Ce chapitre analyse les incohérences dans l’action des pouvoirs publics constatées dans les revues de pays et les analyses connexes, qui ralentissent ou empêchent les progrès vers une productivité et une durabilité accrues dans le secteur agricole et alimentaire. Il décrit les réponses prises par certains des pays examinés, identifie les principaux déficits en matière de connaissances dans ce domaine et suggère des approches possibles pour minimiser ces incohérences au sein de l’action des pouvoirs publics.
Innovation, productivité et durabilité dans le secteur agricole et alimentaire
Chapitre 7. Cohérence de l’action publique dans le secteur agricole et alimentaire
Abstract
Dans tous les pays examinés, on constate des formes d’incohérences de l’action publique en lien avec l’innovation, la productivité ou la durabilité dans l’agriculture, certaines de ces incohérences étant plus marquées que d’autres.
Les incohérences entre objectifs d’action sont plus problématiques car elles entraînent une divergence continue des politiques.
Les incohérences entre les politiques agricoles et les autres politiques, par manque de coordination stratégique, et le fait que l’agriculture occupe une place limitée ou soit exemptée dans les autres domaines d’action peuvent créer des obstacles à l’amélioration des performances en matière de productivité et de durabilité.
Les incohérences entre les politiques agricole, d’innovation et environnementale, qui peuvent être dues à un manque de coordination, ou à des évaluations ex ante et ex post insuffisantes, peuvent entraver l’efficacité de ces politiques et, dans certains cas, avoir d’autres effets négatifs.
Les incohérences entre stratégies d’élaboration des politiques, par exemple l’application de mesures pensées au cas par cas pour certaines cultures ou certaines régions uniquement, peuvent aussi devenir problématiques.
Certains des pays examinés ont explicitement pris en compte les éventuelles incohérences de l’action publique lorsqu’ils ont révisé leurs politiques ; d’autres s’appuient sur des évaluations inhérentes au processus d’élaboration des politiques pour éviter les incohérences les plus importantes.
Certains des pays examinés encouragent de plus en plus l’adoption de politiques synergiques qui intègrent les objectifs de productivité et de durabilité.
L’examen de la propension des politiques publiques à encourager la productivité et la durabilité du secteur agricole et alimentaire a permis d’identifier des axes d’amélioration, mais il a également permis de mettre au jour un certain nombre d’incohérences entre instruments d’action. Ces incohérences peuvent ralentir ou empêcher l’amélioration de la productivité et de la durabilité du secteur. Ce chapitre du rapport examine les conclusions des examens et des analyses complémentaires, et propose des approches possibles pour réduire ces incohérences.
Des incohérences de l’action publique qui freinent les progrès du secteur agricole en matière de productivité et de durabilité
Les incohérences de l’action publique peuvent être de différents types, selon l’étendue du champ qu’elles concernent et le degré de divergence qu’elles impliquent. Premièrement, s’agissant du niveau auquel elles se répercutent, les incohérences peuvent être causées par un mauvais alignement des objectifs stratégiques généraux, par des divergences entre les choix effectués dans des domaines différents (par exemple agriculture et éducation), par des disparités dans un même domaine d’action (par exemple, politiques agricoles) ou encore par des contradictions entre les stratégies suivies (par exemple, soutien direct à une culture ou une pratique agricole spécifique). Par exemple, le cas d’une administration nationale qui se fixe des objectifs divergents mais ambitieux en matière de production agricole et de protection de l’environnement est différent du cas d’une administration qui encourage certains types de technologies ou de pratiques agricoles en faveur de la productivité sans tenir compte de la durabilité.
Deuxièmement, l’impact des incohérences dépend du degré de divergence constaté, cette divergence pouvant neutraliser ou contrarier ou seulement ralentir les progrès en faveur de la productivité ou de la durabilité de l’agriculture. Par exemple, une réglementation environnementale peut, selon la façon dont elle a été élaborée, ralentir ou interdire l’adoption de technologies d’amélioration de la productivité, pourtant souhaitée par un autre ministère.
Enfin, les incohérences générales et globalement sans ambiguïté n’ont pas le même effet que celles qui varient selon le contexte (OCDE, 2019a). Par exemple, il y a incohérence générale dans les pays qui soutiennent les énergies renouvelables tout en accordant des avantages fiscaux pour les combustibles fossiles (OCDE, 2017b). À l’inverse, certaines politiques agricoles ou environnementales, concernant par exemple la gestion des risques ou la conservation de la biodiversité, pourraient aller à l’encontre de l’amélioration (respectivement) de la durabilité ou de la productivité, si l’instrument spécifique utilisé et le contexte d’application ne sont pas adaptés.
