Jessica Espey
Guillaume Lafortune
Guido Schmidt-Traub
Jessica Espey
Guillaume Lafortune
Guido Schmidt-Traub
Exemples de réussite à l’appui, ce chapitre examine comment relever trois défis pour la réalisation des Objectifs de développement durable (ODD) : les investissements, l’action publique et les données. Les différentes sections abordent les sujets suivants : les financements destinés à faire en sorte que personne ne soit laissé de côté, les moyens de coordonner les processus de planification et de budgétisation afin de faire un usage plus efficace des ressources disponibles, les moyens d’encourager une planification transversale à long terme et de mettre en place les systèmes de données nécessaires pour permettre des interventions ciblées et efficientes. Le présent chapitre illustre ensuite comment les défis que constituent l’investissement, l’action publique et les données peuvent être relevés dans le contexte des ODD à partir d’un exemple de bonne pratique tiré de la période des Objectifs du millénaire pour le développement (OMD), soit 2000-15, concernant le secteur de la santé, au cours de laquelle l’accès aux traitements contre le paludisme, le sida et la tuberculose s’est substantiellement amélioré, y compris pour les groupes de population les plus vulnérables dans les pays à faible revenu. En particulier, il examine le rôle que peut jouer la coopération pour le développement dans la production et l’exploitation à plus grande échelle d’innovations pour améliorer les résultats au regard de la santé, de l’éducation et de divers aspects sociétaux.
Le Programme de développement durable à l’horizon 2030 offre l’occasion de transformer la définition des politiques publiques et de renforcer la coopération internationale en vue d’obtenir des résultats plus équitables. Des approches intégrées et cohérentes sont indispensables si l’on veut atteindre les Objectifs de développement durable (ODD) dans leur ensemble d’ici 2030 et essentielles pour s’attaquer aux multiples dimensions des inégalités, qui par nature se recoupent et qui sont à rapprocher du fait que certains sont exclus des opportunités économiques, des services sociaux et de l’accès aux ressources naturelles (Chapitre 3). Une première évaluation scientifique des interactions entre les 17 ODD a mis en évidence 316 interactions au niveau des cibles, dont 238 sont des interactions positives ou qui se renforcent mutuellement, 66 sont négatives ou constituent un frein, et 12 sont neutres (CIUS, 2017[1]) (Nilsson, Griggs et Visbeck, 2016[2]). La nature de ces interdépendances varie en fonction de la situation du pays, de ses caractéristiques géographiques et de ses dispositifs de gouvernance.
En particulier, l’ODD 2 (faim zéro) et l’ODD 3 (santé et bien-être) sont tous deux des moteurs essentiels et des réalisations cruciales du développement durable (Graphique 4.1). La relation est bidirectionnelle : un mauvais état de santé peut réduire la capacité des individus et des ménages à exploiter la terre et à produire des denrées alimentaires, d’où un phénomène de malnutrition (y compris sous-alimentation et mauvaises habitudes alimentaires), ce qui peut avoir un impact durable sur la santé mentale et physique. Par ailleurs, si la production en monoculture, les organismes génétiquement modifiés, le déboisement et l’irrigation ont le potentiel d’accroître la production et de réduire la sous-alimentation dans des zones défavorisées, ils peuvent également avoir un impact délétère sur l’environnement et influer négativement sur la sécurité alimentaire de demain. Le rapport publié récemment par l’initiative The World in 2050 donne des éclairages supplémentaires sur ces interactions (IIASA, 2018[3]) et démontre clairement l’importance d’une planification transversale coordonnée au sein de l’administration afin d’obtenir des résultats bénéfiques à de multiples ODD.
Les autorités nationales et la communauté internationale doivent s’attaquer à trois défis stratégiques pour faire en sorte que les politiques publiques et les initiatives aient un effet de renforcement mutuel positif, afin que l’ensemble des ODD puissent être atteints sans laisser quiconque de côté (Graphique 4.2 et (SDGC/A et SDSN, 2018[4])). Tout d’abord, un défi au niveau de l’investissement, surtout dans les pays à faible revenu, où, pour accroître l’accès aux infrastructures et services de base, il faudra mobiliser des ressources financières additionnelles aux niveaux national et international. Ensuite, un défi sur le plan de l’action publique, puisque la mise en œuvre du programme d’action dans le contexte des ODD requiert de profondes transformations des systèmes économiques, sociaux et environnementaux afin d’assurer des politiques équitables et redistributives (IIASA, 2018[3]). Des approches intégrées de l’action publique et des mesures concrètes permettant d’améliorer la cohérence des politiques publiques seront essentielles pour maximiser les synergies et réduire les arbitrages à opérer entre objectifs économiques, sociaux et environnementaux. Enfin, un défi portant sur les données, puisqu’il faut disposer de données plus désagrégées et à jour afin d’éclairer les politiques publiques et les réformes, et d’évaluer leur impact sur différents groupes de population.
