L’ACA classique continue pour l’essentiel à considérer que les questions de répartition ou d’équité (intergénérationnelles) n’ont guère de place, voire aucune, dans la formulation de recommandations sur l’élaboration des politiques ou les projets d’investissement. Identifier cette lacune est une chose, y remédier est plus problématique dès lors que cela implique de pondérer les coûts et avantages en fonction de critères d’équité. Il serait pourtant utile de simplement identifier les coûts et les avantages supportés ou retirés par les différents individus et groupes sociaux compte tenu des écarts observés du point de vue du critère auquel on s’intéresse. Une telle approche semble peut-être manquer d’ambition mais, au vu de l’état des choses actuel (où ce travail est rarement effectué), la collecte plus systématique de telles données ne manquerait pas d’être utile. Cela exigerait en outre non seulement de déterminer comment les coûts et les avantages sont répartis entre individus, mais aussi d’établir comment certains avantages et inconvénients environnementaux spécifiques (par exemple, la qualité de l’air ou les affectations des sols non souhaitées) se répartissent effectivement. La demande des décideurs pourrait certainement jouer un rôle de catalyseur à cet égard. En l’occurrence, le fait que trop d’ACA négligent les aspects redistributifsn’est pas forcément dû uniquement à un problème du côté de l’offre (accent mis par les praticiens de l’ACA sur la seule efficience), mais peut aussi s’expliquer par des problèmes du côté de la demande, par exemple lorsque les décideurs omettent de demander des informations sur ces aspects dans les cahiers des charges établis pour guider les travaux d’évaluation. Aller de l’avant en ce domaine exigerait de pondérer les coûts et les avantages et d’examiner soigneusement les propositions sur la base d’une analyse de leur répartition. Cette option s’offre depuis longtemps à l’analyse mais il n’est pas facile de répondre à la question – elle aussi depuis longtemps présente – de savoir quelle valeur attribuer à ces pondérations. Néanmoins, l’examen de cette question a mis au jour des indications empiriques intéressantes au sujet de l’aversion à l’égard des inégalités en général et en ce qui concerne des avantages et inconvénients spécifiques (par exemple, les risques sanitaires).
Analyse coûts-avantages et environnement
Chapitre 11. Analyse coûts-avantages et questions de répartition
Abstract
11.1. Introduction
L’analyse coûts-avantages (ACA) se préoccupe (principalement) de l’efficience de l’allocation des ressources économiques. Autrement dit, elle recommande les mesures dont les avantages l’emportent sur les coûts, lorsque les avantages pécuniaires nets reflètent le consentement à payer (ou à accepter) des personnes concernées eu égard aux divers impacts d’une proposition. Les décisions effectives, bien entendu, ne sont pas uniquement basées sur l’efficience. Le choix et la conception d’un projet ou d’une politique, par exemple, peuvent faire naître des questions au sujet du « bien-fondé » d’une initiative donnée ou du caractère socialement souhaitable d’un certain mode de répartition des coûts et des avantages.
L’évaluation économique n’ignore pas ces questions. Il existe depuis longtemps des orientations détaillées sur la prise en compte de certains aspects de répartition dans l’ACA. Cependant, il est difficile de savoir dans quelle mesure les conseils en la matière sont suivis. Dans certains États membres de l’OCDE, par exemple, des estimations des effets de répartition doivent obligatoirement figurer dans l’ACA concernant les investissements dans les transports, les investissements énergétiques, les évaluations des nouvelles politiques, ainsi que les évaluations ex post, mais la chose est moins fréquente dans d’autres États membres (voir Chapitre 16). Cela ne veut pas dire que les effets de répartition sont complètement ignorés lorsque l’ACA est effectuée. Ces effets sont vraisemblablement pris en compte d’autres façons, explicitement ou non.
Prenons comme exemple l’évaluation économique qui a précédé l’introduction du péage urbain de Londres (London Congestion Charge, LCC). Le projet initial prévoyait qu’à partir de février 2003, les automobilistes acquittent une redevance uniforme pour pénétrer dans le périmètre défini dans le centre de Londres aux heures de pointe (les jours de semaine). Certaines catégories de personnes, notamment les résidents et les membres de certaines professions, devaient en être exonérées ou être assujetties à un droit de péage moins élevé. Les revenus tirés du système de péage devaient être réinvestis dans les services de bus de Londres. Chacune de ces dispositions était motivée par des critères de répartition mais exigeait de sacrifier un certain degré d’efficience étant donné que les groupes bénéficiant d’une exonération pourraient continuer à se comporter aux points d’accès comme si l’utilisation des routes était « gratuite ».
Les décideurs de Londres ont sans doute estimé qu’un tel sacrifice valait la peine s’il atténuait ne serait-ce qu’en partie les inquiétudes du public au sujet des effets de répartition du péage urbain introduit à Londres. Toutefois, le point qui nous intéresse ici en ce qui concerne l’ACA est que ces décisions de répartition ont semble-t-il été considérées comme « allant de soi ». En effet, l’évaluation coûts-avantages officielle du système de péage réalisée pour le compte de l’Autorité du grand Londres – l’organe responsable de la gestion de la redevance introduite dans la capitale britannique – reposait sur un scénario intégrant déjà ces options en matière de répartition. Cela paraîtra sans doute tout à fait naturel. Les questions de répartition ayant été réglées à une autre étape du processus d’évaluation de l’impact du projet, il ne restait à l’ACA qu’à remplir sa fonction naturelle. Si l’ACA était mieux à même de prendre en compte concrètement les effets de répartition, elle pourrait évidemment contribuer de façon plus claire en amont aux processus de délibération concernant les différentes options à envisager.
Cette question est précisément l’objet de ce chapitre : comment prendre en compte de manière raisonnable les implications des projets et des politiques en termes de répartition dans les évaluations des coûts et des avantages environnementaux ? Implicite dans cette question est l’exigence, que ne partagent pas nécessairement tous les praticiens de l’ACA, que les évaluations accordent une place plus grande aux considérations de justice distributive ou d’équité (pour un examen de l’équité entre les générations dans le contexte de l’ACA, voir aussi les Chapitre 8 Chapitre 12). Le point clé est de savoir comment y parvenir en pratique. Une approche pragmatique en la matière doit en outre s’appuyer sur la théorie et sur des principes et, bien qu’il incombe aux praticiens de mettre en avant ce type de considérations, les décideurs devraient, quant à eux, exiger l’information pertinente ; autrement dit, une évolution est requise aussi bien du côté de la demande que du côté de l’offre.
11.2. ACA et équité
Les projets et les politiques qui ont des impacts environnementaux exercent inévitablement des effets sur la répartition. Telle est justement la raison d’être d’un très grand nombre de politiques d’environnement qui tendent en fait à favoriser (par rapport au statu quo) les victimes de la pollution au détriment des pollueurs. On justifie en règle générale ces politiques d’un point de vue économique en invoquant leur efficience (dans la mesure où elles aboutissent à des gains économiques globalement plus élevés pour la société). Cependant, cette application du principe pollueur-payeur (voir, par exemple, OCDE, 1975) est tout autant imputable au caractère souhaitable des effets sur la répartition exercés par l’octroi de « droits de propriété » aux victimes de la pollution ou des atteintes au capital naturel.
La distinction entre pollueurs et victimes n’est évidemment que l’un des critères distinguant les personnes affectées par une proposition de projet ou de politique. Les pollueurs peuvent en effet être des ménages ou des producteurs économiques (des entreprises1, par exemple), riches ou pauvres, jeunes ou vieux, vulnérables (d’une autre façon) ou autres. La question de ce qui doit être réparti entre ces personnes ou entités est également d’une très grande importance dans la mesure où elle peut aider à identifier des critères de différenciation pertinents. Cela peut inclure le bien-être en général, ainsi que les éléments particuliers qui le composent, mais cela peut aussi renvoyer à d’autres séries de notions telles que les « modalités de fonctionnement » et les « capacités » (Kriström, 2005 ; Decancq et al., 2014).
