Au cours des six premiers mois de 2021, 60 % des victimes d’événements violents en Afrique du Nord et de l’Ouest se trouvent à moins de 100 kilomètres d'une frontière. Près de la moitié d’entre elles sont des civils. L’importance croissante des conflits et groupes transnationaux dans un contexte aux dynamiques de plus en plus complexes souligne le besoin d’analyses quantitatives et qualitatives territorialisées décryptant comment les frontières contribuent à façonner les schémas de violences politiques (Chapitre 1). Ce rapport vise à y contribuer.
Frontières et conflits en Afrique du Nord et de l’Ouest
Résumé
Une approche spatialisée et contextualisée des conflits transnationaux et des réseaux d’acteurs
Une définition claire et partagée des frontières est source de stabilité des relations politiques, intérieures comme extérieures. Lorsque que les frontières sont poreuses, l’autorité de l’État peut y être inégale, favorisant ainsi le développement de sanctuaires pour les groupes violents ou les poussant à se redéployer hors du pays. Cette régionalisation des conflits a un coût matériel, social et stratégique, qui pèse à la fois sur les forces étatiques et leurs opposants.
Outre la composante spatiale, les conflits transnationaux comportent une dynamique sociale et peuvent refléter des problèmes politiques, comme la marginalisation perçue ou réelle de certains groupes sociaux. Ces « nouveaux types de conflits », qui mêlent revendications locales et discours de portée mondiale et s’étendent par-delà les frontières, se caractérisent en Afrique du Nord et de l’Ouest par une prolifération d’acteurs divers — milices communautaires ou ethniques, groupes d’autodéfense, rebelles et extrémistes religieux, luttant contre et aux côtés des acteurs étatiques traditionnels (Chapitre 2).
La conception et la mise en œuvre de politiques territorialisées, au-delà des politiques nationales ou sectorielles, apparaît comme l'un des moyens les plus efficaces de lutter contre la marginalisation politique des zones frontalières tout en promouvant leur centralité économique au sein de la région.
Toutes les frontières ne se ressemblent pas
La gouvernance des régions frontalières conjugue des pratiques informelles et formelles avec des formes alternatives de coopération, d’échange, de résilience et de régulation de l’État. Au-delà de simples lignes de démarcation, les frontières se posent donc comme des concepts spatiaux et socio-économiques plus complexes, qui facilitent ou empêchent les échanges transfrontaliers. Les acteurs étatiques et non étatiques y sont impliqués dans des réseaux complexes d’alliances et de tensions qui contribuent à façonner les dynamiques de violence observées depuis la fin des années 1990.
Les zones frontalières en Afrique du Nord et de l’Ouest sont-elles cependant plus violentes que les autres espaces étatiques ? Comment l’intensité de la violence dans les régions frontalières a-t-elle évolué ? Certaines régions frontalières sont-elles plus violentes que d’autres ?
Des outils pour cartographier les violences frontalières et l’inégalité de leurs évolutions
Pour répondre à ces questions, plusieurs approches sont utilisées : celle des zones tampons avec une échelle de 10 à 200 km de part et d’autre des frontières, et celle, plus innovante, fondée sur leur accessibilité et sur un rapport plus fonctionnel à la frontière (Chapitre 3).
Trois types de violences sont étudiés : les combats, les explosions et violences perpétrées à distance, ainsi que les violences dirigées contre les civils de 1997 à mi-2021 aux niveaux régional et à l’aide d’études de cas au Sahel central et Sahel oriental.
Les violences en Afrique du Nord et de l’Ouest connaissent des évolutions très différentes en raison, principalement, de la nature des conflits. Dans le premier cas, elles sont imputables à des guerres entre les forces régulières et des milices qui reculent si un accord est trouvé, comme récemment en Libye. Dans le second, elles se développent en luttes asymétriques entre les gouvernements centraux et une multitude d’acteurs non étatiques, faisant de nombreuses victimes civiles. Entre janvier 2020 et juin 2021, 87 % des événements violents et des victimes se concentrent dans cinq pays : le Nigéria, le Cameroun, le Mali, la Libye et le Burkina Faso. Le Nigéria en reste l’épicentre.
