Les temps changent. Les effets conjugués de différentes mégatendances exercent des pressions sur les marchés du travail. Si les progrès technologiques et l’intégration plus poussée de nos économies dans les chaînes de valeur mondiales profitent à de nombreux travailleurs dotés des compétences requises et exerçant des professions en plein essor, ils font du tort aux travailleurs peu qualifiés ou dont les compétences sont obsolètes, dans des domaines d’emploi en déclin. Les modèles économiques fondés sur le numérique ont souvent recours à des travailleurs indépendants plutôt qu’à des salariés traditionnels. Les individus vivent et travaillent plus longtemps mais ils sont aussi appelés à changer plus fréquemment d’emploi et confrontés au risque d’obsolescence de leurs compétences. Dans de nombreux pays, les inégalités se creusent en matière de revenus d’activité et de qualité des emplois. La crise financière mondiale de 2008-09 a détruit de nombreux emplois et laissé de graves séquelles qui ne se sont pas encore totalement estompées dix ans après. Si l’on se tourne vers l’avenir, le ralentissement attendu de l’économie mondiale au cours des deux prochaines années assombrit les perspectives d’emploi à court terme. En outre, des mutations structurelles rapides et profondes se profilent à l’horizon, qui seront synonymes de nouvelles opportunités mais aussi d’incertitudes accrues pour ceux qui n’auront pas les moyens de les saisir. Le rythme et l’ampleur de la transformation numérique seront probablement sans précédents. Les commandes de robots industriels ont été multipliées par trois en un peu plus de dix ans, et devraient encore doubler d’ici à 2020, tandis que le montant du capital-investissement dans l’intelligence artificielle a doublé en un an. Offrir à ceux qui risquent d'être laissés de côté de meilleures perspectives d’emploi doit être l’objectif premier des actions menées par les pouvoirs publics pour bâtir une économie et une société plus inclusives, plus justes et plus durables.
Il y a aujourd’hui plus de personnes d’âge actif qui travaillent qu’il n’y en a eu ces dernières décennies. Si l’on regarde le bon côté des choses, les mégatendances n’ont pas entraîné de chômage structurel jusqu’à présent, bien au contraire. Le taux d’emploi global est orienté à la hausse dans la plupart des pays de l'OCDE, tiré par une augmentation sensible de la proportion de femmes occupant un emploi. Le taux d’emploi des hommes et des femmes plus âgés est aussi en hausse, ce qui tient en partie au relèvement de l’âge effectif de la retraite. La qualité des emplois s’est aussi améliorée, à certains égards. La part des emplois hautement qualifiés a progressé de 25 % dans les pays de l'OCDE ces vingt dernières années. Et plusieurs économies émergentes ont accompli des avancées dans la réduction de l’emploi informel.
Les nouvelles technologies et la mondialisation sont porteuses d’immenses espoirs d’amélioration du fonctionnement du marché du travail. À terme, les nouvelles technologies offriront à tous une plus grande liberté pour décider où, quand et comment travailler, ce qui peut contribuer à améliorer l’équilibre vie professionnelle-vie privée et à ouvrir de nouveaux débouchés professionnels à des groupes auparavant sous-représentés sur le marché du travail. Les tâches fastidieuses et dangereuses peuvent être automatisées, l’hygiène et la sécurité renforcées, et la productivité améliorée. La poursuite de la mondialisation peut aussi avoir des avantages : elle a en effet encouragé l’adoption des nouvelles technologies, stimulé l’innovation, et favorisé les gains de productivité. Une intégration plus poussée dans les chaînes de valeur mondiales peut avoir un effet dopant sur l’emploi en faisant augmenter la demande des consommateurs. En somme, ces mégatendances pourraient déboucher sur des emplois plus nombreux et de meilleure qualité à l’avenir.
