Perspectives économiques de l'OCDE, Volume 2020 Numéro 2

Note de réflexion 3. Modifications apportées aux cadres de politique monétaire après la crise financière : déterminants et défis structurels

Dans les économies avancées, plusieurs banques centrales ont entrepris de revoir leur politique monétaire dans un contexte caractérisé par une faiblesse persistante de l’inflation, des taux d’intérêt et de la croissance du produit intérieur brut (PIB) potentiel au cours des dernières décennies, et un recours croissant aux instruments non conventionnels depuis la crise financière mondiale. Ces revues sont les bienvenues, puisqu’elles permettent aux banques centrales de revoir ouvertement leurs objectifs, leurs outils et leur communication dans un contexte d’évolution de l’environnement économique. En associant le public à la réflexion sur ces questions, elles peuvent également renforcer leur légitimité et leur crédibilité.

Les modifications récemment apportées (ou envisagées) aux cadres de politique monétaire, qui dépendent de manière cruciale du canal des anticipations d’inflation via l’engagement d’obtenir une inflation plus forte dans l’avenir et des taux d’intérêt « plus bas pendant plus longtemps », laissent espérer que l’efficacité de la politique monétaire pourra être améliorée, et qu’une inflation stable et plus élevée pourra être atteinte. Néanmoins, comme nous l'indiquons dans cette note, les problèmes soulevés par la maîtrise des anticipations d'inflation, leurs effets incertains sur la demande et la poursuite des changements structurels qui maintiennent l'inflation à un bas niveau sont autant de facteurs qui invitent à la prudence. Par conséquent, les futurs revues – organisés régulièrement, dans l’idéal – pourraient être davantage axées sur les déterminants à plus long terme de l’inflation.

Les cadres de politique monétaire et leur examen

Les cadres de politique monétaire définissent l’environnement juridique dans lequel les autorités monétaires exercent leurs activités et fournissent des orientations pratiques pour la conduite de la politique monétaire. Cela recouvre une structure institutionnelle (intégrant par exemple un mécanisme de gouvernance et un processus de prise de décisions au sein de la banque centrale), ainsi qu’un ensemble de buts, d’objectifs opérationnels, d’instruments, de procédures et de communications. Bien qu’il existe des différences entre juridictions concernant les modalités de conduite de la politique monétaire, on a pu constater une convergence globale des cadres de politique monétaire en termes de mandat (stabilité des prix), d’objectifs opérationnels (un taux d’inflation de l’ordre de 2 % à moyen terme) et d’instruments (tant conventionnels que non conventionnels) au cours des vingt dernières années (tableau 2.2).