L’augmentation rapide des violences et des victimes en Afrique de l’Ouest depuis le milieu des années 2010 reflète l’intensification et l’extension de plusieurs conflits interdépendants. Certains foyers de violences fusionnent. Dans le Sahel central, la frontière Mali-Burkina Faso-Niger forme une bande continue de violences de forte intensité en 2020. La région du lac Tchad est également concernée, de N’Guigmi (Niger) à Mubi (Nigéria) et Maroua (Cameroun). Un autre faisceau ininterrompu d’insécurité s’est par ailleurs formé du nord du Nigéria jusqu’au delta du Niger. L’indicateur de la dynamique spatiale des conflits « SCDi », développé par le CSAO/OCDE et ses partenaires, souligne que ces zones frontalières sont davantage touchées par des violences concentrées, très intenses, signe d’un enracinement (Chapitre 4).
La violence diminue avec la distance aux frontières ; leurs interactions restent cependant fluctuantes dans l’espace et le temps
L’étude de la répartition géographique des violences politiques met en évidence leur plus grande fréquence à proximité des frontières, et leur diminution progressive à mesure que l’on s’en éloigne. Entre 1997 et 2021, plus de 4 000 événements violents et près de 19 000 décès sont recensés à moins de 10 kilomètres d'une frontière, soit respectivement 9 % et 11 % des événements violents et décès répertoriés. Un pic d’activités violentes s’observe entre 100 et 110 kilomètres, probablement en raison des grands centres urbains relativement proches des frontières, comme Maiduguri dans le nord du Nigéria.
La relation entre événements violents et frontières varie considérablement au fil du temps, au gré de l’évolution des différents épisodes de conflit. Le pourcentage d’événements survenus près des frontières a diminué au milieu des années 2000, avec le déplacement des conflits du Golfe de Guinée vers le Sahel. La vague de violence la plus récente, particulièrement préoccupante, a vu le pourcentage d’événements à moins de 20 kilomètres d’une frontière augmenter chaque année entre 2011 et 2016, pour finalement dépasser la moyenne annuelle historique de 23 % enregistrée pour la période 1997-2009. Cette augmentation globale des événements près des frontières nord et ouest-africaines ces dernières années peut indiquer soit le déplacement des conflits au sein des États, soit leur expansion transfrontalière, ou les deux.
À l’aide de l’indicateur SCDi, le rapport illustre la répartition très inégale des violences frontalières en Afrique du Nord et de l'Ouest. Les événements violents et les décès ont ainsi tendance à se concentrer dans des régions spécifiques, comme le bassin du lac Tchad et le Liptako-Gourma, devenus des foyers persistants de violence. Dans les régions frontalières, les violences politiques sont plus intenses et concentrées signe que ces zones sont le théâtre d’un type de conflit plus alarmant que les autres régions.
Le rapport montre par ailleurs que les vecteurs de la violence politique dans les zones frontalières dépendent fortement des contextes sociaux et politiques de chaque région. La concentration de la violence dans les zones frontalières s’explique par les stratégies locales des organisations extrémistes violentes, qui utilisent ces territoires pour mener leurs attaques et mobiliser les populations civiles, ainsi que par la volonté de certains États de combattre ces organisations au-delà de leurs frontières (Chapitre 5).
Les régions frontalières ne sont pas toujours les épicentres spatiaux des conflits politiques
Malgré de nombreuses « Stratégies Sahel » soulignant la nécessité d’une action régionale, la réponse des États d’Afrique du Nord et de l’Ouest à la régionalisation de la violence se fait en ordre dispersé. Les zones frontalières ne sont pas des espaces intrinsèquement violents. Les dynamiques des violences frontalières résultent des rapports de l’État avec ses frontières, mais également des interactions entre l’ensemble des belligérants.
Une meilleure sécurité frontalière, mais aussi une plus grande connectivité des zones frontalières avec le reste du territoire, permettraient sans doute de réduire les conflits frontaliers et transnationaux. Les villes frontalières constituent des nœuds essentiels dans la circulation régionale des biens et des personnes en Afrique du Nord et de l'Ouest, sur lesquelles il faudrait investir.
Au-delà des implications politiques de la lutte contre la violence dans les régions frontalières en Afrique du Nord et de l'Ouest, les contributeurs de la dernière section du rapport soulignent les fragilités accrues des espaces, notamment sahéliens, conjuguant terrorismes extrémistes et revendications locales. Ils rappellent la nécessité de renforcer la protection des civils, tant sur le plan de la sécurité que de la dignité, en encourageant le développement des espaces frontaliers, garant de la continuité territoriale indispensable à l’intégration régionale (Chapitre 6).