Olivier De Schutter
Rapporteur spécial des Nations Unies sur les droits de l’homme et l’extrême pauvreté
Coopération pour le développement 2024
17. Point de vue : Les droits humains, et non le produit intérieur brut, doivent être notre fil directeur
Copier le lien de 17. Point de vue : Les droits humains, et non le produit intérieur brut, doivent être notre fil directeurL’économie mondiale, fondée sur la recherche de la croissance, nous précipite vers la catastrophe climatique. Or, malgré les incendies, les inondations et d’autres sonnettes d’alarme environnementales, l’approche que nous suivons pour éliminer la pauvreté reste sensiblement la même : assurer la croissance de l’économie en priorité, puis redistribuer les richesses au moyen de politiques de protection sociale au niveau des pays ou, dans le cadre de l’aide publique au développement, à l’international.
Il s’agit-là de l’approche traditionnelle. Pourtant, bien que le monde n’ait jamais été aussi riche, environ 700 millions de personnes vivent encore dans l’extrême pauvreté (Groupe de la Banque mondiale, 2024[1]). Des milliards d’autres personnes ne peuvent pas satisfaire leurs besoins humains les plus fondamentaux, comme l’accès à la nourriture, l’eau, l’assainissement et les soins de santé. Dans un monde qui est en passe de compter son tout premier trillionaire d’ici une dizaine d’années, mais qui aurait encore besoin de deux siècles pour mettre fin à la pauvreté, force est de constater qu’il y a un dysfonctionnement (OIT, 2021[2] ; Oxfam, 2024[3]).
Ce qui est particulièrement ironique, c’est que la méthode traditionnelle suivie pour combattre la pauvreté, qui consiste à dynamiser la croissance économique, entraîne une destruction de l’environnement qui touche le plus durement les personnes en situation de pauvreté. Ces dernières sont les premières victimes de la pollution de l’air, des glissements de terrain et des inondations, car elles sont contraintes de vivre là où elles peuvent se payer un logement. En outre, elles sont surreprésentées dans les 1.2 milliard d’emplois (soit 40 % de l’emploi mondial total) qui dépendent d’écosystèmes sains (Nations Unies, 2020[4] ; OIT, 2018[5]). Les stratégies d’élimination de la pauvreté sont-elles réellement judicieuses, alors qu’elles détruisent la base même des moyens de subsistance des personnes vivant dans la pauvreté ?
Certes, la croissance a un rôle important à jouer dans les pays à faible revenu, où des investissements substantiels sont encore nécessaires pour améliorer les services publics. Toutefois, dans la pratique, cette croissance repose souvent sur l’exploitation d’une main-d’œuvre bon marché et sur le pillage des ressources naturelles, laissant au final une grande quantité de richesses entre les mains d’un petit nombre de personnes (Chiengkul, 2018[6]).
Il est temps d’adopter une nouvelle approche qui gère en priorité les défis interdépendants que sont l’élimination de la pauvreté et la durabilité environnementale, au lieu de les considérer comme des préoccupations secondaires ou comme des retombées escomptées de l’augmentation du produit intérieur brut (PIB).
Pour cela, il faudra une prise en compte à l’échelle mondiale de la façon dont nous définissons le « progrès ». De nouvelles alliances se forment déjà, qui semblaient inimaginables il y a dix ans. Elles donnent progressivement naissance à un mouvement à contre-courant du discours dominant sur le progrès. Ce mouvement rejette tout arbitrage entre l’élimination de la pauvreté et l’instauration d’une planète vivable – deux objectifs qui, de fait, doivent être poursuivis simultanément si nous ne voulons pas sacrifier l’un au profit de l’autre (Raworth, 2024[7]).
L’OCDE elle-même a apporté une précieuse contribution à ce mouvement qui cherche à aller « au-delà de la croissance » et à la recherche d’indicateurs de progrès autres que le PIB en créant, en 2018, un groupe consultatif travaillant à l’élaboration d’un nouveau discours sur la croissance. Comme l’indique le rapport de ce groupe, pour la plupart des personnes aujourd’hui, une augmentation du PIB n’est plus un indicateur suffisant de leur bien-être ou de leur perception du progrès économique de la société (OCDE, 2020[8]).
Les acteurs de la coopération pour le développement peuvent promouvoir ce programme d’action, notamment en soutenant des mesures qui engendrent un « triple dividende » : une réduction de notre empreinte écologique, la création de possibilités d’emploi et une amélioration de l’accès aux produits et aux services essentiels à la jouissance de nos droits fondamentaux (Nations Unies, 2020[4]).
Pas d’arbitrage entre l’élimination de la pauvreté et l’instauration d’une planète vivable – deux objectifs qui, de fait, doivent être poursuivis simultanément si nous ne voulons pas sacrifier l’un au profit de l’autre.