Les causes des incohérences de l’action publique peuvent elles aussi varier. Elles peuvent être dues à des asymétries d’information non intentionnelles entre différents services de l’administration nationale ou encore à des cibles ou priorités gouvernementales qui se font explicitement concurrence. Elles peuvent aussi avoir pour origine une incompatibilité irrémédiable entre d’anciennes politiques et de nouveaux objectifs, ou le passage à un nouveau cycle politique avec modification asynchrone des mesures mises en œuvre. La volonté de certains pouvoirs publics d’appliquer le principe de subsidiarité peut induire des incohérences entre juridictions. Enfin, il est important de noter que les pouvoirs publics qui cherchent à rendre cohérent un groupe particulier d’objectifs pourraient ce faisant créer des incohérences entre ces objectifs et d’autres.
Une étude approfondie des examens par pays (Tableau 7.1) montre qu’il existe dans chaque pays examiné au moins un type d’incohérence de l’action publique en rapport avec les objectifs d’amélioration de la productivité et de la durabilité du secteur agricole, mais que la portée de ces incohérences n’est pas toujours la même. Si la plupart des exemples d’incohérences relèvent d’un domaine d’action spécifique (politiques d’innovation et politiques agricoles), il existe aussi d’autres types d’incohérences. Les sections suivantes passent en revue les différents types d’incohérences, dans l’objectif d’en comprendre la nature, la cause, et l’importance.
Tableau 7.1. Exemples d’incohérences de l’action publique entravant l’innovation, la productivité et la durabilité du secteur agricole dans les pays examinés
Entre objectifs stratégiques généraux |
Entre domaines d’action |
À l’intérieur d’un même domaine d’action |
Entre stratégies |
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Argentine |
Taxer le tabac par mesure de santé publique et subventionner les producteurs de tabac. Financer la R-D et l’innovation dans la culture du soja et taxer les exportations de ce secteur. |
Encourager une croissance agricole axée sur le marché sans tenir compte des effets environnementaux. |
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Australie |
Les participants au Programme vacances-travail (Working Holiday Maker Programme) ne travaillent pas dans les zones où il y a pénurie de main-d’œuvre. |
Des incohérences réglementaires et des aspects spécifiques du régime de protection de la propriété intellectuelle limitent les investissements privés dans la R-D. |
Les réglementations relatives à l’accès à l’eau, aux denrées alimentaires et aux produits chimiques sont incohérentes d’une juridiction à l’autre. |
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Brésil |
Les objectifs de croissance agricole diffèrent des objectifs sociétaux fondamentaux. |
Réglementation inefficace du marché du crédit et soutien au crédit dans le secteur agricole. |
Le soutien aux exploitations agricoles non commerciales réduit les incitations à augmenter l’efficacité et fait obstacle aux ajustements structurels. |
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Canada |
Divergences entre les objectifs d’innovation dans le secteur agricole et les objectifs d’innovation plus généraux. |
Les procédures budgétaires prévues pour que les acteurs publics et privés puissent demander des financements sont incohérentes. |
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Chine |
Incohérence entre les politiques environnementale et agricole. |
Les dépenses de R-D les plus importantes ont concerné des cultures d’organismes génétiquement modifiés sans commercialisation. |
Les soutiens sont concentrés sur certains produits de base. |
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Colombie |
La faible participation dans l’enseignement supérieur agricole ne reflète pas l’importance du secteur. |
Les incohérences entre l’usage actuel et l’adéquation réelle des terres agricoles créent des conflits d’utilisation des sols. |
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Corée |
La gestion de l’eau destinée à l’agriculture est distincte de la gestion des autres utilisations de l’eau. Mesures de soutien à certains produits de base incohérentes avec les objectifs de productivité, sociaux et environnementaux. |
Paiements pour le soutien aux revenus en l’absence d’une exigence de déclaration de revenus pour les agriculteurs céréaliers. |
Les niveaux de soutien ne sont pas les mêmes selon les produits de base. |
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Estonie |
Alignement entre les stratégies d’innovation et de croissance au fil du temps. |
Soutien à l’agriculture biologique sans prise en compte du développement de la chaîne de commercialisation. |
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États-Unis |
Inadéquation entre les efforts déployés en faveur de l’enseignement secondaire agricole et de l’enseignement supérieur agricole. |
L’intensification agricole se produit sur des terres non prises en compte dans des programmes agroenvironnementaux. |
Mesures de soutien centrées sur les produits de base « blancs » (coton, riz, sucre, lait) au détriment des autres. |
