Les questions abordées dans cette note sont développées de façon plus approfondie dans Turner et al. (2019), à la lumière de l’analyse empirique de courbes de Phillips estimées pour l’ensemble des pays de l’OCDE.
Perspectives économiques de l'OCDE, Volume 2019 Numéro 2
Note thématique n° 2 : Échapper au piège de l’inflation basse
L’inflation reste faible dans de nombreux pays de l’OCDE, en particulier dans les pays de la zone euro et au Japon, en dépit de la période de reprise prolongée et en contradiction avec un large éventail d’indicateurs, à commencer par les écarts de chômage calculés par l’OCDE, qui dénotent un faible niveau de sous-emploi (graphique 2.3). Ces résultats font mentir la courbe de Phillips standard, un outil utilisé de longue date pour l’analyse macroéconomique qui prédit qu’à mesure que le sous-emploi se résorbe, le taux d’inflation s’approche de l’inflation « attendue », généralement considérée par hypothèse comme étant ancrée sur l’objectif d’inflation de la banque centrale ou proche de cet objectif1. Bien que ce paradoxe ait plusieurs explications possibles, l’une étant que le niveau de sous-emploi est mal mesuré, cette note se concentre sur les deux possibilités suivantes : premièrement, que suite à la longue période d’inflation basse, les anticipations d’inflation aient dérapé pour s’établir à des niveaux nettement inférieurs aux objectifs d’inflation des banques centrales ; et deuxièmement, que la réponse de l’inflation au sous-emploi soit non linéaire. Ces deux possibilités prises ensemble laissent penser que certains pays, plus particulièrement le Japon et les pays de la zone euro, devront adopter de nouvelles stratégies pour échapper au piège de l’inflation basse.
Le dérapage des anticipations d’inflation
Le Japon offre un exemple salutaire du danger qu’il y a à laisser les anticipations d’inflation s’enfoncer durablement à des niveaux très bas. Selon une étude sectorielle récente, le Japon se démarque des autres pays en anticipant par défaut que les prix vont rester inchangés, ce qui se traduit par une inflation attendue pratiquement nulle (Watanabe et Watanabe, 2018). Cette observation est confirmée par les courbes de Phillips estimées pour le Japon, et s’il apparaît que l’objectif d’inflation de 2 % fixé en 2013 a bien eu un impact sur l’inflation, cet effet a semble-t-il été temporaire et n’est guère plus perceptible après 2015.
Des travaux empiriques indiquent que l’utilisation d’une variable de « dérapage » rendant compte des déviations persistantes, par excès ou par défaut, de l’inflation passée par rapport aux objectifs permet d’expliquer en partie l’évolution récente de l’inflation dans la plupart des pays de l’OCDE. Cette variable de dérapage donne de meilleurs résultats, sur le plan empirique, que les mesures tirées d’enquêtes auprès des prévisionnistes professionnels, qui sont plus fréquemment utilisées dans les travaux empiriques comme variables indicatrices des anticipations d’inflation. Par ailleurs, le fait d’ajouter un effet de dérapage aux autres déterminants potentiels de l’inflation a une implication claire pour les politiques, en permettant de tester directement « le risque qu’une trop longue période d’inflation basse ne finisse par s’ancrer dans les anticipations d’inflation » (Draghi, 2014). Au vu de l’ampleur de l’effet de dérapage, on peut conclure que dans la plupart des pays de la zone euro, les anticipations d’inflation ont bel et bien dérapé en-deçà de l’objectif.
Pour démontrer le rôle de la variable de dérapage, nous nous proposons de simuler la réponse de l’inflation dans la zone euro au choc de chômage survenu après la « grande récession », avec et sans effet de dérapage (graphique 2.4). Dans une première simulation, les anticipations sont ancrées sur l’objectif d’inflation, fixé à 2 % par an, tandis que dans une seconde simulation, les anticipations subissent également l’influence des déviations persistantes de l’inflation par rapport à l’objectif, cet effet de dérapage étant déterminé par estimation. Tandis que, dans les premiers temps, le déclin de l’inflation est à peu près identique dans les deux scénarios, les effets à long terme sont sensiblement différents. Dans la première simulation, l’inflation reconverge assez rapidement vers le taux cible une fois que le taux de chômage a renoué avec son niveau d’avant-crise. Mais dans la seconde simulation, qui reproduit plus fidèlement ce qui est réellement arrivé, la non-réalisation persistante de l’objectif d'inflation entraîne un dérapage des anticipations et l’inflation demeure inférieure à son taux cible, même lorsque le chômage retrouve son niveau initial.