Tableau 2.2. Cadres de politique monétaire de certaines économies

	Mandat	Objectifs opérationnels	Instruments	Conférences de presse et diffusion de procès-verbaux	Publication de prévisions
Réserve fédérale des États-Unis	Stabilité des prix, niveau d’emploi maximum et taux d’intérêt à long terme modérés	Objectif d’inflation de 2 % en moyenne, mesuré à l’aide de l’indice PCE	Instruments conventionnels QE Guidage prospectif	Après les réunions du FOMC, la Réserve fédérale organise une conférence de presse et publie le procès-verbal de la réunion.	Prévisions établies par les services de la banque centrale et par le FOMC, notamment concernant le profil d’évolution des taux d’intérêt
Banque centrale européenne (BCE)	Stabilité des prix	Inflation d’un niveau inférieur à, mais proche de 2 % à moyen terme, mesurée par l’IPCH	Instruments conventionnels QE Guidage prospectif Taux d’intérêt directeur négatif	Après les réunions du Conseil des gouverneurs (qui ont lieu toutes les 6 semaines), la BCE organise une conférence de presse et diffuse le compte rendu de la réunion.	Prévisions établies par les services de la banque centrale
Banque d’Angleterre	Stabilité des prix	Objectif d’inflation de 2 % en permanence, mesuré à l’aide de l’IPC global	Instruments conventionnels QE Guidage prospectif	Après les réunions du MPC (qui se déroulent 8 fois par an), la Banque d’Angleterre organise une conférence de presse et publie le procès-verbal de la réunion.	Prévisions établies par les services de la banque centrale et par le MPC, notamment concernant le profil d'évolution des taux d'intérêt
Banque du Japon	Stabilité des prix	Engagement de dépassement de l’objectif d’inflation de 2 %, « le plus tôt possible », mesuré par l’IPC (hors produits alimentaires frais)	Instruments conventionnels QE Guidage prospectif Politique de taux d’intérêt négatifs Contrôle de la courbe des rendements	Après ses réunions de politique monétaire (qui se déroulent 8 fois par an), la Banque du Japon organise une conférence de presse et publie le procès-verbal de la réunion.	Prévisions établies par le Conseil de la Banque du Japon
Banque du Canada	Stabilité des prix	Objectif d’inflation de 2 % assorti d’une marge de fluctuation (+/- 1 %) à moyen terme, mesuré par l’IPC global	Instruments conventionnels QE Guidage prospectif	Après l'adoption de ses décisions de politique monétaire (8 fois par an), la Banque du Canada organise une conférence de presse. Aucun procès-verbal n’est cependant diffusé.	Prévisions établies par les services de la banque centrale, notamment concernant le profil d’évolution des taux d’intérêt
Banque de Suède (Sveriges Riksbank)	Stabilité des prix	Objectif d’inflation de 2 % assorti d’une marge de fluctuation (+/- 1 %) et d’un horizon de 2 ans, mesuré par l’IPCC	Instruments conventionnels QE Guidage prospectif	Après ses réunions de politique monétaire (qui se déroulent 5 fois par an), la Banque de Suède organise une conférence de presse et publie le procès-verbal de la réunion.	Prévisions établies par les services de la banque centrale, notamment concernant le profil d’évolution des taux d’intérêt
Banque nationale suisse (BNS)	Stabilité des prix	Inflation comprise entre 0 % et 2 % à moyen terme, mesurée par l’IPC global	Instruments conventionnels QE Interventions sur le marché des changes	Après ses examens de la situation économique et monétaire (qui ont lieu chaque trimestre), la BNS organise une conférence de presse (deux fois par an). Aucun procès-verbal n’est cependant diffusé.	Prévisions établies par les services de la banque centrale

Note : Le sigle QE (Quantitative Easing) désigne les mesures d’assouplissement quantitatif (achats d’actifs effectués par les banques centrales) ; l’indice PCE (Personal Consumption Expenditures) est le déflateur de la consommation des ménages ; le sigle IPC désigne un indice des prix à la consommation ; le sigle IPCC désigne l’indice des prix à la consommation à taux d’intérêt constant ; et le sigle IPCH désigne l’indice des prix à la consommation harmonisé. Le FOMC est le Comité de politique monétaire (Federal Open Market Committee) de la Réserve fédérale, et le MPC le Comité de politique monétaire (Monetary Policy Committee) de la Banque d’Angleterre.

Source : Samarina, A. et N. Apokoritis (2020), « Evolution of Monetary Policy Frameworks in the Post-crisis Environment », DNB Working Paper, n° 664 ; Banque des règlements internationaux (2019), « Monetary Policy Frameworks and Central Bank Market Operations », MC Compendium ; et sites internet des banques centrales.

En revanche, il n’existe aucune approche normalisée en matière d’examen des cadres de politique monétaire. Exception faite de la Banque du Canada, qui procède à des examens de ce type tous les cinq ans1, la plupart des pays les réalisent au cas par cas et avec une portée variable. Le nombre de ces examens au cas par cas a cependant sensiblement augmenté ces dernières années, et certains ont débouché sur plusieurs changements importants, en particulier concernant les cadres de la Banque du Japon et de la Réserve fédérale des États-Unis (encadré 2.1). D’autres autorités monétaires ont aussi récemment annoncé leur intention de procéder à des examens approfondis au cours des années à venir2. De manière plus générale, des banques centrales ont indiqué qu’elles étaient disposées à rendre publics ces examens et à les réaliser régulièrement, afin de rendre davantage de comptes au public, d’améliorer la transparence de la politique monétaire, et de veiller à ce que les stratégies de politique monétaire soient adaptées à l’environnement économique, ce qui constitue une évolution bienvenue.