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Japon |
Incohérence entre les politiques environnementale et agricole. |
Promotion des exportations et paiements au titre de cultures non viables telles que celle du riz destiné à l’alimentation animale. |
Les niveaux de soutien ne sont pas les mêmes selon les produits de base. |
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Lettonie |
Des réglementations facilitent le travail saisonnier, mais des mesures fiscales réduisent l’incitation à embaucher de la main-d’œuvre. |
Soutien à l’agriculture biologique mais pas à la filière de la transformation : le lait issu de l’agriculture biologique est vendu comme un produit conventionnel. |
Soutien couplé à certains produits de base spécifique. |
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Pays-Bas |
La stratégie en faveur de l’innovation dans les secteurs prioritaires (Top Sector) n’est pas entièrement alignée sur la politique de l’Union européenne relative aux pôles régionaux. |
Les incitations fiscales à la recherche privée réduisent le financement de la R‑D publique, y compris quand il s’agit de biens publics. |
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Suède |
Inadéquation entre les axes de recherche et les besoins du secteur. |
Incohérences au niveau national entre les programmes de développement rural. |
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Suisse |
Les mesures de soutien à l’élevage dans les zones moins favorisées accroissent les pressions environnementales dues à la présence de bétail. Les efforts mobilisés pour atteindre les objectifs agroenvironnementaux s’accompagnent d’une augmentation de la consommation d’énergie. |
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Turquie |
Des réglementations incohérentes régissent les mutations foncières, le regroupement des exploitations, et la protection des terres. |
La structure du soutien aux producteurs agricoles contraint la productivité à long terme. |
Source : Examens par pays.
Incohérences entre objectifs stratégiques généraux
Dans certains pays examinés, les pouvoirs publics ont élaboré plusieurs documents et plans stratégiques qui empêchent la cohérence globale de la politique agroalimentaire. En Estonie par exemple, le calendrier de la stratégie de croissance agricole n’est pas aligné sur celui de la stratégie en faveur de l’innovation, et l’objectif commun de l’innovation agricole ne figure que dans les plans relatifs à l’innovation. Les priorités en matière d’innovation n’ont donc pas évolué à la même vitesse que les politiques agricoles.
Il arrive aussi aux pouvoirs publics de promouvoir des objectifs stratégiques qui ne sont pas toujours compatibles entre eux, et avec la poursuite de l’augmentation de la productivité et de la durabilité du secteur agricole et alimentaire. Des pays comme le Brésil soutiennent le développement de l’agriculture pour la croissance économique, mais ils encouragent également une utilisation des sols plus durable, deux objectifs dont la réalisation exige des mesures qui ne sont pas toujours compatibles. En République populaire de Chine (« Chine »), les objectifs passés d’autosuffisance, qui ont conduit à une augmentation de la production céréalière, ont contribué à détériorer les ressources naturelles et l’environnement, ce qui a conduit à une révision de la stratégie nationale pour la sécurité alimentaire en 2014. En Argentine, l’innovation agricole a favorisé l’expansion de la culture du soja, ce qui a accru la déforestation pour libérer des terres au bénéfice des élevages déplacés.
Les causes de ces incompatibilités peuvent être un manque de coordination ou de cohésion entre les différents services de l’administration nationale lors de l’élaboration des plans, un manque de planification stratégique, et/ou la superposition de plusieurs stratégies d’action au cours du temps. Quand un nouveau gouvernement souhaite proposer une autre stratégie en faveur du secteur agricole et au-delà, il doit mettre en œuvre des mesures qui puissent s’accorder avec les précédentes tant que ces dernières sont en place.
Incohérences entre domaines d’action
Un examen des politiques selon le schéma d’analyse du couple productivité-durabilité dans le secteur agricole et alimentaire permet d’évaluer dans le même temps les liens entre la productivité et la durabilité de ce secteur, d’une part, et les politiques non agricoles, d’autre part. On constate alors qu’il existe diverses incohérences entre les différents domaines d’action, et que ces incohérences pourraient avoir un impact sur les performances du secteur agricole et alimentaire.
Comme le montre le Tableau 7.1, plusieurs types d’incohérences ont été notés dans les pays examinés, entre les politiques agricoles et les politiques qui concernent l’enseignement, la finance, le travail, la concurrence, l’innovation, l’énergie, la protection de l’environnement ou les ressources naturelles. Certaines de ces incohérences viennent d’une inadéquation des efforts avec les besoins stratégiques ; d’autres sont dues à des incompatibilités entre objectifs ou à des divergences voire des contradictions entre politiques.
