Le Centre pour la recherche et l’innovation dans l’enseignement (CERI) de l’OCDE a mené dans 11 pays un projet international de recherche-action sur le thème « Développer et évaluer les compétences en créativité et en esprit critique dans l’éducation ». Ce projet avait pour objectif d’établir une compréhension et un langage communs autour des éléments qui stimulent la créativité et l’esprit critique dans l’enseignement primaire et secondaire. Après un rappel des raisons de l’importance de la créativité et de l’esprit critique, ce chapitre présente ensuite les objectifs du projet, ses principaux résultats (référentiels de compétences sur la créativité et l’esprit critique, exemples de plans de cours et plans de développement professionnel), ainsi que différents enseignements tirés des travaux de terrain, recueillis à l’aide d’une combinaison de méthodes qualitatives et quantitatives.
Développer la créativité et l’esprit critique des élèves
Chapitre 1. Vue d’ensemble
Abstract
Créativité et esprit critique : pourquoi sont-ils si essentiels ?
L’esprit critique et la créativité jouent un rôle de plus en plus important sur le marché du travail et contribuent à l’amélioration de la vie des individus et des citoyens. Au vu de la place toujours plus prépondérante de l’innovation dans les économies de l’OCDE, les individus seront de plus en plus amenés à y contribuer et à l’intégrer. En outre, à l’ère de la transformation numérique, alors que l’intelligence artificielle et la robotique pourraient entraîner l’automatisation d’une part considérable de l’économie, les compétences moins faciles à automatiser, telles que la créativité et l’esprit critique, se voient davantage valorisées. Mais quand bien même il n’existerait aucun argument économique, la créativité et l’esprit critique contribuent au bien-être des individus et au bon fonctionnement des sociétés démocratiques. À l’heure de la multiplication des sources d’information (et de mésinformation), l’esprit critique doit s’exercer plus souvent, et ce dans une multitude de domaines.
Des compétences au service de l’innovation
On s’accorde largement à dire qu’il faut donner aux individus les moyens d’innover. Les politiques d’innovation mettent en général l’accent sur le rôle des sciences, de la technologie, de l’ingénierie et des mathématiques dans l’innovation ; celui de l’entrepreneuriat ; et mettent en avant l’importance des diplômes de troisième cycle universitaire, tels que les doctorats. D’après les travaux d’Avvisati, Jacotin et Vincent-Lancrin (2013 [1] ), les diplômés de l’enseignement tertiaire contribuent bel et bien, quel que soit leur domaine d’études, à l’innovation sur le marché du travail. Toutefois, dans le cas des innovations de produits ou de technologies, les ingénieurs, scientifiques et mathématiciens sont en général plus susceptibles de contribuer au processus d’innovation que leurs pairs des autres disciplines.
L’analyse de deux enquêtes internationales sur les diplômés de l’enseignement tertiaire, couvrant 19 pays européens et le Japon (Reflex et Hegesco), a permis la mise au jour des compétences distinguant le mieux les « innovateurs » de ceux qui ne le sont pas : la créativité (la fait de « trouver de nouvelles idées et solutions ») et l’esprit critique (la « volonté de remettre en question certaines idées »), suivies de la « capacité d’exposer des idées en public » (communication), la « réactivité face aux opportunités » (esprit d’entreprise), la « pensée analytique », la « capacité à coordonner des activités » et la « capacité à acquérir de nouvelles connaissances ». (Par « innovateurs », on entend les professionnels qui exercent un emploi contribuant à l’innovation dans une organisation à l’avant-garde en termes d’intégration des innovations.) En moyenne, tous types d’innovation confondus, les innovateurs sont environ quatre fois plus susceptibles que les autres d’affirmer que la créativité est une compétence très importante pour l’exercice de leur profession – et trois fois plus susceptibles lorsqu’il s’agit de l’esprit critique.
Des compétences au service de l’ère numérique
L’essor de l’intelligence artificielle (IA) et de la robotique, ainsi que la mondialisation des sociétés de la zone OCDE, ont amené nombre d’observateurs et de médias à spéculer sur l’avenir des emplois. Certains seront-ils amenés à disparaître des économies de la zone OCDE pour être délocalisés dans des pays où la rémunération des travailleurs est comparativement plus faible ? Plus fondamentalement, une grande part des emplois exercés par des personnes se verront-ils automatisés et exécutés par différents types d’ordinateurs (notamment robots et agents intelligents) ? D’après de récentes estimations de l’OCDE, 14 % des emplois de la zone OCDE risquent d’être entièrement automatisés, tandis que 32 % sont susceptibles de connaître de profonds changements (OCDE, 2019 [2] ).
En 2018, répondant à l’enquête du Forum économique mondial sur « L’avenir de l’emploi », les PDG et directeurs des ressources humaines de multinationales et de grandes entreprises nationales ont identifié l’esprit critique et la créativité comme les troisième et cinquième compétences les plus recherchées (« la pensée analytique et l’innovation » et « la résolution de problèmes complexes » arrivant respectivement en première et deuxième positions). D’après les prévisions, elles devraient respectivement devenir en 2022 les cinquième (esprit critique) et troisième (créativité) compétences les plus recherchées, ce qui donnerait un léger avantage à la créativité (FEM, 2018 [3] ).
D’autres rapports se basant sur des méthodologies différentes vont dans le même sens. D’après une étude de marché réalisée récemment par LinkedIn Learning, la créativité était la deuxième compétence la plus recherchée par les entreprises en 2019 (après le cloud computing [informatique en nuage]) (Petrone, 2019a [4] ; 2019b [5] ). L’entreprise a identifié les compétences les plus recherchées en analysant quelles compétences les personnes les plus recrutées mentionnent dans leur profil. D’après une analyse de la base de données O*NET du département du Travail des États-Unis, la créativité est la compétence dont l’importance et la demande ont connu la plus forte augmentation entre 2004 et 2017 dans les fonctions relevant des sciences et de l’ingénierie, importance également en hausse dans toutes les autres fonctions de l’économie. Ce constat vaut aussi pour le raisonnement complexe (qui, dans cette étude, inclut l’esprit critique) (Accenture, 2018 [6] ). Enfin, dans un exercice de prévision de la demande de compétences dans tous les secteurs de l’économie aux États-Unis et en Europe de l’Ouest, le McKinsey Institute note que la demande de compétences cognitives de haut niveau, telles que celles en créativité et en esprit critique, augmentera à l’horizon 2030 : selon ses prévisions, la demande de compétences en créativité enregistrera ainsi une hausse de respectivement 40 % et 30 % aux États-Unis et en Europe de l’Ouest, tandis que celle de compétences en esprit critique et de prise de décisions s’élèvera de 17 % et 8 % (Bughin et al., 2018 [7] ).
De façon globale, on semble reconnaître que la créativité et l’esprit critique joueront un rôle plus important dans la vie professionnelle des individus, et seront bien plus recherchées sur le marché du travail durant les prochaines décennies.
Créativité et esprit critique au service du bien-être des individus et de la société
Au-delà de l’argument économique, les compétences d’ordre supérieur telles que la créativité et l’esprit critique sont essentielles, car elles contribuent au bien-être des individus et à l’existence de sociétés démocratiques.
L’un des principaux attraits et intérêts de la créativité réside dans le sentiment d’ancrage et de bien-être qu’elle procure, d’après la psychologie positive. Csikszentmihalyi est célèbre pour sa description de l’état de « flow » (expérience optimale) qui accompagne souvent la créativité et, de manière générale, les tâches stimulantes. Il s’agit d’un « état dans lequel les individus sont si impliqués dans une activité que plus rien d’autre ne semble compter ; l’expérience en soi est tellement plaisante qu’ils sont prêts à la poursuivre coûte que coûte, juste pour le plaisir de la faire » (Csikszentmihalyi, 1990 [8] ). Les recherches sur la créativité se sont aussi intéressées à d’autres types d’association positive entre créativité et bien-être, ainsi qu’aux états émotionnels positifs durables que déclenche en général la créativité.
L’esprit critique joue également un rôle dans le bien-être individuel, mais est plus souvent perçu comme l’un des principaux piliers du bon fonctionnement des démocraties modernes. La tradition philosophique de l’Antiquité y voyait à la fois un moyen de mener une vie juste et heureuse, et un outil au service d’une bonne gouvernance. De nos jours, dans les démocraties modernes, on attend des individus qu’ils exercent leur esprit critique comme composante à part entière de leur statut de citoyens, capables d’avoir un avis indépendant et éclairé pour voter et évaluer la qualité des arguments présentés dans les médias et par d’autres sources d’autorité. À l’ère du tout-numérique, où une multitude de faits, points de vue, théories et hypothèses se font concurrence, le rôle de l’esprit critique est plus important que jamais.