Modifications apportées aux cadres de politique monétaire depuis la crise financière mondiale

Des changements structurels majeurs conjugués à des chocs inattendus ont remis en question les modalités de conduite de la politique monétaire dans de nombreux pays avancés. La baisse séculaire de la croissance de la productivité et de l’inflation, ainsi que la diminution des estimations des taux d’intérêt neutres, ont sensiblement accentué le risque que les taux directeurs se heurtent à la contrainte de positivité des taux d’intérêt nominaux. L’aplatissement observé de la courbe de Phillips, qui a compliqué l’interprétation des signaux découlant du fonctionnement du marché du travail, laisse également à penser que, toutes choses égales par ailleurs, les banques centrales doivent mener une politique monétaire plus agressive pour obtenir une variation donnée de l’inflation, ce qui comporte des risques pour leur crédibilité3. La crise financière mondiale et la pandémie de COVID-19, qui se sont toutes deux traduites par une orientation très accommodante de la politique monétaire et un élargissement de la palette de ses instruments, notamment sous la forme d'achats d'actifs publics et privés, de guidage prospectif et de taux d’intérêt directeurs négatifs, ont souligné encore davantage les limites des mesures conventionnelles de politique monétaire. Ces deux chocs ont aussi mis en exergue l’importance des questions de stabilité financière dans le cadre de l’élaboration de la politique monétaire.

Dans ce contexte, les grandes banques centrales n’ont pas attendu d’avoir procédé à des examens en bonne et due forme pour modifier, implicitement ou explicitement, leur cadre de politique monétaire au cours des dix dernières années en vue d’atteindre leurs objectifs (Samarina et Apokoritis, 2020). Bien que des éléments clés (tels que les mécanismes de gouvernance et les mandats) soient généralement demeurés inchangés, les instruments et les stratégies de communication ont été sensiblement modifiés. Le recours aux instruments « non conventionnels » de politique monétaire, notamment à l'assouplissement quantitatif et au guidage prospectif, s’est généralisé. Cette tendance a abouti récemment à la diffusion en août 2020 par la Réserve fédérale des États-Unis d’une nouvelle déclaration sur ses objectifs à long terme et sa stratégie de politique monétaire, au terme d’un processus de revue qui avait débuté en 20184. Cette nouvelle déclaration officialisait nombre des modifications qui avaient été apportées, de fait, au cadre de politique monétaire des États-Unis pour remédier aux problèmes soulevés par la « nouvelle normalité » (encadré 2.1).

Encadré 2.1. Quelles sont les nouveautés du cadre de politique monétaire des États-Unis ?

Le 27 août, le Comité de politique monétaire de la Réserve fédérale (FOMC, Federal Open Market Committee) des États-Unis a publié une nouvelle déclaration sur ses objectifs à long terme et sa stratégie de politique monétaire, modifiant ainsi dans les faits son cadre de politique monétaire pour la première fois depuis 2012, et ce dans trois dimensions importantes. Premièrement, la Réserve fédérale est passée à une forme flexible de ciblage de l’inflation moyenne et va maintenant « s’efforcer d’obtenir une inflation s’établissant à 2 % en moyenne au fil du temps ». Bien qu’aucune mesure officielle n’ait été mentionnée, la déclaration indique qu’une inflation « modérément supérieure à 2 % pendant un certain temps » sera tolérée après des périodes de faible inflation. Deuxièmement, la déclaration réaffirme l’importance de l’objectif de (plein) emploi qui figure dans son mandat, et indique que la politique monétaire réagira maintenant aux « déficits » d’emploi, et non plus aux « écarts », par rapport à l’objectif de niveau d’emploi maximum. En pratique, cette modification implique qu’une amélioration de la situation du marché du travail, évaluée à partir d’un ensemble d’indicateurs plutôt que d’une estimation du taux de chômage non accélérateur de l’inflation (NAIRU), n’enclencherait un resserrement monétaire que si elle s’accompagne de tensions importantes sur les prix. Troisièmement, la déclaration indique clairement que les considérations de stabilité financière joueront un rôle déterminant dans les décisions de politique monétaire.

