Suhani Bhushan
Karin Fällman
Dhananjayan Sriskandarajah
Wolfgang Jamann
Suhani Bhushan
Karin Fällman
Dhananjayan Sriskandarajah
Wolfgang Jamann
Les organisations de la société civile jouent déjà un rôle central pour déterminer quels sont les groupes qui sont laissés de côté, lancer des programmes afin de leur venir en aide, combler les déficits de données et défendre des groupes qui seraient sinon invisibles ou inaudibles. Ce chapitre prend acte de ce que la société civile joue un rôle nécessaire dans l’effort déployé pour ne laisser personne de côté et présente un programme d’action de nature à faciliter l’exercice de ce rôle. Il recense les obstacles qui empêchent la société civile de réaliser son potentiel de soutien et de défense des populations marginalisées – obstacles parmi lesquels figurent les restrictions de l’espace civique et l’inefficacité des structures de financement. Il examine également comment les gouvernements, les donneurs et la société civile elle-même peuvent créer un environnement favorable où chacun ait voix au chapitre et personne ne soit laissé de côté.
Ce chapitre présente également le point de vue collectif de Kumi Naidoo, président fondateur du mouvement Africans Rising for Justice, Peace and Dignity, et Coumba Toure et Muhammed Lamin Saidykhan, co-coordinateurs du mouvement, concernant la contribution des organisations de la société civile africaines à l’objectif de ne laisser personne de côté.
L’engagement de ne laisser personne de côté est sans doute le meilleur rappel qui soit du rôle central que la société civile doit jouer dans la concrétisation des Objectifs de développement durable (ODD). La promesse de centrer le Programme de développement durable à l’horizon 2030 sur les personnes est l’occasion, pour la société civile, de jouer ses atouts, à savoir les liens qu’elle entretient avec les groupes de la population, les efforts permanents qu’elle déploie pour déterminer quels sont les groupes marginalisés ou exclus, son attachement à amplifier la voix de ceux qui sont inaudibles et la priorité qu’elle accorde au plaidoyer et à la responsabilité.
En dépit des progrès impressionnants réalisés dans certaines parties du monde, on estime que 736 millions de personnes demeurent en situation d’extrême pauvreté et vivent avec moins de 1.90 USD par jour2 . Les pays, nations et contextes fragiles ou en proie à un conflit ont tendance à afficher les taux de pauvreté les plus élevés et à l’avenir, l’extrême pauvreté sera probablement concentrée dans des pays fragiles (OCDE, 2018[1]) (Chapitre 3). Les personnes pauvres et marginalisées sont chaque jour victimes d’exclusion, de violence et de discrimination en raison de leurs caractéristiques sociales. Toutefois, la pauvreté n’est pas le seul critère d’exclusion ; d’autres obstacles et différences d’ordre structurel ou sociétal peuvent favoriser la stigmatisation, la discrimination et la limitation des possibilités.
Depuis trois ans que les ODD ont été adoptés, de nombreuses organisations de la société civile œuvrent à concrétiser cet engagement visant à placer les derniers devant. Ainsi, le « Leave No One Behind Partnership », auquel participent CIVICUS, Development Initiatives, Project Everyone et des partenaires de la société civile membres de la plateforme « Action pour le développement durable », a mobilisé des milliers de parties prenantes dans plus de 30 pays en 2016 et 2017. Ces partenaires ont organisé des dialogues nationaux et mené des travaux de recherche pour déterminer ce que le principe de ne laisser personne de côté signifie selon les pays et les contextes. Cette initiative a été l’occasion de mobiliser des citoyens autour des personnes le plus exposées au risque d’être laissées de côté dans leurs communautés et de créer une dynamique pour que la société civile participe à la mise en œuvre des ODD et en assure un suivi. Elle a également permis de soumettre aux gouvernements des propositions d’action visant à mieux répondre aux besoins de ceux qui sont laissés pour compte, sur fond d’échanges de vues entre les partenaires nationaux et les coalitions sur les enseignements tirés des dialogues menés à l’échelle nationale.
