Dans ce qui était déjà un contexte de flux d’immigration à caractère permanent atteignant des niveaux jamais enregistrés précédemment, la guerre d’agression de la Russie contre l’Ukraine a entraîné le plus grand afflux de réfugiés vers les pays de l’OCDE depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. L’une des caractéristiques les plus frappantes de ce déplacement massif est la forte surreprésentation des femmes, qui représentent environ 70 % de l’ensemble de ces réfugiés adultes. Cela contraste nettement avec les flux de demandeurs d’asile enregistrés lors des crises précédentes, principalement constitués d’hommes. Cette surreprésentation des femmes parmi les arrivées en provenance d’Ukraine est une incitation supplémentaire à adopter une approche sexospécifique lors de l’examen des politiques de migration et d’intégration, souvent absente des discussions sur ces sujets.
Au-delà de la crise ukrainienne actuelle, la faible prise en compte des questions sexospécifiques est surprenante car les femmes représentent depuis longtemps la majorité des immigrés dans l’ensemble de l’OCDE. Alors que les hommes immigrés arrivent souvent pour travailler ou par des voies humanitaires, les femmes ont tendance à arriver par d’autres voies, la migration familiale étant de loin le principal motif. Cela a des répercussions importantes, car les migrants familiaux sont souvent l’angle mort des politiques d’immigration et d’intégration. Souvent, ils ne bénéficient pas de programmes d’intégration structurés, tels que ceux proposés aux migrants humanitaires, ni d’une offre d’emploi, comme c’est le cas pour les travailleurs migrants. En outre, lorsque les migrants familiaux sont pris en charge par le requérant principal et ne reçoivent pas d’allocations, ils ne sont souvent pas la cible des mesures d’intégration.
Dans ce contexte, il n’est pas surprenant que les femmes immigrées soient confrontées à un « double désavantage » – en tant que femmes et en tant qu’immigrées – lorsqu’elles s’installent dans un pays de l’OCDE. Les défis spécifiques aux immigrés et aux femmes interagissent et se renforcent souvent mutuellement. Par conséquent, dans la plupart des pays de l’OCDE, l’écart entre le taux d’emploi des hommes et celui des femmes est deux fois plus grand parmi les immigrés que parmi les personnes nées dans le pays.
Alors que les pénuries de main-d’œuvre s’étendent et que les pays s’intéressent de plus en plus à la contribution potentielle des immigrés en âge de travailler pour y remédier, il est plus utile que jamais de prendre en compte la dimension hommes-femmes dans les politiques de migration et d’intégration. Les deux chapitres spéciaux de l’édition de cette année des Perspectives des migrations internationales examinent attentivement les questions sous-jacentes. Comme le montre le chapitre 5 de cette édition, les différences entre les hommes et les femmes parmi les immigrés en matière d’emploi s’expliquent en grande partie par le taux d’emploi souvent très faible des mères immigrées. Le taux d’emploi de ces dernières est en effet inférieur de 20 points de pourcentage à celui des mères nées dans le pays.
Les politiques de migration et d’intégration ont trop souvent fait l’impasse sur le genre, quand elles n’étaient pas implicitement axées sur les hommes. Les préférences individuelles et culturelles des femmes immigrées sont souvent considérées comme les principaux obstacles à leur intégration sur le marché du travail, mais les données présentées dans cette édition des Perspectives suggèrent qu’elles sont souvent piégées dans une inactivité involontaire. Qui plus est, ces préférences présumées ont souvent donné lieu à des stéréotypes et à des idées fausses, y compris du côté des politiques.
Accorder plus d’attention aux besoins des femmes immigrées, en particulier des mères, a plusieurs implications au niveau des politiques. Tout d’abord, il convient de prendre en compte les défis spécifiques, tels que la garde d’enfants, y compris dans le cadre des mesures d’intégration. L’emploi des mères immigrées est plus sensible au nombre et à l’âge des enfants que l’emploi des mères nées dans le pays. Ceci suggère qu’elles sont confrontées à des contraintes plus fortes en matière de garde d’enfants.
Deuxièmement, les vulnérabilités spécifiques des femmes immigrées doivent être identifiées et traitées. Il s’agit là d’un programme ambitieux, qui va de la lutte contre la traite des femmes à la lutte contre la violence domestique, en passant par des questions plus générales telles que la transmission des valeurs de l’égalité entre les hommes et les femmes.
Troisièmement, cela implique que l’admission de nouveaux travailleurs immigrés se fasse dans une perspective de l’ensemble de la famille. L’immigration est souvent une décision familiale, et des travaux antérieurs de l’OCDE ont montré que la rétention des travailleurs immigrés dépendait de l’emploi de leur conjoint. Dans le contexte de l’augmentation probable des migrations de main-d’œuvre, catégorie à l’origine des flux record actuellement observés, les pays de l’OCDE doivent donc prendre en compte les besoins des conjoints dans leurs stratégies d’attraction et de rétention.
Enfin, il convient d’élaborer soigneusement le calendrier des politiques d’intégration. Comme le montre le chapitre 4 de cette édition des Perspectives des migrations internationales, les taux de fécondité ont tendance à atteindre un pic juste après l’arrivée dans le pays de destination. Proposer des mesures d’intégration à ce moment n’est par conséquent peut-être pas optimal. Pourtant, les politiques d’intégration se concentrent trop souvent sur les nouveaux arrivants.
Dans ce contexte, un nombre croissant de pays de l’OCDE proposent des programmes de « seconde chance » aux femmes immigrées qui résident dans leur pays d’accueil depuis de nombreuses années sans avoir jamais pu accéder durablement au marché du travail. Il s’agit d’outils prometteurs, mais il reste encore beaucoup à faire, par exemple en supprimant les obstacles à l’égalité d’accès aux mesures d’aide à l’emploi, telles que les services de garde d’enfants et les régimes de congé parental. Les femmes immigrées sont sensibles aux mesures d’incitation, tout comme leurs homologues nées dans le pays.
S’attaquer aux questions d’égalité femmes-hommes en terme d’intégration des migrants serait très avantageux. En effet, à l’échelle des pays de l’OCDE, réduire l’écart entre le taux d’emploi des femmes immigrées et celui des hommes immigrés à l’écart observé entre les hommes et les femmes nés dans le pays permettrait à 5.8 millions de femmes immigrées supplémentaires d’accéder à l’emploi. De plus, les mères immigrées jouent un rôle clé dans l’éducation de leurs enfants et dans la transmission des valeurs. Leur participation au marché du travail a également un impact positif sur les résultats de leurs enfants. Compte tenu du nombre croissant d’immigrés et d’enfants d’immigrés dans nos sociétés, il est temps de prendre des mesures pour tirer parti de ces avantages.
Stefano Scarpetta,
Directeur de la Direction de l’emploi, du travail et des affaires sociales,
OCDE