Développer la créativité et l’esprit critique dans l’éducation : Objectifs du projet
Dans la plupart des programmes scolaires des pays de l’OCDE, l’esprit critique et la créativité font partie, sous une forme ou une autre, des résultats d’apprentissage recherchés. Leur importance dans l’enseignement, de la petite enfance au supérieur, est désormais reconnue dans le monde entier. Dans de nombreux pays, on reconnaît aussi de plus en plus le rôle de l’éducation dans le développement de l’esprit critique : la majorité de la population y estime que l’école doit aider les élèves à devenir des « penseurs indépendants », et non se contenter d’une simple transmission des savoirs.
Toutefois, les enseignants ont souvent des difficultés à saisir clairement ce que la créativité et l’esprit critique (ainsi que d’autres compétences complexes de réflexion) signifient et impliquent réellement dans leur pratique quotidienne d’enseignement. Plus que d’un problème de « résistance au changement » ou de « lassitude de l’innovation », l’insuffisance de la mise en pratique provient du manque de clarté quant à la signification concrète de ces grands concepts et à la manière dont ils s’intègrent dans l’enseignement, l’apprentissage et l’évaluation formative.
Le projet « Développer et évaluer la créativité et l’esprit critique dans l’éducation » du Centre pour la recherche et l’innovation dans l’enseignement (CERI) de l’OCDE (ci-après dénommé « le projet OCDE-CERI » ou « le projet ») visait à établir un langage professionnel commun sur la créativité et l’esprit critique dans l’éducation, et à faciliter ainsi à terme leur enseignement et leur apprentissage dans les différents pays.
Ce projet avait pour principal objectif d’expliquer de manière tangible et visible aux enseignants et aux responsables des politiques d’éducation les tenants et les aboutissants de l’enseignement, de l’apprentissage et de l’évaluation de la créativité et de l’esprit critique à l’école – dans le cadre d’un programme d’enseignement donné et des matières scolaires traditionnelles. Pour ce faire, une série d’autres objectifs devaient être atteints :
l’établissement d’une compréhension et d’un langage communs autour de la signification de la créativité et de l’esprit critique à l’école
l’identification d’une progression dans l’acquisition de ces compétences dans l’enseignement primaire et secondaire
l’illustration de la transposition de ce langage dans l’enseignement et l’apprentissage de différentes disciplines (sciences, mathématiques, musique et arts visuels) à l’aide d’un référentiel de plans de cours et d’autres ressources pédagogiques
le développement d’un protocole de recherche et d’instruments pour l’évaluation de l’expérience finale, afin de recueillir des informations sur les contextes locaux et de mesurer les effets de l’expérience sur une série de résultats au niveau des élèves et des enseignants.
Durant cinq ans (dont deux années scolaires de travail de terrain et de collecte de données), l’OCDE a coordonné et travaillé avec un réseau international d’établissements et d’enseignants de 11 pays représentant une grande diversité de cultures et d’approches de l’éducation : le Brésil, l’Espagne, les États-Unis, la Fédération de Russie, la France, la Hongrie, l’Inde, les Pays-Bas, la République slovaque, le Royaume-Uni (pays de Galles) et la Thaïlande. Chaque équipe nationale comptait des coordinateurs de projet, regroupant en général des experts en pédagogie et des chercheurs. Ils travaillaient avec les enseignants qui testaient et commentaient les ressources pédagogiques qui leur étaient présentées, proposaient des alternatives et partageaient leurs connaissances professionnelles afin de permettre leur codification et leur partage avec les autres enseignants.
L’OCDE a travaillé avec les experts et les coordinateurs de projet à la conception d’un premier ensemble de ressources pédagogiques : un référentiel de compétences initial (modifié durant le cours du projet) et une série d’exemples de plans de cours. Il s’agissait là de la proposition initiale de langage à tester sur le terrain. Les ressources pédagogiques finales ont ensuite été élaborées à l’aide d’une méthode de prototypage rapide : après la conception initiale des instruments, les retours d’expérience du terrain de la part des enseignants et des coordinateurs de projet ont permis leur amélioration progressive, avant leur nouvelle mise à l’essai sur le terrain et amélioration, etc. Des plans de cours s’appuyant sur les référentiels de compétences de l’OCDE ont été mis au point et enseignés au niveau local ; certains d’entre eux ont pu être partagés avec le réseau pour discussion, permettant ainsi la conception de nouvelles ressources et la poursuite de l’amélioration des concepts et méthodes pédagogiques.
L’ensemble des équipes nationales étaient invitées à apporter leur soutien aux enseignants participants et leur proposer des possibilités de développement professionnel ; partager les commentaires qualitatifs des enseignants sur les référentiels testés et leurs différentes utilisations ; documenter certains des plans de cours conçus ou modifiés par les enseignants pour offrir à leurs élèves des possibilités de développement de leur créativité et de leur esprit critique ; et organiser des groupes de discussion et des entretiens avec les enseignants et les élèves à différentes étapes de la mise en œuvre du projet.
Les chefs d’établissement devaient également jouer un rôle important dans ce processus de changement en apportant aux enseignants encadrement, encouragements et soutien durant la phase de test des outils du projet et de mise en œuvre de l’expérience pédagogique.
En outre, les équipes nationales étaient invitées à effectuer une collecte pilote de données sur la base d’instruments et d’un protocole de recherche qui permettraient d’évaluer l’efficacité de l’expérience proposée et de ses outils lors d’une deuxième phase du projet. Ces instruments et protocoles ont été conçus pour un plan de recherche quasi-expérimentale ; dans ce cadre, les équipes nationales étaient invitées à recruter deux groupes : 1) un groupe expérimental qui aurait accès au matériel du projet et se concentrerait sur l’enseignement délibéré de la créativité et de l’esprit critique ; et 2) un groupe de contrôle soumis à une expérience qui n’aurait idéalement pas comme objectif le développement de la créativité et de l’esprit critique (ou qui fonctionnerait simplement selon les modalités habituelles). Les instruments ciblaient les chefs d’établissement, les enseignants et les élèves. Les chefs d’établissement étaient invités à répondre à un questionnaire pré- et post-expérience (uniquement pré-expérience pour les établissements du groupe de contrôle) ; les enseignants, à un questionnaire pré- et post-expérience ; et les élèves, à un questionnaire pré- et post-expérience, et à deux tests pré- et post-expérience, l’un de niveau de performance dans le domaine d’expérience, et l’autre de créativité dans le domaine d’expérience.
Le graphique Graphique 1.1 illustre les principes d’action de la phase de développement du projet, mettant en lumière le rôle du travail de terrain dans le processus de développement, les différents types de résultats du projet – et les retombées escomptées aux niveaux Élèves et Enseignants. Trois types de résultats ont été développés : les ressources pédagogiques, les stratégies de développement professionnel et les instruments d’évaluation.
Dans le continuum graduel des projets expérimentaux, il s’agit là d’une phase de « développement » : les ressources pédagogiques, plans de développement professionnel et instruments d’enquête ont été développés en vue d’une étude de validation ou d’efficacité lors d’une étape ultérieure du projet. L’« expérience » conçue dans le cadre du projet peut être mise en œuvre à l’échelle internationale et évaluée à l’aide des instruments proposés. Cette méthode pourrait facilement être adoptée par les autorités éducatives et les chefs d’établissement, et étendue à d’autres compétences demeurant moins familières dans l’enseignement (comme la collaboration, la communication, etc.).
Ces travaux ont été menés à la fois dans l’enseignement primaire (3e année d’études, soit des élèves âgés d’environ 10 ans) et dans l’enseignement secondaire (8e année d’études, soit des élèves âgés d’environ 14 ans). Au total, dans les 11 pays participants, près de 800 enseignants ont pris part au projet. Au sein des équipes nationales, on comptait en moyenne 63 enseignants participants, avec toutefois une forte variation des tailles d’échantillon, allant de moins de 20 enseignants en France, jusqu’à 159 en Thaïlande. Sur le plan des élèves, ils ont été 20 273 au total à participer au projet à un moment ou à un autre (8 949 dans l’enseignement primaire et 11 324 dans l’enseignement secondaire), avec des échantillons nationaux allant de 354 à 5 021. Parmi ces élèves, 17 291 ont au moins répondu à l’un des instruments (questionnaire ou test) de la collecte de données. Au total, 319 établissements et 753 classes ont pris part au projet.
Mieux comprendre la créativité et l’esprit critique
La créativité et l’esprit critique sont deux compétences cognitives d’ordre supérieur distinctes, mais néanmoins liées. À ce titre, elles requièrent toutes deux de l’énergie et des efforts mentaux importants, et sont exigeantes sur le plan cognitif. Elles sont liées en ce sens qu’elles mobilisent des processus de pensée similaires, mais leurs objectifs diffèrent. La créativité vise à créer des idées et des productions nouvelles et adaptées au contexte dans lequel elles se manifestent. L’esprit critique vise quant à lui à évaluer et juger soigneusement des affirmations, idées et théories au regard d’explications ou de solutions alternatives afin de parvenir à un point de vue indépendant et éclairé – potentiellement en vue d’une action.