Non-linéarité des effets : ce que disent les données
En règle générale, la courbe de Phillips est modélisée sous la forme d’une relation linéaire entre un indicateur de sous-emploi des ressources économiques et l’inflation. Or, certaines recherches ont examiné la possibilité que la courbe de Phillips soit non linéaire – hypothèse qui, si elle était vérifiée, permettrait d’expliquer en partie pourquoi l’inflation est restée faible. La non-linéarité pourrait être une fonction de l’inflation elle-même, ou une fonction du sous-emploi des ressources économiques.
Non-linéarité liée à l’inflation
La faible sensibilité de l’inflation au chômage, à des taux d’inflation bas, pourrait s’expliquer par la rigidité des salaires nominaux à la baisse. Si les travailleurs résistent à des réductions des salaires nominaux, les capacités excédentaires auront alors un effet plus modéré sur les prix si l’inflation est déjà basse. Il est difficile de vérifier cette forme de non-linéarité de façon convaincante dans la mesure où la plupart des pays de l’OCDE n’ont connu que relativement peu d’années d’inflation très faible. Le Japon constitue néanmoins une exception importante à cet égard, étant donné que ses antécédents d’inflation faible sont beaucoup plus anciens, et les tests confirment résolument la présence de rigidités à la baisse quand l’inflation sous-jacente est inférieure à 1 % par an. S’il s’avérait que cette forme de rigidité nominale à la baisse est généralisée dans les autres pays, cela contribuerait à expliquer pourquoi l’inflation n’a pas baissé davantage après la « grande récession » et aussi, le cas échéant, pourquoi elle tarde à repartir depuis. La remontée poussive de l’inflation pourrait s’expliquer par le fait qu’après s’être abstenues de réduire les salaires réels juste après la « grande récession », les entreprises ont rechigné à augmenter les salaires durant la phase de reprise.
Non-linéarité liée au degré de sous-emploi des ressources économiques
Une autre forme potentielle de non-linéarité de la courbe de Phillips pourrait résulter du fait que les capacités excédentaires introduisent une convexité dans l’effet du sous-emploi et réduisent la sensibilité de l’inflation aux écarts négatifs de production ou de chômage (Clark et Laxton, 1995 ; Macklem, 1997). Dans les situations dégradées, la présence de capacités excédentaires permet aux entreprises de satisfaire une demande accrue sans avoir à relever leurs prix de façon abrupte ; dans les phases de forte expansion, en revanche, les entreprises seront plus enclines à ajuster leurs prix à la hausse sous la pression des contraintes de capacités et de l’augmentation des coûts marginaux. Ainsi, à mesure que la situation économique s’affermit, l’inflation est susceptible de devenir plus sensible au sous-emploi des ressources économiques, conférant une forme convexe à la courbe de Phillips. Il ressort d’un tour d’horizon de plusieurs dizaines d’études publiées au cours des deux dernières décennies que la pente de la courbe de Phillips est deux à trois fois plus accentuée en période d’activité économique élevée qu’en période d’activité économique faible (St‑Cyr, 2018). Si l’on adapte la spécification de base d’une courbe de Phillips pour y intégrer un effet non linéaire dû à l’écart de chômage, on observe, dans les plus grandes économies de l’OCDE, une non-linéarité de la courbe de Phillips de même forme et de même ampleur.
Les courbes de Phillips linéaires étant associées à de très faibles effets de l’écart de chômage, l’observation selon laquelle ces effets sont deux à trois fois plus importants lors des phases d’expansion n’est pas nécessairement alarmante pour l’action publique. Cette conclusion est corroborée par une étude d’un tout autre type conduite par Babb et Detmeister (2017) : à partir de données recueillies à l’échelon des zones urbaines, les deux auteurs obtiennent des statistiques convaincantes tendant à montrer l’existence d’une courbe de Phillips non linéaire aux États-Unis, mais constatent par ailleurs que les implications pour l’inflation ne sont que « légèrement différentes de celles générées par la version linéaire pour les deux ou trois prochaines années ».