Atteindre les ODD comme un tout indivisible et intégré, et faire en sorte que personne ne soit laissé de côté est onéreux du fait des financements requis, mais aussi parce qu’il faut mettre en place une planification complexe, coordonnée et sur le long terme associant l’ensemble de l’administration. Ce constat se vérifie d’autant plus lorsque le pays ne dispose pas encore d’un système de protection sociale ou d’infrastructures de base. Étant donné que dans de nombreux pays développés et en développement, la situation budgétaire est tendue, les pouvoirs publics doivent trouver des moyens plus efficaces et efficients de mobiliser des investissements directs, d’exercer un effet de levier sur ceux-ci et de les orienter (Encadré 4.1 et Chapitre 10). Les pouvoirs publics à travers le monde ont commencé de mettre en place des mécanismes institutionnels destinés à faciliter la coordination entre les départements budgétaires, les responsables de l’action dans tel ou tel secteur et les organismes chargés de leur mise en œuvre et de leur évaluation, comme le soulignaient les examens nationaux volontaires de 2016 et 2017 sur les progrès qui ont été présentés aux Nations Unies (DAES, 2017[5]).
La Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED, 2014[6]) estime qu’au total, la réalisation des ODD nécessitera entre 5 000 et 7 000 milliards USD, le déficit d’investissement dans les pays en développement s’élevant à environ 2 500 milliards USD. Le coût annuel de l’éradication de l’extrême pauvreté dans l’ensemble des pays (mesuré par l’augmentation des revenus de l’ensemble de la population à au moins 1.90 USD par jour) est estimé à environ 66 milliards USD par an (PNUD, 2018[7]). D’après l’Organisation mondiale de la santé (OMS, 2017[8]), selon un scénario « ambitieux », la réalisation des cibles d’ODD relatives à la santé (y compris la couverture maladie universelle) dans 67 pays à revenu faible et intermédiaire représentant 75 % de la population mondiale nécessiterait un volume croissant de nouveaux investissements qui, partant de 134 milliards USD par an, atteindrait 371 milliards USD par an, soit 58 USD par personne, d’ici 2030.
Afin d’avoir une estimation exacte des coûts et de définir l’ensemble adéquat de politiques publiques qui permettront d’atteindre les ODD dans leur ensemble, les différents ministères doivent collaborer pour examiner les arbitrages, mettre en évidence les synergies entre les objectifs et les renforcer, et, in fine, déployer des mesures globales. À partir de techniques de modélisation et de scénarios, l’initiative The World in 2050 (IIASA, 2018[3]) conclut, par exemple, que diminuer l’impact en matière de ressources et les déchets (ODD 12) permet non seulement de réduire la charge environnementale et d’approfondir les progrès au regard des cibles relatives aux objectifs portant sur l’eau (ODD 6), sur le climat (ODD 13), sur les océans (ODD 14) et sur la biodiversité (ODD 15), mais permet aussi de libérer des ressources pour mettre fin à la pauvreté et rechercher une répartition plus équitable du bien-être matériel.
Certaines structures et autres mécanismes institutionnels peuvent faciliter une intégration plus poussée de l’élaboration de la politique publique et de la budgétisation (Encadré 4.2). Bien que les structures institutionnelles spécifiquement dédiées aux ODD qui ont été mises en place n’en soient qu’à leurs balbutiements, leur impact est déjà puissant de par le simple fait de réunir des experts de domaines variés provenant de toutes les composantes de l’administration qui examinent collectivement les politiques publiques et les investissements dans différents secteurs. En Afghanistan, par exemple, le Conseil des ministres et le ministère des Finances ont décidé que les cibles et indicateurs nationaux relatifs aux ODD seront intégrés aux processus de planification budgétaire aux niveaux national et infranational ; à cette fin, il a été demandé aux ministères sectoriels d’intégrer à leurs propositions budgétaires une présentation détaillée consacrée aux ODD, qui montrera comment les ressources sont allouées en vue d’atteindre les ODD, et quels investissements auront les effets les plus marqués sur le développement national.
