Pour la première fois depuis que la crise financière mondiale a éclaté en 2008, on dénombre aujourd’hui dans la zone OCDE davantage d’actifs occupés qu’avant la crise. Dans la quasi-totalité des pays, le taux de chômage se situe en deçà, ou presque, du taux constaté avant la crise. Le nombre d’emplois vacants a atteint un niveau record dans la zone euro, aux États-Unis et en Australie. Or, de plus en plus, ces postes restent vacants pendant de nombreux mois, à mesure que les tensions s’accentuent sur le marché du travail.
Pourtant, la croissance des salaires est aux abonnés absents. Comme le souligne la présente édition des Perspectives de l’emploi, les pays de l'OCDE sont déjà bien avancés dans le cycle de croissance, mais la progression des salaires reste beaucoup plus faible qu’avant la crise financière (chapitre 1). Fin 2017, la croissance des salaires nominaux dans la zone OCDE était en effet inférieure de moitié à ce qu’elle était juste avant la récession pour des niveaux de chômage comparables. Même en tenant compte de l’inflation, la croissance des salaires réels est bien inférieure à celle constatée avant la crise. Des accords salariaux entérinant d’importantes hausses de salaires ont certes été signés récemment dans quelques pays où la reprise a débuté il y a longtemps, mais ils sont rares.
Plus inquiétant encore, cette stagnation sans précédent des salaires ne touche pas tous les travailleurs de la même manière. Ces dernières années, les revenus réels du travail des 1 % les mieux rémunérés ont augmenté beaucoup plus rapidement que la médiane de ceux des travailleurs à temps plein, accentuant une tendance déjà bien installée. Cette situation alimente le mécontentement croissant de la population à l’égard de la nature, sinon de la vigueur, de la reprise : les emplois sont enfin de retour, mais seuls quelques privilégiés au sommet de l’échelle des revenus bénéficient aussi d’une amélioration des salaires et de la qualité des emplois.
Si les tensions s’accentuent sur le marché du travail et alors qu’un nombre croissant d’emplois restent vacants, comment expliquer que les pressions sur les salaires n’augmentent pas ?
Un premier élément de réponse concerne le ralentissement des gains de productivité. Toutes choses égales par ailleurs, une croissance atone de la productivité freine la progression des salaires. Alors que la productivité horaire du travail enregistrait une croissance annuelle moyenne de 2.3 % dans la zone OCDE avant la crise, elle s’est effondrée pendant la récession. Le fossé qui s’est creusé au cours des premières années de la crise financière mondiale n’a pas été comblé depuis : la croissance de la productivité s’est stabilisée à 1.2 % en moyenne ces cinq dernières années, voire à moins de 1 % dans plusieurs pays comme les États-Unis, la France, l’Italie, Japon, et le Royaume-Uni.
Si les causes de ce ralentissement sont l’une des questions les plus controversées à l’heure actuelle en macroéconomie, les trajectoires de productivité sont très variables d’une entreprise à l’autre. Les entreprises de pointe, situées à la frontière technologique, enregistrent d’importants gains de productivité, comparables à ceux observés avant la crise. Les autres entreprises, en revanche, souffrent d’une croissance atone de la productivité, ce qui creuse leur écart par rapport à leurs concurrentes les plus performantes. Autrement dit, la croissance de la productivité se concentre de plus en plus sur un petit nombre d’entreprises situées à la frontière, avec des retombées limitées sur les autres. Les gains de productivité totaux sont désormais le fruit d’entreprises innovantes à forte intensité technologique qui bénéficient d’importantes parts de marché du fait de leur avantage concurrentiel. Même si ces situations de position dominante sont généralement temporaires, puisque les entreprises situées à la frontière technologique doivent en permanence affronter la concurrence de nouvelles entreprises plus innovantes, il en découle une contraction de la part du travail – c’est-à-dire de la part du revenu national appropriée par les travailleurs sous forme de revenu du travail. Les entreprises situées à la frontière investissent massivement dans des technologies à forte intensité capitalistique, ce qui se traduit souvent par une moindre intensité de travail, tandis que la redistribution des parts de marché vers ces entreprises « superstars » alimente la contraction de la part de la valeur ajoutée qui bénéficie aux travailleurs (chapitre 2).