À certains égards, ces annonces représentent de légères divergences par rapport au cadre existant. Le mandat général de la Réserve fédérale, qui est déterminé par le Congrès, demeure inchangé et reste axé sur la réalisation des objectifs constitués par un niveau d’emploi maximum, la stabilité des prix et des taux d’intérêt à long terme modérés. Aucune annonce majeure n’a été faite concernant les instruments d’action de la Réserve fédérale, ni ses pratiques de communication. En outre, la déclaration conforte le mode de fonctionnement « flexible » qu’a toujours adopté la Réserve fédérale pour atteindre ses objectifs, puisqu’elle ne précise pas comment sera calculé l’objectif d’inflation moyenne de 2 %.

Ces modifications n’en représentent pas moins un changement significatif quant à la façon dont la Réserve fédérale s’acquitte de sa mission. D’un point de vue institutionnel, la déclaration marque l’achèvement du tout premier examen public du cadre de politique monétaire, et indique de manière générale la volonté des autorités monétaires de rester transparentes et de continuer à rendre des comptes dans l’avenir1. D’un point de vue conceptuel, ces révisions correspondent aussi à une reconnaissance de la « nouvelle normalité » dans le contexte de laquelle la Réserve fédérale inscrit son action, et des contraintes qu’elle exerce sur celle-ci. S’agissant de l’inflation, l’orientation accommodante qui découle implicitement de cette nouvelle déclaration – qui permet maintenant un dépassement temporaire de l’objectif symétrique d’inflation fixé à 2 % sur le long terme – souligne clairement les risques associés à la persistance de faibles niveaux d’inflation réalisée (en particulier un désancrage des anticipations d’inflation), et les limitations imposées par la contrainte de positivité des taux d’intérêt nominaux dans un tel scénario. S’agissant de la sphère réelle de l’économie, la renonciation à l’« action préventive » reflète la difficulté d’estimer le taux de chômage d’équilibre et, de manière plus générale, l’incertitude qui entoure le lien entre le fonctionnement du marché du travail et l’inflation.

1. Au cours de ce processus, qui avait débuté en 2018, ont été pris en compte les retours d’informations obtenus lors des manifestations publiques organisées dans le cadre de l’initiative « La Fed à votre écoute » (Fed Listens), les commentaires des milieux universitaires, et les débats internes du FOMC. D’après la déclaration, ce processus d’examen se déroulera dorénavant tous les cinq ans.

Bien que ces nouvelles mesures signalent toutes une détermination forte des banques centrales à rehausser l’inflation, elles restent généralement éloignées des solutions plus radicales évoquées tant dans les milieux universitaires que parmi les décideurs publics. Ces autres solutions envisageables consistent notamment à relever l’objectif d’inflation et à mettre en œuvre une stratégie de « compensation », telle que cibler un niveau de prix (ou de PIB nominal) explicitement défini, suivant laquelle les écarts antérieurs par rapport à l’objectif doivent être compensés dans l’avenir (Blanchard et al., 2010 ; Bean, 2013 ; Ball, 2014 ; Baker et al., 2017 ; Amano et al., 2020 ; Arias et al., 2020)5^,6. Ainsi, l’« engagement de dépassement de l’objectif d’inflation » annoncé par la Banque du Japon en septembre 2016 peut être considéré comme une forme de stratégie de compensation. De même, l’adoption d’une forme flexible de ciblage de l’inflation moyenne va rapprocher la Réserve fédérale des États-Unis d’un système de ciblage du niveau des prix, puisque son comité de politique monétaire (FOMC, Federal Open Market Committee) va de fait s’employer à compenser les écarts antérieurs entre l’inflation mesurée et l’objectif visé.