Les recherches sur la créativité et l’esprit critique ne se recoupent guère en réalité, bien que l’esprit critique joue parfois un rôle important dans la créativité, et vice versa. Les programmes scolaires et les référentiels de compétences éducatifs ont en revanche tendance à les regrouper, les faisant aller de pair (« créativité et esprit critique »). Dans certains cas, cet amalgame entraîne la disparition de certaines nuances et différences, mais il souligne aussi que certaines tâches éducatives peuvent favoriser le développement et la pratique de sous-catégories de compétences essentielles pour la créativité comme pour l’esprit critique.
Sternberg et Lubart (1999 [9] ) ont proposé une définition simple de la créativité : c’est « la capacité à réaliser une production qui soit à la fois nouvelle (c’est-à-dire originale, imprévue) et adaptée au contexte dans lequel elle se manifeste (c’est-à-dire utile, adaptée aux contraintes de la situation) ». Le terme « adaptée » rappelle que toute créativité s’inscrit dans un système ou contexte caractérisé par ses normes et contraintes ; il ne s’agit pas uniquement de produire de la nouveauté. Comme le note Dennett (2012 [10] ) : « Être créatif, ce n’est pas simplement chercher quelque chose de nouveau – n’importe qui peut le faire, la nouveauté pouvant se trouver dans toute juxtaposition aléatoire –, mais faire jaillir la nouveauté d’un système, devenu établi, pour de bonnes raisons ».
Mettant à la fois l’accent sur le processus et le résultat, Lubart (2000 [11] ) définit la créativité comme « une séquence de pensées et d’actions menant à une production nouvelle et adaptée au contexte. » En quoi consiste alors cette séquence ? La recherche dans ce domaine a exploré les processus cognitifs à l’œuvre dans la créativité. Guilford met ainsi en évidence deux processus : la pensée divergente (le fait de produire des idées multiples) et la pensée convergente (le fait de choisir et de développer une bonne idée). Torrance distingue quant à lui quatre aspects du processus créatif : la fluidité (le fait d’avoir de nombreuses idées pertinentes), la flexibilité (le fait d’avoir différents types d’idées pertinentes), l’originalité (le fait d’avoir des idées statistiquement novatrices) et l’élaboration (la capacité de développer ses idées). La plupart des tests standardisés de créativité ou de potentiel créatif (notamment Torrance, Wallach-Kogan, Guilford, Getzel-Jackson, Mednick, Runco, Lubart-Besançon-Barbot) décomposent le processus créatif de manière similaire et ciblent certains de ses aspects.
L’esprit critique peut être ou non une étape du processus créatif : la pensée convergente ne doit pas nécessairement adopter un regard « critique ». L’esprit critique vise principalement à évaluer la solidité et le bien-fondé d’une affirmation, d’une théorie ou d’une idée par un processus de questionnement et de mise en perspective – pouvant à son tour aboutir (ou non) à la production d’une affirmation ou d’une théorie nouvelle. L’esprit critique ne doit pas nécessairement entraîner l’adoption d’une position originale face à un problème : la plus conventionnelle peut être la plus adéquate. Il implique en général toutefois l’examen et l’évaluation de différents points de vue possibles.
Si le concept d’esprit critique se retrouve déjà chez Socrate et s’inscrit au cœur de la philosophie occidentale depuis des siècles, Hitchcock (2018 [12] ), faisant la synthèse d’approches plus récentes définit l’esprit critique ou la pensée critique comme une « pensée approfondie et ciblée » – autre version de la définition d’Ennis, qui y voit une « pensée réflexive et raisonnée ayant pour but de décider ce qu’il convient de croire ou de faire » (Ennis, 2018 [13] ). Dans nombre de cas, les définitions de l’esprit critique mettent l’accent sur la dimension logique ou rationnelle, c’est-à-dire la capacité à raisonner, à évaluer les arguments et les éléments factuels, et à mener une argumentation solide afin de parvenir à une solution pertinente et adéquate à un problème. L’esprit critique inclut toutefois également une dimension de « critique » et de « mise en perspective ». Outre l’aspect rationnel ou logique, l’esprit critique comprend deux autres dimensions : la reconnaissance de la multiplicité des points de vue (ou de la possibilité d’en remettre un en question en particulier) et la reconnaissance des hypothèses (et limites) inhérentes à tout point de vue, même lorsqu’il semble supérieur à tous les autres proposés.
De nombreux processus cognitifs à l’œuvre dans la créativité et l’esprit critique présentent des points communs. Toutes deux requièrent des connaissances préalables dans le domaine d’application. Les sous-catégories de compétences à mobiliser dans le cadre de chacune comprennent l’imagination, la recherche, l’action et la réflexion. La créativité met davantage l’accent sur l’imagination (brainstorming, proposition d’idées et d’alternatives), tandis que l’esprit critique accorde plus de place à la « recherche », notamment sa dimension plus analytique et systématique (compréhension et décomposition du problème, etc.). L’esprit critique relève principalement de la recherche : c’est le mode de pensée du détective, alors que la pensée créative fait appel à l’imagination : c’est celui de l’artiste. L’esprit critique implique toutefois d’imaginer des théories et scénarios alternatifs, des raisons, et aboutit à une action (poser un jugement) ; la créativité nécessite quant à elle de porter des jugements et de prendre des décisions au sujet des idées alternatives produites dans le cadre du processus d’imagination, et plus fondamentalement, d’examiner les hypothèses sous-tendant les solutions et conventions existantes avant d’agir (créer quelque chose de nouveau et d’adapté).
La créativité comme l’esprit critique requièrent un certain degré d’ouverture et de curiosité. Tous deux peuvent amener à remettre en cause l’autorité, les valeurs ou les normes établies, ce qui peut d’ailleurs faire à la fois leur valeur et parfois leur complexité. L’esprit critique passe par l’intégrité scientifique ; la créativité requiert quant à elle discipline et capacités de jugement. Quand l’éducation se conçoit comme la simple transmission de connaissances socialement acceptées, il reste peu de place à la créativité et à l’esprit critique. En revanche, comme la plupart des compétences, la créativité et l’esprit critique ne doivent s’exercer qu’à certains moments : à supposer que ce soit réellement possible, un monde où les gens seraient tout le temps créatifs et critiques serait invivable. Les possibilités de connaissances et d’apprentissages cumulatifs se feraient rares, et l’absence de conventions établies rendrait difficile la vie en société. Les élèves doivent aussi apprendre quand et à quel propos ils peuvent ou doivent penser de manière créative ou critique.
Dans un cadre éducatif, la pensée créative comme l’esprit critique visent la meilleure compréhension des connaissances et des solutions, et donc l’approfondissement des apprentissages. Le développement de la créativité et de l’esprit critique est réellement un moyen d’améliorer l’apprentissage et de permettre aux élèves d’acquérir plus d’expertise dans un domaine – que cela aboutisse ou non à de nouvelles connaissances ou solutions.
Bien que sur le plan conceptuel, il soit possible de les décrire de façon générique, la créativité comme l’esprit critique s’inscrivent en fait principalement dans des domaines spécifiques : elles requièrent des connaissances sur un domaine ou un contexte pour s’exercer, et de manière générale, le fait d’être très créatif ou de penser de manière critique dans un domaine n’implique en rien la transférabilité de ces compétences dans un autre domaine. Elles peuvent en outre impliquer différents types d’activités dans différents domaines. C’est pourquoi le projet met l’accent sur le développement de la créativité et de l’esprit critique dans le cadre de l’apprentissage de connaissances propres aux matières enseignées (et non à titre d’activité générique, de type cours de créativité ou d’esprit critique).
Des référentiels de compétences au service du développement de la créativité et de l’esprit critique dans l’enseignement et l’apprentissage
Dans l’ensemble, les chercheurs s’accordent sur les principales dimensions de la créativité et de l’esprit critique. Le transfert de ces concepts au contexte éducatif nécessite toutefois quelques transpositions supplémentaires. Et c’est ici qu’interviennent les référentiels de compétences.
Elles permettent de simplifier, transposer et construire une représentation sociale de la place de la créativité et de l’esprit critique dans les processus d’enseignement et d’apprentissage. Elles visent à créer une compréhension commune de ce que signifie la créativité en classe et à établir un consensus sur les attentes au sein de la communauté enseignante ainsi qu’entre enseignants et élèves. Le rôle des référentiels de compétences est de simplifier les grands concepts de créativité et d’esprit critique afin de renforcer leur pertinence pour les enseignants et les apprenants dans la pratique concrète de leurs activités éducatives. Elles permettent en outre aux enseignants d’assurer le suivi et l’évaluation formative du développement de ces compétences chez leurs élèves. Outil métacognitif, les référentiels contribuent à renforcer la visibilité et la tangibilité de l’apprentissage, ainsi que le caractère délibéré de la démarche.