Les incohérences entre la politique agricole et les politiques environnementale et de gestion des ressources nécessitent une analyse particulière, car elles peuvent créer un conflit entre les objectifs de croissance de la productivité et de la durabilité. Comme on l’a vu au Chapitre 6, la littérature suggère que les réglementations environnementales ont des effets divers sur la productivité puisqu’elles peuvent, dans certains cas, la faire augmenter1. Toutefois, comme examiné au Chapitre 5, le niveau de développement agricole est important ; les pays où l’agriculture est en train de se développer peuvent mettre l’accent sur les mesures de soutien à l’investissement dans la production agricole et manquer par ailleurs de force pour faire aboutir leurs politiques de protection de l’environnement et des ressources naturelles.
Les causes des incohérences peuvent, une fois encore, être multiples. L’insuffisante coordination des politiques, mais aussi le peu d’attention porté à l’agriculture et aux zones rurales dans le cadre d’action général, et le fait que l’agriculture est définie comme une exception (ou exemptée de certaines politiques ou réglementations), expliquent ces incohérences dans certains pays. L’enseignement ou l’innovation agricoles pèsent peu quand les pouvoirs publics fixent leurs priorités en matière d’éducation, de fiscalité, de travail ou de crédit, en particulier dans les pays où la contribution du secteur agricole à l’économie globale est minimale. Le contexte culturel et institutionnel ou les définitions nationales de ce qu’est la sécurité alimentaire peuvent expliquer le statut exceptionnel de l’agriculture, mais ils peuvent aussi s’opposer aux efforts en faveur de la productivité et/ou de la durabilité du secteur agricole. Par exemple, exempter les coopératives des règles de la concurrence tout en leur donnant le pouvoir de distribuer des soutiens donne lieu à une action publique moins transparente et à des résultats stratégiques potentiellement biaisés. Dans le même ordre d’idée, exempter l’agriculture de la réglementation des émissions de GES est questionnable, a fortiori dans les pays où le secteur agricole est à l’origine d’un pourcentage important des émissions nationales de GES.
Ces divergences entre domaines d’action peuvent avoir des impacts divers que l’on peut chercher à réduire en modifiant une ou plusieurs politiques. Mais, si l’agriculture est d’une importance limitée ou si elle s’est vu attribuer un statut spécial, on pourrait avoir du mal à venir à bout des problèmes posés.
Incohérences à l’intérieur d’un même domaine d’action
Les incohérences internes les plus souvent observées dans les examens par pays concernent le domaine d’action de l’agriculture ou de l’innovation. Elles résultent principalement d’une incompatibilité entre objectifs, de mesures de trop courte vue (ciblées sur un point et pas un autre), ou d’une combinaison de ces deux facteurs. En particulier :
Plusieurs pays déploient des efforts déséquilibrés en matière d’innovation. Par exemple, ils soutiennent une recherche de haute qualité, sans donner les incitations qui permettraient de prendre en compte les besoins et de soutenir son adoption, ou encore ils restreignent le processus de recherche avec des réglementations complexes (Chine).
Des pays comme l’Estonie et la Lettonie soutiennent l’agriculture biologique sans s’attaquer à l’insuffisance des infrastructures de traitement de ces produits, et perdent par là l’occasion de s’élever dans la chaîne de valeur.
Beaucoup de pays examinés consacrent la majeure partie de leurs efforts à soutenir la production de certains produits agricoles de base spécifiques, tout en dépensant bien moins pour les services généraux qui soutiennent l’agriculture ou pour la fourniture de biens publics agricoles (voir Chapitre 5).
Il peut arriver que les politiques agricoles visant l’amélioration de la durabilité soient axées sur certains aspects au détriment d’autres. Par exemple, la gestion des ressources naturelles se voit souvent attribuer la priorité aux dépens de l’impact négatif des systèmes d’agriculture intensive sur les écosystèmes, et ce en dépit du fait qu’elle peut être considérée plutôt comme un bien privé, avec des solutions de marché, puisque les agriculteurs en bénéficient directement, tandis que la qualité de l’eau ou de l’air est un bien public dont les agriculteurs ne tirent pas avantage. Dans le même ordre d’idée, on privilégie la réduction de la pollution visible sur la réduction de la pollution invisible, par exemple pollution aux nitrates des eaux superficielles plutôt que souterraines, ou pollution de l’air due aux pesticides ou aux engrais plutôt qu’aux GES, et ce sans tenir compte des différents impacts.