Le deuxième élément de réponse a trait à l’évolution constante de la demande de compétences et à ses liens avec les compétences disponibles au sein de la main-d’œuvre. Les emplois détruits pendant la crise ne sont pas les mêmes que ceux qui ont été créés pendant la reprise. Les entreprises de pointe ont une forte demande de personnel hautement qualifié, doté de compétences cognitives de haut niveau (résolution de problèmes complexes, pensée critique et créativité) et doué d’intelligence sociale, c’est-à-dire de la capacité de perception sociale nécessaire pour convaincre, négocier ou prendre soin des autres. Or, dans de nombreux pays, ces compétences manquent et ceux qui les possèdent sont ceux à qui profite la croissance des salaires. Toutefois, de nombreux travailleurs ne sont pas à même de répondre à la demande émergente pour ce type de compétences pointues. Selon l’Évaluation des compétences des adultes, près d’un adulte sur quatre ne possède pas les compétences les plus élémentaires en matière de traitement de l’information (compétences numériques) et ne peut réaliser que des tâches simples sur l’ordinateur, ce qui l’empêche d’accéder à des emplois dont la rémunération est en hausse.
Par conséquent, l’évolution récente des salaires n’a pas été la même pour tous, et se caractérise par des variations marquées non seulement entre les pays mais aussi à l’intérieur d’un même pays, ainsi que dans les entreprises. Si le rendement des compétences de haut niveau augmente, les données montrent qu’il y a de plus en plus d’emplois peu rémunérés. Ainsi, le travail à temps partiel subi a fortement augmenté dans plusieurs pays depuis la crise, parallèlement à une détérioration des revenus des travailleurs à temps partiel.
La contraction de la couverture de l’assurance chômage dans de nombreux pays et la montée du chômage de longue durée au lendemain de la crise (chapitre 5) pourraient aussi avoir pesé sur la croissance des salaires. Lorsque leurs droits à l’indemnisation chômage arrivent à expiration, les demandeurs d’emploi peuvent en effet devenir moins sélectifs et accepter des emplois qui ne correspondent pas à leurs attentes en termes d’heures travaillées, de type de contrat et, surtout, de niveau de salaire. Dans plusieurs pays de l'OCDE, et plus particulièrement ceux qui ont été durement touchés par la crise financière puis par la crise de la dette souveraine, le taux de croissance annuel global des salaires mensuels réels aurait en effet été supérieur si le nombre de travailleurs récemment embauchés après un épisode de chômage n’avait pas autant augmenté et si leur salaire avait suivi la même trajectoire que celle des salaires des autres travailleurs. Par exemple, en Espagne, en 2014, les salaires réels auraient été supérieurs de 3.1 % si le salaire moyen avait progressé au même rythme que celui des travailleurs en poste depuis 2007. Souvent, les travailleurs victimes de licenciements économiques sont confrontés à des problèmes structurels qui les rendent plus vulnérables face au risque de chômage de longue durée, à moins qu’ils ne bénéficient suffisamment tôt de services d’évaluation des compétences, de reconversion et de conseil (chapitre 4).