Un portfolio de référentiels a été constitué durant le projet, en réponse à différents objectifs et demandes des enseignants sur le terrain. Des « référentiels conceptuels » ont été élaborés afin de clarifier les « éléments importants » ou les « sous-catégories de compétences à développer » en matière de créativité et d’esprit critique, mais aussi d’orienter la conception des plans de cours et d’étayer les discussions en classe sur ces compétences. Des « grilles d’évaluation » (ou référentiels d’évaluation) définissent quant à elles les différents niveaux de progression ou de maîtrise dans l’acquisition des compétences en créativité et en esprit critique ; elles sont destinées à l’évaluation (formative ou sommative) des élèves.
L’une des difficultés de l’élaboration de référentiels consiste à trouver le juste équilibre entre simplicité et complexité. Pour être utiles, ils doivent être faciles d’utilisation pour les enseignants (et potentiellement pour les élèves) et employer un langage aisément compréhensible par différents types d’enseignants. D’un côté, les descripteurs des différentes idées clés doivent correspondre suffisamment aux concepts tels que définis par les spécialistes de la créativité et de l’esprit critique. De l’autre, ils doivent être suffisamment simples pour être facilement compris par les enseignants et les élèves, et doivent concerner des compétences et activités pertinentes dans le cadre scolaire. Idéalement, il faudrait pouvoir mémoriser facilement certaines de leurs formulations afin de se les approprier.
S’appuyant sur le référentiel des « cinq modes de pensée créative » de Lucas, Claxton et Spencer (2013 [14] ), l’examen d’autres référentiels et programmes scolaires existants, et les retours d’expérience des coordinateurs de projet et des enseignants durant la phase de recherche-action, les référentiels finals de l’OCDE couvrent différentes dimensions de la créativité et de l’esprit critique à travers quatre grands descripteurs facilement mémorisables : imaginer, chercher, faire et réfléchir. Chacun de ces verbes d’action est ensuite associé à une description pour la créativité et l’esprit critique.
Deux référentiels conceptuels génériques ont été élaborés : un référentiel « global » et un autre « adapté à un usage en classe ». Des adaptations spécifiques de ces référentiels par domaine ont aussi été développées. Le tableau Tableau 1.1 présente le référentiel générique « global», tandis que le tableau Tableau 1.2 illustre celui « adapté à un usage en classe ». La constitution d’un portfolio de référentiels, et non d’un référentiel unique, a été motivée par l’expérience de terrain : certains enseignants souhaitaient un référentiel simplifié, d’autres des référentiels spécifiques par domaine, correspondant aux activités pédagogiques types de leur discipline, tandis que d’autres encore préféraient s’en tenir au référentiel global.
Les différents aspects de la créativité et de l’esprit critique décrits dans ces référentiels ne s’organisent pas nécessairement selon un ordre prédéfini. Ils sont en général mobilisés à différentes étapes du processus d’apprentissage.
Les référentiels de compétences de l’OCDE ont été élaborés de manière progressive, après avoir été testées par les enseignants des 11 pays du réseau international : elles établissent une terminologie et une compréhension communes de ce que signifient la créativité et l’esprit critique dans l’éducation. Le travail de terrain a montré qu’en moyenne, sept enseignants participant au réseau international sur dix ont utilisé les référentiels de l’OCDE pour la conception de nouveaux cours ou l’amélioration de cours existants durant la mise en œuvre du projet. Il s’avère donc que les enseignants dans la plupart des pays où le projet a été mené ont relativement bien adopté les référentiels. Dans certains cas, les équipes locales ont adapté les référentiels à leur contexte, conçu des outils d’auto-évaluation pour les élèves ou utilisé un référentiel de même nature.
En plus de permettre une meilleure compréhension des compétences à développer, les référentiels de compétences peuvent aussi servir à l’évaluation du travail des élèves. C’est d’ailleurs la principale utilisation qui en est faite dans les pays où elles sont répandues. Des grilles (ou référentiels) d’évaluation de la créativité et de l’esprit critique ont également été développées durant le projet (voir le chapitre Chapitre 2).
Tableau 1.1. Référentiel de compétences de l’OCDE sur la créativité et l’esprit critique (générique, global)
CRÉATIVITÉ Proposer de nouvelles idées et solutions |
ESPRIT CRITIQUE Questionner et évaluer des idées et solutions |
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CHERCHER |
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IMAGINER |
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FAIRE |
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RÉFLÉCHIR |
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Remarque : Ce référentiel de compétences est conçu pour aider les enseignants/professeurs à identifier les compétences en créativité et en esprit critique de leurs élèves/étudiants qu’ils entendent développer dans leur enseignement et leur apprentissage, et non à des fins d’évaluation.
Tableau 1.2. Référentiel de compétences de l’OCDE sur la créativité et l’esprit critique (générique, adapté à un usage en classe)
CRÉATIVITÉ Proposer de nouvelles idées et solutions |
ESPRIT CRITIQUE Remettre en question et évaluer des idées et des solutions |
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CHERCHER |
Établir des liens avec d’autres concepts et savoirs de la même discipline ou d’autres disciplines |
Identifier et remettre en question des hypothèses et des idées ou pratiques généralement admises |
IMAGINER |
Élaborer et utiliser des idées originales et innovantes |
Examiner plusieurs points de vue sur un problème en fonction de différentes suppositions |
FAIRE |
Produire, exécuter ou concevoir une production significative, personnelle et originale |
Expliquer les forces et les faiblesses d’une production, d’une solution ou d’une théorie par des critères logiques, éthiques ou esthétiques |
RÉFLÉCHIR |
Réfléchir à la nouveauté de la solution et à ses conséquences possibles |
Réfléchir à la solution/au point de vue adopté en fonction des différentes alternatives possibles |
Remarque : Ce référentiel de compétences est conçu pour aider les enseignants/professeurs à identifier les compétences en créativité et en esprit critique de leurs élèves/étudiants qu’ils entendent développer dans leur enseignement et leur apprentissage, et non à des fins d’évaluation.
Des plans de cours au service du développement de la créativité et de l’esprit critique
Les enseignants étaient invités à utiliser les référentiels de compétences à différentes fins : pour la conception et la révision des plans de cours, afin de donner aux élèves la possibilité de développer leurs compétences en créativité et en esprit critique ; pour l’évaluation du travail des élèves et de leur progression dans l’acquisition de ces compétences ; pour la documentation de certains de leurs cours afin de permettre leur partage avec d’autres enseignants. Si l’ensemble des équipes nationales et des enseignants avaient pour objectif commun de développer intentionnellement la créativité et l’esprit critique des élèves, comme définies dans les référentiels et le matériel du projet, toutes les équipes (et les enseignants) disposaient néanmoins d’une liberté pédagogique totale. Lors de sa phase de développement, le projet avait notamment pour objectif de documenter ces pratiques pédagogiques et de constituer un référentiel de plans de cours et d’activités pédagogiques qui pourrait servir de source d’inspiration pour les enseignants (et faire l’objet de recherches ultérieures sur le plan de l’efficacité).
Certaines équipes ont utilisé différentes approches pédagogiques bien établies, notamment l’apprentissage par projet, l’apprentissage par la recherche, ou encore les méthodes Montessori, Creative Partnerships et Orff Schulwerk (voir le chapitre Chapitre 3). Ces approches holistiques et structurées semblaient se prêter particulièrement bien au développement des compétences en créativité et en esprit critique des élèves, en partie parce qu’elles offrent un bon équilibre entre structure et ouverture des pratiques pédagogiques, et qu’elles donnent aux élèves une capacité d’action suffisante pour exercer leur esprit critique ou leur créativité au sein d’un cadre d’apprentissage bien défini. (Dans nombre de cas, c’est parce que les coordinateurs locaux du projet avaient le sentiment que ces pédagogies développaient la créativité ou l’esprit critique des élèves [ou les deux] qu’ils ont pris part au projet.)
La plupart des autres équipes ont conçu des projets ou activités de courte durée, ou travaillé avec les enseignants à l’amélioration marginale de leurs plans de cours existants, les agrémentant de certaines techniques pédagogiques. Les enseignants ont bien proposé aux élèves des tâches leur permettant de développer leur créativité ou leur esprit critique. En particulier dans les pays où les enseignants n’étaient pas coutumiers des référentiels de compétences ou ne considéraient pas le développement de la créativité ou de l’esprit critique comme faisant partie intégrante de leurs tâches d’enseignement, l’approche la plus répandue a consisté à modifier progressivement certains éléments de leurs cours existants (voir le chapitre Chapitre 4).