Dans le secteur de l’énergie par exemple, le passage des combustibles fossiles à des sources d’énergie renouvelables présente un potentiel important en matière de création d’emplois. Les dépenses consacrées aux énergies renouvelables entraînent la création de près de 70 % d’emplois de plus que celles allouées aux combustibles fossiles, par dollar américain. Les mesures visant à promouvoir l’efficience énergétique de façon plus générale réduiront les factures d’énergie des personnes vivant dans la pauvreté, diminuant par là même tant l’empreinte écologique des ménages que la précarité énergétique (Chen, 2018[9]).
Il en va de même pour le secteur de la construction, où le fait de privilégier la construction d’habitations efficientes sur le plan énergétique permettrait de réduire la consommation d’énergie, de créer davantage d’emplois et d’assurer un accès à des logements décents ; pour le secteur alimentaire, où des pratiques agricoles plus durables réduiraient les impacts sur l’environnement de la production de produits alimentaires, créeraient des emplois et garantiraient un accès à des aliments sains et nutritifs ; et pour d’autres secteurs, comme celui des transports.
De telles initiatives sectorielles contribueraient grandement à concilier l’élimination de la pauvreté et la nécessité de rester dans les limites planétaires. Elles seront toutefois insuffisantes, à moins que d’autres changements structurels ne soient mis en place pour combattre les inégalités (De Schutter, 2024[10])
Tant que les richesses seront entre les mains d’une petite élite, les choix de celle-ci en matière d’investissement et ses modes de consommation excessifs continueront de mettre à mal la planète. Les 1 % les plus riches de la population mondiale sont responsables de 23 % de l’augmentation totale des émissions de gaz à effet de serre depuis 1990. Ces acteurs économiques puissants ne manqueront pas d’opposer leur veto à toute évolution susceptible de remettre en cause le statu quo, qui leur est favorable (Chancel, 2022[11]).
Un changement de cap radical est nécessaire. J’exhorte la communauté de la coopération pour le développement à privilégier la lutte contre les inégalités plutôt que la croissance. Les droits humains, y compris le droit à un environnement sain, devraient être notre fil directeur, pas le PIB.
Références
[11] Chancel, L. (2022), « Global carbon inequality over 1990–2019 », Nature Sustainability, vol. 5, pp. 931–938, https://doi.org/10.1038/s41893-022-00955-z.
[9] Chen, Y. (2018), « Renewable energy investment and employment in China », International Review of Applied Economics, vol. 33/3, pp. 314–334, https://doi.org/10.1080/02692171.2018.1513458.
[6] Chiengkul, P. (2018), « The Degrowth Movement: Alternative Economic Practices and Relevance to Developing Countries », Alternatives Global Local Political, vol. 43, https://doi.org/10.1177/0304375418811763.
[10] De Schutter, O. (2024), Eradicating poverty beyond growth: Report of the Special Rapporteur on extreme poverty and human rights, United Nations, https://documents.un.org/doc/undoc/gen/g24/069/70/pdf/g2406970.pdf?token=Mx29GzqsXxZY0SdmDp&fe=true.
[1] Groupe de la Banque mondiale (2024), Poverty & Inequality Update, Groupe de la Banque mondiale, https://thedocs.worldbank.org/fr/doc/69d007a1a509633933b92b3804d0e504-0350012024/original/poverty-and-inequality-spring-update-6.pdf?_gl=1*8u3je1*_gcl_au*MTcxNjI5NDgzNC4xNzE4MDMzMzM0.
[4] Nations Unies (2020), Extrême pauvreté et droits humains, Nations Unies, https://documents.un.org/doc/undoc/gen/n20/259/04/pdf/n2025904.pdf?token=Btpr5rmPdLExrSjVCK&fe=true.
[8] OCDE (2020), Beyond Growth : Towards a New Economic Approach, New Approaches to Economic Challenges, OECD Publishing, Paris, https://doi.org/10.1787/33a25ba3-en.
[2] OIT (2021), Plus de 4 milliards de personnes ne bénéficient toujours d’aucune protection sociale, Organisation internationale du Travail, https://www.ilo.org/fr/resource/news/plus-de-4-milliards-de-personnes-ne-beneficient-toujours-daucune-protection.
[5] OIT (2018), Emploi et questions sociales dans le monde 2018 : Une économie verte et créatrice d’emplois, Organisation internationale du Travail, https://www.ilo.org/fr/publications/emploi-et-questions-sociales-dans-le-monde-2018-une-economie-verte-et.
[3] Oxfam (2024), « Les cinq hommes les plus riches du monde ont doublé leur fortune depuis 2020 tandis que cinq milliards de personnes se sont appauvries depuis le début de la « décennie des fractures » », Oxfam, https://www.oxfam.org/fr/communiques-presse/les-cinq-hommes-les-plus-riches-du-monde-ont-double-leur-fortune-depuis-2020.
[7] Raworth, K. (2024), « What does progress look like on a planet at its limit? », The Guardian, https://www.theguardian.com/books/article/2024/may/13/what-does-progress-look-like-on-a-planet-at-its-limit.