Svenja Schuze
Ministre de la Coopération économique et du Développement, Allemagne
Coopération pour le développement 2024
7. Point de vue : En route vers 2030 et au-delà – la lutte contre les inégalités passe par une fiscalité équitable
Copier le lien de 7. Point de vue : En route vers 2030 et au-delà – la lutte contre les inégalités passe par une fiscalité équitableCombien compte-t-on de zéros dans un milliard ? La plupart d’entre nous marqueront au moins un temps d’arrêt – ou interrogeront Google – avant de donner la bonne réponse : neuf zéros. Ce chiffre dépasse l’entendement pour bon nombre d’entre nous, surtout lorsqu’il est associé à la richesse personnelle.
Aujourd’hui, environ 3 000 personnes dans le monde – pour la plupart des hommes – sont milliardaires. Souvent, elles ont acquis leur fortune en dirigeant des entreprises multinationales ou en en étant l’actionnaire principal, et cette fortune prend généralement la forme d’actifs financiers (actions et obligations, par exemple), de patrimoine immobilier ou de biens de luxe.
Cependant, leurs revenus – du moins, leurs revenus imposables – sont étonnamment faibles. Partout dans le monde, les personnes les plus riches paient moins d’impôts sur le revenu par rapport à leur patrimoine total que le salarié moyen. De fait, les milliardaires du monde entier paient seulement l’équivalent de 0.5 % ou moins de leur patrimoine en impôt sur le revenu personnel (EU Tax Observatory, 2023[1]).
Cette situation s’explique par le fait que les plus fortunés n’ont pas d’emploi salarié, mais tirent leurs revenus du placement de leurs actifs. Or, ces revenus ne sont pas soumis au même régime d’imposition que les revenus salariaux – ils sont généralement imposés à un taux inférieur. En Allemagne, par exemple, le taux d’imposition des revenus du capital est de 25 %, tandis que celui des revenus du travail peut atteindre 45 %. En outre, les milliardaires ont souvent les moyens de structurer leur patrimoine de telle sorte que, sur le papier, ce dernier ne génère quasiment aucun revenu imposable. Les plus nantis exploitent les nombreuses possibilités d’exonération fiscale qui existent, transfèrent leur patrimoine dans des pays ou territoires où le taux d’imposition est faible et bénéficient de l’aide du secteur – particulièrement développé – de la planification fiscale.
Si tout cela est légal, ce n’est, à mes yeux, ni juste, ni efficient d’un point de vue économique. Les systèmes d’imposition en vigueur dans le monde sont clairement conçus pour favoriser les personnes les plus riches. Pour remédier à ce déséquilibre et dans le cadre de sa présidence du G20, le Brésil a présenté une proposition visant à mettre en place un impôt international pour les milliardaires. D’après cette proposition, les milliardaires paieraient une contribution annuelle représentant au moins 2 % de leur patrimoine net total. Les personnes ayant déjà payé un tel pourcentage en impôt sur le revenu en seraient exonérées. Les autres, qui auraient réussi à payer moins d’impôt sur le revenu, seraient tenues de s’en acquitter.
La proposition du Brésil arrive à un moment charnière pour deux raisons.
Tout d’abord, parce que les grands défis auxquels le monde est confronté appellent non seulement une impulsion politique, mais aussi un accroissement substantiel des engagements financiers. À l’heure où les budgets publics sont déjà sous tension, un impôt de ce type pourrait faire une réelle différence pour relever des défis de portée mondiale comme le financement climatique ou la prévention des pandémies. D’après les estimations, les recettes qui en découleraient pourraient atteindre 250 milliards USD par an à l’échelle mondiale – soit un montant à peu près équivalent à celui des préjudices économiques causés par les événements météorologiques extrêmes subis en 2023 (Munich RE, 2024[2]). Or, nous avons un besoin urgent de telles recettes.