Dans le contexte de l’évaluation économique, un point dont il faut sans doute partir à cet égard est la manière dont les avantages nets sont répartis entre les personnes affectées par l’action proposée. Pour en donner une illustration simple, supposons que seuls deux individus, désignés ici par les lettres R et P, soient affectés par un projet au sein de la société et que l’avantage net d’un projet d’amélioration de l’environnement pour chacun d’eux soit égal à :
pour l’individu R : + 200 EUR,
pour l’individu P : - 100 EUR.
Les avantages nets totaux du projet s’élèvent à 100 EUR. Le projet est donc digne d’intérêt puisqu’il accroît l’efficience économique. Ces gains, cependant, sont inégalement répartis. La question est de savoir si cela est important.
En pratique, l’ACA est souvent amenée à considérer que ce résultat est sans importance, c’est-à-dire que le critère de Kaldor-Hicks peut être invoqué. Dès lors que les gagnants ont la possibilité d’indemniser les perdants, tout va bien. Autrement dit, il est justifié de retenir les propositions qui maximisent la taille du gâteau économique dont peut jouir la société. Si, pour une raison ou une autre, des problèmes de répartition apparaissent, les décideurs pourront remédier séparément aux modalités de partage du gâteau en se servant des autres mesures de type redistributif à leur disposition. Toutefois, on peut aussi considérer que ceux qui supportent une perte nette à la suite d’un tel projet bénéficieront somme toute d’avantages nets liés à la mise en œuvre de projets efficients dans d’autres domaines. Dans ce cas, il est erroné d’attacher trop d’importance aux effets d’une décision envisagée isolément. Enfin, on peut encore considérer que la répartition est optimale (du point de vue de ses effets sur le bien-être social). Dans ce cas, il n’y a rien à gagner en déplaçant des ressources économiques d’un individu à un autre en vue de parvenir à une meilleure répartition (en termes de bien-être social).
Pour montrer que les écarts de répartition ont de l’importance, on peut commencer par examiner les problèmes que soulèvent les manières d’envisager les choses décrites ci-dessus. En effet, il n’est pas aussi facile de distinguer en pratique l’efficience de l’équité que le suppose l’approche classique. Par exemple, lorsqu’il n’est pas réellement possible de compenser certains effets au moyen d’autres outils d’intervention, on ne peut exclure que la sélection (ou la conception) d’un projet constitue un moyen raisonnable d’atteindre les objectifs distributifs de la société. Savoir si, en définitive, les gains et les pertes s’égalisent effectivement est une autre question (Persky, 2001) – mais l’on peut probablement conclure provisoirement qu’il y a tout lieu de douter d’un tel résultat fortuit, même s’il n’est pas entièrement impossible. Si la répartition n’est pas optimale – par exemple parce que des obstacles politiques ou administratifs s’opposent à la mise en place des mesures requises –, il est d’autant plus justifié de s’inquiéter des effets de répartition.
Pour autant, savoir ce qu’il faudrait faire exactement pour prendre en compte les effets de répartition dans l’analyse économique est loin d’être clair. Bien que l’exemple décrit plus haut soit la simplicité même, les réponses qu’il peut susciter prennent rapidement un tour très complexe. Que se passera-t-il, par exemple, si l’individu P – c’est-à-dire celui qui subit la perte nette – est pauvre par rapport à celui qui bénéficie des avantages nets du projet ? C’est-à-dire si le projet aggrave une répartition déjà inégale du revenu ou du bien-être ? On peut supposer que cela ait pour effet de tempérer l’évaluation autrement positive de la valeur nette du projet. Mais que se passera-t-il aussi si l’individu P est également pollueur et si l’individu R est vulnérable, ses gains étant déterminés par la manière dont il bénéficie de l’amélioration de l’environnement ? De quelle façon cela peut-il conduire à modifier une nouvelle fois l’évaluation du projet et, ce qui est plus important, quel est le rôle des praticiens de l’ACA à cet égard ?
11.3. Analyse des impacts sur la répartition exercés par les projets dans le cadre des évaluations coûts-avantages
Diverses propositions ont été formulées concernant le moyen de faire en sorte que les évaluations coûts-avantages tiennent compte de l’incidence exercée par les projets et les politiques sur la répartition. Une suggestion, que nous suivrons dans ce chapitre, consiste à considérer ces propositions comme une hiérarchie exigeant un jugement chaque fois plus explicite quant au caractère socialement souhaitable des possibles effets sur la répartition. Au cœur de tout jugement de ce type réside une prise de position ou une invitation à s’en tenir aux faits pour ce qui est de la façon dont la société devrait répartir le bien-être, le revenu, le patrimoine ou quelque autre bien plus spécifique tel que la qualité de l’environnement.
Kriström (2005) a montré qu’il est possible de considérer que ces propositions forment une hiérarchie. Il s’agit notamment : (1) d’identifier et de recenser de quelle façon se répartissent les coûts et les avantages liés aux projets, en unités physiques mais peut-être aussi en termes monétaires ; (2) de calculer des coefficients implicites de pondération en fonction de la répartition (par exemple, si un projet génère des pertes nettes globales mais qu’un groupe dont la société se soucie particulièrement en retire des gains nets, quel devrait être le coefficient attaché à ceux-ci pour que le projet soit jugé socialement valable ?) ; et enfin (3) de recalculer les avantages nets du projet en appliquant des coefficients explicites de pondération en fonction de la répartition aux avantages reçus et aux coûts supportés par les différents groupes sociaux.
L’important à toutes ces étapes est de prendre en compte les effets de répartition parallèlement aux procédures d’évaluation types (ou dans le cadre de celles-ci). Ce faisant, des informations peuvent également être fournies sur l’équilibre (ou l’arbitrage implicite) entre la maximisation des avantages globaux d’une intervention et le fait d’adopter des mesures en direction de certains groupes. Les propositions mises en avant aux échelons inférieurs (initiaux) de la hiérarchie sont moins controversées dans la mesure où elles ne remettent pas en cause la recommandation principale sur laquelle repose l’ACA. Ce qu’elles font plutôt est d’élargir le champ du jugement au moyen de nouvelles informations, fournies en fait en complément de l’ACA. Cependant, vers le sommet de la hiérarchie, la règle même du jugement est altérée.
11.3.1. Identifier les effets de répartition
On reproche fréquemment à l’ACA de ne se préoccuper que du « résultat final » d’une politique ou d’un projet, c’est-à-dire de ses avantages nets pour la société. Même si l’on admet (provisoirement) que ce reproche est justifié, il est problématique pour plusieurs raisons, notamment parce qu’il fait abstraction de certaines informations prises en compte par les décideurs, à savoir celles qui concernent les modalités de répartition des effets de leurs politiques. Ces informations désagrégées peuvent être utiles à plusieurs égards. Il peut être nécessaire, pour des raisons pragmatiques, de chercher à savoir quels groupes enregistrent un gain et quels autres subissent une perte à cause du projet, par exemple parce que les perdants seraient à même d’influer sur la réussite ou sur l’échec du projet (c’est-à-dire sur la concrétisation ou non de ses avantages nets). Toutefois, il existe aussi des cadres d’analyse qui sont également pertinents pour prendre une décision sociale et peuvent être appliqués utilement en utilisant ces informations. Ils s’appuient parfois sur certaines considérations théoriques admises dans les fondements de l’ACA et prennent en compte des fonctions relatives au bien-être social permettant de décrire la manière dont la consommation (ou son évolution) se traduit en bien-être social. Ils peuvent aussi appartenir à une tradition distincte faisant appel à d’autres approches disciplinaires ou perspectivesen matière de politiques, et s’inspirant peut-être de l’idée de « pluralisme de valeur » examinée au Chapitre 2.