Entre autres exemples figurent également la campagne nationale intitulée « Wada Na Todo Abhiyan », destinée à mettre le gouvernement face à sa responsabilité concernant la promesse d’éliminer la pauvreté et la discrimination en Inde ; l’initiative P20 de Development Initiatives ; et le projet « Leave No One Behind » de l’International Civil Society Centre3 . Le dialogue intersectoriel, le processus participatif et l’application accrue du principe de responsabilité sociale (c’est-à-dire la participation directe des citoyens à la prise de décision) sont des moteurs essentiels à cet égard.
Les organisations de la société civile (OSC) font état de résultats positifs obtenus à la suite de leur dialogue et de leur coopération avec les gouvernements, dans le cadre des examens nationaux volontaires consacrés aux Objectifs de développement durable (ODD) menés au Bangladesh, en Inde, au Kenya, au Népal et au Viet Nam. Ainsi, le gouvernement du Kenya a invité les OSC et d’autres partenaires au développement à participer à l’évaluation des progrès accomplis par le pays en matière de réalisation des ODD et a inclus ces contributions, assorties d’une analyse globale axée sur le principe de ne laisser personne de côté, dans le rapport d’étape officiel. La plateforme d’OSC « SDG Kenya Forum » regroupait de nombreuses OSC nationales, ainsi que des OSC internationales telles qu’ActionAid et Voluntary Service Overseas. Elle a coordonné les contributions de la société civile et a élaboré un rapport d’examen volontaire collectif qui a été pris en compte pour l’élaboration du rapport officiel du Kenya (dont il constitue une annexe). Les OSC étaient également représentées au sein de la délégation officielle du Kenya auprès du Forum politique de haut niveau des Nations Unies pour le développement durable.
Le dialogue mené dans les cinq pays a permis de tirer les enseignements suivants :
L’intégration du point de vue des communautés marginalisées dans le dialogue est essentielle, mais mérite d’être améliorée dans de nombreux pays.
Les analyses de l’engagement de ne laisser personne de côté menées à l’échelon des pays doivent suivre des approches plus inclusives et fondées sur des données probantes de manière à prendre en compte le point de vue des communautés et des groupes marginalisés au niveau local.
Les données fournies par les communautés et les bénévoles doivent faire l’objet d’une reconnaissance officielle.
Fortes des liens qu’elles ont tissés avec différents types de groupes, les OSC sont idéalement placées pour déterminer ceux qui sont laissés pour compte. La société civile intervient souvent dans des domaines qui sont ignorés ou négligés par les organismes publics. Dans certains cas, les recensements nationaux ne recueillent qu’un ensemble d’informations limité pour étayer les cadres d’action, et la société civile et les citoyens peuvent produire des données complémentaires qui reflètent la réalité des citoyens ordinaires et des populations ignorées. Dans d’autres cas, les pouvoirs publics ne reconnaissent pas certains groupes marginalisés, voire les déclarent illégaux. À titre d’exemple, l’homosexualité est érigée en infraction dans plus de 70 pays, dont 40 des 53 pays membres du Commonwealth (Kaleidoscope Trust, 2015[2]). Les groupes marginalisés qui ne sont pas reconnus, voire sont considérés comme illégaux, ne sont pas en mesure d’accéder aux services ni aux dispositifs d’aide leur permettant d’atténuer les difficultés qu’ils rencontrent. La société civile peut jouer un rôle essentiel à cet égard en reconnaissant ces groupes, en leur fournissant des services et en les représentant afin d’éviter que la loi ne s’exerce à leur encontre. C’est particulièrement vrai dans les États fragiles, où la corruption, le mépris de l’État de droit et l’insuffisance des infrastructures offrent un cadre peu porteur pour la plupart des citoyens, et encore moins les groupes marginalisés (Jones et Howarth, 2012[3]) ; (OCDE, 2018[1]) ; (Taylor et Taylor, 2016[4]).
La société civile joue également un rôle important en encourageant une citoyenneté active, en particulier parmi les groupes marginalisés qui ont besoin d’aide pour pouvoir faire entendre leur voix et défendre leur point de vue. Par ailleurs, en collaborant directement avec les groupes marginalisés, la société civile peut fournir des services – dont une aide humanitaire – qui non seulement complètent ceux assurés par l’État, mais présentent également des innovations que l’État peut ensuite reproduire à plus grande échelle. En effet, parce qu’elles sont marginalisées, les communautés locales trouvent souvent des solutions particulièrement novatrices et souples face à la difficulté, et les OSC peuvent aider les acteurs du développement (y compris ceux du secteur public) à rechercher ce type d’innovation.