Dans ce contexte, il est capital de bâtir des systèmes d’enseignement et de formation de qualité, offrant des possibilités de formation tout au long de la vie. Dès le plus jeune âge, les enfants doivent acquérir des compétences spécialisées utiles et développer leur créativité, leurs aptitudes à la résolution de problème et leur capacité de perception sociale, ainsi que leur capacité et leur volonté d’apprendre. Mais les possibilités d’apprentissage ne peuvent être limitées au seul système éducatif. Il faut donner aux adultes la possibilité d’acquérir de nouvelles compétences et d’améliorer leurs compétences existantes en permanence et à tout âge, afin de remédier à l’obsolescence et à la dépréciation des compétences, voire de les prévenir. Pourtant, les populations les plus susceptibles d’être désavantagées sur le marché du travail sont celles qui bénéficient le moins de formations, qu’elles soient formelles ou informelles, ce qui accroît leur handicap. Dans tous les pays de l'OCDE, les personnes peu qualifiées ont deux tiers de chances en moins que les individus hautement qualifiés de suivre une formation. Il convient donc de redoubler d’efforts pour réduire cet écart, notamment au moyen de mesures mieux ciblées en faveur de la formation mais aussi d’une mobilisation accrue des employeurs, notamment des petites et moyennes entreprises qui peinent à proposer des formations.
D’une manière plus générale, face à l’évolution rapide des technologies et des besoins des employeurs, le défi pour les pouvoirs publics consiste à s’assurer que la demande actuelle et future en matière de compétences soit correctement identifiée. Il existe, dans la plupart des pays, des systèmes et des outils pour produire ces informations. Ils fournissent généralement des données fiables qui peuvent être utilisées pour remédier à l’inadéquation des compétences mais leurs projections sont rarement prises en compte comme il conviendrait dans les politiques publiques et les pratiques. Pour ce faire, il est nécessaire d’établir une coopération et une coordination étroites entre les parties prenantes clés dans différents domaines d’action, notamment l’emploi, l’enseignement et la formation, et les politiques migratoires.
Pour que la coopération et la coordination entre les partenaires sociaux puissent jouer pleinement leur rôle, il est indispensable de s’attaquer à la contraction de longue date du taux de syndicalisation et à l’érosion de l’influence de la négociation collective dans certains pays. Le dialogue social permet de mieux anticiper les besoins et possibilités futurs, de trouver des solutions, et d’adopter une démarche proactive face au changement. Toutefois, son efficacité dépend de la capacité des partenaires sociaux à travailler ensemble dans un esprit de coopération et de confiance réciproque. Les nouvelles données présentées dans cette édition des Perspectives de l’emploi montrent que les systèmes de négociation collective coordonnés, lorsqu’ils s’accompagnent de partenaires sociaux puissants et indépendants et d’organes de médiation efficaces, sont associés à des taux d’emploi élevés, un environnement de travail de meilleure qualité (offrant notamment de plus grandes possibilités de formation), et une plus grande résilience du marché du travail face aux chocs (chapitre 3). Compte tenu de l’évolution rapide du marché du travail, un dialogue social efficace est d’autant plus crucial. Les partenaires sociaux peuvent, et doivent, contribuer aux efforts engagés pour s’assurer que l’offre de formation correspond aux besoins de compétences actuels et futurs, pour distribuer plus équitablement les gains de productivité, et pour venir en aide aux personnes privées de leur emploi sous l’effet des progrès technologiques ou de l’évolution du commerce mondial.
Pour résumer, la modération salariale qui persiste à l’heure actuelle cache d’importantes différences entre les travailleurs, mais elle est aussi le reflet des changements structurels à l’œuvre dans nos économies, que la crise financière a accentués et accélérés. Des hausses de salaires plus prononcées sont attendues parallèlement à l’amplification des tensions sur le marché du travail. Mais les perspectives de salaire de nombreux travailleurs, qui peinent à s’adapter à la mutation rapide du monde du travail, pourraient bien rester modestes. Des mesures ciblées et une coopération plus étroite avec les partenaires sociaux devraient aider ces travailleurs à atténuer leurs handicaps croissants, en leur offrant les possibilités de formation et de reconversion dont ils ont besoin, ainsi que des services d’orientation et d’information professionnelles afin d’encourager la mobilité.
Stefano Scarpetta,
Directeur de la Direction de l’emploi, du travail et des affaires sociales de l'OCDE