Au début du projet, les enseignants se sont vus confier, en plus du référentiel initial, quelques exemples de plans de cours dans différents domaines. Ils étaient invités à utiliser le référentiel conceptuel comme point de référence pour vérifier si ou quand leur cours proposait aux élèves des devoirs ou des tâches favorisant au moins le développement de certaines des sous-catégories de compétences associées à la créativité ou à l’esprit critique. La méthode proposée consistait à décomposer leurs plans de cours par étapes, à repérer celles où ils donnaient à leurs élèves la possibilité de pratiquer les sous-catégories de compétence identifiées dans le référentiel – et à modifier le cours et ses tâches lorsqu’aucune possibilité de ce type n’était offerte. Cet examen des différentes étapes du cours au regard des sous-catégories de compétence du référentiel conceptuel constituait un processus essentiel de réflexion avant l’intégration par les enseignants des techniques pédagogiques associées au développement de la créativité et de l’esprit critique. Certains cours pouvaient ne développer que quelques sous-catégories de compétences de la grille, tandis que d’autres en couvraient tout l’éventail, en mettant l’accent sur la créativité ou l’esprit critique (ou les deux).
La première série de plans de cours provenant du terrain a permis de montrer que si les enseignants du réseau acceptaient largement le langage des référentiels, ils ne parvenaient néanmoins pas toujours à le transposer en plans de cours convaincants. Une autre série de « critères d’élaboration » des cours a donc été développée pour apporter une aide supplémentaire aux enseignants, sur la base des principes des sciences de l’apprentissage, notamment la motivation, l’activation cognitive, l’auto-régulation et les possibilités d’évaluation formative (tableau Tableau 1.3). Ces critères d’élaboration de bons plans de cours offraient un outil supplémentaire de contrôle de qualité et une nouvelle perspective sur la façon d’aborder la transformation pédagogique au service du développement de la créativité et de l’esprit critique chez les élèves. (Ils ont en outre servi de base à l’examen par les pairs des plans de cours inclus dans le référentiel en ligne de l’OCDE)1.
Les équipes nationales étaient invitées à travailler avec les enseignants en sciences, mathématiques, musique, arts visuels et projets interdisciplinaires. L’un des aspects essentiels du projet était de montrer que, si les différentes disciplines offrent différentes possibilités de développer la créativité et l’esprit critique, ces compétences peuvent néanmoins se renforcer dans le cadre de n’importe quelle matière – tout en impliquant différents types de tâches en fonction de la discipline concernée. Les arts n’ont pas l’exclusivité de la créativité, tout comme les sciences, les mathématiques et la philosophie ne sont pas les seules disciplines à pouvoir stimuler l’esprit critique. Aucune discipline spécifique n’a le monopole de la créativité ou de l’esprit critique.
Toutefois, comme souligné dans les « critères d’élaboration », les tâches visant à pratiquer et démontrer les compétences en créativité et en esprit critique dans l’éducation présentent certaines caractéristiques générales communes : elles sont stimulantes, peuvent être de nature délibérément ouverte, encouragent les élèves à explorer différentes solutions aux problèmes dans les limites et paramètres qui clarifient les objectifs, tout en restant relativement flexibles pour permettre aux élèves d’exercer suffisamment leur capacité d’action. D’après l’expérience des participants du projet, la réussite de l’enseignement de la créativité et de l’esprit critique repose essentiellement sur la création d’environnements d’apprentissage au sein desquels les élèves se sentent assez en sécurité pour prendre des risques en termes de pensée et d’expression, ce qui, à son tour, présuppose une attitude positive à l’égard des erreurs et, de la part des enseignants, un souci d’autonomisation de l’apprenant. L’attitude positive des enseignants envers les « erreurs » est, elle aussi, essentielle : en utilisant les erreurs pour amorcer une réflexion sur les opportunités d’apprentissage, en aidant leurs élèves à voir dans leurs erreurs une chance de s’améliorer, et non un échec, ou en choisissant des questions et des tâches que les enseignants eux-mêmes ne peuvent pas résoudre, ils enseignants peuvent par exemple montrer clairement que le processus de réflexion sous-tendant tout problème compte autant que sa réponse.
Bien que ce ne soit pas la priorité du projet, il convient néanmoins de noter que la plupart des cours conçus par les enseignants ou les spécialistes des programmes permettent également aux élèves de développer leurs compétences sociales et comportementales : la majorité inclut des séquences d’apprentissage coopératif et des présentations ou discussions qui permettront en règle générale de renforcer les compétences de communication.
Tableau 1.3. Critères d’élaboration d’activités pédagogiques qui développent les compétences en créativité ou en esprit critique
Une activité pédagogique conforme au référentiel de l’OCDE sur la créativité et l’esprit critique doit : |
Commentaires |
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1. Susciter chez les élèves le besoin/l’envie d’apprendre |
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2. Être stimulante |
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3. Développer des connaissances techniques claires dans un ou plusieurs domaines |
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4. Inclure la réalisation d’une production |
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5. Inviter les élèves à co-concevoir en partie la production/solution ou le problème |
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6. Aborder des problèmes pouvant être envisagés selon différents points de vue |
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7. Laisser de la place à l’imprévu |
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8. Donner aux élèves le temps et l’espace nécessaires pour réfléchir et faire/recevoir des commentaires |
Durant le projet, les enseignants et les experts des 11 pays ont élaboré près de 100 plans de cours dans différentes disciplines, en mettant l’accent sur la créativité et l’esprit critique. Ces exemples de pratiques pédagogiques se veulent une source d’inspiration pour les enseignants du monde entier en donnant plus de visibilité aux types d’approches et de tâches qui permettent aux élèves de développer leur créativité et leur esprit critique, tout en acquérant les connaissances propres aux matières enseignées et les connaissances procédurales dans les différents domaines du programme. Ces plans de cours sont accessibles au public sous forme de ressources éducatives libres. La banque de ressources de l’OCDE regroupant les plans de cours sur la créativité et l’esprit critique propose tout un ensemble de techniques d’enseignement sans imposer aucune approche pédagogique spécifique, montrant ainsi que l’enseignement de la créativité et de l’esprit critique peut englober un large éventail de méthodes pédagogiques. L’encadré Encadré 1.1 présente un exemple de plan de cours illustrant la façon dont l’esprit critique et la créativité peuvent se développer dans le cadre de l’enseignement des sciences, aux côtés des compétences techniques de cette discipline (connaissances propres aux matières enseignées et connaissances procédurales).
Encadré 1.1. Exemple de plan de cours qui développe l’esprit critique et la créativité : Qu’est-ce qui influence ma santé ?
Développée par Adler et al. (2017 [15] ), ce cours réparti sur 20 leçons invite les élèves à effectuer des recherches pour comprendre l’importance des facteurs génétiques et environnementaux dans la probabilité qu’ils souffrent de certaines maladies. Il s’adresse à des élèves citadins du Michigan (États-Unis) : le diabète est une pathologie très répandue dans leur contexte. Les élèves commencent par en apprendre davantage sur le diabète de type 2 grâce au témoignage d’un de leurs pairs récemment diagnostiqué diabétique. Ils réfléchissent à un premier modèle de réponse à la question « Qu’est-ce qui a causé le diabète de Monique ? ». Tout au long du cours, ils apprennent que le diabète, à l’instar de nombreuses pathologies courantes, résulte de la combinaison de facteurs génétiques et environnementaux. Les élèves examinent également la façon dont un régime sain et la pratique d’une activité sportive contribuent à la prévention ou à la réduction du diabète. Ce cours offre aux élèves différentes occasions d’élaborer, de tester, de modifier et de partager leurs modèles de réponse pour expliquer le phénomène étudié, tout en réalisant des expériences et en utilisant des simulations sur ordinateur. Pour terminer, les élèves s’appuient sur leurs connaissances scientifiques et sur ce qu’ils ont appris pour mener un projet de recherche-action visant à améliorer la santé des personnes fréquentant leur établissement ou habitant leur quartier, en vue d’aider à la prévention ou à la réduction du diabète.
Voici une description succincte du cours, plus détaillée pour les premières étapes (ressource accessible au grand public dans le cadre du référentiel de plans de cours sur la créativité et l’esprit critique) :
Leçons 1-2 : Pourquoi Monique est-elle diabétique ? Les élèves en apprennent davantage sur les diabètes de type 1 et de type 2 (vidéo). Ils élaborent un premier modèle expliquant un phénomène de santé de leur choix. Ils affichent leurs idées sur le Tableau à idées.
Leçons 3-5 : Comment décrire le diabète de Monique ? Les élèves en apprennent davantage (par la lecture), et échangent des informations, sur les causes, les symptômes et le traitement des diabètes de type 1 et de type 2. Ils réalisent un test de tolérance au glucose en analysant des échantillons de plasma sanguin afin de déterminer si la personne est diabétique, et le cas échéant, de type 1 ou 2. Ils apprennent comment le cœur est, par exemple, un organe susceptible d’être affecté par le diabète. Ils reviennent au Tableau à idées et réfléchissent sur ce qu’ils ont appris. Ils modifient leurs modèles et y ajoutent la dimension biologique du diabète.