Qui plus est, la société civile joue un rôle central pour renforcer la responsabilité des gouvernements et d’autres organes décisionnaires. À ce titre, elle peut non seulement assurer une surveillance, mais aussi proposer d’autres lignes d’action et des innovations. Lorsque les organismes publics associent la société civile (le plus souvent en créant des plateformes nationales) à l’élaboration des politiques, l’action publique s’inscrit dans une perspective plus durable et est plus facile à mettre en œuvre dans les différents secteurs. Le processus des examens nationaux volontaires, mené chaque année à l’occasion du Forum politique de haut niveau des Nations Unies, en atteste (CCCI, 2017[5]). Les pays qui ont associé la société civile à l’élaboration de leurs plans consacrés à la réalisation des ODD et à la mise en œuvre de l’engagement de ne laisser personne de côté ont formulé des recommandations d’action plus concrètes et plus durables que les autres, et les communautés marginalisées ont été plus fortement représentées grâce à la contribution de la société civile. L’association de la société civile à la mise en œuvre des politiques nationales est un moyen d’offrir un mécanisme immédiat de redevabilité, qui permet de contrôler si les plans sont effectivement appliqués en vue d’atteindre les populations les plus délaissées, et s’ils sont efficaces.
Les ODD invitent la société civile à s’attaquer à la marginalisation sociale, politique et économique, à amplifier la voix de ceux qui sont généralement inaudibles et à créer un système qui donne à chacun les moyens de contribuer à façonner sa propre communauté. La société civile a un rôle essentiel à jouer en termes de mobilisation afin de rendre ces objectifs mondiaux pertinents, utiles et puissants pour les acteurs locaux.
Si la société civile joue un rôle central dans la concrétisation de l’engagement de ne laisser personne de côté, elle ne s’en heurte pas moins à de nombreux facteurs qui réduisent l’impact potentiel de son action. La plupart de ces obstacles sont liés à l’environnement dans lequel elle opère, à savoir : les paramètres juridiques et réglementaires, les possibilités de participation de la société civile au dialogue sur l’action publique, les structures de financement et l’efficacité de la société civile elle-même en matière de développement, ainsi que sa responsabilité et la transparence de son action.
La liberté d’association, la liberté de réunion et la liberté d’expression sont les trois piliers d’une société civile qui fonctionne. Ces trois libertés réunies définissent les paramètres de l’espace civique, c’est-à-dire l’espace où la société civile peut exister et le fondement de toute société ouverte et démocratique. Lorsque l’espace civique est ouvert, les citoyens et les OSC sont en mesure de s’organiser, de participer à la vie de la société et de communiquer sans entrave ; ils peuvent faire valoir leurs droits et influencer les structures politiques et sociales qui les entourent. Une société civile libre et dynamique, opérant dans un espace civique ouvert, joue un rôle essentiel pour endiguer la montée de l’extrémisme, de l’intolérance et de l’exclusion – une qualité, néanmoins, qui ne s’apprécie souvent que lorsque la société civile commence à disparaître. Or, il est préoccupant de constater que dans beaucoup trop de pays et dans toutes les régions du monde, les libertés civiques sont de plus en plus menacées. La liberté dont jouissent les citoyens de protester, de se mobiliser et de s’exprimer est contestée et restreinte. Les données de CIVICUS Monitor montrent que plus de 3 milliards de personnes vivent dans des pays où l’espace civique est réprimé ou fermé ; en mars 2018, CIVICUS Monitor faisait état de 109 pays où l’espace civique était fermé, réprimé ou obstrué (CIVICUS, 2018[6]).
La place accordée au dialogue multipartite est un élément fondamental de l’espace civique. Si elles veulent mettre à profit les connaissances et l’expérience de la société civile, les OSC doivent pouvoir participer au dialogue multipartite et ainsi contribuer à la définition et au suivi des politiques publiques. Permettre une telle participation favorise en outre l’autonomisation des personnes et l’appropriation démocratique des politiques et des initiatives de développement qui influent sur leur vie. Les données montrent cependant que même si de nombreux gouvernements consultent les OSC pour la conception, la mise en œuvre et le suivi des politiques nationales de développement, la qualité de ce dialogue varie. Les contextes politiques difficiles ou polarisés, les situations de fragilité ou de conflit, les mécanismes ad hoc de consultation et l’absence de mécanismes de coordination permettant de garantir une large représentation des OSC sont autant de facteurs qui réduisent l’efficacité des consultations dans le cadre de la détermination de l’orientation des politiques nationales (CPDE, 2016[7]) ;(OCDE/PNUD, 2016[8]).