Il ressort de la plupart des examens nationaux volontaires présentés aux Nations Unies jusqu’ici que la cohérence des politiques doit être améliorée si l’on veut atteindre les ODD, mais les progrès sont lents et difficiles. Face à cette situation, l’OCDE s’attache à expliciter la thématique complexe de la cohérence des politiques et à la traduire en mesures concrètes. Elle l’appréhende comme une démarche permettant de comprendre les obstacles au développement durable aussi bien que ses moteurs, et comme un instrument d’action permettant d’intégrer les dimensions économique, sociale et environnementale du développement durable à tous les stades de l’élaboration de l’action publique. Grâce à l’expérience qu’elle a accumulée ces 20 dernières années en encourageant la cohérence des politiques au service du développement, l’OCDE a pu mettre en évidence 8 piliers, qui sont des mécanismes institutionnels de nature à contribuer au renforcement de la cohérence des politiques au sein d’administrations issues de différentes traditions politiques et administratives (voir ci-après). Plusieurs pays ayant mis en application ces piliers offrent des exemples encourageants, puisqu’ils ont réussi à améliorer leur architecture institutionnelle afin d’étayer la cohérence dans la mise en œuvre des ODD (OCDE, 2018[10]).
Engagement politique et impulsion – afin de guider l’action de l’ensemble de l’administration et de traduire les engagements relatifs aux ODD et à la cohérence des politiques en mesures concrètes aux niveaux local, national et international.
Intégration des politiques – afin de prendre systématiquement en compte les interdépendances entre les domaines économique, social et environnemental, mais aussi de garantir la compatibilité avec les engagements internationaux avant que des décisions ne soient prises.
Horizon intergénérationnel – afin de faire des choix éclairés concernant le développement durable tenant compte de l’impact à long terme des décisions d’action publique sur le bien-être des générations futures.
Analyses et évaluations des retombées potentielles des politiques – afin de fournir des éléments factuels concernant l’impact possible, négatif ou positif, sur le bien-être des individus à l’échelle nationale et dans d’autres pays, et d’éclairer la prise de décisions.
Coordination des politiques et des institutions – afin de résoudre des conflits d’intérêts ou d’éliminer des incohérences entre les priorités et les politiques publiques.
Participation locale et régionale – afin d’entériner la transformation économique, sociale et environnementale nécessaire pour atteindre les ODD et faire en sorte que personne ne soit laissé de côté.
Engagement des parties prenantes – afin de faire en sorte que la population s’approprie les ODD, que les diverses actions soient alignées et que les ressources et les connaissances à l’appui du développement durable soient mobilisées.
Suivi et reddition de comptes – afin d’éclairer l’action publique et de faire en sorte que les politiques sectorielles puissent être ajustées en fonction des progrès, des informations nouvelles et de l’évolution du contexte.
Source: (OCDE, 2018[10]), Policy Coherence for Sustainable Development 2018: Towards Sustainable and Resilient Societies, https://doi.org/10.1787/9789264301061-en.
Outre l’élaboration de plans et trajectoires à long terme, les pouvoirs publics devront s’efforcer, dans l’ensemble des secteurs et départements, d’intégrer systématiquement dans les processus du secteur public (tels que le budget, la gestion de la réglementation, les marchés publics ou les audits) l’objectif de ne laisser personne de côté (ex. : mesures des inégalités de revenu, de la répartition de la pauvreté ou des inégalités entre hommes et femmes) afin que les synergies et arbitrages entre les différents objectifs de l’action publique et les différents secteurs puissent être soigneusement pris en considération. Les premiers éléments factuels recueillis par le Réseau des solutions pour le développement durable (SDSN) dans les pays du G20 et certains pays d’Afrique montrent que les efforts déployés par les pouvoirs publics pour institutionnaliser les ODD sont très variables (Sachs et al., 2018[9]). Ainsi, même si de nombreux pays africains ont mis en place un mécanisme de coordination ou de planification de la mise en œuvre des ODD sous une forme ou sous une autre, pas un seul des pays couverts par l’enquête n’a chiffré les besoins de financement pour les différentes phases successives de réalisation des ODD (Encadré 4.2).
Outre la mise en place de dispositifs institutionnels coordonnés concernant le financement, les pays doivent déterminer comment atteindre les objectifs de développement à long terme dans le cadre d’une planification globale du développement. Cela nécessite de travailler « à rebours », dans une démarche de prospective téléologique (« back-casting »), c’est-à-dire en partant des objectifs pour déterminer quels sont les investissements et politiques nécessaires pour bâtir les infrastructures, renforcer les ressources humaines, produire les services et entreprendre d’autres interventions afin d’atteindre les ODD. Cette planification à long terme peut permettre d’exposer les trajectoires opérationnelles envisageables, démontrant qu’il est possible de concrétiser ces objectifs complexes et ambitieux, et elle peut contribuer à mobiliser des parties prenantes autour d’innovations et de stratégies communes. Cette démarche est particulièrement pertinente pour les pays ne disposant pas des infrastructures sociales essentielles, où des mesures et incitations isolées (mesures budgétaires, prestations en nature, politique de l’emploi, etc.) sont largement insuffisantes.
