Ce chapitre étudie l’importance croissante des régions frontalières d’Afrique du Nord et de l’Ouest dans le développement des conflits armés depuis la fin des années 1990. S’appuyant sur une analyse désagrégée de plus de 171 000 événements violents, il montre qu’il existe une relation nette entre le nombre d’événements violents et la distance aux frontières : les régions frontalières sont plus violentes que les autres. Il suggère également que la relation entre violences et frontières varie dans le temps, selon l’intensification ou la diminution des conflits. Les violences frontalières se sont ainsi déplacées du golfe de Guinée vers le Sahel depuis le milieu des années 2000. Enfin, il souligne que, loin d’être uniquement le fait de la défaillance de l’État, les violences aux frontières illustrent des problématiques politiques plus vastes, susceptibles de menacer la stabilité des États.
Frontières et conflits en Afrique du Nord et de l’Ouest
1. Comment les frontières façonnent les conflits en Afrique du Nord et de l’Ouest
Abstract
Messages clés
Les régions frontalières sont plus violentes que les autres, et l’intensité de leur violence ne cesse d’augmenter depuis le début des années 2010.
Les violences politiques se concentrent près des frontières, mais les zones frontalières ne deviennent pas systématiquement des sanctuaires pour les rebelles et les organisations extrémistes violentes.
Les zones frontalières sont périphériques d’un point de vue géographique et politique, mais façonnent l’évolution de l’instabilité politique depuis le début des années 2000.
Le contrôle étatique est dilué dans les régions frontalières d’Afrique du Nord et de l’Ouest, notamment du fait des difficultés liées au contrôle des mouvements. Ces deux dernières décennies, des groupes rebelles et organisations extrémistes violentes ont exploité ces faiblesses pour mener de plus en plus d’attaques, souvent organisées et déclenchées depuis un pays voisin (Radil, Irmischer et Walther, 2021[1]). Début octobre 2017, des combattants partisans de l’État islamique dans le Grand Sahara (EIGS) traversent par exemple la frontière nigérienne pour attaquer une patrouille militaire aux abords du village de Tongo Tongo, dans le Liptako Gourma, avant de regagner le Mali. Au cours de la fusillade, cinq soldats nigériens et quatre soldats américains sont tués et plusieurs autres blessés. Cette attaque n’est qu’un exemple des franchissements réguliers de frontières internationales par des groupes armés non étatiques (Carte 1.1). Au cours des six premiers mois de 2021, près de 60 % des victimes d’incidents violents sont recensées à moins de 100 kilomètres d’une frontière terrestre, dont près de la moitié implique des civils. En réponse à cette augmentation des conflits dans les espaces frontaliers, les États africains et leurs alliés internationaux lancent plusieurs opérations militaires contre les insurgés transnationaux. L’exemple le plus récent en est la Task Force Takuba, placée sous commandement français entre le Burkina Faso, le Mali et le Niger, où opèrent l’EIGS et d’autres groupes violents.
L’importance croissante des conflits transnationaux
Face à l’augmentation de la fréquence des conflits transnationaux en Afrique du Nord et de l’Ouest, des approches plus spatialisées sont utiles, car elles permettent de cartographier la manière dont les frontières façonnent la violence politique. Si de nombreuses études de cas illustrent l’importance des zones frontalières pour les groupes violents, les relations entre violence politique et frontières à l’échelle de la région demeurent peu connues. L’analyse spatiale retenue dans ce rapport permet de montrer l’importance croissante des frontières et des zones frontalières pour les acteurs étatiques et leurs adversaires dans la région (Encadré 1.1). Plus précisément, l’évolution de la distribution spatiale des événements violents par rapport aux frontières est cartographiée dans 21 pays d’Afrique du Nord et de l’Ouest depuis la fin des années 1990 (Carte 1.2).