Des défis structurels

Les autorités monétaires parviennent effectivement à influencer les marchés financiers, ce qui constitue la première étape du processus de transmission de la politique monétaire à la demande (en particulier à l’investissement) et à l’inflation. Néanmoins, au cours des deux dernières décennies, l’inflation sous‑jacente s’est rarement hissée au-dessus des objectifs (implicites ou explicites) visés dans les économies avancées7. Les nouveaux cadres de politique monétaire fondés sur des stratégies de compensation laissent espérer une résolution du problème posé par la faiblesse de l’inflation. Certains éléments incitent toutefois à la prudence. Leur efficacité dépend de manière cruciale de la compréhension par la population des engagements pris dans le cadre de la politique monétaire et de sa réaction à ces engagements, ainsi que de la vigueur des effets induits sur l'inflation par les déséquilibres entre l'offre et la demande – autrement dit, de la pente de la courbe de Phillips (Hebden et al., 2020). Comme indiqué ci-après, il est difficile en pratique de maîtriser les anticipations d’inflation pour influer sur la demande, et plusieurs facteurs structurels ont probablement réduit la sensibilité de l’inflation aux tensions découlant de la demande.

Persistance d'une faible inflation

Dans le modèle de référence utilisé par les banques centrales, l’inflation est déterminée par les anticipations d’inflation et par la vigueur de la demande au regard des capacités productives (ce que l’on appelle l’écart de production). À supposer que les ménages et les entreprises se comportent de manière rationnelle, une hausse de l’inflation anticipée peut stimuler les dépenses actuelles des ménages en réduisant le niveau perçu des taux d’intérêt réels, et en encourageant les entreprises à augmenter leurs tarifs pour empêcher une baisse des prix relatifs. De même, lorsque la demande excède de manière persistante l’offre de biens et services, les producteurs sont incités à rehausser leurs prix. Néanmoins, lorsque les taux d’intérêt nominaux sont bas et proches de leur valeur plancher de zéro, les possibilités de stimuler la demande en modifiant la courbe des rendements et, partant, l’inflation sont limitées. Dans ce cas, les anticipations d’inflation deviennent le principal canal disponible pour renforcer l'inflation, ce qui constitue l’hypothèse sur laquelle reposent les nombreuses stratégies de compensation évoquées précédemment (Svensson, 2003 ; Yellen, 2016 ; Bernanke, 2020).

Anticipations d’inflation

Des anticipations d’inflation bien ancrées sont considérées comme le principal déterminant de l’inflation faible et stable observée depuis trente ans (Yellen, 2016 ; Williams, 2020). En ancrant les anticipations d’inflation aux alentours de l’objectif, les banques centrales empêchent les chocs temporaires subis par l’inflation de se répercuter sur les processus de formation des salaires et des prix. Certains éléments laissent à penser qu’une hausse des anticipations d’inflation peut stimuler la consommation et l'investissement8. Néanmoins, trois problèmes peuvent réduire concrètement l’efficacité des anticipations d’inflation au regard de la façon dont les banques centrales veulent les utiliser comme canal de transmission (Mavroeidis et al., 2014 ; Bachmann et al., 2015 ; Coibion et al., 2020b).

Premièrement, bien que les entreprises fixent les prix de la plupart des biens et services, on dispose de peu d’informations sur leurs anticipations d’inflation. Les enquêtes portant sur les anticipations globales d’inflation des entreprises sont rares et d’une qualité limitée, contrairement aux enquêtes relatives aux anticipations des ménages (Coibion et al., 2020a). Selon des prédictions théoriques, les anticipations d’inflation des entreprises et des ménages jouent un rôle essentiel dans les décisions de consommation, d’investissement et de déterminations des salaires et des prix, par opposition aux anticipations d'inflation des acteurs des marchés financiers et des prévisionnistes professionnels9.