Le rôle central que la société civile doit jouer dans la mise en œuvre des ODD dépend essentiellement de sa capacité d’empêcher le rétrécissement de l’espace civique dans le monde. Il est encourageant de voir que divers acteurs, dont certains gouvernements, des initiatives multipartites et même certaines entreprises, déploient des efforts pour défendre les droits de la société civile4 . Un des principaux objectifs à cet égard consistera à élaborer un message fort et intelligible sur l’importance de l’espace civique et le rôle que les citoyens peuvent jouer pour le défendre. La société civile et ses défenseurs devront participer aux processus internationaux afin de promouvoir des normes et des structures qui protègent l’espace civique, et devront œuvrer pour que les mêmes normes soient appliquées par tous les pays. De même, à l’heure où le rôle, l’indépendance et l’importance de la société civile sont remis en cause dans de nombreux pays, la société civile elle-même devra respecter les normes les plus rigoureuses en matière d’intégrité et développer ses propres capacités en matière de transparence et de responsabilité, de sorte qu’elle soit en position de réfuter toute critique portant atteinte à sa légitimité5 .
Pour permettre à la société civile de lutter contre le rétrécissement de l’espace civique et de renforcer ses propres capacités en matière de transparence et de responsabilité, les structures de financement en place doivent être revues et reconstruites. Le financement actuel est généralement défini par les donneurs ; il tend également à encourager la concurrence entre les organisations de la société civile pour l’obtention des ressources disponibles et à favoriser les organisations internationales ainsi que celles qui sont basées dans les pays donneurs. Les programmes dirigés par les donneurs ont tendance à nouer des partenariats avec des organisations qui ont les capacités et disposent des réseaux nécessaires pour mettre en œuvre la vision et les plans des donneurs. En 2016, les membres du Comité d’aide au développement (CAD) indiquaient que 12 % de leur aide publique au développement (APD) transitaient par le biais d’OSC, tandis que seulement 2 % leur étaient directement destinés, c’est-à-dire pour appuyer des programmes menés par les OSC elles-mêmes (OCDE, 2018[9]) ; (OCDE, 2018[10]). Cette situation limite l’impulsion, le contrôle créatif, l’appropriation et l’impact de la société civile, et favorise une approche descendante du développement. Par ailleurs, l’apport de fonds en vue de favoriser certains aspects de la société civile par rapport à d’autres crée une concurrence qui peut freiner ou fausser la coopération entre les OSC opérant au sein du même espace et au service du même objectif de ne laisser personne de côté. Les donneurs privés et ceux du secteur public ont également tendance à favoriser les organisations basées dans leur pays ou les organisations internationales. En 2016, les OSC des pays du Nord ont reçu 11 fois plus d’APD que celles du Sud (OCDE, 2018[10]).
Pour bâtir une société civile diversifiée et résiliente qui réponde aux besoins des communautés marginalisées, il conviendra de réorienter ces ressources vers des initiatives à ancrage local et favoriser le développement de la société civile sur le terrain. Il faudra par exemple dresser une vue d’ensemble sincère et complète des avantages relatifs qu’offre le financement direct et indirect en faveur des OSC, en évitant de compromettre les relations entre les OSC ou de créer une rivalité inutile, mais en prenant en compte la réalité de l’État et les aspirations de la société civile dans chaque pays (Wood et Fällman, 2013[11]). De plus, comme l’a souligné l’OCDE, les défenseurs de la société civile devraient s’efforcer d’accroître la part des contributions aux budgets centraux qui est alignée sur les systèmes et les priorités des OSC et devraient faire du renforcement des capacités de la société civile dans les pays du Sud une condition essentielle (OCDE, 2012[12]). L’OCDE mène actuellement une étude sur la coopération entre les membres du CAD et la société civile afin de formuler des orientations en matière de bonnes pratiques qui permettent d’accroître l’efficacité et l’efficience des structures de financement et des relations avec la société civile.