Dans la droite ligne des travaux déjà réalisés par le Club du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest (CSAO) pour documenter la géographie et la dynamique des conflits de la région (OCDE/CSAO, 2021[3] ; OCDE/CSAO, 2020[4]), ce rapport aborde trois questions cruciales pour l’avenir des opérations anti-insurrectionnelles contre les acteurs non étatiques violents en Afrique du Nord et de l’Ouest : les zones frontalières sont-elles plus violentes que les autres ? L’intensité des violences augmente-t-elle dans ces régions ? Certaines régions frontalières sont-elles plus violentes que d’autres ? Sans réponse à ces questions fondamentales, aborder des points plus complexes au sujet de la violence aux frontières – tels l’évaluation de leurs effets sur les populations civiles, la réflexion sur les options politiques ou sur les causes profondes des conflits en cours – demeure difficile.
Encadré 1.1. Frontières, zones frontalières et lignes de démarcation
Les concepts de zone frontalière et de frontière internationale sont proches. La zone frontalière désigne les régions géographiques contiguës ou entourant une frontière internationale. Ces zones sont intéressantes, car les effets des frontières sur la société et l’environnement y sont visibles grâce à la réalité fonctionnelle et à la nature des activités transfrontalières. Ainsi, les habitudes des populations y sont différentes de celles des populations plus éloignées. Cette particularité concerne notamment l’activité économique, mais peut également avoir une composante culturelle lorsque les populations vivant de chaque côté de la frontière partagent une affinité du fait des interactions transfrontalières.
Contrairement à l’anglais qui distingue plusieurs types de limites, comme les borders et frontiers, la langue française utilise le terme de frontière pour caractériser les limites des États et le terme région frontalière pour caractériser les espaces proches des frontières touchés ou transformés par la présence d’une ligne de démarcation. Ces deux usages sont retenus dans ce rapport selon qu’il se rapporte à la limite ou à la région.
Les régions frontalières sont plus violentes que les autres
Ce rapport examine le lien présumé entre frontières et conflits à travers l’étude de la concentration des violences dans les espaces frontaliers. La large perspective temporelle et spatiale adoptée facilite une approche critique de l’hypothèse qui voudrait que ces zones soient intrinsèquement plus violentes que les autres, parce que la faiblesse du contrôle étatique y encouragerait l’essor d’acteurs violents confrontés à des menaces militaires dans leur propre pays. Contrastant avec cette approche classique, le rapport montre que les régions frontalières ne sont pas nécessairement vouées à devenir des « zones de non-droit » et des « sanctuaires » pour les rebelles et les organisations extrémistes violentes.
Il ressort de l’analyse des données collectées par l’Armed Conflict Location & Event Data Project (ACLED) pour 21 États sur 23 ans que près de 9 % des événements violents se produisent à moins de 10 km d’une frontière, 15 % à moins de 20 km, et 25 % à moins de 50 km (Graphique 1.1). Cette relation de décroissance à la distance est classique : plus on s’éloigne de la frontière, moins on observe d’événements violents. Il existe cependant quelques exceptions, comme le pic de violence observé à 90-99 km de la frontière en raison de l’existence de grands centres urbains tels que Maiduguri au Nigéria.
L’étude confirme également qu’un plus grand nombre d’événements violents et de décès sont recensés près des frontières que ne le laisserait escompter la population. Ainsi, en 2018, environ 6 % de la population de la région vivait à moins de 10 km d’une frontière internationale ; or 9 % des événements violents y étaient recensés, soit 1.5 fois le pourcentage de la population. Au-delà de 30 km, les proportions de population et d’événements violents selon la distance aux frontières sont assez similaires (Graphique 1.1).
La concentration de la violence dans les régions frontalières n’a rien de surprenant compte tenu de l’instabilité politique de la région. La corrélation nette observée entre distances aux frontières et violences rappelle que les régions frontalières demeurent des espaces clés pour le maintien et le développement de la souveraineté des États. Elle montre également que les mouvements transfrontaliers d’argent, de personnes et d’armes participent à l’évolution des conflits dans la région, notamment à leur diffusion d’un État à un autre. Les mesures de sécurité frontalière déployées par les États – postes de contrôle, barrières physiques, patrouilles de sécurité, ou encore surveillance électronique – sont cependant très variables, y compris le long d’une seule frontière. Les espaces frontaliers n’échappent donc jamais intégralement à l’influence étatique, ni ne seront constamment submergés par des violences antiétatiques du simple fait qu’ils sont loin du pouvoir central.