Le projet Trajectoires de décarbonation profonde (Deep Decarbonization Pathways Project – DDPP) constitue un exemple d’utilisation du back-casting (Encadré 4.3). Il encourage des trajectoires nationales permettant une décarbonation profonde des systèmes énergétiques, compatibles avec l’objectif de 2 °C maximum de réchauffement et avec les objectifs nationaux de développement. Dans le sillage d’analyses techniques sophistiquées, de vastes consultations de parties prenantes et de la résolution de problèmes avec d’autres équipes nationales, ces trajectoires montrent comment concilier décarbonation et développement économique et social. Sur la base de ces trajectoires, plusieurs gouvernements ont pris des engagements bien plus poussés et des mesures plus intégrées afin d’atteindre des objectifs de développement complexes. Ces enseignements sont applicables dans des domaines où des personnes sont laissées de côté, y compris au niveau des inégalités de revenu, de la parité entre femmes et hommes et de l’accès des groupes vulnérables aux services fondamentaux.
Les trajectoires de décarbonation profonde prennent en compte l’expansion des services énergétiques nécessaires pour que les pays concrétisent leurs cibles de croissance économique et leurs priorités sociales. La série de trajectoires créées par le projet Trajectoires de décarbonation profonde (Deep Decarbonization Pathways Project – DDPP) vise à décarboner 16 systèmes énergétiques nationaux sans compromettre la croissance économique et le développement. Elles sont conçues de telle sorte que les objectifs socioéconomiques nationaux fondamentaux soient atteints dans chaque pays et, fait remarquable, que les services énergétiques jusqu’en 2050 répondent aux objectifs nationaux, accordent aux citoyens des pays en développement la possibilité de bénéficier d’un accès accru à l’énergie et permettent aux économies de continuer de transporter des passagers, d’expédier du fret, de proposer des logements et services collectifs analogues ou meilleurs, et de soutenir des niveaux élevés d’activité industrielle et commerciale.
Les trajectoires montrent que la décarbonation profonde favorise le développement durable, et produit de multiples retombées économiques et environnementales positives, de même que des possibilités d’améliorer les niveaux de vie. Il s’agit d’une meilleure qualité de l’air (comme dans les trajectoires chinoise et indienne), d’une sécurité énergétique accrue (comme dans la trajectoire japonaise), d’une pauvreté énergétique moindre (comme dans la trajectoire britannique), d’une amélioration de l’emploi, d’une réduction de la pauvreté et d’une amélioration de la distribution des revenus (comme dans les trajectoires indienne et sud-africaine). Pour que ces retombées positives se concrétisent pleinement pour l’ensemble des pays, les technologies bas carbone doivent devenir abordables et la planification énergétique doit intégrer les priorités sociales.
Source: (DDPP, 2015[11]), Pathways to Deep Decarbonization – 2015 Report, http://deepdecarbonization.org/wp-content/uploads/2016/03/DDPP_2015_REPORT.pdf.
Les institutions supérieures de contrôle des finances publiques peuvent jouer un rôle institutionnel dans la promotion d’une mise en œuvre efficace des politiques publiques et l’exercice de redevabilité. Traditionnellement, ces institutions se concentrent sur les audits financiers et de conformité, mais elles intègrent de plus en plus souvent d’autres aspects, comme le contrôle de la performance ou de l’optimisation des dépenses (OCDE, 2017[12]). L’Organisation internationale des institutions supérieures de contrôle des finances publiques (INTOSAI, s.d[13]) ainsi que de récents rapports produits par des institutions supérieures de contrôle au Canada, en Cisjordanie et dans la bande de Gaza, en Équateur, au Pérou, en République-Unie de Tanzanie et au Soudan démontrent le rôle positif que peuvent jouer les audits de performance dans la promotion d’une approche pangouvernementale de la mise en œuvre des ODD et dans la mise en évidence des lacunes, y compris des problèmes liés à l’accès aux services publics ou à leur qualité pour différents groupes de population et régions. Les rapports montrent aussi que l’appareil administratif n’est pas suffisamment préparé pour mettre en œuvre des ODD, que ce soit au niveau de la définition de la stratégie, de la coordination entre agences et entre niveaux d’administration, de l’association de parties prenantes ou des systèmes de suivi des données. Plusieurs obstacles empêchent encore les institutions supérieures de contrôle de jouer un plus grand rôle à l’appui des ODD, notamment des capacités insuffisantes et, dans certains pays, le manque d’indépendance. En outre, dans plusieurs pays, leur mandat ne couvre pas le contrôle de l’efficacité et de l’efficience des politiques publiques, ni, plus spécifiquement, de l’efficacité des politiques intersectorielles (DAES, 2017[5]) (Vries, 2016[14]). À mesure de l’évolution du rôle des institutions supérieures de contrôle, les pays devront peut-être réviser leurs dispositions législatives et les mandats concernant les audits des institutions supérieures de contrôle.