Leçons 6-9 : Dans quelle mesure la famille de Monique influe-t-elle sur son diabète ? Les élèves observent les photos d’une famille afin d’identifier certains facteurs génétiques de caractéristiques pouvant être héréditaires. Ils collectent des données sur la capacité d’enrouler sa langue et l’envergure des bras, et les utilisent pour explorer la variation de l’hérédité de gènes uniques et multi-factoriels dans la population. Ils utilisent des colliers de perles pour simuler l’hérédité des facteurs de risque du diabète. Ils identifient le risque de diabète chez les descendants sur la base du nombre et du type de facteurs de risque héréditaires. Ils reviennent au Tableau à idées et réfléchissent sur ce qu’ils ont appris. Ils modifient leurs modèles et y ajoutent l’incidence des facteurs génétiques sur le diabète de Monique.
Leçons 10-12 : Dans quelle mesure le lieu où vit Monique et ce qu’elle fait influent-ils sur son diabète ? Ils étudient l’influence de l’environnement sur les organismes vivants à travers la croissance des plantes.
Leçons 13-16 : Dans quelle mesure les caractéristiques et l’environnement de Monique influent-ils sur son diabète ? Grâce à une simulation, ils s’interrogent sur l’incidence de la génétique et de l’environnement sur la santé des rats.
Leçons 17-19 : Que peut faire Monique pour rendre son environnement plus sain ? Ils étudient le rôle de l’alimentation.
Leçons 18-20 : Projets d’action communautaire : Comment pouvons-nous œuvrer ensemble pour rendre notre environnement plus sain ? Les élèves élaborent et choisissent leur(s) question(s) de recherche, conçoivent et développent leurs outils de travail, puis planifient et mènent leurs investigations. Ils analysent les données et établissent des conclusions, partagent leurs résultats avec leurs pairs et la communauté dans son ensemble, et suggèrent des solutions et des possibilités d’action sur la base de leurs conclusions.
Ce cours est un bon exemple de la manière dont les enseignants ont pu permettre à leurs élèves d’acquérir des compétences scientifiques techniques, tout en leur offrant la possibilité de développer leur esprit critique et leur créativité (ainsi que certaines compétences sociales et comportementales).
En termes de compétences techniques, les élèves font des apprentissages sur le diabète, le cœur comme organe ; la croissance des plantes ; la génétique ; l’incidence des facteurs environnementaux ; l’alimentation ; les facteurs multiples influant sur la santé. Ils acquièrent en outre des connaissances procédurales en réalisant des tests et des expériences, notamment grâce aux simulations sur ordinateur, et en interprétant leurs résultats.
Le cours est principalement axé sur l’esprit critique : les élèves identifient et questionnent leurs hypothèses ou idées reçues sur le diabète et ses causes (étapes 1 à 7 ci-dessus) ; ils envisagent différents points de vue sur le problème à l’étude (étapes 3 à 6) ; ils expliquent à la fois les forces et les limites de leur solution scientifique (étapes 6 à 7) ; ils examinent systématiquement les approches scientifiques qu’ils envisagent au regard des alternatives possibles (étapes 2, 3, 4 et 7).
Le cours permet en outre le développement de certaines compétences en créativité : les élèves sont incités à établir des liens avec d’autres concepts ou idées scientifiques tout au long du projet, mais aussi à utiliser des exemples indirects pour mieux comprendre le problème (cœur, plantes) (étapes 2 et 5) ; ils produisent et manient des idées inhabituelles au fil de leurs interactions autour du Tableau à idées, et doivent produire leur propre solution (étapes 1, 4, 7) ; ils doivent proposer une façon personnelle et originale de résoudre un problème scientifique (étapes 1 et 7) ; et doivent mener une réflexion sur l’ensemble de ces étapes au terme du processus (étape 7).
Plans de développement professionnel
Toutes les équipes nationales étaient tenues de proposer des possibilités de développement professionnel aux enseignants participants. Une formation d’introduction permettant de discuter des objectifs du projet, des référentiels et du matériel, ainsi que d’évoquer des réflexions sur la créativité et l’esprit critique, devait au minimum être proposée. Des plans plus intensifs de développement professionnel étaient préconisés afin d’accompagner les enseignants participants tout au long du projet.
L’ensemble du projet pourrait d’ailleurs être considéré comme une initiative de développement professionnel autour de la créativité et de l’esprit critique. Les ressources pédagogiques décrites ci-dessus (référentiels et plans de cours) sont destinées à développer la réflexion et l’apprentissage professionnels. N’étant pas détaillées, les ressources (plans de cours) requièrent (et présupposent) une forte autonomie et capacité d’action de la part des enseignants. Elles s’adressent à des enseignants chevronnés, en mesure de créer leur environnement d’apprentissage et leurs cours. Toutefois, comme le montre l’expérience de terrain, les ressources pédagogiques s’avèrent insuffisantes pour la plupart des enseignants et doivent être complétées par d’autres ressources d’apprentissage.
L’innovation est en soi une source d’apprentissage professionnel. Le fait d’amener les enseignants à modifier certaines de leurs pratiques pédagogiques est une source de développement professionnel. En général, les enseignants deviennent plus réfléchis, sont plus volontaires, échangent davantage avec leurs collègues, cherchent plus d’informations, expérimentent et s’améliorent. Ils fonctionnent en mode apprentissage. Une infrastructure ou un écosystème éducatif complet doit être disponible pour soutenir l’amélioration des pratiques pédagogiques. Les enseignants ont besoin de ressources (référentiels, plans de cours, exemples concrets), de nouvelles connaissances, de collègues avec qui échanger, d’experts leur faisant part de leurs commentaires, d’espaces de réflexion, de soutien de la part de leur hiérarchie, d’occasions d’expérimenter ces nouvelles approches pédagogiques avec leurs élèves, etc.
La plupart des équipes participantes n’ont pas ménagé leurs efforts pour créer un environnement d’apprentissage structuré pour les enseignants, et leur ont proposé de solides plans de développement professionnel. Ces plans ont pris des formes variées, selon les normes d’enseignement, les convictions des enseignants, et le soutien des chefs d’établissement et des responsables des systèmes, mais la plupart incluaient trois grandes composantes : des sessions de formation, un suivi personnalisé des enseignants et des opportunités d’apprentissage entre pairs (voir le chapitre Chapitre 5).
Dans l’ensemble, quatre types d’approches ont été adoptés. La première approche se limitait à une session d’introduction destinée à présenter les idées et les outils du projet aux enseignants participants. La deuxième prévoyait une série de quatre à cinq journées de formation, offrant ainsi aux enseignants la possibilité de mieux comprendre comment développer la créativité et l’esprit critique chez leurs élèves, mais aussi de discuter de leurs pratiques pédagogiques. La troisième complétait les sessions de formation par un suivi personnalisé des enseignants, avec la visite régulière d’experts leur faisant part de leurs commentaires et encourageant une réflexion personnelle sur leurs pratiques. La quatrième prévoyait, outre les sessions de formation et les dispositifs de suivi, la création d’une communauté professionnelle d’apprentissage : réunions, visites d’établissements et plateformes numériques permettant aux enseignants de partager leurs plans de cours et d’échanger sur leurs pratiques.
Ces approches ont chacune leurs avantages et leur mise en œuvre dépendait en partie du budget ; il convient toutefois de noter qu’aucune n’était particulièrement onéreuse. La première, dans laquelle le développement professionnel se limite à une formation d’introduction, est la seule à s’être avérée vraisemblablement peu efficace. Si elle peut fonctionner avec des enseignants chevronnés extrêmement motivés et maîtrisant déjà en grande partie le répertoire pédagogique nécessaire au développement de la créativité et de l’esprit critique, elle s’est néanmoins révélée moins efficace pour maintenir dans le temps l’implication des enseignants vis-à-vis des idées et des outils du projet.
Le projet a montré la réelle volonté des enseignants à s’impliquer dans des communautés professionnelles d’apprentissage autour de la créativité et de l’esprit critique. Au sein des équipes, plus de 400 enseignants du primaire et du secondaire ont été impliqués dans des classes expérimentales, accédant ainsi à de nouvelles ressources et possibilités de formation. Le plus souvent, leurs rapports sur le projet montrent qu’ils ont travaillé en collaboration avec leurs pairs afin d’adapter le matériel à leur contexte local, et qu’ils ont échangé avec leurs collègues au sujet de leurs expériences en classe. La participation à ces communautés professionnelles d’apprentissage autour de l’enseignement de la créativité et de l’esprit critique les a aidés à passer d’efforts implicites et épisodiques à une pratique plus explicite et systématique au service du développement de ces compétences chez leurs élèves.