Le mouvement en faveur de la justice environnementale aux États-Unis, par exemple, a fait valoir que les affectations des sols non souhaitées ou dangereuses (telles que l’implantation d’installations d’élimination et de transfert des déchets) sont injustement ou inéquitablement réparties, c’est-à-dire essentiellement situées dans des zones à relativement forte densité de personnes à faible revenu ou appartenant à des groupes ethniques particuliers. L’approche en termes de justice environnementale a été élargie de manière à prendre en compte un certain nombre d’autres charges pour l’environnement aussi bien à l’intérieur des pays qu’entre eux (par exemple, la pollution atmosphérique dans les villes, l’absence d’accès à des espaces verts et la vulnérabilité au changement climatique) (voir notamment Walker, 2012). Cela n’est pas sans pertinence pour l’évaluation économique, qui repose comme on le sait sur la stricte affectation des ressources économiques aux projets et politiques pour lesquelles le consentement à payer est le plus élevé. L’apport du mouvement en faveur de la justice environnementale a été de mettre en évidence la manière dont les avantages et les charges sont répartis entre différents groupes socioéconomiques ou ethniques, et dans quelle mesure les processus ayant abouti à cette répartition peuvent être considérées comme équitable.
Il serait donc à tout le moins utile que l’ACA fournisse des informations détaillées sur les effets de répartition. Il ne serait dès lors pas nécessaire que le spécialiste de l’analyse coûts-avantages porte un jugement sur les données empiriques relatives à la pondération des impacts dont bénéficient ou pâtissent les différents groupes. Il suffit que ces impacts soient aussi bien établis que le permettent les données et les autres sources d’information disponibles. On pourra juger souhaitable de laisser aux responsables politiques le soin de décider comment ces effets sur la répartition pourraient influer sur l’évaluation de l’intérêt social du projet. Il serait à l’évidence naïf de penser que tout jugement de valeur peut ainsi être éliminé. Il faut bien, par exemple, décider à un moment ou à un autre quels sont les groupes sociaux dont il convient de tenir compte. Cependant, comme le montrent les sections qui suivent, une telle approche exige moins de jugements hasardeux que les autres options analytiques de la hiérarchie des ACA tenant compte des questions de répartition.
Identifier avec suffisamment de précision les « gagnants » et les « perdants », ainsi que leurs revenus et/ou certains autres aspects de leur position relative au sein de la société, risque de soulever des difficultés pratiques. Bien entendu, faute de cette information essentielle, l’analyse plus ambitieuse des problèmes de répartition (décrits ci-dessous) ne peut non plus être envisagée. C’est sans doute là une question de degré et il est tout aussi probable que de nombreuses évaluations coûts-avantages ne génèrent pas de telles données simplement parce qu’elles n’y sont pas contraintes et non parce que la tâche serait en soi irréalisable. Il est intéressant de noter que les approches modernes de l’évaluation des avantages à l’aide des méthodes des préférences déclarées, telles que l’évaluation contingente (Chapitre 3), pourraient déjà dans bon nombre de cas offrir d’abondantes données concernant la répartition des impacts non marchands (Kriström, 2003). Ces approches, autrement dit, fournissent généralement de très nombreuses informations sur les caractéristiques démographiques et socioéconomiques des personnes interrogées, ainsi que des données détaillées au sujet, par exemple, des utilisations d’un bien environnemental particulier et de l’expérience acquise en la matière. Ces données pourraient fournir de précieusesindications sur la façon dont sont répartis certains impacts des projets.
Bien qu’elles ne soient pas nécessairement prises en compte dans les évaluations économiques, des données empiriques existent sur la répartition d’un nombre croissant de résultats environnementaux (tout particulièrement la qualité de l’air) entre différents groupes sociaux. Les études de Pearce et al. (2011) et de Ribeiro et al. (2015) analysent de telles données, respectivement pour la Nouvelle-Zélande et le Portugal. Dans une optique similaire, Defra (2006) a étudié la répartition au Royaume-Uni de toute une série de polluants atmosphériques tels que les PM10, le NO2, le SO2 et l’O3 (au niveau du sol). Il s’est appuyé pour ce faire sur un indice de privations multiples (prenant en compte le revenu, la santé et le logement) pour caractériser le statut socioéconomique des individus affectés par les différences de qualité de l’air.
La cartographie des niveaux de qualité de l’air et cet indice de privations permettent de formuler un certain nombre de conclusions intéressantes et nuancées. L’exposition à un air ambiant de qualité moindre est déterminée par la proximité aux zones urbaines et, en particulier, aux routes. D’une manière générale, l’idée selon laquelle il existe une corrélation entre résultats environnementaux défavorables et niveaux plus élevés de privations semble confirmée, en particulier pour les PM10. Cependant, dans certains cas, la répartition socioéconomique montre que les personnes les plus exposées sont celles qui sont le moins et le plus désavantagées (c’est-à-dire les ménages classés dans le décile inférieur et dans le décile supérieur de l’indice de privations). Autrement dit, la localisation géographique exacte est importante puisque l’on observe dans différentes régions du pays une relation quelque peu différenciée entre l’exposition à la pollution atmosphérique et l’indice des privations. Cela n’est peut-être pas sans conséquences pour la réflexion sur les effets de répartition des actions envisagées par les pouvoirs publics.
Day et Maddison (2015) pensent que les praticiens de l’ACA pourraient répondre utilement à ces préoccupations de justice environnementale. Ils notent, par exemple, qu’il serait possible de prendre en compte dans l’ACA les données de répartition des charges de pollution (atmosphérique) par niveau de revenu (ménages). Ces données pourraient être synthétisées sous forme d’un coefficient de Gini, éventuellement calculé en relation avec une proposition de projet (et comparé au statu quo). On trouve des exemples de travaux allant dans ce sens parmi les études spécialisées sur les ressources en eau qui s’appuient sur l’« indice de Gini pour l’eau » (voir notamment Wang et al., 2012 ; Seekel et al., 2011). Il est clair, cependant, que l’inégalité présente de nombreux aspects différents et, pour être significatifs, de tels coefficients synthétiques de répartition devront prendre explicitement en compte ces autres facteurs (âge, vulnérabilité, etc.).
Des problèmes de répartition surgissent également à l’occasion des décisions concernant le caractère abordable de telle ou telle mesure pour les ménages. On peut citer comme exemple concret à ce propos l’utilisation de l’ACA dans la mise en œuvre des directives environnementales parmi les pays (à revenu moins élevé) ayant rejoint assez récemment l’Union européenne (Commission européenne, 2008). Des règles empiriques (apparemment arbitraires) sont souvent appliquées pour déterminer à quel moment la proportion de leurs revenus que versent les ménages pour un bien particulier (comme l’approvisionnement en eau ou la collecte des déchets) atteint un niveau inabordable. De telles préoccupations, cependant, peuvent entrer en conflit avec d’autres considérations comme, par exemple, le principe pollueur-payeur ou (lorsque cela est jugé nécessaire) le recouvrement complet des coûts d’un projet, notamment en matière de gestion des déchets. Bien que la question du caractère abordable soit évidemment cruciale, décider pour y répondre de creuser l’écart entre les recettes et les coûts du projet en fixant les tarifs à un niveau trop bas peut être source de risque.
La possibilité existe aussi, bien entendu, de renforcer la prise en compte des impacts distributifs dans d’autres méthodes types d’évaluation non marchande, comme celles examinées dans les chapitres précédents (voir Chapitre 3 à Chapitre 7). Loomis (2011) s’est appuyé pour illustrer cela sur deux études empiriques des valeurs non marchandes réalisées aux États-Unis. Il examine en particulier les résultats d’une étude d’évaluation contingente du consentement à payer (CAP) pour remédier au faible débit d’un cours d’eau dans l’État du Colorado du point de vue des effets de répartition. Cela le conduit à des aperçus intéressants et nouveaux. Il constate en effet que les avantages ne varient pas nécessairement beaucoup en fonction du niveau de revenu des personnes interrogées. Bien que le choix du projet ne soit pas marqué par un « biais » résultant du CAP disproportionné des personnes à haut revenu, sous l’angle des coûts, des inquiétudes s’expriment évidemment sur la manière dont le projet sera financé. Il est clair que ce type d’information est important à connaître pour l’autorité qui est chargée de la mise en œuvre du projet.