Une tactique importante pour surmonter les inégalités géographiques, mise en évidence lors des consultations nationales, consiste à donner les moyens nécessaires pour la bonne conduite des interventions locales et à dialoguer directement avec les groupes marginalisés. Il ressort d’une enquête récente réalisée par CIVICUS et d’un cycle de dialogues menés à l’échelle nationale que les groupes marginalisés se mobilisent et s’investissent avant tout au plan local. En conséquence, pour autonomiser et associer les groupes marginalisés à l’élaboration et à la mise en œuvre des stratégies nationales relatives aux ODD, la société civile et ses défenseurs devraient cibler des personnes et des organisations locales afin de tirer parti de l’influence et de la dynamique déjà en place, et devraient veiller à assurer un impact durable et local qui touche les personnes qui se trouvent le plus dans le besoin.
La société civile a un rôle à jouer tant dans la fourniture de services que dans la promotion d’une transformation sociale durable. La dotation en ressources au niveau local permet de répondre à ces deux dimensions à la fois. Soutenir les OSC locales qui sont implantées au sein des communautés qu’elles entendent aider permet de satisfaire à bon nombre des critères d’efficacité technique qui sont si importants pour l’allocation des ressources à l’appui du développement. Néanmoins, l’ancrage local ne se réduit pas à l’efficacité technique ou à l’impact en termes de développement, mais suppose une réorientation politique, transformatrice, des rapports de force. Il s’agit de distribuer une plus grande part des ressources aux acteurs locaux et de leur donner davantage de contrôle sur la manière dont ces ressources sont dépensées. Les engagements en ce sens n’ont pas manqué ces dernières années, comme l’illustrent le Grand compromis (Grand Bargain) ou le Partenariat mondial pour une coopération efficace au service du développement. Cependant, en dépit de ces engagements, très rares ont été les mesures concrètes qui ont modifié le cours des choses. S’ils veulent renforcer les institutions proches des populations qui sont le plus exposées au risque d’être laissées de côté, les donneurs et les OSC doivent trouver de nouveaux mécanismes permettant d’acheminer rapidement et selon des modalités souples leurs ressources aux acteurs locaux et nationaux.
En effet, si leur objectif est de renforcer les capacités locales et d’obtenir un impact durable, les acteurs du développement devraient s’employer en priorité (Hodgson et Pond, 2018[14]) à investir dans de nouvelles modalités de développement, par le biais notamment d’organisations philanthropiques de proximité ou d’organisations locales qui pratiquent le financement en cascade. Pour cela, il leur faudra adopter une approche nuancée et reconnaître en toute bonne foi le fondement politique sur lequel repose leur soutien. Par- dessus tout, il leur faudra être déterminés à utiliser leur pouvoir pour faire évoluer les structures de pouvoir inégalitaires sur le terrain.
Les OSC basées dans des pays du Nord sont particulièrement concernées par ce défi et cette mission. Elles devront nouer différents types de partenariats avec les acteurs locaux, au-delà des dispositifs de subvention en cascade, de manière à partager les rôles et à renforcer les structures locales6 . La voie à suivre est celle d’une réorientation des rapports de force au sein de leurs propres structures (souvent fédérées) vers les pays du Sud et d’une prise de décision plus inclusive en matière de programmation. Les OSC des pays du Nord ne devraient pas reculer devant le changement de rôle qui s’impose ; elles devraient à cet égard intégrer davantage d’interventions et de campagnes de portée nationale dans leurs activités centrales, et se retirer du jeu dans les pays où la société civile locale est prête à prendre le relais.
Dans ce tout nouveau contexte du développement, la société civile doit adopter de nouvelles méthodes de travail. Les campagnes mondiales passées – mais c’est peut-être encore le cas aujourd’hui – étaient largement pilotées par les pays du Nord et visaient à infléchir les objectifs mondiaux et à influencer les gouvernements des pays du Nord. À l’ère des ODD, les nouveaux modèles de campagne devront être interconnectés, ascendants et décentralisés. Le plus souvent possible, ils devront émaner des acteurs locaux et être mis en œuvre par ces derniers.