Plus précisément, de récentes études de l’OCDE ont identifié des synergies et des arbitrages stratégiques entre l’adaptation au changement climatique, la limitation des GES et la productivité de l’agriculture (Lankoski, Ignaciuk and Jésus, 2018). Dans le cadre de ces travaux, un examen des politiques pertinentes aux Pays-Bas a montré que les pouvoirs publics favorisaient les mesures en faveur de la compétitivité de l’agriculture et de la réduction des émissions de GES, laissant les agriculteurs responsables de l’adaptation. Il a aussi montré l’influence des politiques de l’Union européenne sur la cohérence de la stratégie nationale, et que les demandes de la société concernant le bien-être animal pouvaient dans certains cas mener à des arbitrages avec la compétitivité et les émissions de GES (Ignaciuk et Boonstra, 2017). Une simulation ex ante à l’échelle des exploitations agricoles, avec applications en Finlande et dans le Midwest américain, a conclu que plusieurs instruments d’action, tels que les paiements pour mise en jachère ou les subventions à l’investissement pour les capitaux adaptatifs, envoient des signaux qui entravent la réalisation d’au moins l’un des trois objectifs (productivité, réduction et adaptation) (Lankoski et al., 2018). L’étude montre également que les incohérences dans ce domaine dépendent souvent du contexte (ibid).
La plupart de ces incohérences ont pour causes principales une asymétrie de l’information et une élaboration de politiques de trop courte vue. Ces deux causes peuvent résulter en partie d’un manque d’évaluations stratégiques ex ante et ex post ou de la robustesse insuffisante des évaluations existantes. Les incohérences stratégiques qui semblent découler de la juxtaposition d’anciennes et de nouvelles mesures seraient évitées avec la conduite de solides évaluations ex ante des nouvelles politiques. Malheureusement, le périmètre prévu à la conception des évaluations est parfois lui-même trop réduit et, partant, insuffisant pour identifier le problème. De nombreuses évaluations stratégiques ne s’intéressent qu’à la mise en œuvre prévue pour atteindre les objectifs, plutôt qu’aux résultats, ce qui de fait tient compte de certaines dimensions mais en néglige d’autres.
L’intérêt de conduire une évaluation stratégique ressort particulièrement lorsque les politiques visant à soutenir la productivité et la durabilité échouent contre toute attente. Par exemple, aux États-Unis, on s’est rendu compte qu’un programme en faveur de l’efficience de l’irrigation, qui avait donc pour objectif de contribuer à la durabilité et à la productivité, avait augmenté l’utilisation des eaux souterraines du fait de la réaction comportementale des agriculteurs (OCDE, 2015). Il est également nécessaire de conduire une évaluation lorsque l’effet d’un instrument d’action est ambigu et dépendant du contexte, par exemple lorsqu’il faut limiter l’utilisation des sols pour conserver la biodiversité mais que cela risque de conduire à une intensification de la production agricole, avec d’autres problèmes environnementaux (Argentine et Brésil).
Incohérences entre stratégies
Le dernier type d’incohérences concerne les stratégies appliquées. On trouve ce type d’incohérences dans les pays où des mesures sont spécifiquement adaptées à une région, un sous-secteur, un procédé de production ou un groupe de parties prenantes, alors que les interactions ou la concurrence entre régions, sous-secteurs, procédés de production ou groupes rendent, au moins partiellement, problématiques les différences stratégiques s’agissant de la productivité et de la durabilité de l’agriculture.
De telles incohérences peuvent être observées dans les pays fédéraux ou dans les pays cherchant à appliquer le principe de subsidiarité. L’un des exemples que fournit le tableau 7.1 est celui de l’hétérogénéité réglementaire de l’Australie quant aux produits et aux intrants agricoles. Si cette hétérogénéité est due à des restrictions de la surveillance exercée par l’administration fédérale, il n’en demeure pas moins qu’elle empêche certains États et territoires du pays d’opérer avec des règles communes, d’où des contraintes sur la productivité agricole au niveau national2.
Un certain nombre de pays concentrent le soutien agricole sur certains produits de base (Chapitre 4), ce qui crée une incitation à ne produire que ceux-là et pas d’autres et, de ce fait, peut empêcher le développement d’autres activités productives et génératrices de revenus qui pourraient être plus durables et résilientes.