Deuxièmement, tant les ménages que les entreprises sont généralement mal informés sur l’inflation réalisée et anticipée, ou sur les objectifs d’inflation, et leurs anticipations sont constamment supérieures aux objectifs. Par ailleurs, ils ne prêtent guère attention à l’évolution de la politique monétaire. Ce manque général de connaissances sur l'inflation n’est pas surprenant dans un environnement de faible inflation, où il peut s’avérer que le processus (coûteux) de collecte d’informations sur les prix n’en vaut pas la peine. Il est par ailleurs complexe de faire des déductions concernant l’inflation à partir de son expérience personnelle. En conséquence, les ménages tendent à se forger un avis sur l’inflation globale à partir de quelques articles achetés fréquemment, comme l’essence, l’électricité et les produits alimentaires transformés (Shioji, 2015 ; Cœuré, 2019 ; Coibion et al., 2020a), ce qui se traduit par une inflation « perçue » nettement supérieure à l’inflation effective (graphique 2.12), et des avis qui varient considérablement suivant les individus10. Des données récentes montrent également que les ménages ont une compréhension assez limitée des annonces de politique monétaire, et que ni les anticipations des ménages ni celles des entreprises ne semblent réagir beaucoup à ces communications (Coibion et al., 2020a ; Coibion et al., 2020b).

Graphique 2.12. Les anticipations d’inflation des ménages tendent à être supérieures à l’inflation réalisée et aux objectifs visés

1. Inflation mesurée avec l’indice PCE (Personal Consumption Expenditures), c’est-à-dire le déflateur de la consommation des ménages, à l'inclusion des prix des produits alimentaires et de l’énergie.

2. Inflation mesurée avec l’indice des prix à la consommation harmonisé (IPCH), à l'inclusion des prix des produits alimentaires et de l’énergie.

Source : Bureau d’analyse économique (BEA, Bureau of Economic Analysis) des États-Unis ; Eurostat ; Commission européenne ; Refinitiv ; et calculs de l’OCDE.

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Troisièmement, les résultats des travaux relatifs à l’impact des anticipations d’inflation sur la consommation des ménages ne sont pas concluants (Bachmann et al., 2015). Dans certaines circonstances, les anticipations des ménages concernant les futures évolutions des prix peuvent avoir un effet considérable sur leurs décisions de consommation. C’est par exemple le cas avec les hausses de taxe sur la valeur ajoutée (TVA), dont l’annonce tend à stimuler les achats des consommateurs avant qu’elles n’interviennent (Kueng, 2014 ; D’Acunto et al., 2016)11. Néanmoins, un renforcement durable de la consommation des ménages résultant du guidage prospectif, même lorsqu’il est bien compris par les consommateurs, peut être moins marqué. Une hausse de l’inflation anticipée peut ne pas stimuler durablement la consommation globale si les agents économiques s’attendent à ce que leurs revenus réels diminuent ou stagnent. À revenu nominal constant, une inflation plus forte pourrait simplement entraîner un report de la demande des biens et services non essentiels vers les produits de première nécessité. Une inflation plus forte peut aussi accentuer l’incertitude perçue et se traduire par un accroissement de l’épargne des ménages. De fait, selon des études psychologiques, l’inflation est une source de mécontentement pour la plupart des individus, qui l’associent à des périodes à la baisse s pour acheter et à des effets négatifs sur leurs finances (Katona, 1974 ; Ranyard et al., 2008). En outre, les effets de la politique monétaire sont incertains et renvoient à un avenir lointain, dont les ménages et les entreprises peuvent faire abstraction dans leurs décisions de consommation et d’investissement.