Les régions frontalières deviennent de plus en plus violentes
L’analyse du rôle des régions frontalières dans la diffusion spatiale de la violence en Afrique du Nord et de l’Ouest depuis 1997 montre que ces zones sont centrales dans l’évolution de l’instabilité politique dans la région, malgré leur situation périphérique sur le plan géographique et politique. La localisation de la violence en Afrique du Nord et de l’Ouest est également très volatile dans le temps : la plupart des principales zones de conflit des années 1990 sont aujourd’hui pacifiques, tandis que certaines des attaques les plus violentes ont eu lieu dans des États considérés comme stables il y a 15 ans.
Il ressort toutefois de cette étude que la place des frontières dans les conflits n’est pas une « loi » immuable de la géographie politique. À la fin des années 1990 et au début des années 2000, les frontières ont joué un rôle clé pour les groupes armés lors des conflits interdépendants survenus dans plusieurs États (guerres en Guinée, au Libéria et en Sierra Leone, entre autres). Leur rôle a ensuite diminué jusqu’en 2010, date à laquelle les conflits du golfe de Guinée ont en majeure partie pris fin. Au début des années 2010, les zones frontalières sont toutefois devenues de plus en plus violentes, avec la reprise de conflits majeurs au Sahel. Le nombre d’événements violents frontaliers (Graphique 1.2) et leur proportion (Graphique 5.3) sont en augmentation, principalement en raison de la dégradation de la situation sécuritaire en Afrique de l’Ouest.
Certaines régions frontalières sont plus violentes que d’autres
La combinaison de données quantitatives sur la localisation des violences et d’évaluations qualitatives des acteurs impliqués illustre à quel point la volonté politique et la force militaire des États façonnent le développement des insécurités dans les régions frontalières. La violence dépend également de la manière dont les acteurs violents non étatiques utilisent ces espaces pour préparer leurs attaques ou mobiliser les populations civiles. Les conflits frontaliers reflètent donc des problèmes politiques plus larges, tels que la marginalisation perçue de certains groupes, qui ne seraient pas uniquement liés à leur position périphérique par rapport à l’État central – aspect qui peut représenter une menace pour ce dernier.
Les leviers poussant les acteurs étatiques et non étatiques à adopter une dimension transnationale dépendent fortement des contextes étatiques et locaux, ce qui contribue à expliquer pourquoi certaines zones frontalières sont beaucoup plus violentes que d’autres. Les deux principaux foyers de violences frontalières sont la région Burkina Faso-Mali-Niger et le bassin du lac Tchad : les conflits y sont plus intenses et les événements violents plus concentrés qu’ailleurs (Carte 1.3).
Il est mis en évidence que les processus politiques et géographiques conduisant à la concentration de la violence dans les régions frontalières sont liés aux efforts des États pour asseoir leur souveraineté. La plupart des petits États de la région affichent une forte baisse de la violence à mesure que la distance aux frontières augmente. D’autres, comme le Bénin, présentent un pic de violence à des distances plus importantes des frontières en raison de la présence de capitales nationales et autres grands centres urbains. Parmi les plus grands États de la région, la relation entre violence et distance aux frontières est particulièrement visible au Niger et au Cameroun, où les insurrections se concentrent dans les régions frontalières. Elle est moins nette au Mali et au Nigéria, en raison de la multiplication des conflits dans plusieurs régions de ces pays (Graphique 1.3).
Trois constats se dégagent des différences entre États. Premièrement, les problématiques de souveraineté des plus grands États valent également pour les petits, qui peuvent avoir du mal à projeter leur influence à distance. Au Burkina Faso ou au Libéria, les communautés frontalières bénéficient par exemple moins de visites et de ressources des services de vulgarisation agricole, ou encore d’investissements publics dans la santé ou l’éducation (OCDE/CSAO, 2019[6] ; Witinok-Huber et al., 2021[7]).