L’autre étude examinée par Loomis est une étude réalisée dans une banlieue de Los Angeles – de nouveau aux États-Unis – et appliquant la méthode des prix hédonistes. Il s’agit dans ce cas de déterminer les effets sur les prix immobiliers de mesures qui permettraient de réduire les risques d’incendie de forêt. La politique envisagée, il apparaît, favorise la valeur des maisons appartenant aux ménages à plus hauts revenus ainsi qu’aux membres de groupes ethniques particuliers (les quartiers concernés sont habités principalement par des Blancs et des Hispaniques). La question ici encore est de savoir comment utiliser cette information sur la répartition des avantages pour guider la discussion de fond sur la manière dont les projets devraient être financés. Le message le plus important peut-être qui ressort de ces deux exemples est qu’il devrait être possible de tirer du volume croissant de données empiriques sur l’évaluation environnementale des indications intéressantes sur les effets de répartition. Il faut voir dans le fait que cette possibilité est largement inexploitée une opportunité manquée.
Dans un contexte très différent, un constat assez bien établi est que des groupes particuliers sont vulnérables à la perte de services écosystémiques spécifiques. Diverses études ont notamment mis en lumière la dépendance, dans les pays en développement, des pauvres des régions rurales (ou d’au moins une fraction d’entre eux) à l’égard de certains services fournis par la nature. Ten Brink et al. (2011) utilisent à ce propos l’expression de « PIB des pauvres », mais cette idée remonte en fait à des études empiriques antérieures sur les moyens de subsistance des communautés de certaines régions rurales, notamment celles de Jodha (1986) et de Vedeld et al. (2004). Ces études ont joué un rôle important pour élucider la contribution des écosystèmes au bien-être économique de ces communautés, qui n’apparaît pas ou seulement partiellement dans les statistiques officielles.
11.3.2. Coefficients implicites de pondération en fonction de la répartition
L’analyse des problèmes de répartition devrait-elle, dans le cadre des évaluations coûts-avantages, se limiter à identifier et recenser soigneusement comment se répartissent les coûts et les avantages ? Il existe pour l’essentiel deux autres possibilités. Elles s’appuient toutes deux sur une réflexion quant à la façon dont les informations concernant la répartition pourraient être utilisées par les décideurs dans un cadre comparable à celui du critère classique des avantages nets. Il faut pour ce faire modifier la recommandation sur laquelle repose l’ACA en vue de prendre en considération les avantages nets ajustés ou pondérés en fonction de la répartition.
Une manière utilisée de longue date pour expliciter les jugements liés à la répartition dans l’ACA consiste à écrire comme suit le problème simple de répartition des coûts et avantages entre deux individus évoqué précédemment : NB = aRNBR + aPNBP, où un coefficient de pondération (ai) est assigné aux coûts et avantages de chacune des parties. Cela met en évidence une importante caractéristique de l’ACA classique, à savoir qu’elle suppose que a1 = a2 = 1. Autrement dit, des coefficients de pondération égaux à un sont assignés aux avantages nets obtenus par chacun des individus, quel que soit celui d’entre eux qui bénéficie d’avantages ou supporte des coûts.
Que représentent ces coefficients de pondération ? ai peut essentiellement être interprété comme fournissant une description numérique des préférences de la société quant aux résultats sur le plan de la répartition. Il peut être le produit d’une réflexion approfondie sur la manière dont, par exemple, un changement au niveau de la consommation se traduit par des niveaux plus élevés de bien-être pour les individus, compte tenu de leurs ressources avant le changement en question. Il peut aussi exprimer un point de vue connexe ou distinct à propos de l’équité pour la société (pour une présentation à ce propos dans le cadre coûts-avantages, voir l’annexe à ce chapitre).
Le critère des avantages nets pondérés en fonction de la répartition est qu’il doit être donné suite à un projet si la somme des avantages nets pondérés en fonction de la répartition est au moins égale à zéro. Rien d’étonnant, par conséquent, si une bonne partie de la controverse suscitée par l’application de coefficients de pondération en fonction de la répartition tourne autour des mérites relatifs de l’utilisation des projets à de telles fins, ainsi que des problèmes entraînés par les conjectures quant à ce que pourraient être les objectifs de la société en matière de répartition. Il n’est pas difficile, compte tenu de ces difficultés ainsi que des discussions à ce sujet, d’imaginer les appréhensions que peut susciter l’introduction d’une analyse distributive de ce type.
Un moyen commode de tourner la difficulté – au moins provisoirement – consiste à se demander plutôt quel serait l’ensemble de coefficients de pondération à appliquer pour « parvenir à un équilibre » entre les arguments amenant à recommander de donner suite au projet (c’est-à-dire des avantages nets totaux positifs) ou au contraire d’y renoncer (à savoir des avantages nets totaux négatifs) (Gramlich, 1990 ; Kriström et Kanninen, 1993). Soit . C’est donc là un test de répartition implicite puisqu’il n’exige pas que les coefficients de pondération (ai) à appliquer soient directement déterminés. Il s’agit plutôt de savoir, pour aR = 1 et si l’on suppose que NB = 0, quelle devrait être la valeur du coefficient de pondération implicite aP* pour qu’il influe sur la décision concernant l’intérêt social du projet ? Dans l’exemple simple ci-dessus, la réponse est « 2 », c’est-à-dire .
Une fois déterminé ce « point d’équilibre », que peut-on faire de cette information ? Peut-être pourrait-on avant tout se demander si l’application de ce ou ces coefficients de pondération est justifiée, c’est-à-dire si elle est ou non conforme aux préférences de la société ou aux éléments d’information dont on dispose quant à son acceptabilité politique. Dans cet exemple simple, la réponse pourrait dépendre de l’écart entre les revenus relatifs des deux individus, ainsi que de la distance à laquelle ils se situent par rapport à des points de référence communément admis tels que le seuil de pauvreté ou le revenu moyen. Toutefois, il n’est sans doute pas possible de répondre à cette question de façon satisfaisante à moins d’avoir recours à des estimations fiables et directes de aP. Toujours est-il que cette pondération implicite vise à permettre au spécialiste de l’analyse coûts-avantages d’éviter des problèmes potentiellement inextricables. Les coefficients implicites de pondération n’en peuvent pas moins être comparés avec l’éventail d’estimations mentionnées dans les études publiées, comme on le verra dans la section 11.3.3 ci-dessous.
Gramlich (1990) remarque que les données précédemment examinées peuvent également être utilisées d’une autre façon. Le processus de sélection ou de conception des projets ne constitue en effet qu’un mécanisme de redistribution parmi tant d’autres à la disposition des pouvoirs publics. Certains détracteurs de l’ACA tenant compte des problèmes de répartition, tels que Harberger, ont par ailleurs affirmé qu’il faut se demander si ces autres mécanismes ne représentent pas de manière générale un moyen socialement moins coûteux de faire face aux inégalités. Ce serait assurément vrai si, par exemple, quelque mécanisme budgétaire permettait d’assurer sans aucun coût la redistribution des revenus. En pareil cas, il serait toujours souhaitable de mettre en sommeil les projets équitables mais inefficients et de tenter de remédier aux inégalités de répartition à l’aide de cet autre mécanisme de redistribution. Inutile de préciser que tout système de redistribution est à un plus ou moins grand degré inefficient2. Il importe cependant d’insister sur le fait qu’il s’agit là d’une question de degré. Le recours au processus de sélection ou de conception des projets pour traiter les problèmes de répartition doit dès lors être comparé aux autres instruments (pratiques) permettant d’assurer un transfert direct de revenus entre les individus (par exemple au travers du système fiscal) ou auxautres programmes publics spécialement destinés à relever les bas revenus.
