La forte hausse des prix de l’énergie et des produits alimentaires représente un coût qui risque de peser plus fortement sur les ménages les plus modestes et les plus vulnérables. Des négociations de grande ampleur entre les pouvoirs publics, les travailleurs et les entreprises seront essentielles pour répartir équitablement ce coût, car aucun d'eux ne peut l'absorber seul. Les récentes négociations et conventions collectives dans le secteur allemand de la chimie montrent une des voies possibles : les partenaires sociaux se sont entendus sur une solution « relais » - un compromis à court terme qui concilie à la fois les coûts et les problèmes auxquels les entreprises sont confrontées et les préoccupations des salariés quant au maintien de leur pouvoir d’achat. Plus précisément, les représentants des employeurs et des travailleurs se sont accordés sur une somme forfaitaire de 1 400 EUR (environ 1 400 USD) par salarié pour compenser la hausse des prix, mais ils ont aussi reporté les discussions sur une augmentation formelle des salaires jusqu’en octobre, dans l’espoir que les perspectives économiques se soient éclaircies d’ici là. Le versement de la même somme forfaitaire à tous les travailleurs implique également que ce dispositif a été beaucoup plus généreux pour les travailleurs à bas salaire. Cette approche novatrice a aussi été suivie dans les négociations menées au niveau des entreprises dans d’autres pays (par exemple dans le secteur de la fabrication de pièces détachées automobiles en Italie).
Outre leur rôle potentiel dans les négociations avec les partenaires sociaux, les pouvoirs publics disposent d’autres outils pour protéger les revenus des groupes vulnérables. Ainsi, l’ajustement du salaire minimum pour préserver le pouvoir d’achat effectif des travailleurs faiblement rémunérés fait partie des solutions qui pourraient être envisagées. Dans de nombreux pays, l’ajustement du salaire minimum légal est une mesure discrétionnaire que les pouvoirs publics prennent régulièrement (souvent une fois par an). Dans un contexte de hausse rapide des prix, un ajustement lent du salaire minimum entraîne inévitablement une dégradation sensible du niveau de vie des travailleurs faiblement rémunérés. À titre de comparaison, quelques pays de l’OCDE, comme la Belgique et la France, ont mis en place des mécanismes d’indexation automatique du salaire minimum, ce qui constitue un moyen efficace de préserver le pouvoir d’achat des bas salaires. Qu’il soit automatique ou non, l’ajustement régulier du salaire minimum légal est crucial dans le contexte actuel caractérisé par une inflation relativement élevée.
Les primes énergie temporaires constituent un autre moyen de compenser la hausse des coûts de l’énergie pour les ménages et les entreprises. La plupart des pays de l’OCDE ont mis en place des aides énergétiques entre fin 2021 et 2022, sous la forme d’un encadrement des prix, d’aides au revenu ou de réductions d’impôts. Cependant, seule une petite fraction des dépenses supplémentaires générées par ces interventions a été affectée à des mesures ciblées sur les ménages et les entreprises les plus touchés. Si l’urgence de la situation et la nécessité d'une intervention rapide peuvent justifier un tel manque de précision dans le ciblage des mesures, les pouvoirs publics pourraient envisager de réorienter les dépenses vers des interventions ciblées et rentables. Cela permettrait non seulement d’aider ceux qui en ont le plus besoin, mais aussi d’éviter que l’aide au revenu et les mesures sur les prix ne finissent par mettre en péril les objectifs d’émissions de carbone et la transition vers une économie plus verte.
Dans le même esprit consistant à prendre des mesures d’aide ciblées et respectueuses de l’environnement, le système de prélèvements et de prestations pourrait être utilisé pour atténuer le choc subi par les plus vulnérables, au moyen des prestations liées à l’exercice d’un emploi et d’autres transferts sociaux. Toutefois, cette approche ne peut être efficace que si les critères de ressources sur lesquels elle repose sont rapidement adaptés à l’évolution des besoins des individus ; cela suppose de réduire les périodes de référence pour l’évaluation des besoins et de pondérer comme il convient les caractéristiques du panier de consommation de chaque catégorie de ménage. Dans certains cas, il peut être nécessaire d’engager des réformes ambitieuses des systèmes d’évaluation des ressources.
L’une des solutions les plus efficaces pour protéger le niveau de vie des travailleurs peu qualifiés et d’autres catégories vulnérables consiste à renouer leurs liens avec le marché du travail. Cette démarche suppose non seulement de créer des emplois, mais aussi d’étendre les politiques actives du marché du travail. Environ deux tiers des pays de l’OCDE consacrent un budget accru aux services publics de l’emploi depuis le début de la crise du COVID-19. Mais augmenter les dépenses pourrait ne pas suffire. L’affectation de ces dépenses est tout aussi importante. Il faut proposer une offre intégrée et complète de services d’emploi et de formation, lesquels doivent s’adresser aux entreprises qui créent des emplois et aux personnes les plus vulnérables.
La protection des niveaux de vie suppose également de rééquilibrer le pouvoir de négociation entre employeurs et travailleurs, de sorte que ces derniers puissent négocier leurs salaires sur un pied d’égalité. Pour cela, il faut que les autorités de la concurrence accordent une plus grande attention à la concurrence sur le marché du travail. Les conséquences des fusions horizontales sur la compétitivité du marché du travail devraient notamment être évaluées avec soin dans les examens menés en vue de fusions, même lorsque les entreprises qui fusionnent opèrent sur des marchés de produits différents. Par ailleurs, il convient d’élaborer une stratégie globale de lutte contre la collusion sur le marché du travail. Les pouvoirs publics pourraient par exemple examiner si les accords de non-débauchage dans le cadre de franchises, qui sont généralement légaux dans la plupart des pays de l’OCDE, sont souhaitables du point de vue de l’action publique dans le contexte actuel.
Toutefois, pour rééquilibrer le pouvoir de négociation, il est aussi nécessaire d’imprimer un nouvel élan à la négociation collective et, par conséquent, d’accompagner les efforts déployés par les syndicats et les organisations patronales pour recruter de nouveaux membres et élargir la couverture des conventions collectives. Il faut aussi agir pour faire en sorte que les travailleurs situés dans la zone grise entre salariat et travail indépendant aient accès à la négociation collective, comme l’a proposé récemment la Commission européenne. Les conventions collectives conclues dernièrement avec des travailleurs des plateformes en Allemagne, au Danemark, en Espagne, en Italie et en Suède sont intéressantes et pourraient être reproduites ailleurs. Dans tous ces pays, ainsi que dans d’autres où de tels accords n’ont pas encore été conclus (comme en France, en Norvège, etc.), les syndicats de travailleurs des plateformes négocient les conditions de travail de leurs membres, même s’ils sont considérés comme des travailleurs indépendants. Ces pratiques ont cours sans que les autorités nationales de la concurrence interviennent, parfois grâce à des dérogations explicites à l’interdiction des ententes inscrite dans la loi. Plus généralement, la longue liste d’exemples de négociations collectives réussies dans le secteur des agences de travail temporaire et celui de la culture et de la création, et ce même dans des pays où les syndicats sont faibles, montre que les mécanismes de négociation collective, s’ils sont suffisamment flexibles, peuvent s’adapter à des relations d’emploi différentes et nouvelles.