Deuxièmement, la violence pouvant être très localisée selon les groupes ou les revendications concernés, les conflits sont susceptibles de s’enraciner dans les régions frontalières. Entre le Burkina Faso, le Mali et le Niger, au moins deux insurrections majeures se sont développées, chacune alimentée par des organisations extrémistes différentes exploitant les revendications des populations locales délaissées par les gouvernements centraux. Par conséquent, un État engagé contre des violences le long de l’une de ses frontières peut se trouver affaibli dans une autre portion de frontière sur d’autres problématiques. Pour ces raisons, chaque cas doit être appréhendé dans le contexte plus large de la capacité étatique à projeter son influence sur l’ensemble de son territoire.
Troisièmement, même si les processus politiques qui s’expriment par des manifestations de violence aux frontières émergent dans des contextes localisés, il n’en demeure pas moins nécessaire de prendre en compte les politiques internationales et régionales. Il arrive en effet que les États tentent de gérer ensemble leur souveraineté par le biais d’accords de coopération bilatéraux ou de partenariats régionaux plus larges. La Force multinationale mixte (MNJTF) de la Commission du bassin du lac Tchad et la Force conjointe du G5 Sahel opèrent ainsi toutes deux en tant que forces de sécurité antiterroristes transfrontalières dans la région. Bien que rien ne prouve que ces deux stratégies militaires et coopératives puissent avoir influencé les schémas spatiaux de violence identifiés dans ce rapport, ces forces militaires sont amenées à opérer dans des zones frontalières, et peuvent donc potentiellement contribuer à l’insécurité qui y est déjà présente.
Ce rapport montre également que les acteurs non étatiques réagissent rapidement et de manière opportuniste aux offensives étatiques contre les rebellions et les actes extrémistes violents. Les cas de Boko Haram et de l’État islamique en Afrique de l’Ouest (ISWAP) dans la région du lac Tchad, ou des groupes affiliés à Al-Qaida dans le Sahel central, suggèrent que la pression exercée par un pays sur un groupe entraîne son installation dans un pays voisin, où les capacités militaires ou la volonté politique peuvent être plus faibles. Le déplacement d’Al-Qaïda d’Algérie vers le Sahara-Sahel est illustré dans le Graphique 1.4, qui représente la proportion de victimes impliquant le Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC), Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) et le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (JNIM), par pays, de 1999 à 2021. Ce graphique souligne l’importance croissante du Mali et du Burkina Faso, où sont survenus la plupart des décès impliquant des organisations affiliées à Al-Qaïda. En comparaison, l’Algérie ne représente qu’une proportion infime des décès impliquant ces groupes depuis 2016.
Une approche spatiale des conflits
Ce rapport examine la violence aux frontières par l’analyse de la géographie des événements violents survenus dans la région entre janvier 1997 et juin 2021. Il s’appuie sur la base de données ACLED (ACLED, 2021[2]), qui identifie plus de 171 000 événements violents à l’origine de 43 000 décès (chapitre 3). Le caractère novateur de ce travail tient à la combinaison de deux approches pour définir les frontières : l’une est axée sur la distance aux frontières ; l’autre calcule l’accessibilité des frontières au regard du reste du territoire national. Dans cette seconde approche, les zones frontalières sont définies comme les zones accessibles par la route en moins de quatre heures depuis n’importe quel poste frontalier, en utilisant les transports locaux et des vitesses moyennes déterminées par la topographie. Cette définition basée sur les temps de trajet permet de saisir la diversité des zones frontalières de la région et la capacité des forces étatiques et des acteurs non étatiques à traverser les frontières (Carte 1.4).
Ce rapport utilise également l’indicateur de la dynamique spatiale des conflits (Spatial Conflict Dynamics indicator [SCDi]), outil récent visant à cartographier l’évolution de la géographie des conflits frontaliers (chapitre 4). Conçu pour appréhender les changements rapides des violences, le SCDi mesure l’intensité et la concentration spatiale de la violence politique dans 6 540 régions infranationales ou « cellules », de Dakar à N’Djamena et d’Alger à Lagos (Walther et al., 2021[8]). Il définit quatre types de violences permettant de déterminer si les conflits s’intensifient ou diminuent, et dans quelles régions. Il en ressort que la violence politique est en augmentation en Afrique de l’Ouest et que les zones frontalières sont plus sujettes à une violence de forte intensité et concentrée, en particulier dans la zone dite des trois frontières entre le Burkina Faso, le Niger et le Mali, ainsi qu’autour du lac Tchad (Carte 1.3). Le rôle joué par les frontières et les zones frontalières dans la diffusion de la violence politique en Afrique du Nord et de l’Ouest (chapitre 5) est ensuite étudié sur le plan régional global, puis dans une perspective désagrégée à travers la région.