Les informations éventuellement disponibles sur l’inefficience relative des divers autres mécanismes pratiques de redistribution permettent de fixer une limite supérieure au degré d’inefficience admissible lors de la sélection et de la conception des projets sur la base des critères de répartition. D’un point de vue formel, il s’agit donc de comparer les termes aP* et 1/(1-c). Le coefficient c est un indicateur du degré d’inefficience des autres mécanismes de redistribution (c’est-à-dire du taux de diminution des ressources totales entraînée par le « processus » de redistribution) et sa valeur sera comprise entre 0 et 1. Dans l’exemple ci‐dessus, il conviendrait de donner suite au projet dès lors que c ≤ 0.5. Les problèmes de répartition peuvent ainsi influer sur le choix des projets à condition que ce soit là le moyen le plus efficace par rapport aux coûts d’atteindre un certain objectif répartitif.
11.3.3. Coefficients explicites de pondération en fonction de la répartition
La dernière grande option analytique ne se contente pas de se demander quelles devraient être les valeurs des coefficients de pondération en fonction de la répartition. Une approche plus prescriptive consisterait à assigner des coefficients de pondération explicites, peut-être en s’appuyant sur les conclusions des études antérieures. Une telle approche est, par exemple, basée sur un jugement quant à la valeur que revêtent les revenus pour ceux qui enregistrent des gains ou des pertes du fait du projet. L’hypothèse de l’utilité marginale décroissante du revenu implique qu’une même variation du revenu a une valeur d’utilité plus grande pour un individu pauvre que pour un riche. Toutes choses égales par ailleurs, il en résulte que les avantages reçus par ce dernier seront assortis d’un moindre coefficient de pondération que ceux de même montant dont bénéficierait le premier, et ce pour tenir compte de la différence de leur contribution relative au bien-être social.
Suivant ce raisonnement, le coefficient de pondération pourrait être le suivant : où : est le revenu moyen par habitant ; Yi le revenu du iième individu (ou groupe social), et η l’élasticité de l’utilité marginale du revenu, c’est-à-dire la valeur attachée par la société à une augmentation du revenu de cet individu (le calcul de ce coefficient de pondération est décrit dans l’annexe à ce chapitre). À l’évidence, les données relatives aux deux premiers paramètres sont (en principe) facilement mesurables, mais ce sont les informations dont on dispose au sujet de η qui sont essentielles. Intuitivement, on peut dire que cette élasticité correspond au degré d’aversion de la société à l’égard des inégalités. Il est donc logique, pour déterminer son ordre de grandeur probable, de commencer par se demander jusqu’à quel point la « société » est prête à tolérer les inégalités.
En principe, η pourrait être compris dans une fourchette de 0 à ¥ mais, heureusement pour les analystes, les études examinées ci-dessous suggèrent que cette fourchette est vraisemblablement bien plus étroite. Il convient de noter que l’ACA classique ou « non pondérée » revient à supposer que η = 0 (puisque cela impliquerait que ai = 1). À l’autre extrême, à mesure que le degré d’aversion à l’égard des inégalités augmente (η ® ¥), le critère coûts-avantages amène à toujours « écarter » les projets ayant un effet négatif sur les plus défavorisés (à l’inverse, les projets ayant une incidence positive sur les plus démunis seront toujours retenus). La solution la plus simple du point de vue de la facilité de calcul consisterait certes à supposer que η = 1 (et donc à comparer le revenu de chaque individu par rapport à la moyenne), mais il faut en dernière analyse se demander si cette hypothèse n’implique pas vraisemblablement de plus fortes préférences sociales en faveur de l’égalité des revenus que ne le donnent à penser les données observées.
Le Tableau 11.1 se sert de l’exemple utilisé plus haut dans la section 11.2 pour illustrer comment la recommandation de l’ACA concernant ce résultat de répartition change en fonction de la valeur que prend η. À cet exemple, on ajoute l’hypothèse que le rapport entre le revenu de l’individu plus riche R et celui de l’individu plus pauvre P est égal à 3, soit YR = 3YP (par exemple, 90 000 EUR pour le premier et 30 000 EUR pour le second). On notera que, d’une manière générale, les valeurs de η supérieures à 0 ont pour effet de réduire les avantages nets positifs pour l’individu R et d’accroître les avantages nets négatifs pour l’individu P. L’ordre de grandeur de η détermine l’ampleur de cet ajustement relatif. Dès lors, si η = 0.5 les avantages nets du projet sont certes faibles mais demeurent positifs. Si en revanche η = 1, la somme des avantages nets pondérés en fonction de la répartition s’avère négative. Le tableau fait également apparaîtreque, lorsque les valeurs de η sont plus élevées, les coefficients de pondération attachés aux pertes encourues par l’individu dont le revenu est inférieur à la moyenne conduisent très vite à accorder un poids relativement extrême à ces pertes.
Tableau 11.1. Coefficients de pondération en fonction de la repartition et ACA : un exemple à titre d'illustration
Degré d’aversion à l’égard des inégalités : η |
Avantages nets : individu R |
Avantages nets : individu P |
Avantages nets totaux |
---|---|---|---|
0 |
200 |
-100 |
100 |
0.5 |
163 |
-141 |
22 |
1 |
133 |
-200 |
-67 |
2 |
89 |
-400 |
-311 |
Répétons-le, les coefficients de pondération en fonction de la répartition reflètent un jugement au sujet de la valeur qui doit être accordée à chaque dollar ou euro reçu par chacun des individus ou des groupes sociaux ou qui leur est retiré. Il peut être fait appel à divers éléments pour justifier un tel jugement. On admet généralement que celui-ci doit s’appuyer sur le comportement révélé des gouvernements (démocratiques et soumis à l’obligation de rendre compte) concernant par exemple les politiques de redistribution. Autrement dit, l’examen des politiques pour lesquelles les problèmes de répartition constituent une préoccupation majeure peut donner des indications sur les coefficients de pondération relatifs qu’il convient d’assigner aux coûts et aux avantages pour les divers groupes sociaux. Le système d’impôt sur le revenu constitue d’ordinaire un point de référence ; les différents taux marginaux d’imposition appliqués aux individus selon le niveau de leurs revenus apportent à l’analyste d’utiles informations quant aux préférences de la société concernant la valeur sociale desdits revenus. Une importante variante de cette approche repose sur la notion d’égalité du sacrifice absolu. Le système fiscal est en effet censé imposer la même charge à toutes les tranches de revenu en termes de perte d’utilité par rapport à une certaine fonction d’utilité (voir Young, 1994, quoiqueGramlich, 1990, fasse entre autres état des problèmes que pose une telle utilisation des informations concernant les taux marginaux d’imposition).
L’ordre de grandeur de η a en particulier fait l’objet de débats empiriques. On trouvera un vaste tour d’horizon des études consacrées à ce sujet dans Pearce et Ulph (1999) et dans Cowell et Gardiner (1999). Ces derniers parviennent certes à la conclusion qu’« une fourchette de 0.5 … à 4 paraîtrait raisonnable » (p. 33), mais Pearce et Ulph (1999) se prononcent en faveur d’une fourchette bien plus étroite de part et d’autre d’une valeur de 0.8. Pearce (2003) en déduit que des valeurs de η comprises entre 0.5 et 1.2 pourraient être légitimement utilisées dans le cadre de l’analyse coûts-avantages de la politique de lutte contre les changements climatiques. Le Chapitre 8 examine des éléments plus récents desquels il ressort que, sur la base de diverses stratégies d’analyse et données, la valeur de η pourrait être plus élevée. Un éventail de valeurs est possible, et même en prenant l’exemple simple du Tableau 11.1, les implications d’une ACA réalisée sur ces bases sont moins claires.