Afin d’étayer le chiffrage, la coordination et la cohérence, et d’orienter les politiques publiques fondées sur des données factuelles visant à ne laisser personne de côté, les pouvoirs publics ont besoin d’investir dans des données à jour et désagrégées et de les utiliser. Les ODD mettent en évidence à quel point les données sont importantes si l’on veut réussir à ne laisser personne de côté, d’où la nécessité que les indicateurs permettant le suivi des ODD soient ventilés « s’il y a lieu, […] par niveau de revenu, sexe, âge, race, appartenance ethnique, statut migratoire, handicap, emplacement géographique ou autres caractéristiques, conformément aux Principes fondamentaux de la statistique officielle » (ONU, 2015[15]).
Les données jouent un rôle central dans l’observation, le suivi et la compréhension des progrès, de même que dans la définition et la gestion de l’action publique. Pour pouvoir recueillir des données utiles à la gestion, il faut disposer de mesures de performances et de systèmes de données administratives fonctionnels, permettant aux pouvoirs publics de tenir des registres de leur population, d’opérer un suivi des faits d’état civil, de rendre compte des performances des services, de déterminer qui accède aux services, etc. Ces données font défaut dans la majorité des pays à revenu faible ou intermédiaire, dans lesquels les capacités statistiques restent insuffisantes et le financement disponible pour les statistiques est rare (Chapitre 5). De fait, il ressort du Programme mondial de recensements de la population et des logements de 2010 que 7 % de la population mondiale – approximativement 48 millions de personnes dans 26 pays d’Afrique et d’Asie – n’a pas été dénombrée (ONU, 2015[16]). En outre, 83 % des Africains vivent dans un pays ne disposant pas d’un système d’enregistrement des naissances qui soit complet et performant (CEA, 2016[17]). Mais ce problème ne se limite pas aux pays à faible revenu. Même aux États-Unis, il n’existe quasiment pas deux registres municipaux portant sur le niveau de mortalité maternelle et néonatale qui soient comparables, alors que c’est un indicateur fondamental de la santé et du bien-être social (Espey, Dahmm et Manderino, 2018[18]).
Des sources de données innovantes, couplées à un environnement réglementaire et d’action publique porteur, peuvent aussi être mises à profit pour combler rapidement les lacunes en matière de données pour les ODD. Ainsi, les estimations de la population ne s’appuient pas uniquement sur le décompte des ménages : l’imagerie satellitaire ou les données des télécommunications peuvent aussi permettre de combler les lacunes dans les recensements actuels. Le consortium POPGRID Data Collaborative1 a recensé une multitude de techniques d’estimations démographiques à haute résolution s’appuyant sur l’imagerie par satellite, les données des télécommunications mobiles, et d’autres sources de données. Avec une infrastructure de soutien qui fasse correspondre ces innovations concernant les données du côté de l’offre à la demande de données, les estimations démographiques peuvent être améliorées dans le monde entier, tandis que les administrations et les responsables de l’action publique auraient accès à des données plus actuelles et plus granulaires, ce qui leur permettrait de progresser sur les défis sociaux et économiques et de cibler plus efficacement services et interventions.
À l’heure où les pays définissent leurs stratégies et leurs approches pour ne laisser personne de côté, il est utile de s’intéresser aux enseignements qui ont pu être tirés des Objectifs du millénaire pour le développement (OMD). Si de nombreux OMD, y compris celui relatif à la santé, n’ont pas été entièrement atteints, à compter de 2001, les progrès les plus rapides sur la voie de la réalisation des objectifs sanitaires ont été enregistrés dans plusieurs des pays les plus pauvres, notamment en Afrique subsaharienne (McArthur et Rasmussen, 2017[19]). Cette réussite tient en grande partie au partenariat mondial qui s’est créé en faveur de la santé, lequel a fixé des cibles opérationnelles sous-tendues par de la prospective téléologique à l’échelle mondiale ; a mené des activités de mobilisation fondées sur des éléments factuels ; a investi massivement pour renforcer les éléments factuels et les données et combler les lacunes technologiques ; et a élaboré des mécanismes de financement à l’appui de l’innovation et de l’apprentissage.
Ce partenariat a permis de transformer l’accès aux soins et aux traitements, ce qui est riche d’enseignements susceptibles de servir à de nouveaux partenariats dans le cadre des ODD et à ne laisser personne de côté. Un point essentiel est à noter : pour pouvoir enregistrer des progrès plus rapides dans la lutte contre les maladies infectieuses (paludisme, sida, tuberculose) et leur traitement, et dans la lutte contre d’autres causes de la mortalité des enfants et des mères, il a fallu atteindre des groupes vulnérables et souvent marginalisés, tels que les pauvres, les minorités ethniques, les personnes lesbiennes, gays, bisexuelles, transgenres et intersexes (LGBTI), les travailleurs du sexe ou les consommateurs de drogues par injection (Jamison et al., 2013[20]). Les quatre grandes caractéristiques de ce partenariat, qui seront brièvement examinées, permettront de tirer des enseignements pour les ODD non relatifs à la santé.