Au niveau régional, les événements violents et les victimes sont cartographiés afin de déterminer s’ils sont plus agglomérés dans les espaces frontaliers qu’ailleurs en Afrique du Nord et de l’Ouest. L’évolution temporelle des événements violents et des victimes est ensuite étudiée sur les deux dernières décennies afin d’identifier les vagues de violences frontalières. Puis, les régions frontalières devenues les plus violentes ces dernières années sont identifiées, ainsi que les leviers expliquant ces violences. L’analyse locale s’appuie sur plusieurs études de cas où des forces gouvernementales et des organisations violentes ont mené de multiples opérations transfrontalières, provoquant un nombre important d’événements violents et de victimes. Il s’agit plus précisément de l’insurrection malienne et de ses conséquences dans le Sahel central depuis 2012, de celle de Boko Haram dans la région du lac Tchad depuis 2009, et des conflits aux alentours du Tchad. La dernière partie du rapport illustre les implications politiques de la lutte contre la violence dans les régions frontalières en Afrique du Nord et de l’Ouest (chapitre 6).
Toutes les formes de violences politiques sont considérées, notamment les campagnes militaires, les rébellions, le terrorisme et la violence communautaire. L’accent est mis sur l’utilisation par les forces étatiques et les acteurs non étatiques des frontières internationales et territoires frontaliers pour atteindre leurs objectifs politiques. Ces conflits transnationaux sont définis comme des luttes armées comprenant des activités militaires transfrontalières, et dont au moins un acteur est un groupe non étatique.
Les conflits frontaliers menacent l’existence des élites étatiques
Les régions frontalières jouent un rôle de plus en plus important et déterminant dans l’évolution de la situation sécuritaire en Afrique du Nord et de l’Ouest. Les conflits sont devenus plus intenses et les violences plus concentrées près des frontières que dans le reste de la région. La violence frontalière se développe lorsque la capacité de l’État à projeter son influence se heurte à la capacité des acteurs non étatiques à trouver refuge ou à mobiliser des civils dans les régions périphériques. Les États et leurs opposants se disputent le contrôle des zones frontalières, qui occupent ainsi une place centrale dans la stabilité de l’État, alors même qu’elles sont souvent perçues comme marginales. Les groupes extrémistes religieux, en particulier, ont réussi à utiliser ces espaces frontaliers pour mettre en place un agenda politique alternatif fondé sur une interprétation stricte de la religion et une réponse aux revendications locales oubliées par l’État.
Les États du Sahel et du Sahara ont mis en place différentes stratégies visant à lutter contre les organisations violentes transnationales, sans toutefois parvenir à établir un nouveau modèle de société capable de renforcer la cohésion nationale dans un contexte multiethnique et de servir d’alternative à l’extrémisme religieux. Les deux dernières décennies ont montré, au contraire, que les États continuent à s’appuyer sur deux stratégies : la délégation de pouvoir aux alliés politiques et économiques dans les régions périphériques, d’une part, et la répartition clientéliste des ressources nationales, d’autre part.
D’un côté, les élites nationales ont continué à s’appuyer sur des coopérations informelles avec des commerçants bénéficiant d’appuis politiques opérant aux marges de l’État. Cette stratégie a favorisé le développement d’une économie parasitaire reliant les régions frontalières aux cœurs des gouvernements. Ces réseaux informels, qui s’étendent des États-entrepôts, comme le Bénin, le Togo ou la Gambie, jusqu’aux plus grands marchés de la région complexifient la coopération transfrontalière et l’harmonisation des politiques économiques. Certaines élites investissent également dans de nombreuses milices ethniques ou politiques, qui ne représentent souvent que des groupes minoritaires ou luttent uniquement pour défendre leurs propres intérêts, comme le Groupe d’autodéfense touareg Imghad et ses alliés (GATIA) et Dan Na Ambassagou au Mali, la Civilian Joint Task Force (CJTF) au Nigéria, ou le Koglweogo au Burkina Faso.
