Cette édition 2019 des Perspectives des transports du FIT présente les scénarios retenus pour étudier la demande de transport, tous secteurs et tous modes confondus, jusqu’en 2050. Comment cette demande va-t-elle évoluer au cours des trente prochaines années ? Quelle en sera l’incidence sur les émissions de CO2 imputables aux transports ? De quelle manière les évolutions porteuses de rupture retentiront-elles sur les transports ? En quoi les transports de demain ressembleront-ils à ce qu’ils sont aujourd'hui ? En quoi différeront-ils ?
L’incertitude qui entoure la trajectoire future des transports est frappante dans de nombreux domaines. Elle touche aussi bien le rythme du développement économique, les échanges mondiaux que les cours du pétrole. Les incertitudes sont également légion en ce qui concerne les habitudes de déplacement et le paysage de la mobilité, le progrès technologique et l’innovation. Devant la multiplicité des variables et l’immensité des phénomènes de rupture, qui s’accélèrent, l’avenir des transports est plus que jamais difficile à prédire.
Les éditions précédentes des Perspectives des transports du FIT traitaient de l’incertitude « normale ». Dans les scénarios considérés, la vitesse et la direction des changements y étaient déclinées de façon graduée sans que la nature et la structure fondamentales de l’activité de transport eussent pour autant été remises en question. Il s’agit là d’un point de départ prudent en cas de maturité et stabilité générales des transports en tant que système sociotechnique.
Il arrive pourtant que des évolutions déclenchent des événements annonciateurs d’un avenir radicalement différent d’un simple prolongement du présent. En pareil cas, il devient moins pertinent de retenir l’extrapolation comme méthode par défaut pour réfléchir sur l’avenir. Les humains ont pour habitude de sous-estimer l’importance future des tendances émergentes et de surestimer celle des tendances déjà arrivées à maturité. Même lorsque les prévisions ne concordent plus avec la réalité, nous continuons de faire preuve d’un excès d’optimisme. On l’a vu avec l’évolution du trafic routier dans de nombreux pays, qui s’est révélée bien en deçà des projections.
Plusieurs évolutions porteuses de ruptures ont bouleversé les transports au cours des trois derniers siècles, avec le passage de la traction animale à la traction mécanique, puis de la navigation à voile à la navigation à vapeur, et du charbon aux combustibles fossiles liquides. Tels qu’ils existent aujourd'hui, les systèmes de transport sont eux aussi le résultat de ruptures (principalement de l’introduction du moteur à combustion) et il n’est pas déraisonnable de penser qu’à l’horizon 2050, les modalités d’accès aux lieux de travail, aux services, aux biens, aux loisirs et aux personnes auront profondément changé.
La présente édition des Perspectives des transports a notamment pour objet d’évaluer les incidences des facteurs potentiels de rupture pour le secteur des transports, et ce de manière rigoureuse, en réalisant des tests sur les hypothèses qui servent de fondement aux différents scénarios. Il est relativement simple de décrire les effets d’une rupture qui est déjà intervenue. La tâche est tout autre et beaucoup plus difficile lorsque le phénomène est en cours. Pour les besoins de la présente étude, le terme « rupture » désigne les innovations qui aboutissent à des façons entièrement nouvelles d’agir ou qui permettent la réalisation de choses auparavant impossibles.
Les ruptures peuvent se produire à différents niveaux et à différentes échelles. Certaines touchent uniquement une catégorie de produits, comme le caoutchouc synthétique dans l’industrie du pneumatique ou le titre de transport dématérialisé sur mobile dans les transports publics. D’autres conduisent à la réorganisation de tout un secteur, comme la billetterie informatisée et centralisée dans le transport aérien ou l’arrivée des services de commande de courses via une application dans le secteur des taxis. D’autres encore, quoique rares, rejaillissent sur plusieurs secteurs et domaines d’activité humaine. En témoignent la production automobile de masse et ses répercussions sur les comportements en matière de déplacements, l’aménagement urbain (et les marchés de l’immobilier), les possibilités offertes dans différents domaines et le bien-être économique en général. De même, le conteneur maritime normalisé a joué un rôle majeur dans le transport de marchandises qui s’est répercuté sur les échanges, l’activité économique et, en définitive, la croissance internationnale des revenus.
L’analyse exposée dans les présentes Perspectives des transports se concentre sur les phénomènes susceptibles de modifier en profondeur et à grande échelle les pratiques établies et la configuration actuelle des activités de transport. La trajectoire d’une évolution porteuse de ruptures dépend de cinq grandes variables :
Les coûts : les coûts de production des nouvelles technologies et/ou nouveaux procédés sont si faibles qu’ils rendent non compétitifs ceux des technologies/procédés en place, lesquels ne sont dès lors plus rentables.
La qualité : les nouvelles technologies et/ou nouveaux procédés améliorent la qualité des produits ou services au point que les technologies et/ou procédés en place ne sont plus compétitifs.