Retour d’expérience du terrain
La conception d’instruments d’enquête qui permettraient d’évaluer les effets de l’expérience dans une étude ultérieure de validation ou d’efficacité sur la base d’un modèle quasi-expérimental s’est accompagnée d’une phase de test. C’est à cette fin que durant les deux cycles (années scolaires) de l’étude, des questionnaires et des tests ont été administrés aux chefs d’établissement, aux enseignants et aux élèves, avant et après l’expérience pédagogique. Les participants ont été répartis en deux groupes : un groupe expérimental et un groupe de contrôle. Outre ces informations quantitatives, les coordinateurs de projet devaient observer des séances d’enseignement en classe et organiser des groupes de discussion et des entretiens avec les enseignants participants (et, séparément, avec les élèves, dans la mesure du possible). Enfin, les plans de cours et les exemples de travaux d’élèves conçus localement et partagés avec le réseau ont fourni des informations essentielles sur l’interprétation locale du travail. Le projet a ainsi recueilli un riche corpus d’informations sur la façon dont il a été mis en œuvre et accueilli, ainsi que sur ses effets préliminaires sur les enseignants et les élèves avant la réalisation d’une étude de validation ou d’efficacité.
Enseignants
Les équipes des différents pays ont noté que le fait de fixer le développement de la créativité et de l’esprit critique comme objectif explicite d’apprentissage n’a pas été sans difficultés pour les enseignants (comme pour les élèves). La modification de leurs méthodes d’enseignement et d’évaluation n’a pas été évidente, même si certains enseignants estimaient au départ que leurs approches pédagogiques développaient déjà l’esprit critique chez leurs élèves, voire la créativité.
Les types de tâches et de techniques pédagogiques proposés dans les exemples initiaux de plans de cours suggéraient que pour développer la créativité ou l’esprit critique, les enseignants devaient se départir de leurs pratiques pédagogiques habituelles. Il s’est avéré particulièrement difficile pour eux de « laisser de la place à l’imprévu », c’est-à-dire d’accepter que les processus de réflexion et les productions des élèves ne pourraient pas être totalement anticipés. Parallèlement, nombre d’enseignants ont aussi trouvé difficile de planifier des séquences d’enseignement et d’apprentissage qui développent la créativité et l’esprit critique, tout comme ils ont rencontré des difficultés à expliquer les résultats d’apprentissage escomptés aux élèves de façon claire et précise.
Parmi les thèmes récurrents de leurs réflexions, les enseignants notaient que pour développer la créativité et l’esprit critique, il leur fallait mieux équilibrer leur enseignement entre structure et ouverture. De même, les élèves ont dû adapter leurs stratégies d’apprentissage, et nombre d’entre eux se sont sentis déroutés face à des activités faisant disparaître la certitude caractérisant la résolution des problèmes à solution unique. D’où l’importance pour les enseignants de connaître (et de ne pas craindre d’utiliser) certaines méthodes d’enseignement et d’apprentissage ; il s’agit là d’un élément essentiel à la formation d’apprenants capables de penser de façon plus critique et créative.
Le projet a toutefois montré qu’en situation de travail réelle, les enseignants de 11 pays étaient désireux et capables de développer la créativité et l’esprit critique chez leurs élèves, de repenser leurs approches pédagogiques, et d’adopter de nouveaux outils et méthodes à cette fin. Si l’idée était à l’origine de recruter des enseignants dont les pratiques étaient déjà proches des objectifs du projet et qui seraient donc plus susceptibles de partager leurs bonnes pratiques, cela s’est néanmoins avéré difficile à réaliser dans la pratique. Les enseignants participants ont pris part au projet sur la base du volontariat ; ils ne manquaient donc pas de motivation, mais avaient en général peu d’expérience dans le développement de la créativité et de l’esprit critique.
Les enseignants de toutes les équipes partageaient l’idée que la créativité et l’esprit critique sont des compétences malléables pouvant se développer à l’école et dans toutes les disciplines du programme. Si les convictions des enseignants sur la créativité et l’esprit critique concordent en grande partie, les résultats semblent cependant indiquer qu’ils trouvent l’esprit critique mieux intégré dans les programmes actuels et plus facile à évaluer que la créativité. Les enseignants ont rencontré de grandes difficultés à évaluer la progression des élèves sur le plan des compétences en créativité et en esprit critique. Il était au départ prévu de définir les niveaux de compétence en comparant les attentes des enseignants et les observations sur le terrain, mais la réalité s’est révélée tout autre, et au vu de ces difficultés, l’OCDE a élaboré ses grilles d’évaluation durant la deuxième année solaire, suivant une approche plus verticale.
En proposant aux enseignants une vision bien définie de la créativité et de l’esprit critique, ainsi que des stratégies pour leur développement, le projet a suscité des changements dans leurs convictions et leurs comportements. Ils ont testé, commenté et affiné nombre des outils et stratégies proposés afin d’améliorer leur pertinence au regard de leur propre contexte.
Leurs attitudes et pratiques ont évolué, mais pas dans un seul sens. La plupart d’entre eux disent à présent mieux comprendre les tenants et les aboutissants de la créativité et de l’esprit critique dans le cadre solaire, et se montrent désormais plus constants dans leurs efforts pour favoriser leur développement. Ces changements sont remarquables compte tenu de la durée relativement courte de l’expérience, tout comme les changements positifs systématiquement perçus par les enseignants dans l’implication de leurs élèves face à ces cours remaniés. Parallèlement, nombre d’enseignants se sont sentis vulnérables en prenant davantage conscience des changements requis dans leurs pratiques habituelles, notamment dans leur relation avec les élèves. Disposant d’une définition explicite et d’une meilleure compréhension de la créativité et de l’esprit critique, ainsi que de quelques outils pédagogiques spécifiques pour les développer, les enseignants ont en effet vu leurs convictions intuitives remises en question, notamment leur sentiment d’être bien préparés pour l’enseignement de ces compétences.
Dans les équipes, cette conscience de la difficulté s’est toutefois accompagnée d’une évaluation globalement positive du projet par les enseignants participants, notamment de son impact sur l’implication des élèves. Les chefs d’établissement ont également évalué très positivement les dynamiques de collaboration suscitées par le projet parmi les enseignants. Environ 75 % des chefs des établissements expérimentaux estiment ainsi que le projet a amené les enseignants à collaborer de manière inhabituelle et positive, tout en offrant des possibilités de développement professionnel auxquelles leur personnel enseignant n’aurait autrement pas eu accès (voir le chapitre Chapitre 6 pour de plus amples informations sur les rapports des enseignants et des chefs d’établissement).
Élèves
Comme expliqué plus haut, les élèves des groupes expérimentaux et de contrôle ont répondu à des questionnaires avant et après l’expérience, et ont passé deux tests (un test de performance dans le domaine de l’expérience et un test de créativité). Si l’objectif visait principalement à tester les instruments et le protocole d’évaluation, la collecte pilote de données a également fourni des indications intéressantes sur la base des réponses des élèves.
L’expérience pédagogique des enseignants auprès de leurs élèves semble avoir eu un effet globalement positif sur les résultats visés (notamment la perception et la compréhension de la créativité et de l’esprit critique, le sentiment d’efficacité personnelle, la perception des pratiques pédagogiques, et les résultats aux tests de performance et de créativité). La plupart des analyses ont été réalisées équipe nationale par équipe nationale (voir le chapitre Chapitre 8). Toutefois, une question intéressante consistait à déterminer l’existence ou non de constantes entre les équipes nationales (voir le chapitre Chapitre 7).
Environ 40 % des élèves témoignaient d’une bonne compréhension de la créativité, avec des niveaux similaires dans l’enseignement primaire et secondaire. La proportion d’élèves faisant preuve d’une bonne compréhension de l’esprit critique était dans l’ensemble similaire (40 %), avec toutefois des pourcentages bien plus élevés dans le secondaire (47 %) que dans le primaire (30 %). De fait, les élèves du primaire ont rencontré de nettes difficultés avec le concept d’esprit critique, qui leur est probablement plus étranger que celui de créativité. Environ 40 % des élèves participants se percevaient comme très créatifs, et 30 %, comme très bons sur le plan de l’esprit critique. Malgré certaines variations entre les équipes nationales, on ne note pas de différences majeures dans les tendances globales.
Dans l’enseignement primaire, l’expérience semble avoir eu un effet particulièrement bénéfique dans les différentes équipes sur les résultats aux tests de performance, tant pour le test de sciences et de mathématiques que pour celui d’arts visuels et de musique. Dans l’enseignement secondaire, les effets les plus positifs dans toutes les équipes concernent la plus grande utilisation de pratiques pédagogiques liées à la créativité et à l’esprit critique en cours de sciences et de mathématiques, l’intérêt accru des élèves pour les matières artistiques, ainsi que leurs résultats au test de performance dans les matières artistiques.
Tous niveaux d’enseignement confondus, l’expérience semble avoir été particulièrement bénéfique à certains sous-groupes d’élèves, et ce de façon assez constante entre les différents pays : les élèves dont les enseignants estimaient que la créativité pouvait être enseignée à l’école au début de l’expérience, les élèves qui avaient une meilleure compréhension de l’esprit critique au début du projet et les élèves qui n’avaient pas une bonne compréhension de la créativité au début du projet.