Parallèlement, les États du Sahel et du Sahara ont tenté de convaincre les extrémistes religieux de renoncer à la lutte armée. Fin 2021, après près de 10 années de guerre civile, le gouvernement malien aurait ainsi tenté d’ouvrir des pourparlers avec des dirigeants affiliés à Al-Qaïda, démarche à laquelle la France, alliée du Mali, s’est vivement opposée. Ce faisant, les États tentent de reproduire une stratégie qui a fonctionné récemment, l’objectif du conflit n’étant, pour certains mouvements rebelles, pas tant de contester l’autorité de l’État que de revendiquer un meilleur accès aux ressources. Au Mali, par exemple, les rébellions touareg ont souvent été motivées par les dividendes escomptés sur le plan politique. Les rebelles ont artificiellement gonflé le nombre de combattants pouvant être démobilisés, procurant ainsi des emplois stables à leurs membres dans l’armée malienne (OCDE/CSAO, 2021[3]).
La stratégie adoptée par les gouvernements nationaux pour gouverner les régions frontalières à distance et négocier avec des extrémistes violents peut s’avérer périlleuse pour au moins deux raisons. Tout d’abord, ces dernières années démontrent le danger que représente le recours aux milices ethniques ou politiques. Ces milices, qui représentent un tiers des acteurs en conflit en 2020, sont trop souvent utilisées comme instruments de troubles politiques par les politiciens, les chefs religieux et certaines communautés. Ensuite, rien ne garantit que les extrémistes religieux puissent être cooptés de la même manière que les rebelles des mouvements précédents. La nouvelle génération d’extrémistes religieux est en effet moins intéressée par la négociation d’une part du budget gouvernemental que par la disparition du régime politique en place. Contrairement aux mouvements ethno-nationalistes, les organisations djihadistes soutiennent ainsi que les États-nations modernes sont incompatibles avec la loi religieuse et que leurs frontières ne sont pas pertinentes au regard de la communauté des croyants (Walther, à paraître[9]). En ce sens, ils constituent une menace sans précédent pour l’existence des élites étatiques et des arrangements informels dans les régions frontalières.
Les choix politiques dans les régions frontalières
Il semble peu probable qu’un modèle de société plus inclusif soit mis en place pour favoriser la cohésion nationale en Afrique du Nord et de l’Ouest. Pour le moment, les initiatives des États et de leurs partenaires étrangers destinées à atténuer l’impact des conflits frontaliers sont plus susceptibles de prendre une ou plusieurs des formes suivantes : la sécurisation des frontières grâce à de nouvelles troupes et technologies, le renforcement des infrastructures de transport reliant les régions frontalières au reste du pays, et l’investissement dans la santé, l’éducation et d’autres services publics dans les villes frontalières. Chacune de ces initiatives présente une forte composante spatiale qui devrait intégrer les spécificités des espaces frontaliers et les différents contextes locaux dans lesquels les communautés frontalières interagissent avec les représentants de l’État (OCDE/CSAO, 2017[10]).
La conception et la mise en œuvre de politiques territorialisées, en plus des politiques nationales ou sectorielles, sont l’un des moyens les plus efficaces de lutter contre la marginalisation politique des zones frontalières tout en promouvant leur centralité économique au sein de la région. Ces politiques territorialisées participent d’une stratégie de renforcement de l’intégration régionale en promouvant les économies d’agglomération au niveau local, la cohésion nationale au niveau national, et le commerce régional au niveau international (Banque mondiale, 2009[11]). Les décideurs politiques impliqués dans la résolution des conflits dans les régions frontalières africaines devraient s’appuyer sur ce cadre conceptuel pour promouvoir la densité urbaine dans les villes frontalières, réduire les effets de la distance entre les capitales et les périphéries, et faciliter les échanges internationaux en Afrique du Nord et de l’Ouest, et au-delà (OCDE/CSAO, 2019[12]).
