travailleurs ont tenté de recueillir leurs propres données et d’en déconstruire le code, les éclairages qu’ils en ont tirés sur les rouages des marchés du travail leur ont permis de négocier de meilleures conditions de travail (van Doorn, 2020[16]). En effet, à condition d’être utilisés correctement, les ensembles de données que les plateformes détiennent sur les travailleurs peuvent être un précieux outil de concertation entre les responsables publics et les partenaires sociaux, à des fins d’amélioration réelle des conditions du marché du travail pour l’ensemble des acteurs.
Certaines organisations de défense des droits du travail comme le Centre pour les droits des migrants (Centro de los Derechos del Migrante) développent des plateformes qui collaborent directement avec les syndicats. Le Centre a ainsi mis au point et lancé sa propre plateforme pour mettre les travailleurs en relation avec les employeurs et entre eux. Il travaille directement avec un syndicat qui représente les travailleurs, lesquels ont donc collectivement voix au chapitre sur la façon dont la plateforme est régie. Ces investissements méritent d’être soutenus et étendus. Il en va de même pour les initiatives à l’appui du renforcement des droits collectifs des travailleurs à la demande qui échappent aux structures syndicales conventionnelles. On peut citer comme exemples les plateformes de données détenues et contrôlées par des organisations de travailleurs telles que WeClock, Worker Info Exchange et Driver’s Seat.
Les investissements et les politiques publiques ciblés sur les travailleurs peuvent optimiser les plateformes en faveur d’un emploi décent
Il est tentant de croire que toute difficulté peut être réglée par une solution technologique. Dans le cas du travail sur les plateformes, le recours à des observations empiriques, voire à des mesures d’engagement global pour juger du succès d’interventions numériques pourrait aboutir à la conclusion que le travail à la demande est, en fait, un travail décent. Il est possible que certains travailleurs, accaparés par des travaux domestiques non rémunérés et se voyant offrir la possibilité de travailler de manière flexible, indiquent que le travail à la demande a amélioré leur revenu. Pour autant, lorsqu’une communauté entière ou une classe entière de ces travailleurs devient collectivement tributaire de ces nouveaux « maîtres » des plateformes, les perspectives d’un travail décent risquent de s’estomper. Les responsables publics désireux d’élargir les perspectives de l’emploi décent devraient se méfier des investissements qui mesurent le succès en termes de résultats individualisés et à court terme.
Il appartient aux fournisseurs de coopération pour le développement et aux autres investisseurs de contribuer à veiller à ce que les technologies sur les marchés numériques tiennent leurs promesses de créer de nouveaux débouchés et de donner plus de pouvoir aux travailleurs. Les trois recommandations suivantes sont importantes pour assurer la promotion et la protection d’un travail décent :
1. Mesurer les investissements sur le marché du travail en fonction de leurs effets à l’échelle macroéconomique et non microéconomique. Pour commencer, les administrations publiques et les fournisseurs de coopération pour le développement doivent mesurer les retombées négatives et positives sur le travail décent en fonction de résultats plus vastes que de simples succès individuels. Si la réussite de quelques-uns a pour corollaire l’affaiblissement généralisé des marchés du travail, les responsables publics doivent chercher à comprendre de quelle façon les plateformes contribuent, au plan structurel et systémique, à la détérioration d’un travail décent.
2. Permettre aux travailleurs de négocier leurs données et l’utilisation qui en est faite. Lorsque les travailleurs fournissent de leur plein gré des données à des entreprises, ils doivent avoir un droit de regard sur ces données, ainsi que le droit de s’opposer à la logique de programmation qui sous-tend la prise de décision automatisée. Il en va ainsi que ces entreprises utilisent les données sur les travailleurs pour leur trouver un emploi adapté ou qu’elles collectent des données relatives aux conditions de travail. En outre, le droit des travailleurs ne se borne pas aux données brutes qu’ils fournissent. Ils ont également le droit de savoir comment les entreprises utilisent ces données. Il s’agit pour cela d’obliger les entreprises, y compris celles qui fournissent une fonction de ressources humaines, à communiquer à leurs travailleurs le code dès lors que celui-ci est directement pertinent pour leur travail, comme cela a été le cas au Royaume-Uni (International Employment Lawyer, 2021[17]). L’Espagne a été l’un des premiers pays à imposer l’accès transparent à la prise de décision algorithmique par les travailleurs des plateformes (Ortiz, 2021[18]).
3. Impliquer les organisations de travailleurs. Trop souvent, les interventions destinées à donner plus de pouvoir aux travailleurs, en particulier ceux qui sont exclus des marchés du travail classiques, ou n’y ont accès que de manière limitée, sont conçues sans consultation avec les organisations concernées de travailleurs et de la société civile qui représentent leurs intérêts collectifs. Cette lacune donne lieu à une conception simpliste de la notion de « voix des travailleurs » qui confond la faculté de se regrouper avec celle d’agir collectivement. Il est essentiel de prendre le temps de consulter ces groupes et d’examiner les conséquences de l’introduction de nouveaux outils. Certes, les interventions technologiques peuvent réduire les frictions et accroître la rapidité et la facilité de certaines transactions. Pour autant, il est impératif de prendre en compte le facteur humain pour veiller à ce que les décisions ne sacrifient pas trop d’humanité dans l’intérêt de l’efficacité.
Références
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[11] Lee, K. (2018), AI Superpowers: China, Silicon Valley, and the New World Order, Houghton Mifflin Harcourt, Boston.
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