Évolutions structurelles de l’offre et de la demande

Au cours des trois dernières décennies, la conjonction de changements structurels dans les économies avancées, liés à la production et à la distribution de biens et de services, aux modèles économiques des entreprises et à la structure de la demande, ont limité les tensions exercées sur l’inflation agrégée et entraîné des changements de prix relatifs persistants et importants pour certaines catégories de biens et de services (graphique 2.13). La persistance de ces phénomènes, qui sortent largement du périmètre des décisions et des communications relatives à la politique monétaire, a compliqué la tâche des banques centrales en termes de réalisation de leurs objectifs d’inflation.

• Mondialisation, progrès technologiques et concentration des marchés : L’intégration des économies de marché émergentes à bas salaires, en particulier de la Chine, dans les chaînes de valeur mondiales (CVM), conjuguée à la libéralisation des échanges ayant eu lieu au cours des trente dernières années, a débouché sur une baisse sensible des coûts de production, une augmentation massive de l’offre et un renforcement de la concurrence des importations, ce qui a exercé des pressions à la baisse sur les prix des biens produits localement (Autor et al., 2013 ; Andrews et al., 2018). La mondialisation a aussi coïncidé avec des progrès technologiques rapides concernant la production de nombreux biens ou de leurs composants, notamment dans le domaine de l’électronique, ce qui a encore accentué les pressions à la baisse. Ces deux profonds changements structurels ont été associés à une augmentation de la concentration des marchés dans le secteur manufacturier (Autor et al., 2020). Or, l’accentuation de la concurrence des importations et le renforcement de la concentration des marchés peuvent réduire la répercussion des variations des salaires sur les prix dans les secteurs de production de biens, ce qui explique en partie le caractère relativement modéré de la hausse des prix des biens et, partant, de l’inflation agrégée, au cours des récentes phases d’expansion aux États-Unis (Heise et al., 2020).

Graphique 2.13. Certaines catégories de biens et de services ont connu une déflation persistante

Variation annuelle moyenne en pourcentage entre les huit premiers mois de 2000 et la même période de 2020

Note : Les catégories sélectionnées ne sont pas exactement identiques pour les trois économies comparées.

1. Dans le cas de la zone euro, l’inflation mesurée pour les biens et services inclut les prix des produits alimentaires et de l’énergie.

Source : Eurostat ; ministère des Affaires intérieures et des Communications du Japon ; Bureau d’analyse économique (BEA, Bureau of Economic Analysis) des États-Unis ; et calculs de l'OCDE.

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• Commerce de détail et industries de réseau : Le rôle joué par les changements structurels progressifs qu’a connus le secteur du commerce de détail dans la détermination de l’évolution des prix des biens a suscité un intérêt grandissant. Aux États-Unis, au cours des trois dernières décennies, le commerce de détail, qui se caractérisait à l’origine par une multitude de petites entreprises, est devenu un secteur dominé par de grandes sociétés, où la grande distribution s’approvisionne de plus en plus en Chine (Smith, 2019). L’approvisionnement direct dans des pays à bas coûts de production a contribué à éliminer les marges considérables des intermédiaires (Ganapati, 2018) et, partant, à la fermeture de petits commerces (Smith, 2019). L’essor des distributeurs généralistes qui vendent des biens de différents secteurs pourrait avoir entraîné une réduction des marges sur certains produits destinée à attirer les clients, étant donné que les bénéfices sont maximisés au niveau de la chaîne et non par produit12. La faiblesse des marges du commerce de détail a également été rendue possible par la croissance modeste des salaires dans ce secteur13. Les dernières décennies ont aussi été marquées par une montée en puissance du commerce électronique, qui a peut-être pesé sur les prix en renforçant leur transparence et en érodant les marges bénéficiaires, notamment dans certains domaines où les transactions se faisaient traditionnellement en face-à-face. De fait, pour certaines catégories de biens et services, il s’avère que l’inflation en ligne est plus faible que celle mesurée à l’aide de l’indice officiel des prix à la consommation (Goolsbee et Klenow, 2018), mais on estime que le commerce électronique n’explique qu’une petite partie de la faiblesse récente de l’inflation (Ciccarelli et Osbat, 2017). L’importance grandissante que revêtent les industries de réseau dans les services – comme les télécommunications, les services de diffusion en flux (streaming) de vidéo et de musique, ou les transports aériens – a sans doute également contribué à atténuer l’inflation. Ces secteurs se caractérisent en effet par des coûts fixes élevés, de faibles coûts marginaux d’accroissement de l’offre (grâce aux progrès technologiques) et une vive concurrence. La maximisation des bénéfices des entreprises y dépend de leurs parts de marché, ce qui limite leurs possibilités d’augmenter durablement leurs prix.