Technologies et renforcement de la sécurité aux frontières
Compte tenu de l’importance des opérations militaires dans la région à l’heure actuelle, les initiatives politiques à venir se concentreront probablement sur le renforcement des capacités des gouvernements à défendre et surveiller leurs frontières. La porosité des frontières est reconnue de longue date. De nombreuses initiatives sont engagées pour former les armées africaines contre les groupes transnationaux et développer des forces multinationales pour opérer dans les zones frontalières, telles que la MNJTF dans le bassin du lac Tchad, ou le G5 Sahel et la Task Force Takuba dans le Sahel central. Au-delà de ces initiatives, des investissements supplémentaires dans les ressources et les technologies de surveillance des frontières aideraient les pays sahéliens et sahariens à sécuriser leurs frontières. En d’autres termes, le processus d’intégration régionale promu par les instances régionales telles que la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) et les bailleurs de fonds internationaux devrait s’accompagner d’une sécurisation plus efficace des frontières. Cependant, les efforts internationaux pour transférer des technologies capables de surveiller la circulation transnationale des biens et des personnes se sont avérés plutôt décevants jusqu’à présent. Les technologies importées sont parfois instrumentalisées par les politiques et contestées par les communautés frontalières lorsqu’elles menacent leurs moyens locaux de subsistance. Le poste frontière très sophistiqué de Kantchari, entre le Burkina Faso et le Niger, doté de scanners d’empreintes digitales et de systèmes d’enregistrement informatique avec des bases de données biométriques, a par exemple été incendié deux ans seulement après son inauguration, et ses agents sont revenus aux formulaires papier (Donko, Doevenspeck et Beisel, 2021[13]).
De meilleures infrastructures pour promouvoir la cohésion nationale
La sécurisation des frontières restera probablement l’une des priorités des gouvernements africains et de leurs alliés internationaux, mais ne peut, à elle seule, conduire à une résolution pacifique des conflits dans la région. Les insurrections surviennent lorsque les communautés périphériques se sentent marginalisées et que l’État est incapable de maintenir la cohésion nationale. L’amélioration des infrastructures de transport est une étape nécessaire pour restaurer la légitimité de l’État. Les régions frontalières demeurent mal connectées à leurs territoires nationaux. Ainsi, plus de 60 ans après l’indépendance du Mali, du Niger et du Tchad, aucune route goudronnée ne relie Kidal, Tombouctou, Bilma ou Barda au reste du territoire national (OCDE/CSAO, 2019[6]). Plusieurs décennies de sous-investissement dans les espaces frontaliers ont contribué à briser la cohésion nationale et renforcé les tendances centrifuges exploitées par des extrémistes violents. Les investissements dans les infrastructures de transport et les politiques connexes devraient avoir pour but de mettre un terme à la marginalisation des espaces frontaliers par rapport aux autres centres régionaux et nationaux, afin de minimiser les inconvénients découlant de leur situation aux marges géographiques du pays.
De meilleurs services publics dans les villes frontalières
L’amélioration de la sécurité aux frontières et de la connectivité des zones frontalières participe significativement à la réduction des conflits frontaliers. Les villes frontalières doivent aussi faire l’objet d’une attention particulière, car ce sont des pôles nodaux dans la circulation régionale des biens et des personnes en Afrique du Nord et de l’Ouest. Elles manquent pourtant souvent des services publics qui les aideraient à se développer en tant que centres d’innovation et pôles commerciaux. Cette situation peut alimenter des sentiments d’aliénation et d’injustice chez les habitants des zones frontalières, susceptibles d’être exploités par des extrémistes. Le manque de services médicaux, sociaux et éducatifs dans les villes frontalières affaiblit par exemple considérablement la capacité de l’État à se présenter comme force productive dans la vie des habitants. Les politiques de développement visant à promouvoir la paix et la sécurité dans la région devraient investir davantage dans les villes frontalières, d’autant plus que l’urbanisation s’accélère à travers l’Afrique. Les efforts d’amélioration de la vie des frontaliers, ciblés là où ils vivent et travaillent de plus en plus, pourraient réduire l’attrait exercé par les groupes extrémistes comme alternative à l’État.