Kumi Naidoo, président fondateur, et Coumba Toure et Muhammed Lamin Saidykhan, co-coordinateurs, Africans Rising for Justice, Peace & Dignity
Africans Rising for Justice, Peace and Dignity est un mouvement qui aspire à faciliter la création et le renforcement de réseaux pluridisciplinaires d’organisations de la société civile en Afrique et au sein de la diaspora, en aidant ces organisations à tirer des enseignements de leur expérience respective et à se soutenir mutuellement dans leur quête de justice, de paix et de dignité pour tous les Africains. Nous avons suivi l’engagement international visant à ne laisser personne de côté avec intérêt – à travers les yeux de la société civile africaine, qui œuvre depuis fort longtemps à cet objectif, sous cette devise ou sous d’autres bannières.
Non seulement les Africains ont été laissés de côté dans la course au développement, mais ils n’ont de fait jamais fait partie de cette course. Nous sommes censés concourir pour un trophée que nous n’avons jamais sollicité. Et alors que nous nous efforçons de trouver notre place dans ce modèle de développement, nous continuons, systématiquement, d’être marginalisés.
Seul un faible pourcentage d’Africains vivant sur le continent et ailleurs sur la planète peuvent affirmer vivre dans un environnement où règnent justice, paix et dignité. La plupart n’ont pas accès à une sécurité alimentaire de base, en termes de qualité comme de quantité. À ce jour, la famine menace les agriculteurs africains, qui dépendent de précipitations erratiques pour cultiver leurs cultures et nourrir leur famille. Les habitants de l’Afrique du Sud continuent de remettre en question les vestiges du passé colonial de leur pays, en particulier à travers des expropriations foncières massivement injustes et sans indemnités pour les propriétaires. Dans la région occidentale du Cameroun, les femmes victimes d’attaques de militaires racontent les mêmes récits d’horreur – une ramification parmi d’autres des insurrections qui touchent le pays. Les jeunes Ougandais paient jusqu’au prix de leur vie pour protéger leur constitution. Dans de nombreux pays, notamment le Burundi, le Togo et la République démocratique du Congo, des personnes meurent pour avoir condamné la corruption et réclamé une meilleure gouvernance.
L’héritage du colonialisme a laissé de profondes cicatrices. Les pays continuent d’être endettés à l’égard des pays du Nord et leurs handicaps sont accentués par le capitalisme prédateur et la persistance de programmes ayant une incidence manifestement négative sur certaines, voire la totalité, de leurs populations. La période postcoloniale est entachée d’exemples récurrents de gouvernements qui poursuivent leurs propres intérêts, aux dépens des populations marginalisées et parfois même de la quasi-totalité de leurs citoyens.
Pour autant, nous ne pouvons nous payer le luxe de nous morfondre devant notre passé. L’Afrique est dotée d’un abondant capital humain, jeune, qui a la capacité de transformer le continent au plan politique mais aussi économique. L’appel à ne laisser personne de côté est une invitation à prendre conscience de ce potentiel, mais aussi à reconnaître que les peuples africains ont le droit à la dignité et à la prospérité, qu’il s’agisse des femmes, des LGBTQ, des personnes handicapées, des personnes analphabètes, des pauvres, des jeunes ou des personnes âgées. C’est également une invitation à mettre fin au pillage des ressources naturelles que recèle notre continent, ce qui suppose de promouvoir un développement équitable et durable, conçu et pris en main à l’échelle nationale, régionale et mondiale par les Africains eux-mêmes.
Il appartient à la société civile d’agir pour ceux qui sont laissés-pour-compte, de défendre les droits humains et de mettre au jour les injustices. Le mouvement Africans Rising fait converger, unit et amplifie les voix des Africains qui luttent pour la démocratie, promeuvent d’autres modèles de développement et œuvrent à garantir l’accès à la justice sur tout le continent et au sein de la diaspora. Notre rôle est de changer la manière dont l’histoire s’écrit, de remettre en question les systèmes en place dans l’intérêt collectif et de faire jaillir de nouvelles étincelles d’espoir.