Mais il faut se préparer au changement. Un processus de destruction créatrice est à l’œuvre : certaines tâches sont soit automatisées soit délocalisées tandis que d’autres, nouvelles, sont créées. Dans le secteur manufacturier, l’emploi a reculé de 20 % ces vingt dernières années, alors qu’il a augmenté de 27 % dans le secteur tertiaire. Ce phénomène a entraîné une polarisation du marché du travail : la part des emplois peu qualifiés et, surtout, des emplois hautement qualifiés a augmenté, tandis que celle des emplois moyennement qualifiés a accusé un net recul. Cette polarisation du marché du travail tient aussi au fait que les progrès technologiques favorisent la main-d'œuvre qualifiée, c’est-à-dire qu’ils profitent principalement aux travailleurs ayant un niveau de compétence élevé. Parallèlement, le fossé se creuse entre les « entreprises superstars » qui innovent et adoptent les technologies numériques et celles, plus nombreuses, qui peinent à suivre le rythme de la transformation numérique. Cela se traduit par une véritable fracture, en termes de qualité des emplois et de rémunération, entre ceux qui travaillent pour les entreprises superstars et les autres. Tous ces éléments ont contribué à accroître les inégalités de revenu et ont alimenté les pressions qui s’exercent sur la classe moyenne. Au cours des 15 à 20 prochaines années, 14 % des emplois actuels pourraient disparaître sous l'effet de l'automatisation, et 32 % supplémentaires pourraient être profondément transformés du fait de l'automatisation des tâches. Au-delà de l’évolution des préférences, des modèles économiques et des types de contrats, cela signifie que les individus vont devoir affronter des changements rapides et radicaux : nombre d’entre eux devront changer non seulement d’emploi mais aussi peut-être de métier, et la plupart devront moderniser leurs compétences et leurs pratiques de travail. Pour certains travailleurs, la transition vers de nouveaux emplois et de nouvelles professions pourrait se révéler difficile et coûteuse. Pour autant, la participation à la formation des adultes peu qualifiés – ceux qui sont le plus susceptibles d’être touchés par les changements qui se profilent – est inférieure de 40 points de pourcentage à celle des adultes hautement qualifiés en moyenne dans les pays de l’OCDE. Et même pour ceux qui ont accès à la formation, les programmes proposés sont souvent étroitement liés à leur emploi actuel et ne sont donc pas nécessairement à même de les accompagner dans le passage à un nouvel emploi, encore moins à une nouvelle profession.
Un monde du travail meilleur n’est pas garanti – cela dépendra, dans une large mesure, de la mise en œuvre des politiques et des institutions adaptées. Certaines populations sont déjà à la traîne et les disparités s’accentuent sur les marchés du travail d’un grand nombre de pays. De nombreux jeunes en font notamment les frais, et plus particulièrement les jeunes peu qualifiés. Ils font face à un risque accru d’exercer un emploi faiblement rémunéré lorsqu’ils travaillent, et sont touchés par une hausse du sous-emploi. Le risque qu’ils soient sans emploi et sortis du système éducatif a également augmenté, ou reste élevé. Une grande partie de ces changements semblent d’ordre structurel et ne sont donc pas les simples effets passagers de la crise récente. Ils pourraient en outre aggraver les inégalités déjà marquées sur le marché du travail, avec à la clé une intensification des tensions sociales et économiques. Ils sont aussi le signe que les politiques et institutions existantes ne sont pas adaptées et doivent être remaniées.
Une chose est claire : il ne suffira pas d’agir à la marge. Il est impératif de changer les comportements bien ancrés des travailleurs, des entreprises, des partenaires sociaux et, surtout, des responsables de l’action publique. Conformément aux recommandations de la nouvelle Stratégie de l'OCDE pour l’emploi et de la Stratégie sur les compétences, il faut abandonner le modèle du système éducatif concentré sur la première partie de la vie – selon lequel les compétences reconnues sont principalement acquises dans l’enseignement primaire, secondaire et supérieur puis utilisées dans le cadre professionnel – au profit d’un système dans lequel les compétences sont mises à jour en permanence au cours de la vie active pour suivre l’évolution des besoins. Il faut revoir les institutions du marché du travail et les systèmes de protection sociale afin qu’ils accordent autant d’importance à la prévention des risques qu’à l’aide apportée aux individus en difficulté. Et il faut anticiper les changements et adapter les politiques publiques en conséquence, de manière à mieux cibler les groupes défavorisés.