Protéger les civils avant tout
Dernier point essentiel : la violence a augmenté dans certaines régions frontalières, et ce sont les populations de ces territoires qui en ont principalement subi les conséquences. Quel que soit l’éventail d’initiatives stratégiques mises en place pour réduire les violences aux frontières, la préoccupation principale des États africains et de leurs alliés ne devrait pas être uniquement l’élimination des insurgés, mais la protection de la vie et des moyens de subsistance des civils (OCDE/CSAO, 2020[4]). Les femmes ouest-africaines sont en particulier confrontées à des niveaux sans précédent de violence politique, dont les conséquences sont alarmantes pour leur engagement dans l’agriculture, leur capacité à vivre de l’élevage et leur participation politique (Kishi, à paraître[14]). Les violences faites aux femmes augmentent dans les régions frontalières, où le contrôle de la population civile est devenu l’un des enjeux majeurs entre les gouvernements et les groupes armés non étatiques (Walther, 2020[15]). En l’absence d’une base de données complète précisant le sexe des victimes et des auteurs de violence politique, l’ampleur des violences faites aux femmes en général, et dans les espaces frontaliers en particulier, reste insuffisamment étudiée. Si une attention particulière n’est pas portée à l’insécurité persistante et croissante des populations des régions frontalières, notamment dans la zone des trois frontières Burkina Faso-Niger-Mali et autour du lac Tchad, aucun des efforts susmentionnés n’est susceptible de porter ses fruits. La protection immédiate de la vie et du bien-être des civils doit devenir la priorité de toute stratégie de sécurité et de développement à plus long terme dans la région.
Références
[2] ACLED (2021), Armed Conflict Location & Event Data Project, https://acleddata.com.
[11] Banque mondiale (2009), World Development Report 2009: Reshaping Economic Geography, World Bank, Washington, D.C., https://openknowledge.worldbank.org/handle/10986/5991.
[5] Dobson, J. et al. (2000), « LandScan: A global population database for estimating populations at risk », Photogrammetric Engineering and Remote Sensing, », pp. 849–857.
[13] Donko, K., M. Doevenspeck et U. Beisel (2021), « Migration control, the local economy and violence in the Burkina Faso and Niger borderland », Journal of Borderlands Studies, https://doi.org/10.1080/08865655.2021.1997629.
[14] Kishi, R. (à paraître), « Political violence targeting women in West Africa », Notes ouest-africaines, Éditions OCDE, Paris.
[3] OCDE/CSAO (2021), Réseaux de conflit en Afrique du Nord et de l’Ouest, Éditions OCDE, Paris, https://doi.org/10.1787/80c03df7-fr.
[4] OCDE/CSAO (2020), Géographie des conflits en Afrique du Nord et de l’Ouest, Éditions OCDE, Paris, https://doi.org/10.1787/4b0abf5e-fr.
[6] OCDE/CSAO (2019), « Entreprises et santé dans les villes frontalières », Notes ouest-africaines, n° 22, https://doi.org/10.1787/b41a6277-fr.
[12] OCDE/CSAO (2019), « Intégration régionale des villes frontalières », Notes ouest-africaines, n° 20, Éditions OCDE, Paris, https://doi.org/10.1787/fd0fe15f-fr.
[10] OCDE/CSAO (2017), Coopération transfrontalière et réseaux de gouvernance en Afrique de l’Ouest, Cahiers de l’Afrique de l’Ouest, Éditions OCDE, Paris, https://doi.org/10.1787/9789264265974-fr.
[1] Radil, S., I. Irmischer et O. Walther (2021), « Contextualizing the relationship between borderlands and political violence: A dynamic space-time analysis in North and West Africa », Journal of Borderlands Studies, https://doi.org/10.1080/08865655.2021.1968926.
[15] Walther, O. (2020), « Femmes et conflits en Afrique de l’Ouest », Notes ouest-africaines, n° 28, Éditions OCDE, Paris, https://doi.org/10.1787/d5004dd3-fr.
[9] Walther, O. (à paraître), « Security and trade in African borderlands – An introduction », Journal of Borderlands Studies.
[8] Walther, O. et al. (2021), « Introducing the Spatial Conflict Dynamics indicator of political violence », Terrorism and Political Violence, https://doi.org/10.1080/09546553.2021.1957846.
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