Premièrement, des organisations internationales et organisations de la société civile ont proposé des cibles d’améliorations sanitaires ambitieuses et assorties d’échéances, et développé des analyses téléologiques mondiales afin de déterminer comment les atteindre2 . Ces activités de prospective téléologique mondiale ont recentré l’attention sur les défis concrets associés à la transposition à plus grande échelle des interventions couronnées de succès et ont donné aux pays les moyens de mettre en avant des stratégies nationales ambitieuses. Plus précisément, les cibles mondiales et les analyses de back-casting ont contribué à déplacer le consensus international sur de nouveaux traitements plus onéreux contre le paludisme, le sida et la tuberculose, même si les pays pauvres ne disposaient pas des ressources intérieures nécessaires pour financer leur déploiement à plus grande échelle.
Deuxièmement, un grand nombre d’organisations de sensibilisation s’appuyant sur des éléments factuels sont apparues ou ont multiplié leurs activités de plaidoyer en faveur de stratégies reposant sur des objectifs et ont massivement accru les volumes de financement (Behrman, 2008[21]).
Troisièmement, les activités de prospective téléologique étaient étayées par une base d’éléments factuels qui s’étoffait rapidement, ce qui a permis de mettre en évidence les principales lacunes technologiques, qui sont devenues le point de focalisation de programmes de recherche3 et développement ciblés grâce à des investissements d’entreprises, de mécènes de la science et de fondations. En un bref laps de temps, des moustiquaires à imprégnation durable, des tests de diagnostic rapide du paludisme, une association thérapeutique à base d’artémisinine, un nouveau traitement antirétroviral et d’autres technologies ont été développés et déployés à grande échelle.
Quatrièmement – un point que les organisations s’appuyant sur des données factuelles ont grandement facilité –, plusieurs nouveaux mécanismes de financement majeurs consacrés à la santé ont été lancé, notamment Gavi, l’Alliance du Vaccin ; le Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme ; le Plan d’urgence du président des États-Unis en matière de lutte contre le sida ; et l’Initiative du Président américain contre le paludisme. Ces mécanismes ont permis de porter les financements à plus grande échelle, de produire des programmes nationaux de grande qualité et de partager les connaissances d’un pays à l’autre (Encadré 4.4).
L’expérience du Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme montre que des instances de coordination nationale et des processus indépendants d’approbation des projets pilotés par les pays contribuent à améliorer la qualité des programmes nationaux de lutte contre telle ou telle maladie et à propager rapidement des innovations d’un pays à un autre.
Il a été demandé à tous les pays éligibles de mettre en place des instances de coordination nationale (Country Coordinating Mechanisms – CCM) associant les pouvoirs publics, la société civile, des entreprises, des organisations internationales et les communautés vivant avec les maladies. Dans de nombreux pays, ces CCM sont devenues la première enceinte où pouvoirs publics et société civile pouvaient échanger sur les moyens de satisfaire les besoins de certaines populations parmi les plus vulnérables. Après une période initiale où les CCM étaient souvent perçues comme perturbatrices (McKinsey, 2005[22]), elles sont devenues une instance centrale dans la lutte contre les maladies (Sachs & Schmidt-Traub, 2017[23]).
Les demandes de financement sont soumises au Fonds mondial par les pays. Si les pays sont libres de demander autant de financements qu’ils le jugent nécessaire, il leur faut aussi faire des propositions raisonnables. Chaque sollicitation était soumise à un examen technique rigoureux réalisé par un panel indépendant, procédure qui permet d’étayer les décisions de financement et d’éviter que les décisions ne soient influencées par des considérations politiques concernant tel ou tel pays (Schmidt-Traub, 2018[24]). Les normes sont strictes, et durant les premières années, plus de la moitié des demandes ont été rejetées par le Fonds mondial. Au bout du compte, ce processus a créé des incitations à affiner les propositions et à concevoir des programmes davantage susceptibles de réussir (Sachs & Schmidt-Traub, 2017[25]).