Estimation de l’aversion aux inégalités
Les études consacrées aux préférences en matière d’inégalités de revenus indiquent qu’en moyenne, les personnes interrogées se prononcent en faveur de modalités de répartition plus égales, au point par exemple qu’elles se déclarent prêtes à accepter un revenu global moindre dès lors que celui-ci est plus également réparti. La conséquence en est que les interventions sous forme de projet ou de politique qui se traduisent par des avantages nets négatifs – c’est-à-dire une baisse de la consommation globale – sont parfois préférables si elles aboutissent à une meilleure répartition du volume de consommation restant. C’est tout l’enjeu de l’ACA pondérée en fonction de la répartition, où l’ampleur de l’aversion aux inégalités, par exemple, détermine les paramètres de ce qui constitue un arbitrage acceptable entre équité et efficience. Cela soulève évidemment la question singulière de savoir quelle perte nette exactement les individus sont prêts à tolérer, c’est-à-dire quels coefficients de pondération doivent être utilisés. Une autre question intéressante concerne les coefficients de pondération à appliquer à l’égard des risques concernant d’autres effets des projets ou des politiques que l’impact sur les revenus.
Une étude de Cropper et al. (2016) s’appuyant sur une enquête de préférences déclarées cherche précisément à répondre à cette question au regard des risques pour la santé : spécifiquement les risques de cancer (et d’autres risques potentiellement graves) associés à l’exposition à la pollution atmosphérique. Les personnes interrogées dans cette enquête devaient choisir entre deux scénarios impliquant chacun des risques pour deux régions d’un pays de taille démographique équivalente, confrontées toutes deux à des risques de santé particuliers. Dans le premier scénario, ces risques de santé étaient (extrêmement) inégaux entre les deux régions ; dans le second, en revanche, ces risques étaient également répartis entre elles.
L’alternative entre les deux scénarios est présentée ci-dessous dans le Tableau 11.2. Le choix indique le compromis que chaque répondant est prêt à faire entre le risque total et la manière dont le risque est réparti. Dans le scénario B, la charge de mortalité est répartie de manière égale mais le risque pour l’ensemble des populations concernées est de 14/1 000, alors que dans le scénario A le risque global est seulement de 10/1 000. Demander à de nombreux répondants de choisir entre plusieurs scénarios de ce type permet de dégager les préférences des individus et l’étendue des compromis qu’ils sont prêts à faire.
Tableau 11.2. Exemple de choix de scénario tiré de Cropper et al. (2016)
Scénario A |
Scénario B |
|
---|---|---|
Région Y |
Risque de mortalité : 1/1 000 |
Risque de mortalité : 7/1 000 |
Région Z |
Risque de mortalité : 9/1 000 |
Risque de mortalité : 7/1 000 |
Option choisie ? |
Les résultats obtenus par Cropper et al. (2016) montrent que la plupart des personnes interrogées ont une préférence pour une plus grande égalité de répartition des risques de santé. Autrement dit, les répondants semblent prêts à tolérer une décision des pouvoirs publics qui accroît les risques de santé dès lors que ces risques sont répartis de manière égale. Plus précisément, un résultat clé de cette étude est que le répondant moyen est prêt à accepter une augmentation de plus de 20 % du nombre total de cas de cancer auxquels est exposée la population si tout le monde est exposé au même niveau de risque (élevé).
Ce résultat sous-estime en fait l’étendue de cette préférence puisqu’il exclut les répondants qui ne rejettent aucun des scénarios équitables. Aussi élevé soit le taux de risque de cancer parmi l’ensemble de la population, ces personnes optent de préférence pour le scénario aboutissant à une répartition égale des risques et non pour les autres scénarios entraînant des risques moins élevés (mais inégalement répartis). Elles semblent donc avoir des préférences très marquées – ou lexicographiques – pour l’égalité en matière de santé. En tout, ces personnes représentaient environ 30 % de l’échantillon. Par conséquent, si l’on prend en compte les préférences de ce groupe important, l’augmentation tolérée du nombre total de cas de cancer atteint 50 % si les risques sont également répartis.
Ces arbitrages sont-ils comparables à ceux que l’on trouve dans les études (analogues) sur les inégalités de revenus (ou, plus généralement, sur les attitudes à l’égard des risques) ? Cropper et al. ont inclus dans leur étude deux autres tests. L’un est un exercice du type « seau percé » dans lequel on demande aux personnes interrogées de choisir entre plusieurs scénarios (d’amplitude différente) impliquant une réduction de 1 000 USD des revenus du groupe des 40 % aux revenus les plus élevés et une augmentation simultanée des revenus du groupe des 40 % aux revenus les plus faibles. La taille de la « fuite » est indiquée par l’écart entre la première opération et la seconde : 0 < X ≤ 0. Une option consiste par exemple à réduire le revenu du premier groupe de 1 000 USD mais en augmentant le revenu du second groupe de seulement 900 USD (auquel cas X = 100) ; une autre à augmenter le revenu du second groupe de seulement 500 USD ou 250 USD, et ainsi de suite. Les choix des répondants peuvent être utilisés ici encore pour en déduire leurs préférences en matière d’égalité des revenus. Ces résultats semblent indiquer qu’ils sont prêts à sacrifier entre 2 et 5 % de revenu moyen pour maintenir l’égalité. L’étude montre, par conséquent, que les répondantsont des préférences plus marquées pour l’égalité dans le domaine de la santé que dans celui des revenus.
Autrement dit, rien n’indique que les coefficients de pondération à utiliser sont les mêmes s’agissant de l’évolution des risques de santé et de l’évolution des revenus en général, au moins pour ce qui concerne ces répondants des États-Unis. Bien entendu, déterminer le niveau de pondération adéquat implique d’abord un jugement social et pas seulement l’agrégation de réponses individuelles de ce type. Néanmoins, de telles données auront sans doute un rôle à jouer à cet égard. De multiples complications sont aussi à prévoir, nombre de projets impliquant à la fois des effets inégaux en termes de santé et de revenus. Certaines données semblent indiquer, par exemple, que les personnes de statut socioéconomique peu élevé sont particulièrement susceptibles de connaître des problèmes de santé imputables à l’exposition à la pollution atmosphérique.
Dietz et Atkinson (2010) se sont également appuyés sur une enquête de préférences déclarées pour examiner les différences de préférences des individus en matière de répartition dans le contexte des politiques visant à réduire la pollution atmosphérique. Dans cette étude, il était demandé à des habitants de plusieurs quartiers de Londres au Royaume-Uni de choisir entre des politiques se distinguant à la fois par les résultats conventionnels escomptés, c’est-à-dire le degré d’amélioration de la qualité de l’air à Londres, et par le coût. Étaient en outre incluses dans certaines politiques des mesures fiscales visant à aider les ménages à bas revenus à supporter le coût des mesures envisagées et certaines options mettaient en jeu la question de savoir si les personnes portant la plus lourde responsabilité dans la pollution atmosphérique à Londres (c’est-à-dire les automobilistes) devaient supporter une part plus grande du coût des mesures de réduction de la pollution.
Les résultats de cette étude semblent indiquer que les répondants jugent nécessaire un compromis entre les effets de répartition et les coûts, c’est-à-dire qu’en moyenne, ils sont prêts à payer plus cher pour des politiques qui permettent d’obtenir un niveau donné d’amélioration de la qualité de l’air de manière plus équitable. Les répondants, par exemple, étaient prêts à payer 153 GBP de plus pour une politique conduisant à une très forte amélioration de la qualité de l’air à Londres (par rapport à une politique qui n’aboutirait qu’à un degré d’amélioration modeste). Cependant, si la politique en question visait spécifiquement les personnes portant la plus lourde responsabilité dans la pollution atmosphérique, les mêmes répondants étaient prêts à payer un montant plus élevé de 64 %. Si cette politique prévoyait en outre des mesures pour aider les personnes les moins capables de payer, les répondants étaient prêts à payer 25 % de plus.