• Affaiblissement de la demande et ampleur de l’offre : La faiblesse des tensions sur les prix résultant de la mondialisation et des progrès technologiques a peut-être été accentuée par une relative saturation de la demande de nombreux biens durables au regard de l’ampleur des capacités de production. Ce mécanisme repose sur l’hypothèse que lorsqu’un nouveau produit est élaboré, la demande qu’il suscite augmente très rapidement et l’élasticité de cette demande par rapport au revenu est élevée. Cela exerce un effet stimulant sur les capacités de production et les progrès technologiques, ce qui se traduit au fil du temps par une baisse des prix. Parallèlement, l’élasticité de la demande par rapport au revenu diminue à mesure que la proportion de ménages détenant le produit considéré s’accroît et que les revenus de la population augmentent (Matsuyama, 2002 ; Yoshikawa, 2003 ; Bessen, 2018). In fine, lorsque le niveau souhaité de détention du produit a été atteint, la « nouvelle demande » correspondant à son acquisition pour la première fois disparaît, et les achats de remplacement ou de renouvellement deviennent les seuls moteurs de la demande (Komiyama, 2014). Étant donné que ce phénomène peut concerner de nombreux biens de consommation durables acquis par les ménages dans les économies avancées (automobiles, électroménager, etc.), les possibilités d’augmenter les prix de ces biens, qui représentent encore une part considérable du panier de consommation, peuvent être limitées par la crainte d’un recul de la demande. La saturation de la demande pourrait être accélérée par la diminution des prix (Bessen, 2018) et le vieillissement démographique, qui tendent à freiner la croissance de la consommation par habitant (Fujita et Fujiwara, 2016) – deux phénomènes observés dans de nombreuses économies avancées au cours des dernières décennies.

Si les évolutions structurelles mentionnées précédemment perdurent dans les économies avancées, les banques centrales pourraient continuer d’éprouver des difficultés à porter l’inflation à un niveau durablement plus élevé dans l’avenir. Une forte incertitude entoure cependant les évolutions structurelles futures, en partie du fait des conséquences incertaines à long terme de la crise liée au COVID-19. En l’absence de mesures protectionnistes ou d’un vaste mouvement de relocalisation de la production manufacturière motivé par des considérations stratégiques, les forces de la mondialisation continueront probablement à limiter les tensions sur les prix dans les économies avancées. L’expérience du COVID-19 pourrait cependant favoriser les relocalisations. Il est peu probable que des changements plus susceptibles d’être impulsés par les pouvoirs publics – tels qu’un rattrapage rapide des salaires dans les pays à bas coûts de production ou une réglementation des marchés – se matérialisent à moyen terme. Par ailleurs, des dynamiques plus profondes – telles que le progrès technologique et le vieillissement démographique – n’atténueront sans doute pas le problème de « saturation » de la demande à un horizon de court à moyen terme. À la différence de ce que l’on a pu observer au cours des dernières décennies, les tensions inflationnistes et la volatilité de l’inflation pourraient résulter de changements climatiques aux effets déstabilisants. Des perturbations des modes de production, des activités d’expédition et des flux migratoires provoqués par des phénomènes climatiques exogènes, par exemple, sont autant de facteurs qui pourraient alourdir les coût de production et de distribution dans le monde entier, en particulier s’agissant des produits alimentaires. Des mesures liées aux changements climatiques, telles que l’application d’une taxe carbone ou la suspension des subventions aux combustibles fossiles, pourraient aussi tirer les prix vers le haut.

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