Les pays doivent évaluer dans quelle mesure les politiques en place correspondent aux priorités d’action et empêchent que les travailleurs les plus vulnérables soient laissés pour compte. Les risques auxquels sont confrontés les différents groupes sur le marché du travail (perte d’emploi, accident du travail, obsolescence des compétences, etc.) évoluent et c’est ce que doivent faire aussi les politiques publiques pour être en mesure de les prévenir et d’y faire face. Les risques qui pèsent sur certains travailleurs et le manque de soutien dont ils pâtissent sont, du moins en partie, liés à la qualification erronée de certaines relations d’emploi. Ainsi, des travailleurs qui pourraient prétendre aux droits et aux protections dont bénéficient les salariés sont assimilés à tort à des travailleurs indépendants, pour essayer d'échapper aux obligations fiscales et réglementaires. Mais des mesures urgentes s’imposent pour résorber les écarts considérables constatés sur le plan de la protection sociale et du droit du travail d’une manière plus générale, ainsi qu’au regard de l’accès aux services de l’emploi. Par exemple, du fait d’obstacles légaux et pratiques limitant l’accès à la protection sociale, les travailleurs atypiques ont, dans certains pays, 40 à 50 % de chances en moins que les salariés traditionnels de bénéficier d’une forme de garantie de revenu lorsqu’ils sont sans emploi. L’accès à la négociation collective et la protection assurée par le droit du travail sont souvent limités aux seuls salariés, si bien qu’en sont exclus les travailleurs indépendants et ceux qui se situent dans la « zone grise » entre travail indépendant et salariat, dont le pouvoir dans le cadre de la relation d’emploi qui les lie à leur employeur est beaucoup plus limité. Dans le même ordre d’idées, les droits à la formation ne bénéficient souvent qu’aux salariés et dépendent de l’ancienneté, ce qui exclut de fait de nombreux travailleurs atypiques.
Pour bâtir un monde du travail plus productif et plus inclusif, il faut un programme de transition vers un monde du travail qui profite à tous, fondé sur une approche pangouvernementale qui cible les interventions sur les populations qui en ont le plus besoin. Pour mettre au point un programme comme celui-ci, il faudrait adopter une approche embrassant l’ensemble du cycle de vie et abordant l’éducation et les compétences, les services publics de l’emploi et la protection sociale, mais aussi la réglementation du marché du travail, la fiscalité et même le logement, les transports, le droit de la concurrence et la politique industrielle. Cette approche devrait conjuguer des mécanismes d’adaptation d’une part, et des mesures préventives d’autre part. C’est sur cette approche globale que repose le projet de l'OCDE « Vers le numérique ».
Des financements adéquats s’imposent afin de définir un programme de transition vers un monde du travail qui profite à tous. Le développement de l’offre de formation des adultes et l’extension et l’optimisation de la protection sociale peuvent être des mesures coûteuses, à l’heure où les budgets publics sont déjà tendus dans de nombreux pays. Il faut commencer par déterminer dans quelle mesure les politiques en place servent les priorités d’action, et évaluer si les populations les plus vulnérables sont en passe d’être distancées. Il est possible d'améliorer grandement l'efficacité et la précision des politiques publiques clés – dans l’éducation, la formation des adultes et la protection sociale par exemple – en procédant à un examen minutieux des dépenses et en associant encore davantage l’ensemble du gouvernement à la définition des objectifs et des moyens d'action. Mais il pourrait aussi être nécessaire d'optimiser les sources de recettes. Dans le domaine de la fiscalité, différentes initiatives ont vu le jour dernièrement, comme l'échange automatique de renseignements relatifs aux comptes financiers en vue de lutter contre la fraude fiscale, et le projet OCDE/G20 sur l'érosion de la base d'imposition et le transfert de bénéfices (BEPS), qui vise à lutter contre l’évasion fiscale des multinationales. Ces deux initiatives offrent aux pouvoirs publics les outils nécessaires pour élargir les bases d'imposition et renforcer leurs régimes fiscaux contre les abus. Outre les recettes fiscales, la délivrance de permis ou de certificats pour l’automatisation de la production ou d’activités, comme les camions sans conducteur, pourrait permettre de créer de nouvelles sources de recette publiques. Grâce aux recettes supplémentaires collectées ainsi, les pays seraient mieux à même de soutenir le programme de transition vers un monde du travail qui profite à tous et d’accompagner les nombreuses personnes qui se sentent mises à l’écart par la transformation numérique et la mondialisation. Néanmoins, même si elles sont essentielles, les interventions publiques ne suffiront probablement pas à elles seules. Il faut mobiliser l’ensemble des parties prenantes, y compris les entreprises qui ont tant besoin de travailleurs dotés des compétences requises et d’un environnement social et économique porteur, afin de favoriser la mise en place de nouveaux partenariats public-privé au service de cet objectif.
Stefano Scarpetta Directeur de la Direction de l'emploi, du travail et des affaires sociales, OCDE