Dans les établissements d’enseignement secondaire, l’expérience semble avoir mieux fonctionné avec les élèves issus de l’immigration, les élèves qui avaient une opinion mauvaise ou moyenne de leur créativité au début du projet et les élèves qui avaient une opinion mauvaise ou moyenne de leur esprit critique au début du projet. Dans les établissements d’enseignement primaire, les élèves qui avaient une opinion moyenne de leur esprit critique au début du projet semblent être ceux pour qui l’expérience a été la plus bénéfique.
Le type de collecte de données permet d’effectuer une analyse au niveau de la classe (et non juste au niveau individuel de l’élève). Il ressort par exemple de l’analyse des données pilotes que dans l’enseignement primaire, l’expérience semble avoir été la plus bénéfique pour les classes qui présentaient un climat d’apprentissage difficile au début du projet. La part des classes présentant au départ un climat d’apprentissage difficile et ayant enregistré les plus fortes améliorations était souvent plus de deux fois supérieure parmi les classes expérimentales que parmi celles de contrôle. Ce constat vaut aussi pour les classes du secondaire, bien que dans une moindre mesure que dans l’enseignement primaire.
La taille des échantillons, la durée relativement courte de l’expérience auprès des élèves, et le fait qu’elle ait encore été encore en cours de développement, invitent à la prudence lors de l’interprétation des données. Tous ces résultats donnent toutefois des indications sur le type d’informations qu’une étude de validation pourra produire, et jettent les bases de l’évaluation de l’efficacité de différentes stratégies de mise en œuvre de l’expérience.
Protocole et instruments
Au vu des résultats de l’analyse des données, du retour d’expérience des équipes locales et des éléments factuels collectés sur le comportement des instruments, la collecte pilote de données semble confirmer que les instruments développés et adoptés, ainsi que la stratégie d’analyse, sont appropriés pour l’évaluation des effets de l’expérience auprès des élèves et des enseignants. Les instruments et la stratégie d’analyse ont permis de déterminer les effets tant positifs que négatifs et d’identifier ensuite les facteurs contextuels les influençant. Les caractéristiques techniques des instruments étaient également adéquates.
On a en outre pu tirer certains enseignements concernant la logistique et la nature de la collecte de données. Il est par exemple apparu que le protocole d’évaluation (test de performance et test de créativité) était probablement trop lourd et trop long comme outil de mesure pré- et post-expérience dans les établissements. Il conviendrait donc d’envisager un protocole plus léger pour une étude de validation. En outre, la taille du groupe de contrôle devra être largement supérieure à celle du groupe expérimental, à la fois au vu du taux d’abandon entre les mesures pré- et post-expérience, et des besoins des ajustements statistiques pour l’analyse de données.
Enseignements et prochaines étapes
Le projet a permis de démontrer, dans le cadre des travaux de recherche-action, que la créativité et l’esprit critique peuvent s’enseigner, s’apprendre et s’évaluer dans le cadre scolaire, tant dans l’enseignement primaire que secondaire. Mieux encore, il a montré qu’un nombre significatif d’enseignants de 11 pays étaient disposés à modifier leurs pratiques pédagogiques afin de mieux doter leurs élèves de compétences en créativité et en esprit critique.
Le projet a permis de rendre la réalité de la créativité et de l’esprit critique à l’école plus visible et tangible auprès des enseignants. Cette représentation professionnelle s’appuie sur une série de ressources pédagogiques et la participation à une communauté internationale de pratique autour du développement de la créativité et de l’esprit critique dans le cadre scolaire.
Le portfolio de référentiels de l’OCDE sur la créativité et l’esprit critique offre une première proposition de langage à la fois facile d’utilisation pour les enseignants et conforme à la littérature scientifique sur la créativité et l’esprit critique. Ces référentiels ont été élaborées de manière progressive au fil du projet, testées sur le terrain, et améliorées sur la base des commentaires des enseignants et des coordinateurs de projet.
Les référentiels conceptuels décrivant les sous-catégories de compétences associées à la créativité et l’esprit critique aident les enseignants à mieux comprendre ce que signifient ces deux notions dans un cadre scolaire. Les enseignants peuvent dès lors se montrer plus volontaires et constants dans leurs efforts pour encourager le développement de ces compétences. Ces référentiels conceptuels peuvent orienter la conception de nouveaux plans de cours ou l’amélioration de ceux existants. Ils peuvent aussi être utilisées pour discuter avec les élèves des tenants et aboutissants de la créativité et de l’esprit critique.
Les grilles (ou référentiels) d’évaluation proposent aux enseignants et aux élèves une définition des différents niveaux de compétence, en créativité comme en esprit critique. Elles déterminent une progression dans l’acquisition de ces compétences – progression qui n’est toutefois pas tenue d’être linéaire, ces grilles étant conçues pour évaluer les productions ou les processus d’apprentissage des élèves, et non les élèves eux-mêmes.
La construction d’une représentation sociale ou professionnelle de ce que l’on entend par créativité et esprit critique nécessite davantage de ressources que de simples bonnes définitions et référentiels. La transposition des objectifs en pratiques pédagogiques est en effet complexe. C’est pourquoi, la banque de ressources pédagogiques élaborée dans le cadre du projet inclut, outre les référentiels, des exemples de plans de cours (et quelques exemples d’évaluations). D’autres ressources, telles que les « critères d’élaboration des plans de cours », ont également été développées pour aider les enseignants à mieux concevoir leurs cours et à les améliorer. Des exemples de pédagogies reconnues pouvant être utilisées par les enseignants dans le cadre de leur pratique, ou de techniques pédagogiques plus détaillées, ont également été mis en avant.
Durant le projet, les experts et les enseignants participants ont élaboré environ 100 exemples de plans de cours dans différentes disciplines scolaires (mathématiques, sciences, musique, arts visuels et thèmes interdisciplinaires). Ces plans de cours montrent que l’enseignement et l’apprentissage de la créativité et de l’esprit critique peuvent se faire dans le cadre des programmes d’enseignement existants et de l’apprentissage des matières scolaires traditionnelles. Ils démontrent aussi que de nombreuses techniques et approches pédagogiques peuvent contribuer au développement de ces compétences. Les enseignants doivent certes proposer aux élèves les tâches et devoirs adéquats, mais peuvent, en fonction de leur pratique actuelle, trouver la combinaison de structure et d’ouverture qui leur convient le mieux. Ces exemples de plans de cours sont accessibles au public dans le cadre du référentiel de ressources pédagogiques sur la créativité et l’esprit critique.
Les travaux de terrain ont montré que, même pour les enseignants intéressés par ces approches, la modification des pratiques pédagogiques et l’élargissement des matériaux d’enseignement se sont avérés difficiles. Si les ressources telles que les référentiels et les plans de cours aident à comprendre ce que signifie le développement de la créativité et de l’esprit critique, elles doivent toutefois dans l’idéal s’accompagner de possibilités d’apprentissage professionnel. Les équipes nationales ont montré que les plans de développement professionnel offrant aux enseignants un soutien continu au travers d’ateliers, de commentaires personnalisés et d’un accès à une communauté professionnelle d’apprentissage se révélaient tout à fait utiles et étaient proposées à un coût raisonnable.
Enfin, le projet a défini une expérience pédagogique claire et une série d’instruments d’enquête afin d’évaluer son efficacité et de mieux comprendre dans quels contextes et pour qui elle fonctionnerait. Le graphique Graphique 1.2 présente les principes d’action de l’expérience qui seront (ou devraient être) évalués lors d’une phase de validation (ou d’efficacité) du projet. L’expérience comprend trois grandes composantes : 1) l’accès au portfolio de référentiels de l’OCDE sur la créativité et l’esprit critique et de plans de cours conçus durant la phase de développement du projet ; 2) des plans de développement professionnel guidant les possibilités d’apprentissage des enseignants ; et 3) la conception et l’enseignement de nouveaux plans de cours intégrant la créativité ou l’esprit critique (ou les deux) dans leurs objectifs d’apprentissage, aux côtés des compétences techniques dans une ou plusieurs disciplines. Idéalement, les enseignants auraient suffisamment de temps pour comprendre et s’approprier les ressources du projet et développer leur capacité d’enseignement avant que leur pratique et l’apprentissage de leurs élèves ne soient évalués.
En cas de succès de la validation, l’étape suivante viserait à étendre ces pratiques à l’échelle des systèmes. Or, l’un des obstacles à toute extension réside dans la nature des mesures incitatives à avancer dans cette direction. L’enseignement et l’évaluation doivent certes être en phase mais les attentes dans l’enseignement primaire, secondaire et supérieur doivent également être harmonisées. Un volet en cours du projet mène des travaux similaires dans l’enseignement supérieur, collaborant à l’international avec des institutions de ce niveau pour définir une représentation professionnelle de ce que l’on entend par développement de la créativité et de l’esprit critique chez les étudiants du supérieur.
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