Dans les pays où la réglementation est axée sur les processus, l’évolution du cadre de cette réglementation pour les nouvelles techniques génétiques ou les nouveaux intrants chimiques peut créer des vides juridiques et ralentir les efforts de R‑D. Interdire l’utilisation d’un produit chimique conduit au développement d’autres produits potentiellement aussi toxiques. Réglementer les nouvelles techniques conduit à revenir aux techniques plus anciennes avec, parfois, à la clé, le même résultat3.
Les causes de ces incohérences peuvent être dues à la législation existante (pays fédéraux) ou à des choix politiques effectués en réponse aux demandes de groupes d’électeurs, qu’il s’agisse de groupes de producteurs ou de la société civile. Dans le premier cas, il pourrait être difficile de modifier l’existant. Dans le second, les incohérences pourraient dépendre des cycles politiques.
Remédier aux incohérences de l’action publique
Plusieurs pays ont explicitement cherché à s’attaquer aux incohérences de l’action publique. Dès 1992, la politique agricole commune de l’Union européenne s’est élargie pour englober, outre la production agricole, le soutien aux biens publics – une évolution qui a conduit à des progrès dans certains domaines, mais des avancées insuffisantes dans d’autres. Plus récemment, le Canada, les Pays-Bas ou encore la Suède ont mobilisé des efforts pour élaborer des politiques alimentaires plus larges qui puissent couvrir l’agriculture et les denrées alimentaires, mais aussi les questions connexes qui concernent l’énergie, l’environnement, les ressources naturelles, le bien-être animal et la santé. Il est encore trop tôt pour déterminer la mesure dans laquelle ces politiques seront efficaces et durables.
Des organisations internationales ont également lancé des appels et conçu des plans pour améliorer la cohérence des politiques. L’élaboration de la stratégie de l’OCDE pour une croissance verte, qui a été appliquée au cas de l’agriculture, a été en partie motivée par l’idée que durabilité et croissance pouvaient être compatibles, et qu’il convenait d’examiner la faisabilité d’une telle démarche (OCDE, 2011a et 2011b). La FAO et le GCRAI ont encouragé l’adoption de pratiques agricoles climato-intelligentes, qui combinent des objectifs d’adaptation, de mitigation et de production ou de sécurité alimentaire. De récents travaux de l’OCDE ont porté sur les synergies et les arbitrages à l’intersection entre productivité, adaptation au changement climatique et atténuation du changement climatique (Lankoski, Ignaciuk et Jésus, 2018), et sur les obstacles à l’adoption de pratiques agricoles climato-intelligentes (Wreford et al., 2017). Des efforts à haut niveau, dans le cadre du G20 ou des Nations Unies, notamment avec les Objectifs de développement durable, visent à améliorer la cohérence d’un large ensemble de domaines d’action.
Cependant, les plans stratégiques de plus haut niveau ne se répercutent pas toujours suffisamment pour donner des signaux cohérents aux agriculteurs. La législation existante n’est pas toujours facile à modifier, et pas toujours prise en compte dans les nouveaux plans. Des contraintes politiques locales peuvent aussi faire entrave au changement. De plus, une meilleure cohérence ne satisfait pas toujours à la condition du ratio coût-bénéfice : il peut arriver qu’elle empêche des actions qui auraient permis d’avancer significativement dans la réalisation d’un objectif sans pour autant faire peser un coût trop important sur l’autre objectif. Dans les cas extrêmes, la cohérence fige l’action publique : il devient impossible de concevoir une nouvelle mesure s’il faut faire évoluer toutes les autres de concert.
Il est néanmoins possible d’appliquer une approche pragmatique au cas par cas. Partant du principe qu’ils ne peuvent pas, en pratique, gérer simultanément toutes les incohérences à toutes les étapes du processus, les pouvoirs publics devraient concentrer leurs efforts sur les plus importantes d’entre elles, c’est-à-dire les goulets d’étranglement (par exemple, OCDE, 2017c) qui entravent le plus les progrès en matière de productivité et de durabilité de l’agriculture, et instaurer des mécanismes à même de prévenir l’apparition d’autres incohérences.
Il convient, pour cela, de recenser et si possible de quantifier les incohérences de l’action publique. Le schéma d’analyse du couple productivité-durabilité dans le secteur agricole et alimentaire est idéal pour mettre au jour les principales incohérences, comme l’a montré ce chapitre. À cet effet, on peut utiliser plusieurs types d’outils d’analyse pour évaluer la force des incohérences identifiées, par exemple des simulations à l’échelle des exploitations agricoles (Lankoski et al., 2018), des modèles à l’échelle du secteur comme le Modèle d’évaluation des politiques (Henderson and Lankoski, 2019), des modèles d’équilibre général calculables (voir par exemple OCDE, 2017c dans le cas du tryptique terres-eau-énergie), ou des méthodes ex post telles que l’analyse qualitative comparée avec ensembles flous (ACQ, voir OCDE, 2019b). Chacune de ces approches présente des avantages et des inconvénients, et gagnerait à être complétée par des éléments d’information de la littérature disponible ou d’autres études analytiques.