Dans leur étude, Dietz et Atkinson (2010) ont également interrogé un autre échantillon de personnes sur leurs préférences en matière de répartition dans le cadre de différentes options de politique climatique au Royaume-Uni, afin de déterminer dans quelle mesure ces préférences varient selon les contextes environnementaux. Ils constatent que la « prime » accordée à la politique ciblant les pollueurs est presque identique à celle obtenue à propos de la pollution atmosphérique locale (65 % contre 63 %). Cependant, les répondants semblent beaucoup plus prêts à aider les personnes à bas revenus dans le contexte de la politique climatique (la « prime » est ici de 43 % contre 25 %).
11.4. ACA tenant compte des questions de répartition et changement climatique
Les travaux sur les aspects économiques des dommages entraînés par le changement climatique laissent transparaître un regain d’intérêt très marqué pour l’ACA tenant compte des questions de répartition (voir Chapitre 14). L’enjeu est de réévaluer comment le fardeau imposé par les dommages résultant du changement climatique sera vraisemblablement réparti entre les divers pays selon qu’ils sont qualifiés de riches ou de pauvres et vulnérables. C’est pourquoi la pondération en fonction de l’équité est maintenant intégrée aux travaux cherchant à déterminer le coût social du carbone (CSC). Il semble en outre que les procédures qui en ont résulté ont influencé les directives qui expriment la position officielle de certains gouvernements nationaux sur le CSC aux fins de l’évaluation des politiques relatives au changement climatique, mais une telle approche ne semble pas universellement acceptée.
À titre d’illustration, on partira ici de où D désigne la valeur des dommages mondiaux résultant du changement climatique, Di les dommages subis par le pays i et ai le coefficient de pondération assigné à ces dommages dans le pays i. On convient que ce coefficient de pondération sera calculé de la manière suivante : où YW et Yi désignent le niveau de revenu (ou de consommation) par habitant respectivement dans le monde et dans le pays i, et η est un paramètre d’aversion à l’inégalité des revenus (ou de la consommation). Intuitivement, si les pays plus pauvres subissent de façon disproportionnée des dommages sous l’effet du changement climatique, un tel coefficient de pondération devrait se traduire par un coût social du carbone plus élevé. La réalité, cependant, est un peu plus compliquée. Dans un article, Anthoff et al. (2009) expliquent pourquoi. L’une des raisons est que les valeurs plus hautes de ε impliquent un taux d’actualisation plus élevé, sousla forme , où r désigne le taux d’actualisation, r le taux de préférence pour le présent et g la croissance de la consommation par habitant. Ce point technique a évidemment d’importantes répercussions pratiques.
Anthoff et Tol (2010) soulèvent un autre point important. Les méthodes de pondération classiques ne constituent qu’une option parmi beaucoup d’autres. À un extrême, un pays pourrait décider que les habitants d’autres pays n’ont pas à être pris en compte. Du point de vue des implications pour le CSC, cela voudrait dire que les impacts se produisant dans d’autres pays (c’est-à-dire les dommages provoqués par le changement climatique à l’étranger) n’entrent pas en ligne de compte pour déterminer le CSC à utiliser dans l’évaluation des politiques climatiques. Il s’agit bien entendu d’une position extrême, mais qui permet de définir une limite inférieure pour la poursuite de la réflexion. Dès lors que les impacts se produisant ailleurs sont pris en compte, toute une gamme d’orientations de principe (dont certaines impliquent la pondération des facteurs d’équité) s’offrent éventuellement pour guider l’estimation du CSC.
Le CSC peut être exprimé comme suit pour un pays particulier :
Le premier terme du côté droit désigne la valeur (actualisée) des dommages pour le pays concerné. Le deuxième terme exprime la prise en compte des dommages causés dans tous les autres pays. Ce dernier terme inclut deux coefficients de pondération. Le premier, représenté par ω, reflète la prise en compte ou non des dommages qui se produisent ailleurs que dans le pays concerné. Il prend la valeur de 0 ou de 1 (ou une valeur intermédiaire si la prise en compte est une question de degré). Le deuxième est un coefficient de pondération des facteurs d’équité, qui prend une valeur située entre 0 et 1.
Le Tableau 11.3 énumère un certain nombre d’orientations de principe (proposées par Anthoff et Tol) sur lesquelles le gouvernement d’un pays peut s’appuyer pour estimer le CSC (chacune de ces orientations impliquant des adaptations particulières de la formule présentée plus haut). Il indique l’interprétation de chacune de ces orientations, ses implications pour la prise en compte du bien-être des habitants d’autres pays, la nécessité d’utiliser ou non un coefficient de pondération des facteurs d’équité (et lequel) et le taux d’actualisation à utiliser pour évaluer les dommages futurs dans d’autres pays. Pour une valeur de a = 1, cela implique qu’il n’est pas assigné pour les dommages à l’étranger un coefficient de pondération plus élevé (ou plus faible) si un pays étranger (f) est plus pauvre (ou plus riche) en termes de revenu (ou de consommation) par habitant (Y) que le pays concerné (h).
Tableau 11.3. Coût social du carbone et répartition : orientations de principe et pratique
Principe adopté |
Interprétation |
Poids accordé au bien-être des habitants d’autres pays |
Poids accordé à l’équité |
Taux d’actualisation |
---|---|---|---|---|
Coopération |
Le pays se comporte comme un décideur mondial, c’est-à-dire adopte le CSC le mieux à même de maximiser le bien-être mondial |
Oui : ω = 1 |
a = 1 |
|
Pondération en fonction de l’équité |
Pondération adoptée par le décideur mondial sur la base des différences de revenu (ou de consommation) par habitant entre les pays |
Oui : ω = 1 |
||
Souveraineté |
Le pays ne prend pas en compte les impacts qui se produisent ailleurs : les dommages subis par les habitants de pays étrangers ne sont pas reconnus |
Non : ω = 0 |
– |
– |
Altruisme |
Le pays prend en compte les impacts qui se produisent ailleurs dans la mesure où ses citoyens se soucient des habitants d’autres pays |
Oui : selon le niveau d’altruisme, c’est-à-dire 0 ≤ ω ≤ 1 |
||
Indemnisation |
Le pays considère qu’il est tenu ou obligé d’indemniser (nominalement) les dommages causés en dehors de ses frontières. L’indemnisation se base sur l’évaluation de ces dommages dans les pays qui les ont subis |
Oui : ω = 1 |
a = 1 |
|
Politique de bon voisinage |
Le pays prend en compte les impacts qui se produisent ailleurs et se soucie des habitants de pays étrangers comme il le fait de ses propres citoyens à l’intérieur des frontières nationales |
Oui : ω = 1 |
Source : D’après Anthoff et Tol (2011).
Le Tableau 11.3 indique certains des résultats obtenus par Anthoff et Tol (2010) pour les États-Unis en faisant l’hypothèse d’un taux de préférence temporelle de 1 %. Il s’agit des estimations de la valeur en dollars du coût social d’une tonne de carbone qu’un décideur pourrait obtenir par l’analyse puis utiliser dans l’ACA aux États-Unis, selon l’orientation particulière en termes de répartition adoptée au début du travail de détermination du CSC. Les grandeurs obtenues ont d’importantes ramifications : en effet, elles fournissent une indication du degré de vigueur des mesures de réduction des émissions. Des valeurs du CSC plus élevées signalent une politique plus active d’atténuation des effets du changement climatique dans le pays concerné.