Pour résumer, le partenariat mondial établi en faveur de la santé a permis des améliorations rapides et profondes dans les programmes nationaux et favorisé l’innovation, notamment dans le but de répondre aux besoins des populations marginalisées. Il constitue peut-être l’illustration la plus éloquente de la manière dont, en conjuguant objectifs mondiaux, forte sensibilisation, analyse rigoureuse, mise en œuvre coordonnée et mobilisation de masse, on peut accomplir des progrès nous rapprochant de l’objectif de ne laisser personne de côté. Des défis du même ordre se présentent pour d’autres enjeux relevant des ODD, tels que l’éducation, les petites exploitations agricoles ou l’égalité des sexes : la prospective téléologique à partir de problèmes de développement complexes et de long terme ; les moyens d’atteindre les populations vulnérables et marginalisées ; la conception et la mise en œuvre de programmes innovants ; le plaidoyer pour l’obtention de ressources ; et la focalisation sur les populations marginalisées. En conséquence, les enseignements tirés du domaine de la santé sont hautement pertinents pour chacun de ces domaines prioritaires si l’on veut n’oublier personne.
Afin d’accomplir des progrès significatifs au regard de l’engagement de ne laisser personne de côté pris dans le cadre du Programme 2030, il faudra mobiliser des ressources additionnelles, mais aussi se focaliser sur l’innovation et l’apprentissage, de sorte que les pays sachent comment orienter leurs ressources aussi efficacement que possible. Dans cette entreprise, il est crucial de disposer de solides institutions et d’un secteur public coordonné et doté des capacités nécessaires. De même, il est vital de comprendre les succès enregistrés par la coopération internationale pour le développement, par exemple le partenariat mondial qui s’est formé en faveur de la santé. Les leçons tirées du partenariat mondial pour la santé durant la période des OMD peuvent s’appliquer à d’autres défis d’investissement dans le cadre des ODD, par exemple l’accès à l’école ou l’équité dans les résultats d’apprentissage, l’accès aux infrastructures de base, ou le soutien aux petites exploitations agricoles.
[21] Behrman, G. (2008), The Invisible People: How the US Has Slept Through the Global AIDS Pandemic, Simon and Schuster, New York.
[17] CEA (2016), Rapport 2016 sur la révolution des données en Afrique, Commission économique pour l’Afrique, Addis-Abeba, https://repository.uneca.org/bitstream/handle/10855/24007/b11869641.pdf?sequence=3.
[1] CIUS (2017), A Guide to SDG Interactions: From science to implementation, Conseil international pour la science, Paris, http://council.science/cms/2017/05/SDGs-Guide-to-Interactions.pdf.
[6] CNUCED (2014), World Investment Report 2014. Investing in the SDGs: An Action Plan, Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement, Genève, http://unctad.org/en/PublicationsLibrary/wir2014_en.pdf.
[5] DAES (2017), Voluntary National Reviews: Synthesis report, Département des affaires économiques et sociales, New York, http://sustainabledevelopment.un.org/content/documents/17109Synthesis_Report_VNRs_2017.pdf.
[11] DDPP (2015), Pathways to Deep Decarbonization 2015 Report, Deep Decarbonization Pathways Project, Sustainable Development Solutions Network et Institute for Sustainable Development and International Relations, New York et Paris, http://unsdsn.org/what-we-do/deep-Decarbonization-pathways/.
[18] Espey, J., H. Dahmm et L. Manderino (2018), Leaving No U.S. City Behind: The U.S. Cities SDG Index, Sustainable Development Solutions Network, New York, http://assets.ctfassets.net/5on2ovymmpym/FA0Gb9YiWquwkw8GEoaqa/c6967ebbdf3529f7362c586bc1de3032/us-cities-index-report.pdf.
[3] IIASA (2018), Transformations to Achieve the Sustainable Development Goals: Report prepared by the World in 2050 Initiative, Institut international pour l’analyse des systèmes appliqués, Laxenbourg, Autriche, http://www.iiasa.ac.at/web/home/research/twi/Report2018.html.
[13] INTOSAI (s.d), ODD : ISC et Régions, page web, Organisation internationale des institutions supérieures de contrôle des finances publiques, Vienne, http://www.intosai.org/fr/sur-lintosai/odd-isc-et-regions.html.
[20] Jamison, D. et al. (2013), « Global health 2035: A world converging within a generation », The Lancet, vol. 382/9908, pp. 1898-1955, http://www.globalhealth2035.org/sites/default/files/report/global-health-2035.pdf.
[19] McArthur, J. et K. Rasmussen (2017), Change of Pace: Accelerations and advances during the Millennium Development Goal era, Brookings Institution, Washington, D.C, https://www.brookings.edu/research/change-of-pace-accelerations-and-advances-during-the-millennium-development-goal-era/.
[22] McKinsey (2005), Global Health Partnerships: Assessing country consequences, McKinsey & Company, http://readinglists.ucl.ac.uk/items/87A872EE-55EF-145B-4BE7-1ED2B9B811C4.html.
[2] Nilsson, M., D. Griggs et M. Visbeck (2016), « Policy: Map the interactions between Sustainable Development Goals », Nature, vol. 532, pp. 320-322, https://www.nature.com/news/policy-map-the-interactions-between-sustainable-development-goals-1.20075.