Les pouvoirs publics devraient alors chercher à éliminer les grandes incohérences recensées et prévenir l’apparition de nouvelles incohérences. L’élimination des incohérences peut prendre du temps et nécessiter des consultations élargies avec les parties prenantes, des modifications de la gouvernance et des institutions, ainsi qu’un plan clairement défini (par exemple, Gruère et Le Boëdec, 2019). Pour éviter de nouvelles incohérences, il faudra instaurer davantage de coordination, tenir compte de l’agriculture avec les autres objectifs de plus haut niveau, s’assurer de bien définir les évaluations stratégiques, et intégrer des principes de cohérence au processus d’élaboration de la politique agricole. Une telle évolution pourrait exiger de soumettre chaque nouveau programme à un test de cohérence.
Principaux déficits de connaissances
Évaluer le coût des grandes incohérences recensées ou le bénéfice de la cohérence aiderait à sensibiliser les responsables de l’action publique à la question. Il faudrait pour cela comparer les impacts respectifs des différents scénarios, avec ou sans cohérence, sur le bien-être – un travail qui n’a pas encore été fait de manière exhaustive, du moins dans le cas de l’agriculture.
Il manque également des études sur les incohérences de l’action publique qui dépendent du contexte. Par exemple, il serait utile d’analyser dans quelle mesure il convient d’appliquer le principe de subsidiarité aux politiques agricoles, et aussi s’il faut penser l’agriculture et l’environnement (ou l’agriculture et l’innovation) au sein d’une même politique ou au contraire dans le cadre de politiques indépendantes.
Des études ont déjà été conduites sur l’économie politique de la réforme, en particulier dans le cas des subventions à l’agriculture ou des subventions dommageables pour l’environnement, mais il faudrait aussi mener des études sur les autres contraintes qui empêchent d’obtenir davantage de cohérence. Par exemple, il serait pertinent d’étudier les moyens de supprimer les exonérations applicables à la politique agricole qui ne sont plus justifiées.
Recommandations pour réduire au minimum les incohérences de l’action publique
Évaluer et cibler les principales incohérences de l’action publique
Procéder à l’examen des principales politiques pour s’assurer de détecter les incohérences importantes, à l’aide des outils susmentionnés qui peuvent aller du schéma d’analyse du couple productivité-durabilité dans le secteur agricole et alimentaire à des outils plus quantitatifs, et dresser une typologie des incohérences recensées.
Pour les grandes incohérences recensées, élaborer un plan visant à réduire le signal mal aligné et à le séparer des autres volets des politiques (découplage). Cette étape pourrait prendre du temps et nécessiter des consultations élargies avec les parties prenantes, des modifications de la gouvernance ou des institutions, et un calendrier de réforme accepté.
Veiller à ne pas introduire de nouvelles incohérences
Dans le cas des politiques d’innovation, agricole et environnementale :
Procéder à une rapide évaluation ex ante, avec analyse plus approfondie seulement si nécessaire. Une grille d’évaluation listant les principales incohérences de l’action publique pourrait être utilisée dans un premier temps pour détecter les problèmes potentiels, puis une analyse plus approfondie serait effectuée au cas par cas, à l’aide des outils susmentionnés.
Examiner les principes de conception des évaluations stratégiques et y intégrer l’objectif d’évaluation de la cohérence. Les évaluations devraient mesurer les résultats et pas seulement le degré de mise en œuvre. L’évaluation de la cohérence pourrait inclure divers éléments et faire en sorte que les effets imprévus et non voulus sur la productivité et la durabilité de l’agriculture sont rapidement limités.
Dans le cas des autres politiques pertinentes, encourager les législateurs à s’intéresser aussi aux effets indirects de ces politiques sur l’agriculture. S’assurer que toute exonération applicable à l’agriculture n’a pas un impact sur la productivité et la durabilité à long terme du secteur.
Encourager des plans d’action synergiques, établir des passerelles entre les politiques et œuvrer en faveur de solutions mutuellement bénéfiques
Tenir compte de la cohésion des plans stratégiques à haut niveau de manière à ne pas oublier ni accorder un statut particulier à l’agriculture.