Résumé et conséquences possibles pour l’action publique
La persistance d’un taux d’inflation faible, en particulier dans le contexte d’un chômage désormais proche de son niveau d’avant-crise, fait craindre que cette période prolongée d’inflation basse ne soit maintenant ancrée dans les anticipations d’inflation, notamment dans les pays de la zone euro et au Japon. Dans des modèles tenant compte de la possibilité que la non-réalisation persistante de l’objectif d’inflation ne fasse baisser les anticipations d’inflation, ces anticipations ressortent à des niveaux plus proches de 1 % que de 2 % dans de nombreux pays de la zone euro. La zone euro est particulièrement vulnérable à ces risques car les engagements en matière d’inflation s’appliquent à une région entière et non pas à des pays individuels. Compte tenu de l’absence d’intégration étroite des marchés de produits et, tout particulièrement, des marchés du travail dans la zone euro, la persistance de taux d’inflation nationaux faibles est plus susceptible de se répercuter sur les anticipations d’inflation nationales que ce ne serait le cas si les pays avaient un objectif national d’inflation explicite. Ce dérapage des anticipations d’inflation est préoccupant. Les taux d’intérêt nominaux étant tombés à des niveaux proches de leurs limites inférieures effectives, la faiblesse persistante de l’inflation maintient les taux d’intérêt réels à des niveaux plus élevés que ceux auxquels ils devraient être, ce qui pourrait expliquer l’atonie de la reprise dans certains pays. En outre, dans l’éventualité d’un autre choc négatif important sur la demande, les possibilités de réduire encore les taux d’intérêt nominaux par des mesures monétaires conventionnelles seraient extrêmement limitées.
Une courbe de Phillips linéaire intégrant un mécanisme en vertu duquel la non-réalisation persistante de l’objectif d’inflation entraîne un dérapage des anticipations d’inflation, si elle était prise à la lettre, aurait pour implication surprenante qu’un « grand boom économique », aux effets symétriques de ceux de la « grande récession », sera nécessaire pour ré-ancrer les anticipations d’inflation dans un horizon à moyen terme. Néanmoins, les non-linéarités avérées de la courbe de Phillips, qui font que l’effet inflationniste des écarts positifs est plus important que le faible effet désinflationniste des écarts négatifs, laissent penser qu’une période de surchauffe plus modeste pourrait être requise, comme l’illustre la simulation d’une courbe de Phillips intégrant ces non-linéarités pour la zone euro (graphique 2.5). Le Japon se trouve dans une situation similaire mais plus extrême : les anticipations d’inflation y sont plus ancrées et encore plus éloignées de l’objectif officiel, de sorte que ce pays aura sans doute besoin d’une période de surchauffe plus longue pour activer les anticipations d’inflation et que les autorités devront communiquer clairement leur attachement durable à l’objectif d’inflation, comme elles le font actuellement.
Références
Babb, N. et A. Detmeister (2017), « Nonlinearities in the Phillips Curve for the United States: Evidence Using Metropolitan Data », Finance and Economics Discussion Series, n° 2017-070, Board of Governors of the Federal Reserve, Washington, D.C.
Bobeica, E. et A. Sokol (2019), « Les facteurs de l’inflation sous-jacente dans l’économie de la zone euro : une perspective basée sur la courbe de Phillips », Bulletin économique, n° 4/2109, Banque centrale européenne.
Clark, P. et D. Laxton (1995), « Capacity Constraints, Inflation and the Transmission Mechanism: Forward-Looking Versus Myopic Policy Rules », IMF Working Papers, n° WP/95/75.
Draghi, M. (2014), « La politique monétaire dans la zone euro », Discours d’ouverture de M. Mario Draghi, président de la Banque centrale européenne, au Congrès bancaire européen, Francfort-sur-le-Main, le 21 novembre 2014.
Macklem, T. (1997), « Contraintes de capacité, ajustement des prix et politique monétaire », Revue de la Banque du Canada, vol. 1997 (Printemps), pp. 39-56.
St-Cyr, R. (2018), « Non-linéarité de la courbe de Phillips : un survol de la littérature », Banque du Canada, Note analytique du personnel, n° 2018-3.
Turner, D. et al. (2019), « Insights from OECD Phillips Curve Equations on Recent Inflation Outcomes », Documents de travail du Département des Affaires économiques de l'OCDE, Éditions OCDE, Paris.
Watanabe, K. et T. Watanabe (2018), « Why has Japan Failed to Escape from Deflation », Asian Economic Policy Review, vol. 13, pp. 23-41.