La clientèle : la transformation des préférences des clients (consommateurs ou entreprises) rend les anciens produits ou services moins attractifs que les nouveaux.
La réglementation : de nouveaux dispositifs législatifs ou réglementaires ne permettent plus de travailler – par exemple, à des fins de protection de l’environnement ou de standards sociaux – ou de procéder comme par le passé.
Les ressources : des ressources auparavant abondantes ne sont plus autant disponibles ou des ressources auparavant inexistantes ou inaccessibles sont désormais disponibles.
Les tendances à l’origine d’une situation de rupture naissent habituellement d’une combinaison de ces facteurs. Par exemple, une variation des coûts conjuguée à une amélioration de la qualité ou de la commodité d’une technologie ou d’un service peut modifier la perception du rapport qualité-prix par les consommateurs, dont dépend ensuite la décision d’adopter ou non un nouveau bien ou service. En effet, il n’est pas rare que, sans être nécessairement supérieurs, les technologies ou services de rupture présentent simplement l’intérêt d’offrir une fonctionnalité « satisfaisante » à bas prix.
Si la technologie se trouve au cœur du débat sur l’innovation et la rupture, c’est en raison de son rôle de facilitateur. La technologie ne saurait à elle seule constituer la cause ou le moteur des types de mutations auxquelles elle peut servir de détonateur. En outre, les ruptures tirent souvent profit de l’apparition simultanée de plusieurs technologies et des services qu’elles sous-tendent. Il est donc plus judicieux de parler de situations à l’origine de bouleversements, qui – combinées à d’autres facteurs et sous réserve que les conditions favorables soient réunies – peuvent entraîner des changements de nature à rendre inopérants des procédés, services et/ou produits.
À l’heure actuelle, les transports constituent un ensemble sociotechnique qui centralise différentes technologies et pratiques. Ces pratiques évoluent conjointement de manière à former un système stable qui se renforce lui-même. Les innovations se ramifient à la périphérie de cet élément central, mais elles sont peu nombreuses à gagner suffisamment en vigueur pour modifier la vitesse acquise et la trajectoire suivie par le système. Quelques-unes parviennent néanmoins à s’affermir, en présence des conditions voulues. Dès lors que des acteurs de l’innovation instaurent des conditions propices à dévier le système de son chemin, des entreprises historiques, des services existants ou des comportements établis n’ont plus lieu d’être. Certains disparaissent, tandis que d’autres réussissent à s’adapter et à accompagner les initiateurs du bouleversement, par conviction ou par calcul.
En période de bouleversement, le système en place commence à se disloquer pour être remplacé par une mosaïque de régimes sociotechniques parfois contradictoires. Cette mosaïque se compose de lois et de règlements, de comportements et d’activités, de technologies et de services. La période marquée par cette dislocation et transition vers un nouvel ensemble est fortement empreinte d’incertitude. Les initiateurs des bouleversements continuent d’agir en se fondant sur la configuration traditionnelle du système sociotechnique. À partir du moment où de nouveaux intervenants, apparus pendant la période de transition, font fi de l’ancien ordre des acteurs, règles et pratiques, la convergence vers un nouveau régime sociotechnique est en marche.
De toute évidence, le secteur des transports se trouve aujourd'hui bousculé de l’intérieur comme de l’extérieur. Il y a tout lieu de penser que l’arrivée des plateformes numériques à l’origine de nouveaux services de mobilité, la transformation des habitudes d’achat due au commerce électronique et la décentralisation (potentielle) de la production en conséquence de l’impression 3D bouleverseront le transport de voyageurs et de marchandises.
Quelle sera l’ampleur du bouleversement ? La réponse dépendra en partie de la position que les pouvoirs publics adopteront à l’égard de ces phénomènes. Quelles règles supprimeront-ils, quelles règles mettront-ils en place ? Quelles sont les tendances qui faciliteront l’exécution des mandats politiques, s’agissant par exemple de renforcer l’efficience, la durabilité et l’équité ? À l’inverse, quelles situations sources de bouleversements pourraient saper la réalisation des objectifs sociétaux ?
L’analyse présentée ici ne permet pas – tel n’est d’ailleurs pas son objet – de répondre directement à ces questions et les scénarios qui figurent dans les présentes Perspectives des transports ne sauraient constituer des prévisions pour les trente prochaines années. En fait, ces scénarios décrivent plusieurs futurs possibles. Leur degré de réalisation dépendra non seulement de la validité des hypothèses sur lesquels ils reposent, mais aussi de la ligne de conduite que les décideurs politiques choisiront d’adopter. Cette étude propose donc des scénarios de rupture plausibles pour l’avenir afin d’étayer la réflexion sur la manière dont l’action des pouvoirs publics peut guider et gérer les changements sources de bouleversements.