Ensuite, parce que les inégalités de richesse se creusent dans le monde entier. Le dernier rapport d’Oxfam révèle que, alors même que la majeure partie de l’humanité s’est appauvrie ces dernières années, les cinq hommes les plus riches du monde ont plus que doublé leur fortune depuis 2020 (Oxfam International, 2024[3]). Les 1 % les plus riches de la population mondiale détiennent 38 % de sa richesse totale, tandis que la moitié la plus pauvre n’en possède que 2 % (Chancel et al., 2021[4]). Si les systèmes fiscaux, de par leur structure, sont en partie à l’origine de ce creusement des inégalités, ils n’en constituent pas moins l’un des instruments les plus efficaces à la disposition des pouvoirs publics pour lutter contre ce phénomène.
Selon moi, il est essentiel de lutter contre les inégalités si l’on veut réellement progresser sur la voie de la réalisation du Programme de développement durable à l’horizon 2030. Il y a dix ans, l’OCDE avait déjà mis en relief le fait que le creusement de l’écart entre riches et pauvres ralentissait la croissance économique en limitant les possibilités offertes aux groupes ayant de faibles revenus et en freinant l’innovation. Elle avait également souligné que les inégalités portaient atteinte à la cohésion sociale et, in fine, à l’aptitude des pouvoirs publics à mener à bien des réformes urgentes telles que la transition écologique (OCDE, 2015[5]). Le creusement des inégalités est également catastrophique pour notre climat, la richesse augmentant de façon exponentielle l’empreinte écologique des humains. Ainsi, un vol de trois heures en jet privé émet plus de dioxyde de carbone qu’une personne moyenne sur une année entière.
Il y a dix ans, l’OCDE avait déjà mis en relief le fait que le creusement de l’écart entre riches et pauvres ralentissait la croissance économique en limitant les possibilités offertes aux groupes ayant de faibles revenus et en freinant l’innovation.
Certes, créer un impôt pour les milliardaires ne saurait être la seule réponse pour lutter contre les inégalités et dégager une marge de manœuvre budgétaire suffisante pour faire face aux défis planétaires. Ce type de réforme doit s’inscrire dans le cadre d’efforts plus larges visant à mettre en œuvre des politiques budgétaires plus progressistes. En outre, un engagement des gouvernements du monde entier est nécessaire pour limiter les possibilités de délocalisation de la richesse.
Il n’en reste pas moins que la création d’un impôt pour les milliardaires constituerait un pas en avant important pour réduire l’écart entre riches et pauvres. Une telle mesure rendrait les systèmes fiscaux plus équitables en faisant peser une plus grande part de la charge fiscale sur les personnes les plus riches plutôt que sur celles qui sont le moins à même de se soustraire à l’impôt. Enfin, elle permettrait de dégager des recettes supplémentaires qui pourraient être investies dans des biens publics comme l’éducation, les infrastructures ou un climat sain – autant d’investissements dont les milliardaires récolteront eux aussi les fruits.
Il est temps de faire preuve d’audace. La lutte contre les inégalités exige un engagement politique – un engagement à tenir chaque membre de la société pour responsable du bien commun. Si la communauté internationale est parvenue à adopter un impôt minimum mondial pour les entreprises multinationales, elle peut aussi le faire pour les milliardaires.
Références
[4] Chancel, L. et al. (2021), Rapport sur les inégalités mondiales 2022, World Inequality Lab, https://wir2022.wid.world.
[1] EU Tax Observatory (2023), Global Tax Evasion Report 2024, EU Tax Observatory, https://www.taxobservatory.eu/www-site/uploads/2023/10/global_tax_evasion_report_24.pdf.
[2] Munich RE (2024), Record thunderstorm losses and deadly earthquakes: The natural disasters of 2023, https://www.munichre.com/en/company/media-relations/media-information-and-corporate-news/media-information/2024/natural-disaster-figures-2023.html.
[5] OCDE (2015), Tous concernés : pourquoi moins d’inégalité profite à tous, Éditions OCDE, Paris, https://doi.org/10.1787/9789264235120-en.
[3] Oxfam International (2024), Inequality Inc.: How Corporate Power Divides Our World and the Need for a New Era of Public Action, Oxfam International, Cowley, Oxford, Royaume-Uni, https://doi.org/10.21201/2024.000007.