Nous demeurons résolus à apporter un soutien aux nombreux mouvements, personnes et organisations qui s’emploient courageusement à promouvoir la justice, la paix et la dignité au sein des communautés et des pays d’Afrique. Pour cela, il nous faut rapprocher les individus et leur offrir un accès direct aux ressources dont ils ont besoin pour mener à bien leur mission, car ce sont les peuples africains qui sont en première ligne et au carrefour de toutes les luttes. Certes, les personnes marginalisées ne peuvent pas se prémunir contre toutes les crises, mais si celles qui sont déjà touchées sont bien organisées et intégrées dans un réseau d’organisations locales et transnationales de la société civile, alors l’impact de ces crises – aussi catastrophique soit-il – s’en trouvera nettement réduit. De même, l’Afrique et les Africains ne pourront collectivement mettre fin à leur marginalisation que s’ils s’appuient sur une société civile organisée, connectée, solidaire, et qui soit solidement ancrée dans nos communautés.
Pour réellement concrétiser l’engagement de ne laisser personne de côté, nous devons créer un environnement favorable pour la société civile, ce qui suppose d’investir plus largement dans les initiatives infranationales et de réorienter les rapports de force en faveur des plus pauvres d’entre les pauvres. Dès lors, la société civile sera à même d’établir les liens nécessaires entre les personnes marginalisées et les différents secteurs et branches de l’action publique, et de mettre en œuvre des changements concrets. La société civile est idéalement placée pour jouer simultanément plusieurs rôles essentiels à la réalisation des ODD (participation, sensibilisation, responsabilité et mise en œuvre), à de multiples niveaux (local, national, régional et mondial) et sur de multiples fronts (auprès du public, des médias, des gouvernements et du monde de l’entreprise), comme le montre sa participation encourageante aux examens nationaux volontaires.
Par ailleurs, en modifiant les structures actuelles de financement de sorte qu’elles soient davantage axées sur les personnes les plus pauvres parmi les pauvres, le paysage du développement offrira davantage de moyens aux populations marginalisées de contrôler leur participation à l’élaboration des politiques nationales et locales. La coopération entre de multiples acteurs, et dans de multiples secteurs, sera nécessaire pour faire progresser le mouvement en faveur d’un monde qui ne laisse personne de côté.
[5] CCCI (2017), Progressing National SDGs Implementation: An Independent Assessment of the Voluntary National Review Reports Submitted to the United Nations High-Level Political Forum on Sustainable Development in 2017, Conseil Canadien pour la Coopération Internationale, Ottawa, Ontario, http://ccic.ca/progressing-national-sdgs-impementation.
[6] CIVICUS (2018), State of Civil Society Report 2018, CIVICUS, Johannesburg, http://monitor.civicus.org/SOCS2018.
[13] CIVICUS (s.d.), Leave no one behind: Leave No One Behind: Delivering on the Agenda 2030 Promise – Insights from Civil Society around the World, CIVICUS, Johannesburg, http://civicus.org/images/LNBReportFinal.pdf.
[7] CPDE (2016), GPEDC Indicator Two: Civil society operates within an environment that maximises its engagement in and contribution to development – An assessment of evidence, CPDE Working Group on CSO Enabling Environment and CPDE Working Group on CSO Development Effectiveness, CSO Partnership for Development Effectiveness, Quezon City, http://csopartnership.org/wp-content/uploads/2016/07/GPEDC-Indicator-Two.pdf.
[15] Development Initiatives (2016), Global Humanitarian Assistance Report 2016, Development Initiatives, Bristol, Royaume-Uni, http://devinit.org/post/global-humanitarian-assistance-report-2016.
[16] GPEDC (2016), « Document final de Nairobi », deuxième Réunion de Haut Niveau du Partenariat mondial pour une coopération efficace au service du développement, Partenariat mondial pour une coopération efficace au service du développement, New York et Paris, http://effectivecooperation.org/wp-content/uploads/2017/05/OutcomeDocumentFRfinal.pdf.
[14] Hodgson, J. et A. Pond (2018), How community philanthropy shifts power: What donors can do to help make that happen, Leadership Series, GrantCraft, Johannesburg, http://www.grantcraft.org/guides/how-community-philanthropy-shifts-power.
[3] Jones, S. et S. Howarth (2012), Supporting infrastructure development in fragile and conflict-affected states: Learning from experience, UK Department for International Development, Londres, http://assets.publishing.service.gov.uk/media/57ebe67de5274a0eba000011/FCAS_infrastructure_final_report_0.pdf.
[2] Kaleidoscope Trust (2015), Speaking out 2015: The rights of LGBTI people across the Commonwealth, Kaleidoscope Trust, Londres, http://kaleidoscopetrust.com/usr/library/documents/main/2015_speakingout_241115_web.pdf.