Lors des examens de la politique agricole et de la gouvernance institutionnelle, penser à établir des passerelles avec les objectifs non agricoles, notamment ceux qui concernent le développement rural, les ressources et l’environnement, et l’alimentation, et penser à englober non pas la seule production mais toute la chaîne d’approvisionnement.
Rechercher des solutions qui peuvent contribuer aux objectifs de productivité et de durabilité. En particulier, orienter le système d’innovation agricole vers des solutions synergiques pour le secteur.
Références
Gruère, G. et H. Le Boëdec (2019), « Navigating pathways to reform water policies in agriculture », Documents de l'OCDE sur l'alimentation, l'agriculture et les pêcheries, n° 128, Éditions OCDE, Paris, https://doi.org/10.1787/906cea2b-en.
Henderson, B. et J. Lankoski (2019), « Evaluating the environmental impact of agricultural policies », OECD Food, Agriculture and Fisheries Papers, n° 130, Éditions OCDE, Paris, https://doi.org/10.1787/add0f27c-en.
Ignaciuk, A. et C. Boonstra (2017), « Synergies et déséquilibres entre productivité agricole et adaptation au changement climatique et atténuation : étude de cas sur les Pays-Bas », OCDE, Paris, https://one.oecd.org/document/COM/TAD/CA/ENV/EPOC(2016)7/FINAL/fr/pdf .
Lankoski, J., A. Ignaciuk et F. Jésus (2018), « Synergies and trade-offs between adaptation, mitigation and agricultural productivity: A synthesis report », Documents de l'OCDE sur l'alimentation, l'agriculture et les pêcheries, n° 110, Éditions OCDE, Paris, https://doi.org/10.1787/07dcb05c-en.
Lankoski, J. et al. (2018), « Modelling Policy Coherence Between Adaptation, Mitigation and Agricultural Productivity », Documents de l'OCDE sur l'alimentation, l'agriculture et les pêcheries, n° 111, Éditions OCDE, Paris, https://doi.org/10.1787/ee62a5ae-en.
OCDE (2019a), Land use, climate, ecosystems and food: Aligning policies in the land-use sector, Éditions OCDE, Paris (à paraître).
OCDE (2019b), « Exploring the Linkages between Policies, Productivity and Environmental Sustainability », Éditions OCDE, Paris (à paraître).
OCDE (2017a), Examens environnementaux de l'OCDE: Nouvelle-Zélande 2017, Examens environnementaux, Éditions OCDE, Paris, https://doi.org/10.1787/9789264277809-fr.
OCDE (2017b), Améliorer l'efficacité énergétique dans la chaîne agroalimentaire, Études de l'OCDE sur la croissance verte, Éditions OCDE, Paris, https://doi.org/10.1787/9789264287761-fr.
OCDE (2017c), The Land-Water-Energy Nexus: Biophysical and Economic Consequences, Éditions OCDE, Paris, https://doi.org/10.1787/9789264279360-en.
OCDE (2015), Les périls du tarissement : Vers une utilisation durable des eaux souterraines en agriculture, Études de l'OCDE sur l'eau, Éditions OCDE, Paris, https://doi.org/10.1787/9789264248427-fr.
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OCDE (2011b), Vers une croissance verte, Études de l'OCDE sur la croissance verte, Éditions OCDE, Paris, https://doi.org/10.1787/9789264111318-en.
Wreford, A., A. Ignaciuk et G. Gruère (2017), « Overcoming barriers to the adoption of climate-friendly practices in agriculture », Documents de l'OCDE sur l'alimentation, l'agriculture et les pêcheries, n° 101, Éditions OCDE, Paris, http://dx.doi.org/10.1787/97767de8-en.
Notes
← 1. OECD (2019b) conclut que l’utilisation de mécanismes de mise en conformité croisée, qui visent à associer les deux types de réglementations, ne semblent pas avoir un impact négatif significatif sur la productivité en Europe.
← 2. L’adaptation des mesures est certainement bénéfique, en particulier quand ces mesures visent à résoudre des problèmes qui varient considérablement d’une région à une autre. Cependant, cette hétérogénéité peut devenir elle-même un problème quand elle impacte la productivité et la durabilité globales de l’agriculture.
← 3. En Europe, les variétés génétiquement modifiées résistantes aux herbicides sont soumises à une réglementation particulière, tandis que les variétés sélectionnées par les méthodes classiques et également résistantes aux herbicides, qui peuvent produire les mêmes effets, sont soumises à une autre réglementation qui n’impose pas le même niveau de contrôle.