[10] OCDE (2018), Policy Coherence for Sustainable Development 2018:Towards Sustainable and Resilient Societies, Éditions OCDE, Paris, http://dx.doi.org/10.1787/9789264301061-en.
[12] OCDE (2017), Panorama des administrations publiques 2017, Éditions OCDE, Paris, http://dx.doi.org/10.1787/gov_glance-2017-fr.
[8] OMS (2017), « The SDG Health Price Tag », The Lancet Global Health.
[25] OMS (2003), 3 millions de personnes sous traitement d’ici 2005 : Comment y parvenir, Organisation mondiale de la santé, Genève, http://www.who.int/3by5/publications/en/3by5strategyfrench.pdf.
[28] OMS et CMH (2001), Macroéconomie et santé : Investir dans la santé pour le développement économique, Commission Macroéconomie et Santé, Organisation mondiale de la santé, Genève, http://apps.who.int/iris/handle/10665/43613.
[15] ONU (2015), Rapport du Groupe d’experts des Nations Unies et de l’extérieur chargé des indicateurs relatifs aux objectifs de développement durable : Note du Secrétaire général, Conseil économique et social, New York, http://undocs.org/fr/E/CN.3/2016/2/Rev.1.
[16] ONU (2015), Rapport sur l’exécution des programmes mondiaux de recensements de la population et des logements de 2010 et de 2020 : Rapport du Secrétaire général, Conseil économique et social, New York, https://digitallibrary.un.org/record/786812/files/E_CN.3_2015_6-FR.pdf.
[27] Partenariat mondial Halte à la tuberculose (2000), Global Plan to Stop TB 2001-2005, Stop TB Partnership, Genève, http://www.stoptb.org/assets/documents/global/plan/global_plan_to_stop_tb_2001_2005.pdf.
[7] PNUD (2018), Financing the 2030 Agenda: An introductory guidebook for UNDP country offices, Programme des Nations Unies pour le développement, New York, http://www.undp.org/content/dam/undp/library/Sustainable%20Development/2030%20Agenda/Financing_the_2030_Agenda_CO_Guidebook.pdf.
[26] Roll Back Malaria Partnership (2008), The Global Malaria Action Plan: For a malaria-free world, Roll Back Malaria Partnership, Genève, https://afro.who.int/publications/global-malaria-action-plan-malaria-free-world.
[23] Sachs, J. et G. Schmidt-Traub (2017), « Global Fund lessons for Sustainable Development Goals », Science, vol. 356/6333, pp. 32-33, http://unsdsn.org/wp-content/uploads/2017/04/Science-Global-Fund-lessons-for-SDGs.pdf.
[9] Sachs, J. et al. (2018), SDG Index and Dashboards Report 2018, Bertelsmann Stiftung and Sustainable Development Solutions Network, New York, http://www.sdgindex.org/reports/2018/.
[24] Schmidt-Traub, G. (2018), « The role of the Technical Review Panel of the Global Fund to Fight HIV/AIDS, Tuberculosis and Malaria: An analysis of grant recommendations », Health Policy and Planning, vol. 33/3, pp. 335-344, https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/29309574.
[4] SDGC/A et SDSN (2018), Africa SDG Index and Dashboards Report 2018, The Sustainable Development Goals Center for Africa et Sustainable Development Solutions Network, Kigali et New York, http://unsdsn.org/wp-content/uploads/2018/07/AFRICA-SDGS-2018-Report-FINAL.pdf.
[14] Vries, G. (2016), How National Audit Offices Can Support Implementation of the SDGs, FMI, http://blog-pfm.imf.org/pfmblog/2016/06/national-audit-offices-should-support-implementation-of-the-sdgs.html.
← 1. On trouvera des informations supplémentaires à l’adresse suivante : https://sites.google.com/ciesin.columbia.edu/popgrid.
← 2. Voici quelques exemples : les initiatives visant à mettre un terme à la tuberculose (Partenariat mondial Halte à la tuberculose, 2000[27]), l’objectif de placer 3 millions de personnes sous traitement antirétroviral avant 2005 (OMS, 2003[25]) ou l’initiative visant à faire reculer le paludisme (Roll Back Malaria Partnership, 2008[26]). La Commission Macroéconomie et Santé, présidée par Jeffrey D. Sachs, a joué un rôle déterminant pour déplacer le consensus au profit d’une action de plus grande ampleur (OMS et CMH, 2001[28]).
← 3. The Lancet et d’autres revues médicales de premier plan ont consacré un espace rédactionnel substantiel à la recherche transdisciplinaire sur la mise en œuvre, en particulier à travers les commissions Lancet, qui ont contribué à la concrétisation de programmes nationaux de meilleure qualité.