[9] OCDE (2018), Aid for civil society organisations: Statistics based on DAC members’ reporting to the Creditor Reporting System Database (CRS), OCDE, Paris, http://www.oecd.org/dac/financing-sustainable-development/development-finance-topics/Aid-for-Civil-Society-Organisations-2015-2016.pdf.
[1] OCDE (2018), États de fragilité 2018, Éditions OCDE, Paris, https://doi.org/10.1787/9789264308916-fr.
[10] OCDE (2018), La philanthropie privée pour le développement, Éditions OCDE, Paris, https://doi.org/10.1787/9789264303973-fr.
[12] OCDE (2012), Partnering with Civil Society: Twelve Lessons from DAC Peer Reviews, Examens de l’OCDE sur la coopération pour le développement, Éditions OCDE, Paris, http://dx.doi.org/10.1787/9789264200173-en.
[8] OCDE/PNUD (2016), Vers une coopération pour le développement plus efficace : Rapport d’étape 2016, Éditions OCDE, Paris, http://dx.doi.org/10.1787/9789264277601-fr.
[4] Taylor, S. et I. Taylor (2016), Supporting infrastructure development in fragile and conflict-affected states: Annotated bibliography, Evidence on Demand, http://dx.doi.org/10.12774/eod_hd.may2016.tayloretal.
[11] Wood, J. et K. Fällman (2013), Official donors’ engagement with civil society: Key issues in 2012, CIVICUS, Johannesburg, http://socs.civicus.org/wpcontent/uploads/2013/04/2013StateofCivilSocietyReport_full.pdf.
← 1. Suhani Bhushan et Dhananjayan Sriskandarajah représentent CIVICUS ; Karin Fällman, la Direction de la coopération pour le développement de l’OCDE ; et Wolfgang Jamann, l’International Civil Society Centre.
← 2. World Bank PovcalNet (http://iresearch.worldbank.org/PovcalNet/povOnDemand.aspx). En octobre 2015, la Banque mondiale a rehaussé le seuil international de pauvreté de 1.25 USD par jour (prix internationaux de 2005) à 1.90 USD par jour (prix internationaux de 2011). D’après des estimations de Development Initiatives (Development Initiatives, 2016[15]), en 2012 (année la plus récente pour laquelle on dispose de données comparables par pays sur la pauvreté), 76 % des personnes vivant en situation d’extrême pauvreté (c’est-à-dire avec moins de 1.90 USD par jour) vivaient dans des pays qui étaient soit fragiles au plan politique (32 %), soit vulnérables au plan environnemental (32 %), soit les deux à la fois (12 %). Cela signifie donc qu’environ 677 millions de personnes sont « laissées de côté ».
← 3. Wada Na Todo : http://wadanatodo.net ; initiative P20 : http://devinit.org/topics/p20-initiative ; Projet « Leave No One Behind » : http://icscentre.org/our-work/leave-no-one-behind.
← 4. Citons à titre d’illustration le Partenariat mondial pour une coopération efficace au service du développement (GPEDC, 2016, p. para 18[16]), le groupe de travail de la Communauté des démocraties sur l’habilitation et la protection de la société civile (http://community-democracies.org/?page_id=592) et l’équipe spéciale plurilatérale sur l’efficacité de la contribution des OSC au développement et les questions liées à l’environnement favorable (http://taskteamcso.com).
← 5. Reconnaissant que les OSC doivent rendre des comptes à diverses parties prenantes, dont les gouvernements des pays où elles interviennent, les fournisseurs de coopération pour le développement et d’autres bailleurs qui leur apportent des fonds, leurs conseils d’administration ainsi que leurs adhérents et leurs bénéficiaires, et qu’elles sont tenues de respecter les principes et normes des OSC, tels que les Principes d’Istanbul sur l’efficacité du développement des OSC.
← 6. Voir, par exemple, les mécanismes de responsabilité axés sur les bénéficiaires/partenaires tels que la norme humanitaire fondamentale de qualité et de redevabilité de CHS Alliance (www.chsalliance.org) ou le système de prise de décision fondé sur les personnes d’Accountable Now (http://accountablenow.org/future-accountability/people-powered-decision-making).