Examinons d’abord la première colonne de résultats, qui correspond au cas où un décideur des États-Unis opte simplement pour le CSC qui maximise le bien-être mondial (sans pondération) : la valeur obtenue est de 16 USD/tC. La pondération en fonction de l’équité a pratiquement pour effet de doubler la valeur du CSC dans le cas où h = 1. L’estimation du CSC dans une optique de souveraineté aboutit à une valeur à peine supérieure à zéro (c’est-à-dire quelques centimes par tonne de carbone). Très clairement, une politique de bon voisinage se traduit de loin par le CSC le plus élevé. Cette option présente des similitudes avec celle de l’altruisme, sauf si l’on fait l’hypothèse que ω = 1 (au lieu de 0.1). Si l’on en vient maintenant à l’analyse de sensibilité des valeurs de η égales à 0.5 et 1.5, on observe, de façon sans doute paradoxale, que l’hypothèse de niveaux plus élevés (ou plus faibles) de préoccupation pour l’inégalité se traduit par une baisse (une augmentation) de la valeur du CSC pondéré en fonction de l’équité dans le cas où h = 1. La raison principale en est que la valeur de η agit aussi sur le taux d’actualisation (voir Tableau 11.4).
Tableau 11.4. Estimations du coût social du carbone aux États-Unis
(en USD de 1995 et avec un taux de préférence temporelle de 1 %)
Valeur hypothétique de h |
|||
---|---|---|---|
1 |
0.5 |
1.5 |
|
Coopération |
16 |
56 |
5 |
Pondération en fonction de l’équité |
28 |
72 |
13 |
Souveraineté |
~0 |
1 |
~0 |
Altruisme |
13 |
5 |
13 |
Indemnisation |
34 |
34 |
14 |
Politique de bon voisinage |
125 |
41 |
123 |
Source : D’après Anthoff et Tol (2010).
11.5. Remarques finales
L’ACA classique continue pour l’essentiel à considérer que les questions de répartition ou d’équité n’ont guère de place, voire aucune, dans la formulation de recommandations en matière de sélection et de conception des projets. Bien que cette approche puisse paraître tout à fait insolite à certains de ses détracteurs, on aurait tort d’en conclure que l’utilité de l’ACA s’en trouve diminuée. L’efficience n’est certes qu’un des éléments parmi tant d’autres dont il faut tenir compte pour juger de l’intérêt social d’un projet, mais elle n’en demeure pas moins extrêmement importante. Les spécialistes de l’analyse coûts-avantages sont par ailleurs poussés par de puissantes raisons à adopter souvent cette approche de l’évaluation des coûts et des avantages des projets et des politiques. Autrement dit, il ne s’agit pas d’une simple omission par négligence (pas toujours tout au moins). Cependant, comme on l’a vu dans ce chapitre, chacune des raisons avancées pour soutenir cette position favorable à l’ACA classique peut-être contestée. Cela donne à penser que les conséquences des projets du point de vue de la répartition pourraient être mieux prises en considération dans le cadre de l’analyse coûts-avantages.
Quelle que soit l’interprétation particulière retenue, la prise en considération des questions de répartition implique tout d’abord d’identifier puis peut-être de pondérer les coûts supportés et les avantages retirés par les différents individus et groupes sociaux compte tenu des écarts observés du point de vue du critère auquel on s’intéresse. La hiérarchie établie par Kriström (2005), par exemple, constitue un bon moyen de comprendre les difficultés que les diverses possibilités envisageables posent au spécialiste de l’analyse coûts-avantages. Il s’agit en premier lieu de réunir et d’organiser des données brutes (c’est-à-dire non corrigées) sur la répartition des coûts et des avantages des projets, tâche qui bien que relativement simple par elle-même n’en risque pas moins de s’avérer fastidieuse. Ces données pourraient dans un second temps être utilisées pour établir de quels coefficients de pondération devraient être assortis les avantages nets retirés ou les coûts nets supportés par les différents groupes sociaux pour qu’un projet particulier envisagé satisfasse (ou non) à un critère coûts-avantages du point de vue de la répartition. Il est enfin possible d’assigner des coefficients explicites de pondération tenant compte des préférences de la société en matière de répartition, puis d’estimer à nouveau les avantages nets en conséquence.
Une question cruciale consiste dès lors à savoir où les spécialistes de l’analyse coûts-avantages se situent eux-mêmes dans cette hiérarchie. Les évaluations coûts-avantages étant parfois critiquées au motif qu’elles ignorent purement et simplement les effets sur la répartition, la solution à l’évidence la plus simple, qui consiste à observer comment les coûts et les avantages sont répartis, pourrait apporter un appréciable surcroît d’informations. Cela donne à penser qu’il conviendrait sans doute que les évaluations coûts-avantages fournissent à tout le moins de telles informations de manière systématique. Quant à savoir s’il serait souhaitable d’adopter des approches plus ambitieuses, la réponse à cette question varie selon que les gains générés par la possibilité d’analyser les avantages nets (pondérés) des projets en prenant en considération les préoccupations de la société en matière d’efficience et d’équité sont ou non supérieurs aux pertes liées à la nécessité de formuler des hypothèses étayées pour interpréter les données empiriques y afférentes.
D’une part, les constatations empiriques relatives à l’ordre de grandeur « approprié » des coefficients de pondération en fonction de la répartition peuvent être utilement employées dans l’ACA. Mais d’autre part, même des modifications apparemment légères des hypothèses concernant l’ordre de grandeur des coefficients de pondération en fonction de la répartition – dont la fourchette de valeurs ressort des études empiriques disponibles – peuvent avoir d’importantes conséquences sur l’évaluation de l’intérêt social d’un projet. Cette constatation n’a rien de surprenant puisqu’elle ne fait que mettre en évidence combien il est difficile de déterminer quelles sont les préférences de la société en matière de répartition. D’un point de vue pratique, le danger serait que les propositions plus ambitieuses d’ACA tenant compte des problèmes de répartition suscitent davantage d’enthousiasme qu’elles n’apportent de lumières.
L’ACA environnementale a un rôle important à jouer ici, notamment en faisant en sorte que les praticiens de l’évaluation prêtent une plus grande attention aux questions de répartition (du CAP ou des impacts environnementaux physiques, par exemple). Qu’est-ce qui pourrait favoriser cette évolution ? La demande des décideurs pourrait certainement servir de catalyseur à cet égard. On peut en effet soupçonner que la situation actuelle n’est pas seulement due à un problème du côté de l’offre – qui refléterait l’attention singulière que les praticiens de l’ACA accordent à l’efficience – mais aussi sans doute à la situation qui prévaut du côté de la demande, à savoir que les décideurs n’exigent pas cette information dans les cahiers des charges établis pour guider le travail d’évaluation. Il pourrait donc être important de chercher à modifier la situation à cet égard.
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Annexe 11.A1. Méthode de pondération de l’utilité marginale du revenu
Admettons que l’utilité soit liée au revenu, soit U = U(Y), de sorte que l’utilité marginale de la fonction de revenu a une élasticité constante. L’utilité marginale de la fonction de revenu pour l’individu i peut s’écrire de la façon suivante :
où – e est à présent l’élasticité de la fonction. Pour le revenu moyen nous devrions par conséquent avoir :
et le coefficient de pondération relatif pour le iième individu serait dès lors égal à :
Notes
← 1. Ces entreprises peuvent elles-mêmes appartenir à des ménages.
← 2. Pour expliquer pourquoi il en est ainsi, on a généralement recours à l’analogie d’Arthur Okun avec l’utilisation d’un seau percé pour égaliser les volumes d’eau contenus dans deux réceptacles. Supposons que l’eau soit au départ inégalement répartie entre les deux réceptacles. Son transfert au moyen d’un seau percé pour tenter d’assurer une répartition plus égale entraîne inévitablement une perte globale d’eau. Tel est pour l’essentiel le problème auquel se trouve confrontée la société : jusqu’à quel point peut-on sacrifier l’efficience pour assurer une plus grande équité ? Par exemple, dans le cas de l’impôt sur le revenu, le seau percé renvoie aux incitations ayant une incidence sur l’arbitrage entre travail et temps libre. En d’autres termes, les taux d’imposition marginale toujours plus lourds dissuadent les personnes à revenu élevé de travailler davantage et amenuisent donc dans une certaine mesure le montant total du revenu que la société pourra redistribuer.